Parmi tous les termes politiques qui ont cours actuellement (démocratie, mondialisme…), et qui nourissent tous les débats, il en manque un à mon sens, qui indique un état de choses fondamental, mais dont on ne parle pas, et pour cause, parce qu’il est omniprésent et opaque.
Pour le désigner, j’ai inventé il y a quelques années le terme de médiocratie.
J’ai su par la suite que ce mot avait été employé dès le début du XXe siècle par le philosophe Alain – mais dans un sens différent. Chez Alain, « médiocratie » ne signifie en fait rien d’autre que le gouvernement des médiocres. Que cela existe, c’est certain. On n’a souvent pas à chercher loin.
Pour ma part, j’entends, par médiocratie, quelque chose de plus général, de plus diffus.
Sur le plan politique, la médiocratie est une caricature de la démocratie, le stade final d’une dégradation progressive.
Si le citoyen ne reste pas perpétuellement en éveil afin de rendre la démocratie (« mot de caoutchouc », disait Blanqui) vraiment opérative, celle-ci est vite pervertie par la démagogie.
De là, elle dégénère en populisme.
Et la dégradation progressive ne s’arrête pas là. Dans le contexte médiocratique, le populisme se transforme en people-isme (anglo-saxon oblige) qui, initialement un phénomène de la presse populaire, devient un phénomène sociopolitique généralisé.
Le terme de « médiocratie », comme je l’entends, loin d’être un concept purement politique, désigne donc aussi un état de culture (plus précisément de « non-culture ») dans lequel la politique, comme toutes les autres instances institutionnelles, est impliquée. Médiocratie, ici, signifie la réduction du concept de culture au niveau le plus bas. C’est un état de choses où le médiocre (le moins exigeant, le plus facile) est la matière la plus répandue, parce que la plus facilement vendable, où l’individu, loin de figurer comme un être en voie de développement, ce qu’il est dans toute culture qui vaille, comme dans toute démocratie réelle, est de plus en plus considéré uniquement comme un consommateur, de marchandises ou de « culture » avec de gros guillemets, dans l’intérêt d’une « croissance » continue vue comme l’enrichissement général d’une société, mais qui n’est en fait que l’enrichissement de quelques-uns.
Bref, c’est une société où les valeurs cotées en Bourse sont les plus estimées, où tout ce qui dépasse les lieux communs les plus éculés, la banalité la plus épaisse, voire même la vulgarité la plus crasse, est considéré, non seulement comme « élitiste », mais comme dangereusement « extrême ».
Mais si notre société ne commence pas à faire face à cette situation, non seulement elle pourrira de l’intérieur, mais elle sera exposée à plus ou moins longue échéance à des extrémismes simplistes et fanatiques de toutes sortes – on en voit déjà les prémices.
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J’ai commencé pour ma part avec Adam Smith, titulaire de la chaire de logique, puis de philosophie morale à l’université de Glasgow, en Écosse, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, notamment avec sa grande étude : La Richesse des nations
On considère souvent le livre de Smith comme une apologie du capitalisme et Smith lui-même comme son chantre.
Il n’en est rien.
Smith n’est pas le « père » du capitalisme, comme on dit souvent, il en est l’analyste. Pour connaître toute l’étendue de sa pensée, il faut lire, à côté de cette étude économiste, ses essais philosophiques, tels que The Theory of Moral Sentiments (La Théorie des sentiments moraux).
Si, dans La Richesse des nations, Smith étudie, intrigué, les mécanismes du marché libre, s’il suit les fluctuations du « laisser-faire », il n’a que mépris pour le monde des affaires, marqué, dit-il, par une « avidité rapace » où, tout en prêchant la compétition ouverte, on tend de plus en plus vers une monopolisation cachée. Et il prévoit des conséquences désastreuses sur le plan éthique, intellectuel, culturel : un appauvrissement de l’énergie morale, une réduction de l’espace mental, une société où l’éducation sera de plus en plus négligée, voire méprisée, où les produits de l’esprit, s’il en existe encore, seront vendus sur le marché comme des chaussettes.
C’est clair.
Et, quelque deux siècles plus tard, c’est exactement la situation dans laquelle nous nous trouvons.
À l’oeuvre de Smith je joins volontiers celle, plus récente, de Fernand Braudel.
Dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme, livre qui s’appuie sur ses analyses antérieures du monde méditerranéen, Braudel étudie la naissance du monde moderne. S’il y avait encore, au début de ce qu’il appelle « le temps du monde » (XVe-XVIe siècle), des « zones blanches » en marge de « l’histoire triomphante », non encore assujetties à « la superstructure de l’histoire globale », et s’il peut en exister encore de nos jours (mais de plus en plus menacées), cette histoire globale et triomphante a fini par occuper pratiquement toute la place. Braudel en trace les lignes d’invasion et les modalités d’opération de main de maître, depuis la crise de 1929, jusqu’à la crise de 1974 (« la crise actuelle […] est plus sinistre, comme si elle ne réussissait pas à montrer son vrai visage, à trouver son nom »), à laquelle on peut ajouter celle de 2008.
La crise.
Un état de crise général.
Comment en sortir ?
Adam Smith présentait une vision mécaniste et morale.
Braudel étudie plutôt les flux et les reflux.
Comme l’on sait, Marx proposait et promulguait, au-delà de la critique et de l’interprétation, sur fond de matérialisme historique et dialectique, un plan d’action.
Si Karl Marx n’est pas à mettre à la poubelle philosophico-politique, s’il y a encore des marxistes-léninistes-trotskystes ici et là, si un révolutionnarisme sans étiquette autre que « anticapitaliste » peut encore en tenter quelques-uns, s’il y aura des soubresauts populaires de toutes sortes ici ou là, les citoyens, dans leur très grande majorité, ayant constaté tout au long du XXe siècle où peuvent mener les « plans d’action » sont, pour dire le moins, sceptiques. Sur un fond de marasme moral et intellectuel, ils balancent, sans convictions, entre un socialisme libéral (dit « la gauche ») et un libéralisme social (dit « la droite »).
Je reviens à la notion de culture.
Si la culture est encore très évidemment une préoccupation chez Smith, ce qui m’a frappé chez Braudel, c’est qu’il la mentionne à peine. Ce n’est pas son propos. Peut-être pourrait-on dire que ce ne peut être le propos d’aucun historien, même s’il parle allemand et pratique la Kulturgeschichte (chez Braudel, « la grammaire des civilisations »).
Quant à Marx, il met la question entre parenthèses, en attendant le lendemain de la révolution. On sait que le lendemain en question n’a apporté en termes de culture qu’un didactisme politique lourd et un réalisme social épais.
Or, depuis longtemps, c’est la question culturelle qui me semble fondamentale.
Et dès mes années d’étudiant, le premier penseur à m’intéresser dans ce domaine fut Friedrich Nietzsche.
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Un dictionnaire philosophique composé par des philosophants soviétiques de service et publié par les Éditions politiques d’État (Moscou, 1955) présente Nietzsche comme « un philosophe idéaliste, ultra-réactionnaire, apologiste déclaré de l’exploitation bourgeoise et de l’agression ». Pour proférer de telles inepties, il faut préférer la propagande à la pensée. Il faut surtout n’avoir lu que très partiellement et très partialement l’œuvre de Nietzsche. On comprend pourquoi Marx a pu déclarer un jour qu’il n’était pas marxiste.
Mais la mauvaise foi et la bêtise ne sont pas l’apanage des seuls marxistes. Les accusations, basées sur une lecture superficielle et ultra-sélective, pleuvent libéralement. Pour les uns, Nietzsche est antisémite, alors que dans son livre Humain, trop humain il fustige « cette impertinence de la presse qui consiste à mener les juifs à l’abattoir comme des boucs émissaires de tous les maux possibles publics et privés ». Pour les autres, il est nationaliste, alors que, dans le même livre, il présente l’image du « bon Européen » qui émergera de la « fusion des nations ». Pour d’autres encore, qui n’ont rien compris ou rien voulu comprendre à des notions telles que « volonté de puissance » ou « surhomme » – la première n’ayant rien à voir avec un esprit dominateur, l’autre indiquant un dépassement de l’humanisme –, Nietzsche est un fasciste féroce et sanguinolent, alors que, toujours dans Humain, trop humain, il fait l’éloge de la vie tranquille : « Si l’on n’a pas à l’horizon de sa vie des lignes fermes et paisibles » ( il pense à la montagne, à la forêt, à la mer…), l’intérieur de l’être sera inquiet, distrait, frustré.
Il est vrai que Nietzsche fait une critique acerbe de la démocratie. Mais, qu’est-ce qu’une démocratie sans critique et sans autocritique ? C’est une médiocratie… Et c’est ce même Nietzsche, « anti-démocrate », que l’on peut voir dans Humain, trop humain analyser le rapport entre le gouvernement et le peuple, le premier étant (dans la conception, par exemple, de Bismarck) « fort et élevé », l’autre « faible et inférieur », et déclarer que l’on doit mettre fin à cette théorie-pratique d’un « en haut » et d’un « en bas ».
Il est vrai aussi que Nietzsche est anti-révolutionnaire. C’est que, dans son esprit, les révolutions sont trop hâtives, et peuvent mener à des situations pires que celles qui les ont précédées. Comme je l’ai déjà suggéré, pour qui connaît un tant soit peu l’histoire, une telle attitude ne semblera ni absurde, ni rétrograde, ni réactionnaire, mais lucide et sage. Nietzsche n’est pas révolutionnariste, il est évolutionniste : « Ce n’est pas de nouveaux partages par la violence, mais de transformations graduelles des idées que l’on a besoin. » Il est pour « une grande durée solidement fondée », pour « la cohérence d’une culture ».
Bref, Nietzsche n’est ni à gauche, ni à droite, sans être non plus au milieu. Il est ailleurs et en avant. C’est pour cela qu’il est intéressant, extrêmement intéressant, dans le contexte actuel (partagé entre médiocratie et extrémismes de toutes sortes).
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Dans Humain, trop humain, il entreprend une critique radicale de l’humanisme, de ses ramifications et de ses succédanés.
Si, à l’origine, le mot « humanisme » signifiait une manière de penser en dehors du contexte religieux théologique, si, à l’époque de la Renaissance, déjà gonflé et encombrant de figures humaines la scène du monde, l’humanisme pouvait avoir encore des représentants de premier ordre, il donnait déjà au XIXe siècle des signes de fatigue, manquant d’un grand espace intellectuel et culturel, ainsi que d’auteurs capables de maintenir ouvert un tel espace et d’augmenter la sensation de vie, ceux-ci ayant été remplacés soit par des pourvoyeurs d’eau de rose sentimentale, soit des habitués du « cloaque », qui, répandant « pourriture et dégoût », finissent par « ternir l’image du monde » et par « obscurcir notre idée de l’existence ». Si la culture, au sens fort du mot, est absente si l’éducation fait défaut, c’est que l’État, de plus en plus socialisé (qu’il soit de droite ou de gauche), n’a, d’un côté, aucune idée de ce qu’est une culture, et, de l’autre, loin de favoriser le développement de l’esprit par l’éducation, fait de l’éducation tout au plus une préparation à ladite société sursocialisée (« L’instruction, dans les grands États, sera toujours médiocre ») et, soit intentionnellement, soit par inconscience, (« la girouette des méthodes éducatrices ») mène tout droit, et sinistrement, à « l’anéantissement formel de l’individu ».
Vis-à-vis de cet état de choses, Nietzsche propose une « cure intellectuelle ».
Au début de cette cure doit avoir lieu une prise de conscience du fait que notre « être, notre identité », ces bouées auxquelles nous nous accrochons, ont été fabriquées par des conditions historiques, dictées par des systèmes religieux.
Il n’y a pas d’« essence » humaine, nous sommes des êtres historicisés. Il n’y a pas de « vérité première », il n’y a pas de « sens commun ».
À ce stade analytique et négativiste, Nietzsche côtoie Socrate : « Socrate est supérieur au fondateur du christianisme par sa joyeuse façon d’être sérieux et par cette sagesse pleine d’enjouement qui est le plus bel état de l’homme ».
Ce que Nietzsche veut éradiquer fondamentalement, c’est la fonction fictionnante infantile de l’esprit humain qui a tissé autour de l’« être » un cocon d’imaginaire épais qui empêche l’émergence d’un esprit libre.
Humain, trop humain est dédié aux« esprits libres » d’un possible avenir.
Sur le plan pratique, existentiel, individuel, ce qui est proposé en premier lieu par Nietzsche, c’est une prise de conscience et de hauteur par rapport à l’état de choses socio-politico-culturel : « Il faut vivre sur les montagnes – voir au-dessous de soi la pitoyable actualité jacassante ». Il faut savoir planer, tout en observant tout de loin et en gardant l’œil froid. Il faut aussi savoir se mouvoir sur la terre : « Celui qui veut arriver à la liberté de l’esprit ne peut se sentir sur la terre que voyageur » – voyageur-philosophe et philosophe-poète sachant marcher en marge, « rôdant, curieux et chercheur », ouvert aux changements et aux passages, ayant le goût de « matins délicieux d’autres régions et d’autres journées », portes d’un « monde non encore découvert ». Il faut aussi être capable de vivre « modestement et sobrement », de pratiquer « une économie de grand style », seul moyen non seulement de jouir d’« un bien-être véritable », mais de connaître « une surabondance de forces reconstituantes ».
C’est à partir de telles expériences individuelles que pourra peut-être se répandre dans la société en général une plus haute idée de la culture, une culture radicalement différente de la simple accumulation de produits provenant d’esprits « artistiques » embryonnaires d’un côté, et de l’autre, les fabrications de savants « qui n’ont monté leur instrument qu’avec deux cordes. » Une vraie culture est « à plusieurs cordes ». Et elle se trouvera d’abord dans des œuvres marquées par une poétique puissante (« le savoir et l’art fondus en une unité nouvelle ») qui apparaîtront pendant longtemps « isolés », mais qui pourront, à la longue, être, éventuellement, à l’origine et au centre de nouvelles institutions « destinées à servir les véritables besoins communs de tous les hommes. »
Voilà la lecture de Nietzsche que j’ai faite lorsque j’étais étudiant à l’université de Glasgow, et qui m’a accompagné depuis.
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Je n’entrerai pas ici dans tous les détails, je ne ferai pas tous les développements (ils sont dans mes livres), je présenterai seulement quelques jalons d’un long et paradoxal itinéraire, j’indiquerai l’ouverture de quelques champs possibles.
Je dis tout de suite que je ne fais pas dans le prophétisme. Je ne suis même pas optimiste. Je vis et travaille sur un fond de pessimisme actif, de possibilisme.
Après avoir erré quelques années, étudiant férocement studieux mais aussi très anarchiste, après avoir déambulé le long des docks de ce port qui se trouvait au dernier stade de la révolution industrielle, entouré d’une drôle de musique où les accents de Rimbaud (Une saison en enfer) et de Hölderlin (Hyperion – « ce que tu veux, c’est un monde ») se mêlaient aux phrasés grinçants de l’Opéra de quat’sous de Bert Brecht, je me posais la question : que faire ?
Non pas : comment réussir ?
Mais, que faire ? que faire de fondamental ? D’abord pour donner un fondement et un mouvement à une existence individuelle, mais aussi pour changer le cours des choses, sur les plans culturel, civilisationnel, sociopolitique général.
Deux mots se présentaient à mon esprit : écrivain et éducateur, résumant toute une activité complexe, avec des développements variables, dans un contexte où les prévisions d’Adam Smith et de Nietzsche, qui, si pour certains elles pouvaient sembler abstraites, s’étaient matérialisées très concrètement – jusqu’à étouffer dan l’œuf non seulement toute velléité de transformation profonde, mais toute conception d’une telle possibilité.
J’ai commencé ma carrière d’écrivain, je préfère dire mon itinéraire d’écrivain, à Londres. Mes premiers livres furent reçus par la critique (il y avait encore quelques critiques de quelque envergure) comme se situant en dehors du « cours bourbeux de la littérature anglaise contemporaine ». Je représentais donc un « dehors ». Mais le contexte général devenait de plus en plus borné. Il n’y avait aucune énergie intellectuelle dans l’air, pas la moindre abstraction. La littérature consistait, d’un côté, en un réalisme social fade, de l’autre en fantaisies triviales. Dans l’ensemble, la poésie était ce que j’appelais lawnmower poetry (la poésie de la tondeuse à gazon), qui ronronnait dans un espace bien restreint, avec un peu de « po p » du côté de liverpool. C’est aussi dans ce contexte que commençaient à arriver des Etats-Unis des tonnes de fast-food littéraire, basé sur des pratiques de marketing et accompagné de l’idéologie du « bestseller ». Mon éditeur (encore lettré, mais qui se pliait de plus en plus au lois du marché) me dit un jour que l’Angleterre n’était plus un pays littéraire. Un autre éditeur londonien était encore plus catégorique : il n’était plus, disait-il, dans la littérature, il était dans l’industrie des loisirs. La médiocratie était déjà bel et bien installée dans ce pays.
C’est alors que j’ai décidé de situer mon travail en France. Là, il y avait encore de l’énergie intellectuelle dans l’atmosphère, et des mouvements avaient eu lieu qui n’avaient pas leur équivalent dans le contexte anglo-saxon. Certes, ma migration était sans illusion. Je savais que le phénomène médiocratique atteindrait inévitablement le continent européen, mais dans combien de temps : vingt ans ? trente ans ? Je me rappelle une conversation avec un éditeur parisien, à la tête d’une grosse maison. Il procédait, me dit-il, sur le principe du 80-20 : 80% de production médiocre, mais qui se vendait facilement et avec laquelle il faisait tourner sa maison, et 20% de vraie littérature, qui ne faisait pas de grosses ventes, mais qui lui qui lui permettrait de garder la tête haute et de se sentir un véritable éditeur. Ce qui est arrivé ces dernières années, même en France, c’est que le 80-20 est devenu 90-10, puis 95-5, et a fini par atteindre le 100-0 dans nombre de maisons. Et pendant ce temps la médiocratie s’étale, secondée, inspirée même, par les médias. Les hommes politiques sont de moins en moins lettrés, de moins en moins cultivés – on arrive même à des caricatures de non-culture. La notion de développement de l’esprit (la paideia grecque) disparaît de plus en plus de l’enseignement, cédant la place à de la sociologie, à de l’économisme, voire à de la simple convivialité. Dans la société au sens large, il est de plus en plus mal vu de manifester des idées s’écartant des lieux communs, dépassant une norme de plus en plus abaissée – on se contente de petites « différences » sur fond de conformisme total.
Cela dit, c’est en France que j’ai pu publier ces livres que j’aurais eu du mal à publier en Angleterre. Et malgré la fascination grandissante chez certains pour le « modèle anglo-saxon », il y a eu en France un mouvement souterrain de résistance, auquel j’ai participé à ma manière, avec des initiatives particulières.
Je viens de parler de l’aspect « écrivain » de mon activité, mais je n’oublie pas l’aspect « éducateur », auquel il est étroitement associé.
Si, à l’intérieur d’institutions universitaires tant en Écosse qu’en France (séminaire du Vieil Étang, séminaire de la Montagne Froide, Poétique du monde…), je me suis donné pour tâche de maintenir un sens de l’éducation bien différent des normes qui s’installaient, j’ai été aussi un fondateur de groupes plus « anarchiques ».
Je pense au Jargon Group ; créé à Glasgow en 1964, et voué à ce que j’ai appelé à l’époque une « révolution culturelle », sans référence à Mao, et pour cause, puisque la sienne n’a commencé qu’en 1966. Au groupe « Feuillage » à Pau, qui a coïncidé avec Mai 68. Au groupe du Feathered Egg (« l’œuf à plumes ») dans le Paris des années soixante-dix. Et pour finir, la création la plus ambitieuse, celle de l’Institut international de géopoétique en 1989, qui a pour but la refondation de la culture, en remontant à la base même de toute culture, à savoir le rapport entre l’être humain et la Terre sur laquelle il essaie de vivre.
Pour conclure, si je me suis décrit comme un « pessimiste actif » (en mettant l’accent sur l’« actif »), si, lucide, je peins un tableau très critique de la société contemporaine, je sais aussi ce qui peut surgir des esprits lorsqu’ils ont la possibilité de prendre connaissance d’idées, de manières d’être, de façons de penser, qui sortent du cadre dans lequel certains décideurs voudraient enfermer l’humanité, et dans lequel beaucoup d’individus, hélas, se complaisent.
Je continue donc à travailler à une œuvre que je voudrais la plus complète possible, et je parle en termes de monde ouvert, ouvert à de nouveaux concepts, ouvert à des possibilités d’existence insoupçonnées, ouvert à un univers qui ne soit pas strictement et exclusivement concentré sur l’humain.
En vain, peut-être.
Mais qui sait ?