RP : « Vous êtes connu, en France, comme écrivain hongkongais et, de fait, cette ville semble avoir une importance considérable dans votre œuvre. Les Occidentaux s’imaginent Hong Kong telle une hybride réussie d’Orient et d’Occident, comme si l’Asie et comme si l’Occident étaient monolithiques. Dans une nouvelle de 1994 intitulée « Frontières » [1], vous affirmez qu’être hongkongais n’a rien de romantique. Pourriez-vous nous donner votre vision de Hong Kong face aux clichés du kung fu, des tycoons ou des triades ? Les films de Wong Kar-wai seraient-ils un peu responsables d’une perception erronée de la ville ?
LPK : Il est intéressant que vous parliez d’Orient et d’Occident. En fait, j’ai un recueil de poèmes intitulé DongXi, et, comme vous savez, en chinois « dong » signifie « orient » et « xi » « occident », mais les deux caractères réunis peuvent signifier « choses », « objets », « matières ».
Cette fois-ci, les poèmes de l’exposition française et qui sont imprimés en un petit recueil font partie de cet ensemble qu’Annie Curien a traduit sous le titre très judicieux : De ci de là des choses [2].
Comme vous, je ne crois pas que l’Orient ou l’Occident doivent être monolithiques. Même lorsque nous parlons d’hybridité, il en existe de nombreux genres. Différentes sortes de rencontres culturelles. La généralisation ne me plaît guère. Dans les œuvres d’art, nous apprécions celles qui sont vives et pleines de couleurs mais qui peuvent, à l’instar de la nourriture, mettre en évidence différents niveaux d’associations et de signification !
J’ai dit que Hong Kong est tout sauf romantique et qu’à Hong Kong on ne pouvait se payer le luxe d’être romantique. Mais les films de Wong Kar-wai le sont parfois, et je les aime assez. Face au cynisme et à l’esprit d’épicier omniprésent, une description moderne teintée de romantisme peut faire du bien. Ce que j’apprécie chez Wong Kar-wai est sa faculté à présenter la ville de Hong Kong sous un jour nouveau. « 2046 » a un air futuriste, mais c’est également un regard romantique porté sur le Hong Kong des années 1960. Peu de gens considèrent Hong Kong sous cet angle. Même lorsqu’il utilise les clichés du gangster, du kung fu, du dandy, des triades ou de la romance, Wong Kar-wai a toujours été capable dans ses films de renouveler ces clichés. Un jeune critique compara une fois Paper Cut-outs (1997), roman de mes débuts, à « Chungking Express » de Wong Kar-wai par sa façon de dépeindre la ville. En grandissant à Hong Kong nous avons tous remarqué que, depuis longtemps, la ville était représentée par toutes sortes de clichés politiques et culturels auxquels il est impossible d’échapper, auxquels vous ne pouvez que faire face et réfléchir pour les renouveler à votre propre usage.
Dans une de mes nouvelles récentes intitulée « Bruce Lee et moi », j’ai juxtaposé quelques fragments de l’histoire de sa vie et d’épisodes du petit écran avec des épisodes de la vie de quelqu’un de très différent de lui. Bien sûr, nous avons Bruce Lee, mais dans la réalité nous savons que nos amis ont des vies très différentes de celles de Bruce Lee ou Jackie Chan. C’est la coexistence de tous ces mondes qui rend Hong Kong intéressant selon moi.
RP : Même si le processus de globalisation a débuté bien plus tôt qu’on a l’habitude de l’imaginer - au moins aux XVIe et XVIIe siècles, on estime que dans les années 1990 les liens entre les diverses parties du monde sont plus reserrés que dans les années 1970. Autrement dit, que les frontières sont plus lâches et disparaissent. Pourtant vous dites, dans la même nouvelle « Frontières », que dans les années 1970 le monde était sans frontières. Etait-ce simplement une illusion ou l’impression que les différences s’amenuisaient par entropie, préparant ce « goût indescriptible » auquel vous faites allusion dans le poème intitulé « Thé-café » : « Faites infuser le thé / dans une tasse de café, l’arôme de l’un / s’associera-t-il à celui de l’autre ou le balaiera-t-il ? Ou alors l’autre / conservera-t-il sa saveur ? »
LPK : Bon, est-ce une illusion ? Je crois que c’est plutôt une « impression » sur les années 1970 au long desquelles le monde nous paraissait « sans frontières ». Ceux qui ont connu la fin des années 1960 et les années 1970 ont senti le changement d’atmosphère alors. Les cultures alternatives ont vraiment changé les jugements de valeurs dans l’esprit des gens et dans leurs attitudes. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à écrire, et l’air du temps moins chargé m’a encouragé à explorer différentes cultures, mêmes les plus mineures.
Parler d’une traversée des frontières, quoi de plus simple ? Mais en fait, lorsque vous traversez une frontière vous n’êtes plus en lieu sûr, vous courez le risque d’être ridicule, décalé. Vous n’êtes plus le centre, ne contrôlez plus rien et vous vous aventurez en des lieux il y a peu inconnus.
« Thé-café » fait partie d’une série de poèmes intitulés « Foodscape » dans lesquels j’ai exploré des sentiments et idées divers et variés par le biais de la nourriture. Les rencontres culturelles peuvent être très gratifiantes, mais parfois les rencontres sont mêlées de considérations politiques et économiques, et parfois les deux cultures ne se rencontrent pas sur un pied d’égalité. On peut s’enrichir à travers des rencontres culturelles mais le risque existe aussi de s’y perdre, et il faut y songer également. En réalité, le thé-café est une boisson très populaire parmi les Hongkongais, et elle est bien sûr liée à l’histoire particulière de Hong Kong.
Plus tard, j’ai écrit une série de poèmes à propos des chemins entrecroisés, par exemple : une girafe allant de l’Égypte à Paris, une tapisserie envoyée par le roi du Portugal à l’empereur de Chine, la route de la soie, le cas du peintre britannique George Chinnery venu à Macao faire le portrait d’une marinière macanaise dans le style occidental, tandis qu’au même moment ou presque, le peintre chinois Wu Li venait à Macao étudier la religion et se convertir au catholicisme et recevait dans sa peinture des influences occidentales. Tous ces personnages sont proprement fascinants !
RP : Vous avez dit que Hong Kong offrait une coexistence de mondes différents ; pourrions-nous dire que Hong Kong est une sorte de métaphore de la situation contemporaine : un centre divisé (Kowloon et Hong Kong Island) qui surestime son importance et des centaines d’îles comme Ping Chau ou Nam Chung où la signification d’une strate (sédimentaire) ou celle d’un ruisseau n’est pas oubliée ? Autrement dit, la ville de Hong Kong n’est-elle pas oublieuse en son centre et au contraire très proche de la terre, de l’épaisseur du temps et de l’espace à sa périphérie ?
LPK : Oui, je crois que vous l’avez joliment dit avec vos propres mots. J’ai essayé d’en explorer les différentes strates dans mon récit « Les îles et les continents ». Récemment je me suis efforcé de ne pas me focaliser uniquement sur Hong Kong mais d’examiner ses relations avec les autres cultures : avec les villes d’Europe orientale, avec les autres villes d’Asie. J’aimerais me lancer dans des relations avec d’autres sites historiques et géopolitiques afin de voir la formation des problèmes (ou des merveilles) des coexistences.
RP : Pouvez-vous nous préciser le genre de relations que Hong Kong entretient avec d’autres villes ? Sur quelle base s’établissent-elles et dans quel but ?
LPK : Il faut, pour aborder la question des relations entre Hong Kong et d’autres villes, suivre deux directions.
L’une est la relation réelle dont nous pouvons retrouver la trace en nous penchant attentivement sur l’histoire. En 1949, après la proclamation de la République populaire de Chine, plus d’un million de Chinois quittèrent la Chine pour Hong Kong. C’étaient principalement des gens en désaccord avec l’idéologie communiste et parmi eux, de nombreux philosophes, des gens du cinéma tout aussi bien que de la littérature et des médias. Leur arrivée à Hong Kong en a enrichi la culture et a fait de Hong Kong une héritière illégitime de la culture chinoise et, dans les faits, a développé une forme alternative de cette culture.
Les gens de Chine continentale venaient de différentes provinces. Les personnalités du monde littéraire de Shanghai et de Guangzhou étaient les plus importantes, et Hong Kong entretient toujours des liens très étroits avec ces villes. Dans les années cinquante, pendant la guerre de Corée, due en partie à la guerre froide, la Chine, sous embargo (et plus tard pour des raisons idéologiques et à cause de la révolution Culturelle), était coupée du monde extérieur pendant que Hong Kong développait grandement ses relations commerciales et culturelles avec les autres pays d’Asie. L’industrie cinématographique de Hong Kong s’exportait bien vers Singapour, la Malaisie, tout comme vers la Corée et Taïwan, et des relations culturelles étroites durèrent de nombreuses années. Dans les années 1960, de même, des coproductions cinématographiques avec les studios japonais eurent lieu, et dans d’autres domaines, les talents asiatiques cherchèrent à collaborer. Dans la dernière décennie, depuis les années 1990, l’accroissement du nombre de coproductions transnationales nous montre tant leurs problèmes que leurs mérites, à l’instar des derniers avatars de coproduction entre Hong Kong et la Chine continentale, mais également dans les efforts récents de Peter Chan dans la coproduction panasiatique de « Perhaps, Love ».
Mais lorsque j’évoquais les relations de Hong Kong avec d’autres villes, j’envisageais aussi les relations imaginaires. Dans mes œuvres, j’ai essayé d’établir diverses comparaisons avec d’autres villes, afin d’élargir la vision générale et d’éloigner Hong Kong d’une mentalité narcissique qui s’apitoierait sur son propre sort, et afin de comprendre et d’examiner les études sur l’identité.
J’ai été déçu par l’échec du mouvement étudiant durant l’été 1989 à Beijing et par la débâcle à Tiananmen en juin, si bien que j’ai été très attentif aux changements de la fin de l’année en Europe orientale ainsi qu’à la chute du mur de Berlin et des états socialistes. J’ai donc profité d’une bourse berlinoise l’été suivant pour visiter l’Allemagne de l’Est et l’Europe orientale. Les histoires que j’écrivis ensuite sous le titre de « Carte postale de Prague » étaient bien sûr une comparaison entre les villes d’Europe de l’est et les villes chinoises. C’est en les comparant que j’aperçus leurs différences. Avec la chute des régimes socialistes le genre de problèmes dus aux nouveaux modes économiques apparurent. Nous nous disions que les problèmes de la Chine ne pouvaient pas trouver facilement une solution : en condamnant la culture de la Terre Jaune, il devenait clair que la culture de la Mer Bleue pourrait marcher.
Je me suis récemment intéressé à la culture populaire du Japon et à son influence sur les cultures asiatiques, telle celle de Hong Kong. J’ai vécu quelque temps au Japon et collabore en ce moment avec un critique japonais de la culture autour d’un livre mettant en regard la culture urbaine du Japon et celle de Hong Kong. Par la comparaison nous en apprenons davantage sur nous-mêmes. J’ai écrit récemment d’autres œuvres de création que des poèmes et des histoires ; des récits de voyage qui sont des essais sur diverses villes et leur culture : Berlin, Taipeh, Beijing, Quanming, Kyoto. Les cultures d’autres villes m’intéressent et je veux en savoir davantage, car je crois que nous ne serions pas capables de nous comprendre nous-mêmes sans essayer de comprendre d’autres cultures.
RP : La culture urbaine semble surtout retenir votre attention, cela veut-il dire que tout renouveau ou toute solution ne puisse venir que des villes ? Quelle place les peuples indigènes et leurs cultures peuvent-ils tenir face aux modèles dominants : un rôle semblable à des « îles » par rapport aux « continent(s) » ?
LPK : Si j’ai longuement écrit sur la culture urbaine c’est parce que j’ai grandi dans une ville densément peuplée. Mais j’aime bien sûr la nature aussi, j’envie d’ailleurs ceux qui peuvent rester à son contact, et il va sans dire que j’admire beaucoup la poésie et la peinture de paysage de la Chine ancienne. Mon arrivée à Saorge, dans les Alpes, m’a rafraîchi la mémoire. En fait, j’ai grandi dans un village sur la côte méridionale de Hong Kong Island, ma famille faisant pousser des légumes et élevant des poulets ! C’est seulement que je me suis trop longtemps tenu éloigné de la campagne.
J’apprécie, ici [3], qu’il y ait un jardin : ainsi pour le repas il est possible de cueillir la menthe et les herbes nécessaires pour une omelette. Le regard porte très loin par dessus les montagnes et l’on rencontre des gens qui travaillent avec leurs mains. C’est pour moi une chance rare que de vivre dans un environnement très différent de celui de la ville qui m’est coutumier. Ma conviction est qu’il ne faut pas faire d’opposition binaire. Que l’on aime la ville ne signifie pas que l’on déteste la campagne, que l’on écrive sur les femmes que l’on méprise les hommes, on aime boire du vin mais on peut aussi aimer boire un thé le matin. J’apprécie la diversité que je rencontre parmi les gens, la poésie et la nourriture. Je ne crois pas qu’un seul genre, qu’un seul type d’espace ou qu’une seule attitude soit le remède !
RP : La ou les culture(s) chinoise(s) ont de fortes relations avec la terre mais avec la mer ces relations sont rares sinon faibles, n’est-ce pas ? Cependant, pour des villes telles que Shanghai et surtout Hong Kong, la mer semble davantage un seuil qu’une frontière. N’est-ce pas quelque chose de nouveau ? Quelles en sont les répercussions sur les arts et la littérature chinoises ?
LPK : Oui, vous avez globalement raison. Si l’on excepte Zhang He de la dynastie Ming qui fit l’exploration du monde extérieur à la tête d’une flotte de bateaux, la Chine se s’est jamais montrée très active sur mer. Les zones côtières telles que Guangzhou, Hong Kong, Fuzhou, Chuanzhou, Tsingtao, Shanghai, Taiwan et Macao furent des exceptions par leur communication avec le monde extérieur. Sur les côtes, l’on est plus ouvert et l’on accueille plus facilement des cultures et des coutumes de l’étranger.
Nous avons été témoins, dans les derniers siècles, de l’expansion coloniale des Européens le long des côtes de Macao, Tsingtao, Taïwan et Hong Kong. Au début du XXe siècle, la Chine éprouva sa faiblesse et son isolement tant et si bien que de nombreux universitaires regardèrent ce qui se passait en Occident ou s’y rendirent même afin de remédier à cette situation et d’aider à la réforme politique et sociale de la Chine. La révolution lancée pour annuler la dynastie Qing en 1911 commença vraiment à Guangzhou. Les côtes sont toujours ‘loin de l’empereur’ et se conforment moins aux doctrines nationales.
La question coloniale est compliquée en Chine, car si les maux furent nombreux, le colonialisme ouvrit des espaces autres où des formes alternatives de la culture chinoise purent exister et s’épanouir, en un temps où la Chine continentale avait sombré dans la corruption ou dans le fanatisme politique le plus extrême. La mer a occupé une grande place dans l’imaginaire chinois moderne. Après l’ouverture de la Chine au début des années 1980, pendant le mouvement étudiant de 1989, c’est récent, des intellectuels scénarisaient une série télévisée très populaire intitulée « River Elegy » qui opposait la ‘culture de la Mer Bleue’ à la ‘culture de la Terre Jaune’. Ils ont utilisé la métaphore de la mer pour défendre l’ouverture sur le monde et sa découverte.
D’après moi, avec le recul que l’on a désormais, la ‘culture de la Mer Bleue’ n’a pas tout résolu. La Chine d’aujourd’hui, ouverte aux échanges et au commerce (et l’adhésion soudaine du peuple aux valeurs occidentales) mais sans effort d’éducation et d’information permettant de comprendre ce que signifient vraiment les autres cultures, a créé un vide intellectuel qui peut conduire vers d’autres genres de crises. Je m’intéresse à ces questions et j’ai écrit des ensembles de poèmes sur Macao et Hong Kong pour explorer les diverses rencontres avec les ‘cultures de la mer’. Mes poèmes, dans DongXi, partiellement traduits par Annie Curien, incluent des textes sur le peintre chinois Wu Li qui vint se convertir au catholicisme et connaître la peinture occidentale, pendant que le peintre britannique George Chinnery s’installait à Macao pour dessiner les rues et les gens de l’Orient ; il y eut cette girafe, et cette tapisserie portugaise qui devait parvenir au terme d’un long et étrange voyage à l’empereur de Chine. Dans l’antiquité, de même, les Chinois et les Romains ont parcouru la route de la soie et ont tissé en de magnifiques couleurs ce qu’ils imaginaient les uns des autres !
RP : La littérature de Chine continentale est, on peut le dire, plurielle ; mais le panorama de la littérature chinoise contemporaine devient complexe dès lors qu’on inclut les écrivains de Hong Kong, de Taïwan et tous ceux qui vivent à l’étranger et utilisent parfois une langue européenne. Dans quelle mesure le schéma du centre et de la périphérie utilisé par les études postcoloniales peut-il être utile pour décrire cette situation ?
LPK : En regardant du côté de la littérature anglaise de nos jours, il faudrait inclure les textes d’auteurs divers venus de différents pays et cultures qui utilisent l’anglais avec leur propre note culturelle, lesquels ont enrichi la littérature du monde contemporain. Mais cela n’a pas été totalement accepté dans le monde contemporain de la littérature chinoise. Bien qu’un journal de Hong Kong comme le Journal of Modern Literature in Chinese mette l’accent sur la « littérature en chinois », que des universitaires comme Shi Shu-mei et David Der-wai Wang aient parlé de « littérature sinophone », et que tous veuillent élargir le champ de la « littérature chinoise », en fait pour un grand nombre de sinologues et pour les critiques de Chine continentale, il n’est toujours pas question de regarder au-delà du continent pour y voir la variété singulière dans l’emploi du chinois tout comme la description d’attitudes, de valeurs et de cultures différentes telles que les autres littératures écrites en chinois les offrent. Penser centre et périphérie pourrait être un bon point de départ pour montrer le déséquilibre des forces en présence. Mais peut-être serait-il encore plus constructif de voir les liens historiques, les interactions, ainsi que le large spectre des ressemblances et différences qui établissent une carte du littéraire très complexe qui ne se réduirait pas seulement à une opposition binaire. Dans les années 1980, j’ai écrit une histoire intitulée « Les îles et les continents » et, en me penchant attentivement sur leurs relations, j’ai découvert qu’il n’existait pas qu’un seul type d’île ou de continent. Il y a du continent en certaines îles, et l’inverse est vrai aussi. Décrire ou comprendre les liens, les communications tout comme les méprises survenues, ce sont des projets d’écriture qui valent vraiment la peine d’être entrepris.
RP : Dans « Eléphants » vous évoquiez certaines rues singulières de Central District, qui semblent « plus proches, plus réelles, [...] moins dépendre de l’époque » [4]. Cet hommage à une Chine familière et pérenne signifie-t-il pour vous que, quelle que soit la direction prise par la littérature chinoise, quel que soit l’enrichissement qu’elle reçoive de l’extérieur, la littérature chinoise ancienne serait toujours supérieure ?
LPK : Non, en fait je montrais comment ces rues, dans les plus anciens quartiers de Hong Kong (dans le vieux Central et Shuang Wan) subissaient l’impact des changements. Comme tout, ils ne peuvent exister hors du temps. J’ai essayé, de façon encore plus évidente dans Paper cut-outs, de dépeindre l’effet de la modernité sur une communauté plutôt traditionnelle ainsi que les changements de valeur et de coutume, comment les gens s’y adaptent ou s’en montrent incapables ; les illusions, les rêves et la psychose qui accompagne tout cela. C’est la même chose avec les classiques, il y a des similarités. Bien que l’évaluation du magnifique roman Story of the Stone, celle des poèmes de Li Po et de Tu Fu semblent plus stables, il y a néanmoins de fréquentes réévaluations des œuvres littéraires, à chaque génération. Chaque génération exhume des œuvres ignorées auparavant parce qu’elles font sens pour elle, maintenant, et l’enthousiasme pour l’écrivain moderne Eileen Zhang serait un exemple probant.
Les œuvres littéraires doivent relever le défi du temps et résister aux coups de canif de la vie autrement que les vieux immeubles et les vieilles ruelles. Pour que les classiques continuent à vivre, il nous faut les relire et trouver des éléments qui soient utiles à notre temps. Je ne suis guère porté vers la nostalgie, je suis davantage intéressé par les rencontres de l’ancien et du nouveau et par la variété des conditions psychologiques qui naissent de ces rencontres. »
Voir, sur Leung Ping-kwan, Eloge de la rencontre.