L’actualité jette périodiquement un coup de projecteur sur des révoltes meurtrières à Kashgar, à Urumqi, à Guldja, mais très vite le livre se referme sur ces contrées de la lointaine Asie centrale chinoise. L’annonce des tragédies qui égrènent le nombre des victimes, les rares images volées de ces révoltes qui nous parviennent, relèguent au second plan la destruction des villes qui inexorablement se déroule depuis de longues années. Peu de gens savent qui sont ces Ouïghours qui, périodiquement, secouent le joug que les Chinois font peser sur eux, sur leur culture et de quelle nature est ce joug [1].
Les Ouïghours se rattachent à l’ensemble de peuples turco-mongol et constituaient la plus importante « minorité » qui peuplait le Xinjiang jusque dans les années soixante-dix. À cette époque les Chinois (Han) représentaient 10% de la population de la vaste Région autonome du Xinjiang.
Le choc des cultures qui se joue au Tibet est largement connu et popularisé par des artistes d’Hollywood et des personnalités politiques en vue. Celui qui oppose les Chinois aux Ouïghours - deux fois plus nombreux que les Tibétains, précisons-le à nouveau - reste pudiquement enfoui dans le dessous des cartes. Au nombre de huit millions – soit deux fois la population de la Norvège – les Ouïghours assistent à la destruction des villes-oasis du Xinjiang dans l’indifférence du reste du monde. Il est vrai qu’il n’est pas aisé ou politiquement correct de nos jours de se prendre d’amour pour une culture façonnée autour d’un Islam sunnite modéré [2].
A l’heure où la Chine qui, après avoir axé son fulgurant développement sur les villes de ses côtes orientales, a entrepris de développer une Zone Économique Spéciale à Kashgar, une page nouvelle de la longue histoire commune entre la Chine et le Xinjiang a été ouverte.
La « ruée vers l’Ouest » entraîne une colonisation économique accélérée du Xinjiang par de nouvelles populations chinoises. La proportion de Han dans la population atteint 45% dans les années quatre-vingts. Aujourd’hui la progression se poursuit, soutenue par l’extraordinaire développement économique de la Chine fondé sur les ressources que recèle la province. L’émigration de populations chinoises pauvres ainsi que celle de « jeunes entrepreneurs » oriente le taux de sinisation vers les 50%. À Urumqi, 80% des habitants sont maintenant des Han. Le recouvrement d’une culture par une autre est en œuvre et en voie d’achèvement dans certaines villes.
La richesse en ressources géostratégiques est ici considérable - gaz, uranium, pétrole mais aussi terres rares, ces métaux stratégiques utilisés dans les technologies de pointe, dont la Chine (Mongolie intérieure et Xinjiang) détient 95% de l’offre au plan mondial – et rend inéluctable pour les Ouighours la dépossession de leur territoire. Le « territoire » dont il est question ici est géographique mais il est aussi culturel. C’est celui d’une grande culture faite de la stratification séculaire des grandes civilisations que les Routes de la Soie ont vu se succéder dans cette Asie centrale chinoise.
Le projet de faire de Kashgar la seconde zone de développement économique de la Chine après Shenzhen anéantira évidemment les formes de la culture locale. A n’en pas douter, le jumelage de Shenzhen avec Kashgar ajoutera une impulsion irrésistible à la poussée d’un développement qui prendra les formes chinoises que l’on connaît, dans le domaine de l’environnement, celui des droits des travailleurs, et de la relation avec les ethnies minoritaires [3].
L’aboutissement du grand projet de l’autoroute qui relie Kashgar à Islamabad au Pakistan, le mythique Karakorum Highway (KKH), terminé en 1978 et ouvert aux voyageurs étrangers en 1986, consacre la mise massive sur orbite d’un tourisme international, avide de l’exotisme auquel pourvoiront les reconstitutions folkloriques de la culture ouïghoure, comme celles déjà visibles à Turfan, Toyuk, Kashgar notamment. Les importants travaux d’élargissement de cette voie du KKH décidés en 2008 la rendront praticable pour un tourisme de masse.
Destruction de la culture architecturale.
La littérature, la langue, la musique, les arts en général, sont les expressions du génie d’un peuple, qui participent à la constitution de ce « territoire » qu’est la culture. A ces expressions il faut ajouter l’une des productions les plus complètes des cultures humaines : l’architecture, ainsi que la ville où tout ce qui exprime le génie bâtisseur d’un peuple se concentre, et par lesquelles il scelle et transmet son histoire. Les anthropologues le savent bien, la transmission est le socle sur lequel prend appui la projection vers le futur. La modernité des peuples se construit sur leur héritage. Si les tentatives de table rase du XXe siècle ont toutes été rattrapées par des dynamiques plongeant leurs racines dans la longue durée de l’Histoire et de l’identité des sociétés, en sera-t-il de même au Xinjiang ? Sous la chape de recouvrement de la Chine, le monde ouïghour résistera-t-il ?
La destruction de l’héritage architectural et urbain en œuvre au Xinjiang apparaît comme une atteinte majeure à une société et à la culture qui la porte. Elle vise à interrompre la transmission sur laquelle pourrait se bâtir une identité ouïghoure moderne. Les colonisateurs le savent bien qui, pour asseoir leur domination, se sont employés à modifier l’habitat - l’espace aménagé - des populations vivant sur les territoires dominés. Il en a été ainsi pour les colonisations ibériques en Amérique, européennes en Afrique. La maîtrise de l’espace – espace construit et habité – est le levier de la transformation du territoire en son entier : territoire physique et territoire mental. Au-delà de cette stratégie de sinisation, il faut signaler aussi la spécificité de la relation que les Chinois entretiennent avec le bâti. Elle contribue à expliquer la destruction continue de ce que - avec l’UNESCO, muette ici - nous nommons le patrimoine. L’historienne et archéologue de la Chine Michèle Pirazzoli-t’Serstevens, exprime ainsi ce trait de la civilisation chinoise : « Ce n’est pas dans le monument lui-même que les Chinois ont placé leur passion de l’éternel, mais dans les idées qui ont présidé à son ordonnancement, et dans la tradition spirituelle qu’il illustre ». Ce constat est fondamental si l’on veut comprendre la place de la chose bâtie dans la pensée chinoise. Il nous demande de nous déporter de nos catégories habituelles de lecture des destructions architecturales et urbaines. L’idée de l’impermanence de l’architecture et du bâti dans leur culture, comment les Chinois ne la projetteraient-ils pas aussi sur « la culture des autres », savoir les cultures périphériques qu’ils s’emploient à intégrer dans l’Empire du Milieu : Mongolie, Tibet, Xinjiang ?
Les stratégies mises en œuvre pour transformer les villes ouïghoures sont radicales : il s’agit de substituer un « espace chinois » à la ville irrégulière, (de type « médina » si l’on veut faire image) que les voyageurs du XIXe siècle, ou du début du XXe comme Ella Maillart, Peter Fleming, Francis Yonghusband, nommaient « villes turques ». La mise en œuvre de l’idéal de la ville chinoise par les aménageurs d’aujourd’hui suppose en premier lieu la destruction du modèle de la ville ouïghoure qui lui est incompatible. La destruction de la vieille ville de Kashgar est consommée en 2011-2012.
L’espace chinois, avec ses grandes voies rectilignes, larges, quadrillant la ville, s’oppose à ville ouïghoure et à ses venelles resserrées, qui cherchent précisément à être rectilignes. Dans la ville ouïghoure, le passant chemine à l’ombre des avancées et surplombs d’étages. Le souci de protection de l’intimité, le besoin de discrétion, liés aussi à la religion, y sont préservés. Il en résulte le charme caractéristique du parcours d’une ville « orientale », avec ses quartiers d’artisans des métaux – dinandiers et ferblantiers, ses luthiers, ses potiers, ses bouquinistes. Le labyrinthe suppose qu’à chaque détour du chemin le marcheur découvre une séquence inconnue et imprévisible. De là naît ce qu’il est habituel de nommer « le pittoresque », mais les enjeux, on le voit, sont autrement plus fondamentaux qu’une émotion esthétique.
Par différence, la ville chinoise déploie un dessin de ville sans surprises : du Nord au sud, de l’Est à l’Ouest du pays, le XXe siècle met en œuvre un modèle unique d’urbanité. Modèle unificateur, théorisé de longue date, qui n’est pas seulement un tracé d’urbanisme mais un idéal de civilisation.
Ce modèle, dans sa radicalité et dans l’énorme distance qui le sépare des types de villes-oasis qui jalonnent les routes Nord ou Sud autour du Taklamakan, n’est pas susceptible de se métisser. Si les colonisations européennes nous ont habitués à des formes d’emprunts réciproques (métissages) des sociétés en présence, tel n’est pas le cas pour ce qui concerne la rencontre de la culture chinoise avec les cultures périphériques, et spécialement pour ce qui est de l’architecture et de la morphologie des villes.
Les villes-oasis étaient les villes étapes permettant le franchissement des déserts de proche en proche lors des haltes caravanières. Le grand courant d’échange des Routes de la Soie y avait apporté idées et techniques venues aussi bien de la Chine que des pays situés à l’Ouest, jusqu’au bassin méditerranéen. Dans le même temps, elles avaient chacune développé des particularités du fait des minorités qui les peuplaient, du fait de leurs ressources naturelles, des productions agricoles ou artisanales. Devant le rouleau compresseur chinois, ces cités millénaires sont tombées les unes après les autres durant les trente dernières années, dans une indifférence générale. Dans l’affrontement de deux grandes cultures -celle, conquérante, de la Chine moderne et celle constituée autour d’un Islam sunnite ouvert- le monde a choisi. Le voyageur d’aujourd’hui qui cherche la ville ouïghoure recueille les derniers pans de murs sur des champs de ruines.
Les photographies du centre de Kashgar prises dans les années 2012 [4] montrent le décor d’une « guerre cachée chinoise ». L’époque contemporaine nous a rendus, hélas, familiers de visions de villes détruites en temps de guerre. Au Xinjiang, c’est en temps de paix que se déroulent de vastes opérations de destruction urbaine destinées à emporter avec elles une culture architecturale, des sociabilités et des traditions qui dessinaient l’identité d’un peuple de grande culture. Le silence des milieux de l’architecture, de l’urbanisme, de la recherche ou de la culture, est assourdissant. Ils ont détourné leur regard de ce théâtre d’opérations occulté par d’autres drames, comme celui du Tibet. La destruction de l’architecture, au même titre que l’interdiction d’une langue, sont parmi les stratégies qui caractérisent un ethnocide.
Les stratégies mises en œuvre pour transformer les villes ouïghoures du Xinjiang sont radicales. On sait que l’espace urbain et architectural est l’une des productions les plus complètes de cultures humaines [5] dans la mesure où, en elles, se cristallisent les modes de vies, les représentations du monde, les rapports de civilité selon lesquels les sociétés se constituent, se stabilisent, perdurent. Le changement, l’altération ou la transformation d’un tel espace agissent au cœur même d’une culture et provoquent en retour des adaptations, des contournements ou des rejets de la part des habitants.
Cette sinisation par inversion des proportions au sein des populations est celle-là même qui est en cours au Tibet et a été accomplie en Mongolie intérieure. Dans ces trois provinces au statut de Région Autonome, s’achève un processus qui s’est mis en marche au début de notre ère.
Le Xinjiang, la plus grande région autonome de Chine, couvre 1/6 de la superficie du pays. Les Routes de la Soie contournent l’un des grands déserts, le Taklamakan, par le Nord et par le Sud, en reliant entre elles des villes-oasis distantes autrefois de dix ou douze jours de caravane. Autant de villes étapes qui permettaient, de proche en proche, le franchissement des immensités. La distance entre ces villes leur conférait une autonomie permettant à des populations différentes de s’y installer et d’y développer des valeurs originales : Ouïghours, Tibétains, Kirghiz, Kazakhs, Russes, Ouzbeks. Simultanément, leur statut d’étapes sur les Routes de la Soie les mettait en relation les unes entre elles, et au-delà avec les mondes chinois, iranien, centrasiatique et l’Occident. Le nombre des religions qui ont ainsi été apportées dans ces cités-oasis est impressionnant : Bouddhisme, Christianisme nestorien, Manichéisme, Islam... De cette situation complexe sont nées des cultures originales qui ont passionné les voyageurs, explorateurs et missionnaires. Ce sont ces mêmes villes-oasis qui, depuis les années soixante ont fait l’objet d’une transformation par la planification chinoise. Depuis les années quatre-vingts, l’accélération du processus vise à leur substituer le modèle dit de "la ville chinoise", un processus en voie d’achèvement dans les années 2010. Cette entreprise concerne rappelons-le toutes les villes de cultures périphériques à la Chine : Tibet, Mongolie, Xinjiang.
Entre Occident et Orient, entre Rome et la Chine, entre la Méditerranée et Chang’an la capitale des Tang (aujourd’hui Xi’an), le Xinjiang constitua le creuset où s’assemblèrent et où se confrontèrent des religions, des civilisations, des idées, depuis la plus haute Antiquité. Si l’Islam atteint le Turkestan chinois au VIIe siècle, il ne s’y fixe pas. Il faudra attendre le Xe siècle pour qu’il atteigne Kashgar. Il s’implante définitivement au début du XIVe, puis à Turfan à la fin du même siècle.
Les Ouïghours. Les Ouïghours d’aujourd’hui relèvent d’un ensemble complexe de populations turcophones, et leur parenté avec les glorieux khanats ouïghours du XIe siècle est discutée. Leurs ancêtres avaient adopté le Manichéisme au VIIe siècle. Le Christianisme nestorien emprunte la même voie pour pénétrer au cœur de la Chine, jusqu’à Xi’an, au VIIe siècle. Ils ont aussi connu le Bouddhisme qui, venant de l’Inde, a gagné la Chine par ces territoires. Une archéologie passionnante livre des témoignages de cette stratification des courants de pensée. Rien d’étonnant que les peuples des cités oasis – villes étapes dans le franchissement du désert du Taklamakan - au terme du grand raffinement que leur conféraient tant de richesses intellectuelles, n’aient joué entre Orient et Occident un rôle de condensateurs d’idées, de passeurs entre la Chine et l’Occident. Les Ouïghours donnèrent des fonctionnaires de haut niveau aux cours impériales chinoises, ainsi que des concubines à la cour des Qing. De même, des princesses de la prestigieuse dynastie des Tang épousèrent des khans ouïghours, emmenant dans leur suite des artisans qui apportèrent des savoir-faire et des connaissances de la Chine intérieure.
Au terme de ces syncrétismes s’est élaborée une culture dont les expressions dans les champs de la littérature, de la poésie, de l’architecture, de la musique ont atteint un grand raffinement. C’est ce pan du génie humain, que la dynamique de développement imposée au Xinjiang et que certains considèrent comme une assimilation forcée, est en voie de recouvrir ici comme au Tibet.