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SANS FIN 

mercredi 12 janvier 2022, par Yann Leblanc

SANS FIN

Ce matin là, Jean-Philippe Fichet sortit de chez lui avec un léger retard sur son horaire habituel. Il s’élança dans la cage d’escalier de l’immeuble à vive allure. Les marches n’en finissaient plus de descendre, tourner, descendre, tourner tant et plus, si bien qu’il eut un instant comme un vertige. Y avait-il vraiment, d’ordinaire, autant d’étages et de marches ? Les paliers allaient-ils indéfiniment se succéder sans qu’il atteigne jamais le rez-de-chaussée ? Il venait presque à en douter quand il aperçut finalement l’affreux carrelage orangé du hall d’entrée. Le long des murs, de chaque côté, se trouvait une rangée de boîtes aux lettres d’allure austère qui paraissaient attendre, depuis une éternité, le passage du facteur. Quand il mit enfin le pied dehors il prit une grande bouffée d’air et poussa comme un soupir de soulagement. Le jour n’était pas encore entièrement levé, la température bien fraîche. Il fallait traverser la place Onetti, encore déserte à cette heure, pour rejoindre le métro. Plus il avançait vers elle d’un pas décidé, plus la station semblait s’éloigner, comme une oasis dans un désert. Ou bien était-ce la place qui avait soudainement pris des proportions démesurées ? Toujours est-il qu’au moment où enfin il franchit les portiques du métro il avait l’impression d’avoir marché des heures durant. Sept, huit minutes à peine, indiquait en fait sa montre, depuis qu’il était sorti de chez lui.

Il prit place dans le métro en se laissant négligemment tomber sur le siège, tel un homme épuisé par un effort long et intense. Il n’y avait que quelques personnes absorbées par leurs pensées, absentes. Il ferma les yeux. Il était bon de se laisser porter par le roulis de la rame, le bruit du moteur et des roues sur les rails, la succession des stations. A l’arrêt suivant malheureusement, un homme vint s’asseoir sur le siège vide juste à côté. Il s’installa en prenant ses aises, sans gêne, jambes largement écartées. Jean-Philippe Fichet n’osa pas protester et dût, pour éviter que leurs genoux se touchent, se serrer vers le côté opposé. De nombreux sièges étaient pourtant inoccupés à proximité, mais il n’osa pas non plus quitter le sien pour prendre l’un d’eux. Il referma simplement les yeux et se concentra sur sa respiration, jusqu’à ce que la présence de l’homme lui paraisse moins oppressante. Les stations défilaient. Les ralentissements puis les arrêts, le bruit des portes qui s’ouvrent, le signal de leur fermeture imminente, leur fermeture, l’accélération marquée du départ… toute une scansion qui semblait contribuer à maintenir dans la torpeur les travailleurs matinaux comme les derniers fêtards. Jean-Philippe Fichet eût bientôt le sentiment de se trouver dans cette rame depuis un temps infini. Le sentiment que sa station ne serait jamais atteinte, que cette ligne de métro formait, en vérité, une sorte de boucle sans commencement ni fin. C’était une idée à la fois agréable et profondément angoissante. Le métro finit cependant par arriver à destination. Sur l’escalator le conduisant à l’air libre, il s’imagina en train de sortir de la gueule d’un monstre, miraculeusement dégluti par une terrifiante créature souterraine. Il se hâta de faire les quelques deux cent mètres qui le séparaient encore de l’usine.

Au moment où il s’installait à son bureau, attendant que l’ordinateur s’allume, sa collègue Marion entra un café à la main. Ils se dirent bonjour puis elle lui demanda s’il avait passé un bon week-end. Il savait que c’était là pure formalité, pour lui permettre d’embrayer sur le récit de son propre week-end qui comme toujours avait dû être, ainsi qu’elle aimait le dire, « é-pique ». Elle parla de son mari dont la nouvelle lubie était le café de spécialité (il avait jeté la nespresso et à présent pour avoir un café à la maison il fallait attendre a minima une bonne quinzaine de minutes durant lesquelles il accomplissait cérémonieusement, avec une application qu’elle ne lui avait jamais connue en d’autres circonstances, une interminable succession de gestes très certainement plus inutiles les uns que les autres mais elle n’osait pas le contrarier alors maintenant elle attendait simplement d’être arrivée au bureau ici au moins il suffisait de placer la capsule et d’appuyer sur le bouton, un jeu d’enfants). Et d’ailleurs en parlant d’enfants leur petite ne cessait de les surprendre (elle avait répliqué « laisse-moi apprendre à me connaître » incroyable si mature pour son âge) et le chien devait ressentir à quel point cette enfant était unique car il n’obéissait plus qu’à elle le pauvre il s’était blessé à la patte à cause d’un morceau de clou (sûrement les travaux des voisins deux mois que ça durait c’était infernal les bruits de perceuse de ponceuse les coups de marteau sans parler de la poussière et de l’odeur de peinture...) mais le vétérinaire habituel, celui qui avait sauvé leur Jerry à l’époque et qu’ils connaissaient depuis tant d’années était en vacances et sa remplaçante ne lui inspirait pas du tout confiance et leurs amis chez qui ils avaient passé une si belle soirée samedi étaient du même avis mais le plus fâcheux dans tout ça avait été son coup de fil à sa sœur qui avait tourné à l’affrontement au sujet de leur droit à utiliser le chalet familial... et elle continuait, continuait et Jean Philippe Fichet tressaillit à l’idée que ce flot de paroles allait l’emporter pour toujours, l’empêchant à tout jamais de regagner les rivages sereins du silence.
Lorsque le téléphone de son bureau sonna, ce fût comme si quelqu’un lui avait lancé une bouée pour le ramener sur la terre ferme. Il saisit immédiatement sa chance : « pardon il faut que je prenne l’appel » dit-il rapidement d’un air désolé avant de décrocher, voyant avec soulagement sa collègue se mettre instantanément en quête d’une autre personne sur qui déverser ses palabres incessantes.

La saisie des commandes était une tâche monotone qu’il accomplissait en général le matin pour pouvoir se consacrer, l’après-midi, à la gestion des relations clients. « Votre boîte mail, c’est comme un canot » lui avait dit la Directrice adjointe à son arrivée dans le service : « si vous traitez chaque message dès réception, vous pouvez voguer à bonne allure sans inquiétude. En revanche, chaque mail en retard est un poids qui alourdit l’embarcation. Trop de mails en retard et c’est un trou dans la coque. Vous êtes alors obligé d’écoper sans arrêt. Pendant un moment vous faites du surplace, puis vous finissez par sombrer ». Depuis quelques temps, son embarcation ne fendait plus les flots comme avant. Elle était plus lourde, plus lente. A vrai dire, depuis un bon bout de temps déjà les flots avaient disparu. Il ne restait qu’une mer étale, uniforme et ennuyeuse. Sa carrière professionnelle était l’exact contraire d’une odyssée. Mais en termes de durée, une journée au travail semblait équivalente aux vingt années qu’Ulysse avait passé loin d’Ithaque.

A midi, Jean-Philippe Fichet ne se rendait plus au self. Il se débrouillait toujours pour ramener des restes de la veille, qu’il mangeait tranquillement à son bureau. Il allumait la radio, écoutait les nouvelles. Les sempiternels conflits, crises, scandales et catastrophes s’égrenaient, relatés comme des histoires sur le ton persuasif et didactique du journalisme ordinaire. Pourquoi ces rappels quotidiens de la fragilité et de la brièveté de la vie ne suscitaient jamais, chez les auditeurs, un impérieux besoin d’agir ? Pourquoi ne provoquaient-ils pas le moindre sursaut ? Tels furent ce jour-là, entre deux bouchées de lasagnes réchauffées, les questionnements de Jean-Philippe Fichet. La réponse qui s’imposa à lui avait de quoi couper l’appétit : ainsi traitées les informations, avec tout ce qu’elles comportaient de décès, de souffrances, d’inégalités n’étaient plus, au fond, qu’un moyen comme un autre de passer le temps, une distraction. Décidément c’était une journée difficile. Chaque situation, chaque action prenait un tour perturbant, semblait s’étirer à l’excès en soulevant impressions et pensées inquiétantes.

Dans l’après-midi, il devait être un peu plus de 15h, Jean-Philippe Fichet entendit la sonnerie d’un téléphone. Une sonnerie distante, étouffée mais suffisamment sonore pour être distinctement perçue. Et cette sonnerie ne cessait de retentir. Au bout d’une dizaine de minutes sans que personne n’ait décroché, on pouvait légitimement s’attendre à un renoncement mais il n’en fût rien : la sonnerie insista, insista, insista. Aucun répondeur ne se déclencha, aucune coupure de ligne ne vint mettre fin à l’absurde entêtement. Alors au bout d’un moment, dans la tête de Jean-Philippe Fichet, cette sonnerie de téléphone prit toute la place. Il se leva, chercha à en détecter la provenance, à identifier le bureau où résonnait l’appel. Il écouta aux murs, monta sur son bureau pour tendre l’oreille vers le plafond ; il ouvrit des portes, des fenêtres, sortit dans le couloir… sans jamais avoir l’impression de se rapprocher du téléphone en cause. C’est au moment où il renonça que finalement la sonnerie s’arrêta.
Mais plusieurs fois par la suite il lui sembla la percevoir à nouveau. Il interrompait les tâches en cours, se tenait immobile et devenait tout ouïe, auscultant l’immeuble comme un médecin son patient, en quête de symptômes les plus ténus soient-ils d’un trouble éventuel. L’air de rien il interrogea aussi un collègue qui, bien sûr, n’avait strictement rien entendu, ce qui l’amena à la déduction pour le moins déconcertante que le téléphone devait très certainement sonner dans sa tête. On l’appelait. Quelqu’un, quelque chose. Avec la plus grande insistance. Et il ne savait pourquoi, ni comment répondre. Peut-être était-ce un autre lui-même, depuis une autre vie qui se serait accomplie ailleurs, à son insu pendant que lui, toutes ces années, était demeuré entièrement absorbé par l’hébétement du quotidien.
A 18H45, Jean-Philippe Fichet estima que la journée n’avait que trop duré et éteignit son ordinateur. Par la fenêtre il aperçut au loin un avion de ligne. Il filait certainement à toute vitesse… dans les 900km/h… mais vu du bureau ce n’était qu’un point lumineux traversant le ciel assombri avec lenteur.

Dehors, le gardien le salua comme à son habitude : une inclination de la tête durant laquelle il fermait respectueusement les yeux et affichait un sourire bienveillant. C’était un jeune homme mince, de taille moyenne, pas vraiment la carrure de l’emploi. Il s’adressait à tous avec une déférence égale, sans que jamais ne semblent entrer en ligne de compte l’apparence ou le statut des personnes. A maintes reprises, Jean-Philippe Fichet s’était demandé à quoi pouvait ressembler une journée de travail posté dans cette minuscule guérite. Le gardien avait sûrement ses petites stratégies personnelles pour se distraire. Il devait s’amuser à lancer des prédictions de toutes sortes, attribuer à des détails fortuits des significations secrètes, comme le font les gamins. C’est du moins ce qu’imaginait Jean-Philippe Fichet, songeant à ces longues heures de surveillance stationnaire réitérées jour après jour.
Il marcha d’abord vers le métro mais bifurqua rapidement dans la direction opposée, peu enclin à renouveler l’expérience matinale d’un trajet qui s’éternise. Rentrer à pieds, c’était déjouer un peu l’ordinaire, prendre la tangente. Le trottoir de l’avenue Belano était jonché de feuilles mortes. Piétinées par les passants, trouées et déchirées par endroits, elles faisaient un peu penser à de vieilles planches de Rorschach. A l’adolescence, sa mère l’avait contraint à subir quantité de tests psychologiques, convaincue que son Jean-Philippe était « spécial ». Dans l’ambiguïté de cet adjectif, se bousculaient toujours les meilleurs comme les pires jugements possibles, de l’irrécupérable attardé à l’incontestable génie. Il traversa puis s’engagea dans une ruelle peu éclairée. Les fenêtres fermées ne laissaient rien entendre de ce qui se tramait dans les maisons et appartements alentours. De la plupart s’échappait par contre une douce lumière. De temps à autre, des silhouettes surgissaient dans l’encadrement, s’agitaient un instant avant de disparaître à nouveau. Des scènes d’une parfaite banalité devaient être en train de se jouer dans ces foyers, mais depuis la rue tout cela composait un théâtre d’ombres impénétrable. Soudain le pied de Jean-Philippe Fichet heurta une canette vide qui alla valdinguer au beau milieu de la rue dans un affreux tintamarre. Il en éprouva de la gêne, une forme de honte même, comme si le quartier tout entier avait été alerté de sa présence et, derrière chaque fenêtre, des regards inquisiteurs s’étaient mis à l’épier, à le scruter avec insistance. Il prononça à voix basse cette raillerie ancienne à laquelle tant de fois il avait eu droit au lycée, au service militaire, pendant ses études : « T’es fichu Fichet ». Il s’était approprié le sarcasme, avait pris l’habitude de le chuchoter pour lui-même chaque fois qu’il était confronté à une difficulté. « T’es fichu Fichet ». Une résignation fataliste et ironique dont le bénéfice était de garder la menace à distance. Il accéléra tout de même le pas. La rue tournait brusquement vers la droite, laissant deviner à environ une centaine de mètres une artère beaucoup plus fréquentée. Il allait y parvenir, il n’était plus très loin quand une voix le fit sursauter.
« Te préoccupe pas d’eux. »
Il distingua un homme dans un renfoncement, assis dans la pénombre.
— Pardon ? Vous m’avez parlé ?
—  T’en fais pas. Ils te voient même pas.

Il s’agissait probablement d’un sans-abri, mais la tonalité de cette voix émanant de l’obscurité était troublante. Il imagina que le type était ivre et poursuivit son chemin avec d’autant plus d’empressement, se retournant plusieurs fois afin de vérifier qu’il ne s’était pas mis à le suivre. Personne. Pourtant il entendit de nouveau cette voix posée et calme, toute proche :
« Tu veux rien voir toi non plus. Fais sauter les verrous, et vite. »

Il décida de ne pas y prêter attention. De ne faire aucun cas de cette scène absurde. L’effort mis en œuvre pour faire comme si de rien n’était est cependant toujours proportionnel à la force avec laquelle s’ancrent les choses, à notre insu, au plus profond de nous-mêmes.
Une fois parvenu au carrefour, le contraste fût saisissant : toutes ces lumières, la circulation, les devantures, les passants… ce monde en mouvement eût sur Jean-Philippe Fichet un effet apaisant. Le calme était à présent en lui et l’agitation au dehors. Comme si un basculement complet s’était opéré entre son état d’âme et l’ambiance environnante. Il marcha plus lentement, sa respiration se fit plus ample. Il suivit un long moment la grande avenue, se demandant ce qu’il allait faire à manger une fois rentré, observant les gens en train de se déplacer. La plupart semblaient sûrs de leur destination, pressés d’y parvenir. Sûrs de leur programme pour la soirée ainsi que tous les jours à venir. Les autres n’étaient pour eux que des obstacles à éviter, susceptibles d’entraver leur retour à la maison, leurs projets, le cours attendu de leur vie. La voix résonna encore dans sa tête : « Ils te voient même pas ». Jean-Philippe Fichet, lui, les remarquait tous à présent : la belle jeune femme qui traversait la rue, de longs cheveux bruns flottant autour de son visage, une épaisse écharpe noire nouée autour du cou ; le jeune garçon dégingandé approchant avec nonchalance, bonnet vissé sur la tête, cigarette à la main soigneusement calée entre majeur et index ; l’homme à la barbe poivre et sel et au regard très doux qui venait de faire les courses, sans doute pour toute la famille ; le joggeur concentré dont les foulées suivaient une bande-son audible uniquement pour lui-même ; la femme menue tirant de grands coups secs et agacés sur la laisse d’un énorme chien récalcitrant ; le vieillard courbé marchant à pas de fourmis, traînant derrière lui un volumineux cabas à roulettes, regard rivé au sol pour le restant de sa vie... et tant d’autres. A une centaine de mètres plus avant, un tramway passa. Le son de sa cloche résonna avec clarté dans la fraîcheur hivernale. Si la ligne passait là il fallait se diriger vers la gauche. Il prit une rue qu’il ne connaissait pas, marcha encore un bon quart d’heure mais ne parvint pas du tout dans son quartier comme il l’avait prévu. Il persista néanmoins, à peu près sûr qu’il allait finir par déboucher sur des lieux familiers. Or à aucun moment ce fût le cas. Les immeubles, les croisements, les commerces, le nom des rues ne lui disaient absolument rien. Lui donnaient même l’impression d’évoluer, sans le moindre repère, dans une ville étrangère. « Ça y est ça recommence. Cette fois t’es complètement paumé. T’es fichu Fichet... ».

Il arrêta un jeune couple :
— Excusez-moi… pardon, pour aller à Sainte-Anne, c’est dans quelle direction ?
L’homme et la femme se regardèrent une seconde. Lui se contenta de faire une moue incertaine pour signifier son ignorance. Elle répondit :
— Aucune idée désolée.
Déjà ils s’apprêtaient à repartir.
— Et la station de métro Maldiney ? Vous savez, dans le 11ème, la ligne 2…
Cette fois ce fût lui qui répondit sur un ton plus sec, entraînant sa compagne par le bras :
— On connaît pas désolé.

Jean-Philippe Fichet les regarda s’en aller, perplexe, puis se remit en route lui aussi. Les rues défilaient, toujours inconnues, de moins en moins fréquentées. Il arriva à une grande place déserte et s’assit sur un banc pour se reposer. A l’extrémité, sur la plus haute planche, quelqu’un avait maladroitement gravé des initiales. A y regarder de plus près, il fût surpris de voir qu’il s’agissait de ses propres initiales : J-P. F. Son regard balaya toute la place avec anxiété. Peut-être s’attendait-il à ce que l’auteur de l’inscription soit toujours là, à proximité, en train de l’observer. Délaissés, les jeux du square avaient pris une apparence spectrale. Il se leva et hésita. Quelle direction prendre ? Il n’était plus sûr de rien. Pour la première fois il regretta de ne pas avoir de téléphone portable, soupira, fit quelques pas et s’immobilisa de nouveau. Son regard fût alors attiré par un petit monticule sur le trottoir, juste devant une ruelle étroite. Il approcha et réalisa avec étonnement qu’il s’agissait d’un tas de pierres, semblable à ceux que l’on trouve dans la nature aux abords des sentiers. Sa présence en pleine ville, au coin d’une rue, était totalement incongrue. L’œuvre de gamins du quartier ? Mais où étaient-ils allés chercher les pierres ? Ce n’étaient pas de simples petits cailloux, mais de beaux morceaux de roche disposés avec soin pour tenir en équilibre. Jean-Philippe Fichet emprunta la ruelle. Tout était beaucoup trop calme, aucune fenêtre n’était éclairée. A une cinquantaine de mètres environ se trouvait un nouveau cairn, à peu près de même taille que le précédent. Etait-il en plein rêve ? Il souleva la pierre du dessus. Lisse et froide elle épousait parfaitement sa paume, mais c’était comme tenir le fragment d’un autre monde. Délicatement il la remit en place, se demandant qui avant lui avait pu accomplir ce geste. Un troisième cairn était érigé trente mètres plus loin, puis encore un autre : un itinéraire se dessinait. La destination lui était inconnue mais au point où il en était, plus question de rebrousser chemin. Il fallait continuer, jusqu’au bout. Il marcha toute la nuit, traversa de mornes faubourgs plongés dans un sommeil de plomb, longea d’énormes chantiers silencieux, des terrains vagues, des hangars désaffectés, des usines bien plus vastes que la sienne où résonnait inlassablement l’insomnie des machines... toujours attentif à suivre le trajet des pierres empilées.

A l’aube il se trouvait hors de la ville, sur un petit chemin de campagne. Il faisait très froid, une kyrielle d’oiseaux chantait de toutes parts, que ce soit dans les grands arbres encore enveloppés de brume ou dans les champs recouverts de givre, à l’orée comme au cœur des forêts profondes. Jean-Philippe Fichet prit le trousseau de clefs qui se trouvait dans sa poche, l’observa quelques instants au creux de sa main, songeur. Il y avait les clefs de son appartement et de son immeuble, les clefs de sa boîte aux lettres, de sa voiture, de son bureau. Il sourit, referma la main et jeta le trousseau au loin, le plus loin possible, dans les sillons encore nus des derniers labours. Il venait de réaliser qu’il était parti pour toujours.

Yann Leblanc

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