L’Orient est considéré depuis longtemps comme le principal marqueur d’altérité de l’Occident. Mais l’Orient n’est pas ce que l’on croit qu’il est. Ses racines plongent fort loin dans le temps. Il en fut très souvent question au siècle de Hugo, et l’on en attendit beaucoup. L’œuvre du poète et son itinéraire personnel reflètent d’ailleurs à bien des égards l’évolution de la perception du mythique « Orient ».
Origine de l’Orient
Les Pythagoriciens firent de la sphère la forme privilégiée d’habitat. Platon s’en servit pour articuler, dans le Timée, le Même et l’Autre au sein de la sphère cosmique. Dans Le Banquet, la sphère est l’image de la perfection ontologique grâce au mythe de l’androgyne. Ce mythe, en tant que mythe de la polarité régi par le désir d’une coincidentia oppositorum, offre une parfaite illustration du passage d’une structure ternaire (les trois genres humains) à une structure binaire (chacun est « la tessère » d’un Autre) qui est homologue de la représentation cartographique du monde connu où l’Afrique fait les frais de cette réduction dyadique qui oppose Europe et Asie. A la suite des Grecs, les Romains transforment cette opposition en distinguant l’Orient de l’Occident. C’est dès lors sous le nom d’ « Orient » que l’Occident se figure son alter ego. Cette opposition subsume celle entre Rome et Byzance et entre Chrétienté et Islam. Ce qui était vrai pour la relation entre Europe et Asie au temps des guerres médiques, le fut tout autant à l’époque de la rivalité entre Rome et Byzance, puis, avec davantage d’acuité, à l’occasion de l’hostilité entre le monde chrétien et le monde musulman. L’absence de communication depuis la fin de l’Empire romain d’Occident jusqu’au XVIe siècle renforça la perception fantasmatique de l’Orient. Ce n’est pas un hasard si l’Orient musulman (situé au Sud) et l’Orient byzantin se différencient durant cette période.
Leur image est ambivalente, comme il se doit : Constantinople est à la fois Jérusalem céleste et Babylone maudite, mais aussi Rome, « source de l’autorité et de la connaissance » et Byzance, « la merveille lointaine »[Zumthor 1993 : 119], pourvoyeuse d’inconnu. Quant à l’Orient musulman, infus de tradition aristotélicienne et néo-platonicienne chez des philosophes tels qu’Avicenne (Xe-XIe siècles) et Sohrawardi (XIe siècle), il est représenté à la fois comme un obstacle à la plénitude de la chrétienté et comme une fascinante étrangeté. Avicenne et Sohrawardi adaptent l’opposition platonicienne entre corps et âme sous les symboles d’ « Orient » et « Occident ». Une telle représentation passera en Occident grâce à la pensée alchimique d’Avicenne dont on retrouve des éléments chez Albert le Grand par exemple. Ainsi, du fait de l’origine arabe (ar. al-kimiya, « le soleil » selon René Alleau), c’est-à-dire orientale, de l’alchimie occidentale (vers le XIIe siècle), une convergence intervint entre le platonisme (via Plotin et Avicenne), une géographie fabuleuse (l’Occident opposé à l’Orient) et l’archétype d’une conjonction des contraires.
La Renaissance orientale
L’Orient, considéré comme un lieu de lumière, prit par rapport à l’Occident la valeur d’un complément essentiel. Cette pensée néo-platonicienne et cabalistique poursuivit sa course de façon plus ou moins souterraine au long des siècles, de l’époque médiévale à la Renaissance, puis durant les XVIIe et XVIIIe siècles. Après la contribution des Jésuites à une meilleure connaissance de la Chine et les premiers travaux des indianistes britanniques puis français, un vaste mouvement européen appelé « Renaissance orientale » partit d’Allemagne, durant les années 1800-1810. Dès 1800, dans l’Athenaum, Friedrich Schlegel écrit que c’est en Orient qu’il faut chercher le suprême romantisme. L’idée essentielle en étant que toute civilisation, tout art trouvent leur origine parfaite en Inde : ex oriente lux. Toute l’Allemagne est ébranlée par ces idées : les fantasmes de langue primitive, de parenté élective de l’Allemagne et de l’Inde font ressurgir l’espoir d’une union orientalo-occidentale qui donnerait accès, par la poésie, à une parole pleine.
C’est dans un tel contexte que Victor Hugo vient aux lettres. Il n’est pas possible de traiter ici la question des rapports de Hugo avec l’Orient de façon exhaustive [1]. Nous voudrions surtout montrer comment le poète répondit à l’appel de l’Orient et de quels voyages il fut question.
On voit apparaître très tôt l’Orient dans les Poèmes d’enfance et de jeunesse, dans les années 1816-1818. Mais ce ne sont qu’éléments sans originalité, où Bacchus, « dieu de l’Inde » (Le tonneau, v. 11) est « aimable » (v. 43), et où « le budget des Indous » (La colère du poète, v. 39) est considérable.
En 1820 cependant, Hugo tente de se faire entendre sur le sujet dans un article du Conservateur littéraire. Selon lui, en deçà du christianisme ne se trouvent que des idolâtries passagères qui ne peuvent par conséquent être imitées : cet Orient-là se dérobe, et le seul Orient imitable dont nous disposions serait le christianisme. Hugo estime alors, à l’instar de Montesquieu qui analysait le déclin de Rome, que l’Orient contamine l’Occident par son idolâtrie : on est donc loin de Schlegel !
Mais Hugo, qui n’en sera pas à sa dernière variation sur le sujet, montre qu’il a été sensible au discours venu d’Allemagne puisque La Fée et la Péri (1824) commence à réhabiliter l’Orient. La Péri affirme que sa « sphère est l’Orient, région éclatante » (v. 69), que « tous les dons ont comblé la zone orientale » (v. 75) et que « l’Orient fut jadis le paradis du monde » (v. 123). La structure idéaliste de la représentation de l’Orient par l’Occident est déjà présente dans ce poème : d’abord « sphère », l’Orient est qualifié de « vaste hémisphère » (v. 125) dont l’empire forme « comme un monde étranger » (v. 86). Il n’est pas loin le temps où il comparera son ami Lamartine et lui-même à des explorateurs de mondes inouïs : « Ces Gamas / ... savent qu’on n’a vu qu’une face / De l’immense création » (A M. de Lamartine, 1830, v. 31-4) ; « Ces Colombs / ... sentent qu’il manque quelque chose / A l’équilibre universel » (v. 35-40). Ainsi, dès La Fée et la Péri l’Orient et l’Occident sont-ils en miroir et en complémentarité : si la Péri offre d’écarter les rameaux qui voilent la sultane, la Fée concède que « l’Occident nébuleux » (v. 129) a des « cieux voilés » (v. 141). Ce que dit également Hugo dans ce poème, c’est la douloureuse absence de Léopold, son premier enfant mort, passé « à l’Orient », comme disent les francs-maçons.
Enfin, avec la Préface des Orientales (1829), Hugo se rallie-t-il aux thèmes de la Renaissance orientale. Sa définition de l’Orient - même s’il ne le distingue pas de l’Asie - déborde en effet largement le cadre étroit du genre des ‘Voyages en Orient’, tel que L’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) de Chateaubriand en a donné le modèle. L’Orient hugolien n’est plus limité au christianisme. Il s’étend de la Chine à l’Égypte, voire jusqu’à l’Europe, « car l’Espagne c’est encore l’Orient »[Hugo 1996 : 23], affirme-t-il avec force. Même s’il « tend à dilater l’Orient »[Moussa 2001 : 20] en incluant des marges comme l’Ukraine et l’Espagne, il faut pourtant constater que cette dernière revêt une importance toute singulière.
L’Orient, c’est-à-dire l’Espagne
L’Espagne est en effet le seul pays ‘oriental’ selon ses critères qu’il ait jamais visité. Or ce voyage date de son enfance, de ses dix ans, et semble avoir décidé de sa représentation de l’Orient dans son ensemble. Le violent désir qui le pousse vers l’Espagne est d’y retrouver son père, ce général de Napoléon en garnison à Madrid. Le voyage fait forte impression sur l’enfant qui, dès Irun, est frappé par le « monde vieux et nouveau » qu’il découvre, avec « ses maisons noires, ses rues étroites [...] et ses portes de forteresse »[Hugo 2001 : 104]. Plus loin, dans ce convoi du trésor, il ressentira la haine pour l’envahisseur français, les étapes dont les lits sont des nids à vermine et, au fur et à mesure que Madrid se rapproche, les horribles visions de fusillés et de pendus. L’aridité du plateau de Castille trouve ensuite son contrepoint en Madrid par l’opulence et le faste du palais où les Hugo sont logés. L’ambivalence de la représentation orientale est déjà fixée : horreur et splendeur mêlées. Ajoutons à cela qu’après un long et éprouvant voyage le père tant convoité est absent de la capitale. Insaisissable comme l’Orient. Et quelle déception pour Victor lorsque ce père l’arrache à sa mère pour le placer, en compagnie d’Eugène, en un collège glacial et lugubre !
On ne saurait certes avancer que son voyage en Espagne modela le rapport de Hugo à l’Orient en ses traits les plus fins. Cependant cette expérience lui aura appris que la fascination pour l’Orient comme lieu d’un trésor inespéré, après déboires et émerveillements, ouvre sur la déception et le vide. Plus tard encore il vivra à travers Léopold Hugo l’espoir et l’amertume paternels de recouvrer ses richesses espagnoles. Pour l’instant, avec les Orientales, il en est à l’enthousiasme. La part revenant dans ce recueil à la guerre d’indépendance de la Grèce contre la domination turque est probablement surévaluée, comme le constate Bernard Degout [Degout 2001 : 13-18]. Si bien que l’Orient y est surtout ‘fantasmatique’, comme on dit, et que la part revenant à l’Espagne andalouse (qu’il n’a pas visitée) s’accroît d’autant. En elle se mêlent l’Orient et l’Occident, non pas à la façon du Même et de l’Autre mais à la façon spéculaire de l’ego et de son alter ego. Il n’est qu’à constater la fréquence des « reflets », des « miroirs » souvent associés à un « voile » pour s’en convaincre : il n’est ici question que d’étrangeté, pas d’altérité. Cet orientalisme restreint à l’Orient arabo-musulman, et dont Jérusalem est absente, prouve surtout que le poète avait conscience d’évoluer dans l’orbe de la civilisation judéo-chrétienne, au sein de laquelle la plus récente déchirure du point de vue de la constitution de l’Orient reste l’opposition entre Islam et Chrétienté. C’est la raison pour laquelle Hugo, en proie à ce rêve d’union des contraires, imagine qu’ « Alicante aux clochers mêle les minarets » (Grenade, v. 27) ; fait parler le Danube qui espère une harmonie entre les noirs clochers de Semlin et les blancs minarets de Belgrade ; et qu’il insiste sur la figure de Napoléon-Bounaberdi pour en faire un « Mahomet d’Occident » (Lui, v. 48) dont le regard « Embrasse d’un seul coup les deux moitiés du monde » (Bounaberdi, v. 5). Serait-ce abuser que d’évoquer le souvenir du divorce parental intervenu en Espagne ? De même, la mort de son père en janvier 1828 et la rédaction des Orientales cette même année sont-elles une simple coïncidence ?
Idéal Orient
Toujours est-il que Victor Hugo inaugure brillamment ces voyages intérieurs que l’Orient suscitera en grand nombre, là où le « je » doit parfois, comme dans Les Djinns, se défendre contre un « souffle d’étincelles » (v. 70). Mais ce feu, à la fin du recueil, est moins vif :
Devant le sombre hiver de Paris qui bourdonne,
Ton soleil d’orient s’éclipse, et t’abandonne (Novembre, v. 7-8)
Dès Les Orientales, « livre d’où le moi est le plus absent »[Albouy 1996 : 7], l’Orient est associé à une vacuité. De quoi laisser augurer le recul critique marqué par Les Chants du crépuscule (1835) où Hugo ne dit plus : « Tout le continent penche à l’Orient. Nous verrons de grandes choses » (Préface des Orientales), mais :
L’orient ! l’orient ! qu’y voyez-vous poètes ?
Nous voyons bien là-bas un jour mystérieux !
...
Mais nous ne savons pas si cette aube lointaine
Vous annonce le jour, le vrai soleil ardent ;
...
Ce qu’on croit l’orient peut-être est l’occident !
...
C’est peut-être le soir qu’on prend pour une aurore ! (Prélude)
Ce scepticisme s’explique par le « doute qui est à la mesure de son exaltation première »[Schwab 1950 : 390] : l’Orient est-il la patrie de l’être ? Outre que l’Orient continue à lui donner des rimes (il le fera jusqu’à la fin), il ne quitte pas son esprit. Hugo avait souhaité, autour de 1830, faire un voyage en Orient : sa situation familiale et ses finances l’en empêchèrent. En revanche, de connaître « la vague inquiétude / Qui fait que l’homme craint son désir accompli » (Les Feuilles d’Automne, 1831, XXVII, v. 11-12), l’a poussé à s’en remettre au rêve : « Ce que je voudrais voir je le rêve si beau ! »(id., v. 39), s’exclame-t-il. Sa représentation de l’Orient est sans conteste idéaliste, et son sortilège ne se maintient qu’autant que la rencontre sera différée : « Gardons l’illusion ; elle fuit assez tôt. / ... L’idéal tombe en poudre au toucher du réel. » (Id., v. 51 & 63). Il n’est absolument pas anodin - bien avant que Peter Sloterdijk n’affirme que « si les hommes sont là, ils le sont d’abord dans des espaces qui se sont ouverts à eux, parce qu’ils leur ont donné une forme, un contenu, une extension et une durée relative en les habitant »[Sloterdijk 2002 : 52] - que Victor Hugo écrive [2] :
Comme un enfant qui souffle en un flocon d’écume,
Chaque homme enfle une bulle où se reflète un ciel !
...
Voilà tous nos projets, nos plaisirs, notre bruit !
Folle création qu’un zéphyr inquiète !
Sphère aux mille couleurs, d’une goutte d’eau faite !
Monde qu’un souffle crée et qu’un souffle détruit !
Rêver, c’est le bonheur ; attendre, c’est la vie.
Courses ! pays lointains ! voyages ! folle envie !
C’est assez d’accomplir le voyage éternel.
Tout chemine ici-bas vers un but de mystère.
(Les Feuilles d’automne, XXVII, v. 65-6, 69-76)
Cette bulle est une figuration de la sphère idéale où les oppositions se résolvent, celle de l’Orient et de l’Occident notamment, mais aussi celle de l’âme à la recherche de sa vérité. Quelle meilleure image que celle du fleuve pour évoquer cet éternel voyage qui mène au mystère océanique. De même que le Danube lui avait permis d’évoquer la possible union entre Orient et Occident, ce sera le Rhin qui, vers 1840, assumera cette fonction.
Dans Le Rhin (1842), Victor Hugo fait ce que Romain Rolland fera au siècle suivant : il pose cet obstacle naturel en lien entre d’une part, l’Orient incarné par l’Allemagne, et d’autre part l’Occident que la France représente. Dès le début du siècle les Allemands - relayés par Michelet dans son Introduction à l’Histoire universelle (1831) - avaient affirmé que leur pays était l’Inde de l’Europe. Alors que la situation politique a changé et que les puissances dominantes en Europe sont devenues l‘Angleterre et la Russie, Hugo pense que l’alliance franco-allemande est historiquement le viatique pour une réunion des deux parties du monde que seraient l’Orient et l’Occident. César et Charlemagne ont rêvé d’unir Orient et Occident en tenant les rives opposées du Rhin. Contrairement aux Orientales, la figure politique de référence n’est plus Bonaparte mais le Rhin lui-même qui figure, écrit Gabrielle Chamarat, « l’idéal d’une unité de pensée qui ferait se rejoindre les deux parties du monde occidental et oriental, au-delà de leur différence. »[Chamarat 2001 : 30]. Il n’en demeure pas moins que l’image de l’Orient a changé. Claude Millet, qui a étudié Le despote oriental des Orientales à La Légende des siècles de 1859, constate qu’à l’époque du Rhin le despote oriental ne fait plus peur et que l’Orient cesse de fasciner [Millet 2001 : 49 & 52]. En fait, son destin est d’être délivré du despotisme par le rayonnement de la civilisation, si bien que l’Orient semble à Hugo n’avoir plus de présent. Les antinomies demeurent cependant : il n’est pas surprenant de lire que « les peuples ne sont pas tous éclairés au même degré et de la même façon : il fait nuit en Asie, il fait jour en Europe. »[Hugo 1985 : 430]. Si Hugo fait de l’Orient un lieu de ténèbres, contrairement à ce que la Renaissance orientale affirmait, c’est qu’il évoque un autre type de voyage.
Inversion des astres
Il s’agit du voyage de l’Esprit, au sens où l’entend Hegel, et qui va de l’Orient vers l’Occident, des ténèbres de la superstition vers les lumières de la raison, parcours inverse, on l’aura compris, du mythe d’une Inde parfaite dès l’origine. On a déjà un signe de cette conception dans un poème de 1845, L’Amour (Océan, Toute la lyre, XXI) qui nous conte l’histoire d’un caporal cipaye qui vole un diamant au front d’une statue de la « déesse Intra », qui est « monstre, idole » ; le destin de ce joyau est de passer en Judée puis en Occident. Il y avait longtemps - cela datait de son voyage en Espagne de 1811 - que Hugo craignait que l’Orient n’ouvre sur le vide et le néant. Sa charge contre le despotisme turc et russe, dans les années 1840, prenait comme angle d’attaque l’annihilation que le moi y subissait.
Et pourtant l’Inde est valorisée, dès 1843, du point de vue de la métempsychose dans Ecrit sur un exemplaire de la ‘Divina Commedia’ ; en 1854 l’Inde est encore « le pays des âmes » (Océan, v. 24) ; mais dans Ce que dit la bouche d’ombre (1855), si la métempsychose est réaffirmée avec force, Hugo écrit : « « Jadis, sans la comprendre et d’un œil hébété, / L’Inde a presque entrevu cette métempsycose » (v. 334-5). Outre le panthéisme et la réincarnation, véritable « passe-partout que chacun rhabille à sa façon »[Schwab 1950 : 391], c’est en réaction au défi lancé par le baron Eckstein à Lamartine et Hugo en 1827-28 que ce dernier s’intéresse à l’Inde. Le Râmâyana et le Mahabharata avaient fortement impressionné par leur ampleur, et Lamartine n’avait pas tardé à se mesurer à cette démesure : ce furent Jocelyn (1836) puis La Chute d’un ange (1838). La leçon essentielle de la deuxième Renaissance est que « toute l’invention spirituelle, toute la création morale des hommes forme un continuo »[ibid. : 383]. Cette totalisation de l’expérience humaine, que l’on retrouve aussi bien chez Herder et Michelet que chez Hegel, voilà qui inspira à Hugo le projet de ces « épopées successives » que sont La Légende des siècles, Dieu et La Fin de Satan. Il s’en expliquera dans William Shakespeare (1864) où il affirme que les génies, qu’il nomme les Égaux, représentent chacun « toute la somme d’absolu réalisable à l’homme. »[Hugo 1953 : 71]. Aucun Asiatique n’en fait partie, pas plus que des Grands morts (1855, in La Fin de Satan).
L’image de l’Inde dans Dieu ( 1855) et La Fin de Satan ( 1854-60), entre les Contemplations et Shakespeare donc, est sombre. « Dans l’Inde où Satan luit » (La Judée, v. 397), Vichnou est une invention du Malin ; Hugo condamne non seulement le polythéisme des « mornes dieux de l’Inde aux têtes de molosses » (Le Vautour, v. 187), mais surtout ce qu’il juge être l’athéisme de l’Inde (La Chauve-souris, v. 14) quand « Shiva dit : - Dieu n’est pas » (L’Ange, v. 37). Il est vrai aussi qu’en Europe les travaux des indianistes avaient jeté un jour nouveau sur les religions indiennes. Comme le rappelle Roger-Pol Droit, « le mythe de la ‘renaissance orientale’ s’est développé à partir de la seule découverte de textes brahmanistes »[Droit 1992 : 144] qui fondent une pensée de l’Être. Une meilleure connaissance du bouddhisme et sa qualificatiion de ‘culte du néant’ (Victor Cousin) contribuèrent, à partir des années 1840, à ternir l’image de l’Inde [3]. C’est ce que l’on observe chez Hugo, sans qu’une très nette distinction soit faite entre brahmanistes et bouddhistes.
Dès lors, rien de surprenant à ce que les propos de Hugo sur l’Inde dans William Shakespeare soient à la fois empreints de l’admiration que le baron Eckstein avait su lui communiquer et d’une forte réticence, voire d’une répulsion pour les doctrines indiennes. L’attachement de Hugo au ‘moi’ est affirmé dans cet essai sous la célèbre formule : « Le moi latent de l’infini patent, voilà Dieu. »[ibid. : 33] Or l’Inde ne se distingue que par des œuvres collectives qui ont « l’ampleur sinistre du possible rêvé par la démence ou raconté par le songe » : « l’horreur légendaire couvre ces épopées »[ibid. : 73], écrit-il. C’est que ces poèmes « sont pleins de l’Asie obscure » et que « leurs proéminences ont la ligne divine et hideuse du chaos »[ibid. : 73], ce qui rend cette écriture sainte « réfractaire à l’unité » :
Pourtant ces myriologies composites, les grands testaments de l’Inde surtout, étendues de poésie plutôt que poèmes, expression à la fois sidérale et bestiale des humanités passées, tirent de leur difformité même on ne sait quel air surnaturel. Le moi multiple que ces myriologies expriment en fait les polypes de la poésie, énormités diffuses et surprenantes. [ibid. : 74-75]
De cette façon, Hugo tient ces monuments à distance, et les renvoie à l’obscurité de leur naissance où l’Inde retrouve d’ailleurs l’Allemagne : « Quelle ombre que cette Allemagne ! C’est l’Inde de l’Occident. »[ibid. : 75] Plus question désormais d’envisager une union franco-allemande. Derrière l’éloge appuyé du pays de Beethoven, s’annonce la dénonciation des mêmes maux que ceux de l’Inde. Dans L’Année terrible (1872) Hugo s’adresse à l’Allemagne pour lui dire : « comme l’Inde, aux aspects fabuleux / Tu brilles » (Choix entre les deux nations, v. 5). Et en effet, si l’on s’appuie sur Suprématie (1870), poème de la nouvelle série de La Légende des siècles (1877), on peut croire que Hugo est encore sensible au charme de l’Inde, puisqu’il s’agit d’une transposition d’un fragment d’Upanisad. Pourtant, au-delà des incohérences et des anachronismes, il apparaît que le poète, « attiré d’abord par cet absolu védique qui se dérobe, [...] semble en même temps le mettre à distance. »[Le Blanc 2001 : 28]. Si bien que « l’Inde et ses dieux resteront une inspiration isolée, [...] sans grande conviction »[ibid. : 29]. L’attitude de Hugo est semblable à celle de nombreux contemporains qui s’inquiètent de la diffusion du ‘culte du néant’ bouddhique, où se mêlent, c’est selon : matérialisme, athéisme, voire polythéisme. ‘L’Inde de l’Europe’ est alors en première ligne, grâce à Schopenhauer, bien sûr, mais aussi à Eduard von Hartmann, auteur de L’Autodestruction du christianisme et la Religion du futur (1874) et à propos duquel Hugo écrit : « à cette heure un Allemand proclame / Zéro pour but final et me dit : - O néant / Salut ! » (France et âme, 1874, v. 56-8). Tout au long du siècle le destin de la Renaissance orientale aura été lié à celui de l’Allemagne, et l’enthousiasme de Victor Hugo à l’endroit de l’Orient aboutit à ce vers : « Ta sombre sphère / C’est la négation » (Le Poète au ver de terre, v. 25-6).
Conclusion
Comme en d’autres domaines, Victor Hugo résume son siècle à l’égard de la Renaissance orientale. Il est entré en littérature comme héritier, parmi d’autres, d’une représentation pluriséculaire et idéaliste de l’Orient, et comme contemporain d’une ouverture inégalée à l’altérité asiatique. Tant que cette Asie prenait les atours idéalistes de l’Orient, Victor Hugo céda à l’espoir d’unité promise par la seconde Renaissance. Mais, au fur et à mesure que l’étrangeté de l’Orient, cette bulle de savon aux fascinants reflets, laissait place à la déroutante altérité de l’Asie indienne, l’enthousiasme se mua en horreur glacée.
Pour la perspective qui nous retient plus particulièrement ici, celle des voyages, nous pouvons considérer qu’ils sont au nombre de quatre. Le voyage en Espagne de 1811-1812 d’abord, qui peut être tenu pour la matrice de la représentation hugolienne de l’Orient fondée sur l’attraction, la répulsion, le manque et l’absence. De l’absence de Léopold père à la mort en bas âge de Léopold fils de Victor, la nature des voyages en Orient se modifie et c’est la métempsychose, voyage des âmes, qui retient l’attention de Hugo. Le troisième voyage dont il est question est celui de l’Esprit : en passant au fil de l’Histoire de l’Orient à l’Occident, l’Esprit humain s’élève et quitte les ténèbres pour la lumière. Le dernier voyage enfin, sans lequel Hugo et le XIXe siècle n’auraient pas connu l’inflexion majeure que leur imprima la Renaissance orientale, est celui des textes sacrés de l’Asie et de leurs traducteurs : l’Avesta (Anquetil-Duperron, 1771), quelques Upanisad (le même, 1785), la Bhagavad-Gîta (Wilkins, 1785), Sacountalâ (Jones, 1785 ; Chézy, 1830), le Râmâyana (Chézy, 1814, frag. ; Fauche, 1864), les Veda (Rosen, 1830), que Victor Hugo a connus par Fouinet, Pavie, Eckstein ou la Revue des Deux Mondes. Ainsi ces textes ont-ils contribué au formidable élargissement de l’œuvre de Hugo sans lesquels tout un pan en serait probablement absent.