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A la recherche de la langue perdue : La marche périlleuse de Richard Millet 

mardi 6 janvier 2004, par Pierre Campion

À la mémoire de Patrick Le Dantec et Annick Delamarre-Leroy

Longtemps dans ce roman le nom de Proust demeure invisible et caché, ou à peine suggéré : jusqu’à ce qu’il paraisse enfin, en plus grande évidence, signant l’exergue de la troisième partie (p. 439 !). Cependant, presque à chaque instant, le narrateur en son soliloque évoque celui de la Recherche du temps perdu ; Siom et Villevaleix suggèrent invinciblement Méséglise et Guermantes, les grands-tantes, la grand-mère et la mère nous rappellent certaines autres femmes tutélaires et la jeune maîtresse fait penser à Albertine ; les références à la musique et la lecture et l’écriture informent le propos ; l’obsession du temps structure la parole et la pensée ; la réflexion sur l’esthétique investit le récit : d’une certaine manière, et après tous ses livres qui ont arpenté déjà les hautes terres limousines et les destins des Pythre, des Lauve, des sœurs Piale, Richard Millet paraît livrer maintenant la somme de son univers imaginaire : son sol mental, ses jeunes femmes en fleurs, la figure, les exaltations et les fautes de son narrateur, autant dire son Temps retrouvé. (L’autre versant de Millet, encore plus implicitement suggéré : Faulkner, le comté de Yoknapatawpha, le climat du Sud mais retourné en son contraire glacial, les idiots magnifiques…)

Sans doute le risque d’évoquer Proust a-t-il été pris consciemment et assumé. Pourquoi pris malgré tout, et comment assumé ? La formule du problème devrait pouvoir se lire dans la solution complexe, ambiguë et fragile qui lui fut apportée.

Au péril de la nostalgie

Si la nostalgie est l’un des thèmes les plus classiques dans la littérature, elle ne manque pas de plomber beaucoup d’œuvres. C’est que cette passion triste se nourrit habituellement de toutes les complaisances et alimente toutes les impuissances.
Or ici, apparemment, et liée aux opinions politiques conservatrices sinon réactionnaires du narrateur et de sa famille, règne la nostalgie de tout : des lieux et des personnes, d’un mode de vie à l’ancienne, de la littérature (quand écrivaient Bernanos, Mme de Sablé et Mme du Deffand, ou même, dernièrement, Bachelard et Merleau-Ponty), surtout de la parole et de la langue françaises (celle-ci devenue « une langue sans niveaux, imprécise, vulgaire, oublieuse de son histoire, de son vocabulaire et de ses possibilités grammaticales »), quand la parlaient tout entière et purement, en même temps que leur parler occitan, des femmes désormais mortes :

"La langue de Mme Malrieu était d’une extraordinaire richesse ; elle n’hésitait pas à recourir aux mots de la terre, du patois et aux régionalismes ; ce qui, enchâssé dans une syntaxe très pure dont les articulations complexes semblaient obéir autant à sa respiration qu’à la grammaire, donnait à ce qu’elle disait l’apparence d’un texte littéraire, sans qu’on puisse dire qu’elle parlait comme elle écrivait, puisqu’elle n’écrivait pas et qu’on était en un temps où l’écrit avait encore le prestige de la vérité, et où n’importe qui ne se mêlait pas d’écrire, Mme Malrieu appartenant en outre, par ses origines et par son ancien métier d’institutrice, à ces gens pour qui parler relève non pas de la vanité sociale ni d’un prurit psychologique mais d’une morale du goût." (pp. 392-393)

(Sauf erreur de ma part, le mot de culture n’est jamais prononcé. C’est que cette notion précisément nous sert, exaltée ou plainte, ou montée en exception, à masquer à nos yeux la chute de la langue et de la littérature.)

Cependant on chercherait vainement ici et dans Richard Millet en général, les illusions habituelles sur les temps anciens et ce désir affiché par nos contemporains de vivre comme en 1850 tout en bénéficiant du confort des années 2000 : rien de moins facile et heureux que cette période du premier vingtième siècle sur ces hautes terres.

Et puis surtout : si, « comme les eaux de la Vézère qui continue à couler dans son lit au fond du lac de Siom » (p. 395), le fleuve de la littérature française, pour peu qu’on travaille à son augmentation et approfondissement, peut toujours rouler vivant son flux sous la masse des productions indifférenciées, eh bien ! quelqu’un peut s’essayer à écrire quelque œuvre, activement et positivement, en pensant probablement à celle de Proust mais sans en être vraiment intimidé, entendons sans chercher ni consentir à récrire celle-ci mais sans en être non plus empêché : ce que fit Proust pour lui-même et pour tous n’exonère personne qui s’en sente le désir et la capacité de le faire à son tour et selon lui-même, différences notées et précautions prises.

Au rebours du mouvement de la nostalgie, qui s’imagine que le chemin vers le passé peut être remonté, et qui s’y perd, la conviction de Richard Millet se mobilise à instituer son monde et le mouvement de ce monde dans l’univers de la littérature réelle, quitte en effet à cheminer au bord d’un précipice et dans la crainte souvent, on peut le penser, d’y tomber. « Témoigner pour ces gens et ces choses comme personne ne l’avait encore fait » (p. 456), évoquer les choses et les êtres qui nous entourent comme des ombres vivantes, écrire la langue qu’ils parlent, c’est une tâche toujours pressante, car « il ne reste plus que l’art pour les connaître vraiment, les réinventant, les rendant de nouveau présents sans les donner en pâture à la nostalgie » (p. 393) :

"Je n’ai pas le culte étroit et nationaliste des morts, et la sorcellerie, la nécromancie, l’occultisme me semblent des activités risibles ; mais l’écrivain se doit à ce qui a disparu, l’écriture étant, plus encore que l’art du légiste et celui du cinéaste, le seul lieu où donner la parole aux disparus, c’est-à-dire leur rendre justice. " (p. 562)

Ainsi se prit par Richard Millet, il y a déjà longtemps, et persiste chaque jour la décision d’écrire qui donna des livres, en donne encore un aujourd’hui et, peut-être, qui sait, n’en donnera plus demain (car les écrivains, eux, savent bien que les livres ne sont pas écrits d’avance). Encore y fallut-il toute une histoire, ici racontée sous un certain point de vue : la naissance d’une vocation.

Le monde tel qu’il s’écrit

C’est un enfant sans père, le dernier des Bugeaud, dont la mère, Solange Sarroux, professeur d’allemand, était le plus souvent absente, ayant rejeté d’emblée cet enfant dont elle avait accouché à Siom, au début des années cinquante pendant que le voisin, à côté, égorgeait un cochon, et ne revenait que rarement et brièvement au pays, généralement pour se plaindre de son fils et s’en occuper le moins possible. Cette mère elle-même, que sa mère, Louise, avait déjà dû priver de son propre père, rongé par les gaz de le Grande Guerre et par le vin, avait été élevée par ses tantes Marie et Jeanne, lesquelles, formant avec Louise le trio des « Bugelles », élevèrent à son tour son enfant, successivement : Marie à Siom et, quand Marie fut morte en 1959, Louise, sa grand-mère, à Villevaleix et, enfin, après la mort de Louise en 1968, à Siom de nouveau, Jeanne, de beaucoup la plus jeune des trois sœurs et la seule encore mariée (mais restée sans enfants), à un homme falot encore que splendidement nommé Étienne Berthe-Dieu.

Devenu écrivain, c’est lui le narrateur qui, au début de nos années 2000, raconte cette histoire à une jeune maîtresse, de près de trente ans sa cadette, lui expliquant cette position singulière d’un garçon élevé par cette génération d’aïeules et de fait le dernier d’une lignée de notables paysans-commerçants un à un disparus, plutôt mal vus en leur pays, mais dont il ne porte pas le nom (omettant le nom de son père, que l’on paraît pourtant connaître, on l’appelle simplement de son prénom, Pascal, parce que né dans l’espoir du dimanche des Rameaux, ou bien encore on le surnomme, à la faveur des mesquineries et vengeances et prétextant sa naissance, ses yeux bleus et la profession de sa mère, ou tel incident auquel il a été lié, tantôt le frère ou le fils du cochon, tantôt fils de Boche ou même le fils de la vipère, lui se voyant plutôt comme le fils d’un bélier astrakan, car il aurait aimé se lover dans le manteau de sa grand-mère comme dans la peau chaude et protectrice d’un animal abattu), et auxquels, perdu dans les livres, les rêveries et le silence, il ne donnait pas lieu d’espérer jamais une descendance, lui qui, selon sa propre mère, « finirait fadard à force d’habiter les mots. » (p. 149)

Suivant le double principe de dresser en trois grands tableaux les périodes de ses trois séjours et d’imprimer à ces évocations la dérive temporelle de trois âges (petite enfance, enfance et adolescence, l’année des seize ans), le soliloque du narrateur constitue la fiction fondamentale de ce récit. Il fallait donc écrire cette parole supposée, telle qu’elle s’adresse à Marina (prénom, langage et manières sexuelles d’époque, mais née dans une famille de Meymac et venue à lui, lui raconte-t-elle, par la lecture de ses livres), une parole animée par le désir d’elle et par le pressentiment de bientôt la perdre - c’est-à-dire donner à ce qui ne s’écrit pas le mouvement et la vie particuliers de l’écrit, par la médiation supposée de ce qui se parle de manière fragile dans l’obscurité des chambres. (C’était bien la formule de la Recherche, mais celle-ci se parlait à et dans l’absolu.) Idée forte certainement, car le désir, lui, demeure toujours vivant quelle que soit la personne vers laquelle il se porte. N’était que la figure de Marina pâlit quelque peu d’être ainsi le prétexte transitoire de la fiction, au regard des femmes tutélaires et même des jeunes filles qui jalonnent chacune de son léger et prégnant souvenir les initiations de l’adolescent.

De « Siom » donc, le climat plutôt chaud de Marie, des superstitions et des terreurs enfantines, à « Sion », royaume de Jeanne et colline du salut, par « Villevaleix », domaine de Louise, le plus souvent glacial, chargé des expériences noires de l’enfant et de la famille Bugeaud, on avance à travers des images organiques (par exemple la correspondance entre le labyrinthe des caves et greniers dans la demeure de Siom ; le Labyrinthe de tranchées du Pas-de-Calais où le 25 septembre 1915 tomba Antoine Foly, le mari de Marie, et auquel celle-ci descendit à la recherche de son cadavre ; et puis celui où Phèdre aurait aimé descendre) et, par le jeu soigneux de préparations allusives, on parvient à des explications attendues ou à des événements décisifs (ce que peut bien signifier ce mot limousin de « gourle » ou bien quels sont ces visiteurs nocturnes qui terrorisèrent Louise et Solange, ou bien qui était à peu près le père, on le saura le moment venu), traversant des massifs narratifs saturés de réflexions où reviennent les obsessions conjointes du mal ; du déclin et de la mort ; de l’amour, de la langue et de la littérature, celles-ci fournissant la basse continue de la narration. Car les noms des écrivains et artistes forment la toile de fond (celui de Bernard de Ventadour, la nouvelle de la mort de Maurice Blanchot en février 2003, les lectures de Bernanos faites à haute voix à Mme Malrieu, la rencontre de Kenzaburo Oé regrettant que la langue française ne soit plus « portée par un noyau d’auteurs incontournables » (p. 376) et celles que tels des personnages font, fugitivement, de Malraux en colonel Berger ou de Simone Weil à Londres en 1941, ou encore de Poulenc, de Françoise Sagan, de Félix Leclerc et de Jeanne Moreau), mais aussi certaines séquences et inflexions venues des œuvres et mémorisées inconsciemment dans la langue du narrateur et de ses personnages : cadences de Chateaubriand, de Bossuet et de Proust, telle image de Victor Hugo survenant sous une autre attribution dans la prose du petit discours que l’une de ses amies prononça à l’enterrement de Louise (« Hélas ! c’est notre destinée : tout aboutit à la mort. Noir verrou de la porte humaine. Ainsi a parlé monsieur le curé-doyen, en la petite église de Siom si chère au cœur de Mme Sarroux » p. 435), tel hommage à la Rochefoucauld et à certain tableau de Courbet (« On savait que, comme le soleil, comme l’origine des origines, la mort ne se laissait regarder qu’au crépuscule, ou en songe », p. 492), certaines réminiscences de Britannicus dans l’évocation de la nuit de l’été 1941 où les maquisards de Guingouin pénétrèrent dans la maison de Louise :

"[…] la porte ébranlée, les voix d’hommes, l’éclat des armes, Louise et Solange Sarroux arrachées au sommeil et amenées en chemise dans le magasin, les cheveux défaits, devant ces hommes qui sentaient la forêt, la poudre, le fer, la sueur, le vin, la nuit noire, et qui se taisaient devant ces femmes - les premières femmes qu’ils approchaient depuis des semaines, comme s’ils n’étaient pas là pour autre chose, avaient-ils sans doute pensé avant de braquer leurs armes sur la plus âgée et que l’un d’eux, le béret crânement vissé sur la tête, le plus laid aussi, eût ordonné à Louise de leur remettre les clefs de la maison, et non seulement celles du magasin mais celles du coffre-fort ou de l’endroit où elle serrait ses bijoux et ceux de la demoiselle, avait-il ajouté en approchant sa mitraillette de la tête de ma mère." (pp. 288-289)

Ainsi mise en abyme, la littérature française brille en des portraits et en des scènes, les uns et les autres souvent de loin préparés, comme celle justement des maquisards ou celle du combat entre le narrateur et le fils Brigouleix qui l’a traité de fils de Boche, Pascal se saisissant d’une vipère pour en menacer son ennemi au visage, ou encore celle où l’on voit Mme Malrieu, cette amie de sa grand-mère qui l’emploie à lui lire José Cabanis ou Bernanos, lire en retour à son jeune lecteur des pages de Julie de Lespinasse, parmi lesquelles cette lettre à l’unique phrase : « Mon ami, je souffre, je vous aime, et je vous attends », envoyée au marquis de Guibert et datée « de tous les jours de [sa] vie » (p. 398), - laquelle vieille dame n’hésitait pas, quelques pages plus haut, à reprocher à ce jeune lecteur, elle avec colère, de n’être pas venu la voir au jour habituel pour cause de maladie.

Cette marche du narrateur dans sa vie, par un discours imaginaire et ordonné, s’achève avec la transformation ironique mais vraie de Siom en colline inspirée et en Jérusalem aux saintes femmes de la Passion (Siom fidèle enfin à la juste prononciation de son nom !), par la traversée de l’univers désolé des Allagnac à Neuvialle (deux mois de vacance dans « un monde encore plus rude, plus arriéré que celui de Siom ») puis d’une année de basse domesticité passée au service des Berthe-Dieu à l’Hôtel du Lac. C’est la période étrange, occupée non pas à la première année du lycée mais à servir les clients au restaurant ou au café, à la garde solitaire des troupeaux et à la vie dans l’étable, à tuer les petits chiens et chats en trop, à côtoyer familièrement l’animalité des poules et des vaches et en soi-même, dans le temps même où on lit Powys, Tolstoï, Hamsun, Steinbeck : à faire l’ascèse d’une abnégation de soi dans la solitude et le froid. Et, à la fin de ce séjour, quand sa mère viendra le chercher pour l’emmener à Paris, elle lui dira qu’elle l’avait ainsi abandonné à cette expérience « pour qu’[il se rende] compte que la vie est bien autre chose qu’une poignée de songes » (p. 604).

Mais justement et comme pour la démentir, pendant que se précipite la chute de la maison Bugeaud, l’écrivain naît à lui-même. Installé à la table où Françoise Sagan, de passage, s’était assise (et où un jour Marina, pour la première fois, âgée de treize ans et accompagnée de son père, le verrait), il écrit, rude et bon apprentissage, pour le compte de Jeanne les nouvelles de Siom qu’elle envoie aux feuilles locales. Puis la vieille Mlle Sazerat (ce nom, échappé de chez Proust !) remarque le talent de sa parole (« Mon Dieu ! comme il s’exprime bien ce Pascal ! »). Ayant à la porter dans ses bras le jour qu’elle s’est évanouie à la table du restaurant de Jeanne, il prend sa décision :

"Je repris le service, tout en continuant à penser à ce qui se faisait jour en moi : j’étais peut-être appelé à me faire le porte-parole, le scribe, plutôt, de ces vies sans éclat, silencieuses, banales, invisibles, souvent tragiques. Oui, me suis-je dit, cet été-là, tenant contre moi le corps inanimé de Mlle Sazerat, tout comme en regardant vivre Jean Pythre, Désirée Allagnac, les gens de Siom, de Villevaleix, de Neuvialle, des Buiges, tant d’autres encore qui peuplaient le haut plateau limousin, à la fin des années 60, oui, j’attendrais qu’il me soit donné, à moi, la grâce d’écrire ces vies, toutes les vies, à commencer par celles de Marie Foly, de Louise Sarroux, de Jeanne Berthe-Dieu, que j’ai vue redescendre de la chambre de la vieille demoiselle, ce jour-là, pour se rendre aussitôt dans la salle en disant à la cantonade : "Elle va mieux ; mais ça ne mange rien : comment voulez-vous que ça ne s’ébouille pas comme un vieux mur !" "(pp. 559-560)

Encore lui faudra-t-il passer par une tout autre épreuve dans le cimetière, sur les hauts de Siom, quand les morts, par son dégoût allant au malaise, lui signifièrent violemment leur froide colère et que leurs cadavres le rejetaient d’ici en faveur du seul lieu d’où ils l’observaient, lui parlaient et lui demandaient quelque chose : sa mémoire et sa pensée à lui, son corps même. Cependant, il se passera encore beaucoup de temps avant que l’écrivain, un jour, sur l’avis de Marina, se sépare de la photo de Proust sur son lit de mort, qui tenait encore trop au cadavre, et substitue à ce fétiche, pour couronner en vérité le troisième temps de son propre récit, une phrase de la Recherche, celle selon laquelle, en effet, « peut-être la résurrection de l’âme après la mort est-elle concevable comme un phénomène de mémoire ».

La prose de Millet

La phrase de Richard Millet ! C’est l’unité première et dernière de sa mémoire, de sa pensée et de son style.
C’est la protestation de fidélité adressée aux « […] survivants d’un monde disparu, ultimes veilleurs d’une langue également en train de disparaître, coupée de son origine, déjà trop difficile au commun des mortels, disait-on encore, non seulement à cause de la longueur des phrases et du jeu des subordonnées, mais aussi des modes, des temps, d’une tonalité, d’un phrasé français, toutes choses déplaisantes à l’esprit contemporain, car elles les obligent à lire vraiment, à faire appel à cette forme de regard où l’œil est l’auxiliaire de l’oreille interne, disait ma mère, […] » (p. 160).

Cette phrase ardue à son lecteur, justement que parce que celui-ci doit intérioriser imaginairement le mouvement de ce récit rendu « au grand récit originel dont toute langue garde le trésor mais dont les hommes perdent peu à peu le goût » (id.) : coupée d’incidentes et notamment de parenthèses, hérissée de subordinations et d’appositions, disjointe et rejointe à tout instant, et cela sur plus de six cents pages ! Sans cesse obligé de revenir en arrière puis en redescendant le cours, ce lecteur par lui-même rêvé et constitué constate la parfaite grammaticalité de la phrase, établit les nécessités lexicales et syntaxiques du sens littéral, et repart, avançant de chapitre en chapitre et de massif en massif à travers ce mime mental d’un long voyage dans les halliers de la forêt corrézienne, saisi par la chaleur ou le froid des saisons, par l’impression de l’égarement et par l’étouffement d’une extrême solitude.

Mais sans perdre un instant le sens des grandes masses ou plutôt par lui constamment informée, la narration procède pas à pas dans l’énonciation des souvenirs. Elle va contre la fatigue et avec elle, contre elle-même et au plus près d’elle-même ; elle va contre la langue et avec elle - notamment contre la syntaxe et l’exaltant, par toutes les sortes de la construction et de la ponctuation. Temporisant comme le Fabius des vieux Romains, cette prose, qui devrait bientôt fournir aux préparateurs de l’agrégation des Lettres classiques maint prétexte à exercices de thème latin, vainc les réticences et résistances de la conscience et de la pensée, de la pudeur même ; elle fait donner ce livre-ci contre tous les autres du même auteur, Marina, après l’amour « m’écoutant lui dire, à sa demande, ce que mes livres passaient sous silence » (p. 511) ; instituant en phrases le passé, elle combat l’oubli.

Vers la fin, en effet, à la demande de sa jeune maîtresse et rejoignant ainsi d’un coup l’âge actuel de l’écrivain à ses enfances, le narrateur en vient à lui raconter l’épisode de leur première rencontre d’il y a dix ans, un jour de Toussaint, dans le café-restaurant de Jeanne, épisode jusque là totalement oublié de lui, qu’il réinvente sous la pression de son désir à lui et de son plaisir à elle, en se le rappelant maintenant et en le lui faisant entendre dans la langue et selon les phrases qu’il disait jusqu’ici pour sa vie bien plus ancienne, - à son ravissement à elle, suppose-t-il, (d’entrer ainsi dans la vie rêvée de son écrivain) et à sa surprise à lui certainement (de retrouver en effet ce jour en sa mémoire, exactement : miracle de ce divan, s’il était le moindrement informé de psychanalyse), tout cela culminant en une phrase de quarante-deux lignes, dont je retiens ici la fin, non seulement pour suggérer une fois encore une idée sensible de cette prose mais aussi pour donner à entendre certaines tonalités d’ironie qui ne trouveront leurs vraies valeurs que plus de cent pages plus loin, à la faveur du dénouement :

"[…] ; mais c’est un souvenir qu’il me faut réinventer avec elle, opérant d’une façon totalement inverse de celle des archéologues qui reconstituent tout entière une statue à partir de quelques éléments de pierre retrouvés dans les sables : il me fallait, moi, dépouiller Marina de ses traits et de ses formes parfaites d’adulte pour tenter de revoir l’adolescente d’autrefois en sa beauté imparfaite, ce qui n’est possible que dans l’amoureuse pénombre où son corps ne m’apparaît que fragmentairement, lorsque le plaisir rend son visage à quelque chose d’infiniment jeune, de pur, d’innocent ; et je me revoyais, moi, dix ans plus tôt, dans les traits et l’allure que j’avais à l’époque, au fond de cette salle mal chauffée allant à mon insu à la rencontre de cette quasi-enfant qui disait m’avoir aimé d’emblée et qui m’avait laissé le temps d’apprendre à l’aimer sans que je le sache, un peu comme ces graines retrouvées dans les tombes royales de l’ancienne Égypte et qu’on a pu faire germer trois mille ans plus tard ; ce qui m’incite à me demander si le plus beau, le plus fort de l’amour n’est pas dans l’ignorance où nous sommes souvent de ce que nous éprouvons et dans l’innocence que nous recevons de cette ignorance." (p. 515)

La phrase de Richard Millet adhère à l’infiniment complexe et développable, à la « grande prose du monde » (p. 461), concrétisant l’idée qu’en donnèrent diversement Hegel et Merleau-Ponty, c’est-à-dire en subsumant, en esprit et en vérité, la matière de son monde sous le nom de son style. Par là elle sollicite le lecteur, elle en appelle à sa connaissance intériorisée de la langue française, et aussi à des vertus de patience, de scrupule, d’honnêteté avec soi-même, toutes vertus censément de l’ancienne France en Limousin, qui n’excluent pas évidemment, bien au contraire, certaine ruse qu’on doive mettre à saisir une pensée rien moins que naïve, ni la connaissance par et en soi-même de l’inhumanité : de la trahison, de la brutalité et de la chiennerie, de la manipulation, du goût du meurtre et de la tentation de s’effacer… Elle en appelle donc au vrai lecteur qui, pense le narrateur, est en train de disparaître, comme la France ancienne, comme sa littérature et comme sa langue.

Au défaut de la narration

Cependant…

Les toutes dernières pages du livre font coup de théâtre. En fait Marina, explique-t-elle finalement, était venue auprès du narrateur de la part de sa propre mère, cette Geneviève Broussas morte récemment, cette condisciple de collège qu’il avait distinguée un jour puis oubliée. Lui jetant cette vérité, Marina le quitte sur-le-champ. Ainsi cette impression d’exhaustivité et de souveraineté que le narrateur avait cru acquérir au fil de sa narration et qui l’avait enivré au point de lui faire croire qu’il réinventait à mesure, pertinemment et exactement, la scène de Marina et de son père le regardant dans le café de Jeanne (leur aparté et jusqu’à leurs pensées, bien différentes en fait), cette toute-puissance était-elle pure illusion, et cruellement exploitée.

Bien sûr, on pourrait penser que cette fin romanesque est rapportée, et cette hypothèse doit être formulée, puisqu’il n’est pas d’écrivain qui soit à l’abri de l’erreur, de la faute et de l’échec, Richard Millet comme tout autre. Mais en fait le doute ainsi jeté sur l’ensemble de ces remémorations et sur le principe de confiance qui les faisait vivre et lire atteint le narrateur-écrivain et non pas - ou pas directement, ou plutôt comme une réserve et un avertissement ironiques adressés au lecteur, et à lui-même - l’auteur de ce livre, Ma vie parmi les ombres, dont le titre même revêt après coup le ton d’une distance. Si la scolarité au collège des Buiges échappait si étrangement au récit, c’est parce qu’elle recèle cet épisode effacé, une zone de mémoire par là tout entière éludée, un angle mort de la vision où ne puisse pas résider l’ombre de cette femme. Cela pour signifier sans doute certaine outrecuidance de tout écrivain déjà avancé dans son œuvre et les périls où le mettent son expérience et son âge : de croire qu’il a fait maintenant la somme exacte de sa vie en esprit et en vérité, de prendre une jeune fille et l’amour comme le moyen momentané de son art, de supposer en toute tranquillité que cet amour peut désormais finir, puisque sa narration et en somme son livre à lui sont achevés - comme s’il suffisait de parler quelque phrase pour qu’elle soit écrite. Mais cette jeune fille le devance, juste après (minuscule incident) qu’il a moqué le pléonasme qu’il trouve dans le nom de la Bibliothèque nationale de France, dont les mille vitres un matin brillent devant eux (p. 609). Sur le moment, il a bien senti que ce mot d’écrivain arrivé est de trop pour leur amour, mais il ne savait pas encore pourquoi. Du danger de se prendre pour le roi de « l’interrègne où les voix des vivants se mêlent à celles des morts. » (p. 549)

C’est le moment pour le lecteur de se rappeler certains avertissements concernant Marina, et aussi tel ou tel moment d’agacement qu’il a éprouvé à l’égard de ce que ce discours du narrateur avait de péremptoire et parfois de convenu, de trop éloquent et de trop proustien (de trop littéraire…), de trop fier de noms connus, de dévotieux à l’égard du passé et de trop nostalgique encore. Depuis le début et non obligé à son personnage, mais non sans ironie pourtant à l’égard de lui-même, Millet laissait venir une vérité : que tout est choix et décision dans l’écriture, mais, corrélativement, que toute décision, si audacieuse qu’elle soit et si séduisante, traîne avec elle, dans l’écriture et en général, des facilités et des complaisances, et ces illusions qui relèvent de l’impossibilité où le héros se trouve d’en connaître et le point aveugle et les suites, au moment où il la prend. (Si bien que, choqué d’abord par ce dénouement, on est ensuite tenté, le reportant sur toute l’histoire, de concentrer en lui le sens et la beauté du livre. Danger !)

Notre moment (notre modernité) vit spécifiquement la perte du temps : pour la première fois depuis longtemps, il emporte des êtres et des choses qui se perpétuaient jusque là les uns dans les autres ; la langue française et le parler limousin ; deux littératures ; et un mode immémorial de la vie : autant dire tout. Mais, quand on veut écrire la perte du temps, on rencontre nécessairement la Recherche. Soit on côtoie Proust, et l’on tombe dans le pastiche ; soit on passe par lui, et l’on s’y perd, - si l’on ne trouve pas un biais ironique, par exemple celui d’un narrateur qui se prendrait pour celui de Proust et néanmoins serait très demandé comme conférencier et comme amant. Mais il ne s’agit pas vraiment, ou pas purement, ou pas simplement de défier Proust, car il ne s’agit pas de la même perte : là où la Recherche visait à établir un sujet absolu et son monde pour un genre d’éternité, Ma vie parmi les ombres évoque la débâcle du monde lui-même tel qu’il s’était conservé tout entier sur le plateau glacé de la haute Corrèze, et comme la vit un être relatif et par elle emporté. Millet, plutôt à l’instar cette fois de Baudelaire, évoque la perte actuellement de l’éternité et le triomphe du transitoire.

Au défi qu’il assume ainsi, il convient sans doute de répondre à Richard Millet, dans la mesure du possible, par celui d’une lecture complète et qui ne croie pas avoir, à un moment, tout saisi. Ainsi sa prose, pourvu que patiemment on l’assume à son tour, démentirait-elle l’espèce de désespoir de l’auteur, garantirait son livre de toute complaisance, et nous assurerait à la fois que le conflit que l’humain entretient avec le monde et avec lui-même n’est pas seulement le fait d’une époque retardée et d’un lieu reculé - le vingtième siècle en haute Corrèze - et que la littérature n’en a pas encore fini avec la réalité de ce qui fut et de ce qui est.

P.-S.

Richard Millet, Ma vie parmi les ombres, roman, Gallimard, 2003, 632 pages.

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