La Revue des Ressources

Adieu 

jeudi 26 février 2004, par Anna Sprengel

…et même la rue, sombre rue salie par la nuit, la rue embourbée de papiers gras et de mégots écrasés l’avait répudiée, refoulée jusqu’à sa porte, elle, l’étrangère, que plus rien ne concernait. La foule ne voulait plus de son corps contrit ; les conversations s’achevaient, les talons claquaient et sonnaient le glas, et les voitures sommaient qu’elle s’en aille : chaque fois elle s’éloignait des néons, qui n’attiraient plus son regard, qui ne pouvaient plus éclairer son visage blanc décomposé. La rue pavée d’hostilité l’avait refluée jusqu’au gris de l’immeuble, jusqu’au plus profond de ses pensées, et les pavés restaient impassibles, et les feuilles mortes que les platanes avaient abandonnées s’enfuyaient sur son chemin, comme ses pas patiemment la guidaient, mais allaient moins vite que son corps effacé - comme son ombre se froissait, d’aller au-devant de ses pas…- N’est-ce pas ainsi que la vague se gonfle d’amertume, et au hasard se jette, éperdue, à l’assaut des rochers ? En vain. Passés les graffitis énervés, son ombre s’est engouffrée dans le hall, dans l’escalier ; comme elle tâchait de la rattraper, elle a suivi les nervures sales du parquet, jusqu’au tapis piquant, qui défendait sa porte couleur dimanche morose, qui est restée fermée sur elle-même, dure et froide. Etrangère, elle s’est heurtée au gris hostile.

Sa porte restait impassible malgré le fracas ; les murs autour se contractaient, se fripaient, formant des fissures qui l’empêchaient d’aller plus loin, au-delà des souvenirs qu’immanquablement elles suscitaient. Elle se heurtait à une image, vague, mangée par d’autres images comme : les fleurs, mortes et séchées, qu’ils avaient si longtemps conservées ; cette photo de lui, enfant, sur laquelle il semblait dire, adieu ; et la bague d’argent et de jais, aussi qu’elle n’avait jamais eue. Comme son image en forme de portrait la heurtait, comme la porte absorbait de lui ce qui débordait, et l’afflux des cris, des crises, des larmes - de joie, ces joies, les dernières, avec lui partagées, ce qui ne les avait pas morcelées, mais augmentées ; comme c’est étrange, que les portions d’une chose puissent être plus grandes que cette chose même, que lorsque les choses naissent elles contiennent déjà leur fin - en elle, sa voix (adieu faisait un bruit de chute), et son regard déjà loin ; les clameurs grises dont ses poumons s’emplissaient voulaient sans cesse s’échapper, mais ses pores restaient fermés.

Comme les vagues se heurtent aux rochers irascibles, guettent les failles, mais ne peuvent jamais s’y engouffrer : ils se dressent, sûrs d’eux-mêmes, et rien ne peut les perturber. N’est-ce pas ce pourquoi ils sont gris, et la raison première qu’il ne sert à rien de pleurer, ni de crier, ni de les attendrir ? Les mots n’ont jamais altéré leur matière ; les mots sont d’impossibles clés, ou bien ils ouvrent des brèches par lesquelles jaillissent des flots de tristesse, de regrets, les images fluides d’un bonheur évaporé, et quels sont les mots, alors, pour dire qu’on n’arrive plus à dire, que son cœur est noyé ? Les mots eux-mêmes sont englués dans la gorge, les phrases sont trop chargées…Certainement elle était faite de mots intimement canalisés par ses veines, qui bouillonnaient dans son ventre, qui ne trouvaient jamais à s’échapper, malgré la pression qu’ils exerçaient.

La lumière du couloir s’est éteinte au fond d’elle-même. Elle se heurtait à sa porte, qui ne voulait pas qu’elle aille au-delà : c’est ainsi que les vagues se retirent, sont refluées au loin. Elles cherchent d’autres rivages, lasses, elles fuient les rocs gris qui pourtant constituent la fin de leur voyage. Elles fuient et continuent ailleurs leur destin. Elle est partie, et sans doute ce fut sa seule lumière : que pouvait-elle voir d’autre ici que sa fin ? Elle est partie plus qu’elle n’allait quelque part, en tournant le dos au papillon d’Afrique épinglé, qu’elle savait résigné à flétrir toujours dans l’entrée, mais qui, de lui ou d’elle, abandonnait ? Derrière elle, quelques images du passé flottaient, comme son ombre se détachait : le blanc épais de la lumière que les rideaux n’avaient pas volé ; le cuir, noir, de l’album du naufrage. Devant elle : les escaliers l’invitaient à chuter, le long de sa dernière descente. Car pour gagner la sortie, il lui fallait d’abord emprunter ce bout de chemin qu’ils avaient si souvent parcouru ensemble. Il fallait pour commencer retracer leur destin, et pourtant elle n’y voyait pas les indices de la fin.

Adieu, avait-il dit, que cela résonne longtemps dans la cage d’os et de sang où elle vivait ; et chaque pas lourd du passé l’emportait loin en elle, sur une mer agitée, où elle manquait toujours de se noyer. Aussi le hall lui a paru froid, comme un endroit d’où il fallait vite partir, et le crépi hérissé lui rappelait les mauvais courriers, quand il y en avait, et l’attente anxieuse d’un sentiment condensé dans une lettre, quand il y avait songé, quand son corps tout entier l’appelait, mais enserré chez elle, dans sa chambre, dans ses rêves d’enfants que jamais elle n’aurait. Le hall n’était pas fait pour y rester : un temps elle a hésité, arpentant les carreaux du sol sale à la recherche d’un endroit où aller, où elle pourrait cacher sa peine, sa solitude méritée : la nuit s’offrait.

Adieu, ont dit les maigres arbres alors, seuls au milieu du parking ; ils étaient balayés sans grâce par le vent du nord qui ne pouvait pas les emporter, qui les poussait toujours à partir sans résister, sans savoir même où aller. Il leur fallait quitter la ville, déracinés parmi les déracinés, abandonner un sol sans promesse, où les façades restaient indifférentes à leur sort : pourquoi alors rester ? Comme le gris du parking débordait sur ses pensées, les arbres ressemblaient à des mâts supportant des voiles gonflées ; elle est partie dans leur sillage, dans la direction qu’ils imposaient ; désormais elle était prête à tout quitter, l’étrangère sans attaches, prête à tout pour se faire oublier.

Elle a marché un peu, d’abord, en tâchant de soutenir du regard les immeubles blasés que depuis longtemps elle ne voyait plus ; elle aurait voulu ne plus penser, ne plus rien voir, seule, mais sa silhouette la poursuivait dans les vitrines, le long des murs graffités, et quelques fois elle semblait happée par les grilles au ras du sol, les fossés. Elle n’a croisé personne : ce devait être l’heure où les gens laissent s’enfuir les réprouvés, les autres, ceux qui ne se comprennent plus, qui ne peuvent plus regarder la télé.

Après quoi il n’y avait rien, puisque la cité signait la fin. Elle a marché longtemps sans se retourner, et parfois il lui semblait qu’un rien aurait pu la déséquilibrer : une pierre, dure, aurait pu compromettre le tracé rigide de ses pieds ; le vent aurait pu cesser de lui souffler son destin. Elle n’était qu’une ombre atterrée, et les réverbères affligés ont continué de lui indiquer le chemin, jusqu’à ce que les derniers bâtiments aient perdu leurs couleurs, puis leur netteté, jusqu’à ce qu’ils apparaissent tels qu’ils étaient en vérité : des tentatives ratées pour atteindre ensemble le bonheur. Elle n’y lisait que la ruine des âmes empilées, et plus haut ils montaient, plus ils s’accrochaient au sol stérile, s’y enfonçaient.

La nuit aussi n’était-elle pas d’un noir parfait, pour nous rappeler le néant auquel nous sommes destinés ? Ses souvenirs se perdaient dans l’immensité transparente du ciel, allongé calmement sur cette terre presque plate, mais il n’aurait pu effacer les images qui la rongeaient, qu’elle avait tenté de ne pas voir en courant presque, comme si d’avancer vite certaines auraient pu rester derrière, comme si la fatigue pouvait atténuer leur acuité. Le calme alentour n’avait aucune influence sur ses pensées, mais cela sans doute lui a permis de pleurer.

Puis le bruit de ses pas ne l’a plus effrayée. Elle tâchait de ne pas déranger le silence inquiet des animaux qui avaient creusé en bord de route leurs terriers. La nuit noire l’aidait à se cacher sur ces terres qui ne sont à personne, et comme elle s’éloignait toujours plus de la cité, il lui semblait que c’était elle qui rétrécissait, qu’elle n’était même plus une ombre, mais un souffle, qui ne manquait à personne, qui se confondait avec le souffle du vent, ou de la mer lorsqu’elle respire. Elle entendait en elle la mer venir la chercher, l’appeler à se retirer, dans un grand fracas de taule rouillée, malgré les sifflets stridents qui déchiraient la plaine, et c’est sans doute pour cela que lorsque le train est arrivé, elle s’est avancée.

P.-S.

Pour Varouna, juin 2003

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