Difficile de ne pas être d’accord avec la réponse de Louise L. Lambrichs après l’avoir lue, a fortiori parce qu’elle connaît notoirement le dossier yougoslave et l’ayant observée ou entendue à propos d’autres questions nous savons qu’elle cherche toujours à travailler dans le sens du droit des populations. Ses remarques et sa conclusion paraissent avisées.
Et il faut bien dire que malheureusement pour l’émotion et le coeur citoyens convaincus la politique est souvent paradoxale ou machiavélique à l’épreuve de conséquences, qui parfois donnent à connaître la bonne sortie depuis une des mauvaises solutions parmi les meilleures qui se présentaient, et semblablement parfois les pires sorties par des effets de retournement des réputées meilleures qui avaient été adoptées.
Rocard en interview sur TV5 pendant une heure, le soir des européennes, s’est insurgé face à la question : "quelle serait la bonne décision ?" Il a répondu : "D’abord en matière de politique il n’y a pas de bonne decision, car toutes ont des effets pervers !" La réponse serait peut-être de pouvoir faire l’hypothèse des effets pervers des meilleures décisions possibles et des mauvaises au nom du bien et de la justice, et de les comparer avant d’arrêter une décision, en choisissant celle des effets pervers à la baisse, et encore cela n’assurerait pas le tout.
C’est exactement la question du mal radical en philosophie. Hannah Arendt a soulevé la question exprimée par Heidegger (qui ne l’entend pas tout à fait comme Kant) et elle en a montré la pertinence à propos des minutes du procès de Eichamnn à Jerusalem, dans ses actes pour le New York Times. Myriam Revault d’Allonnes a repris ces idées dans sa trilogie politique parue chez Flammarion assez récemment.
Pour ce qui concerne directement le sujet il y a deux choses que je puisse dire en tant que néophyte :
1.
Sur le comportement de madame Hartmann je serai d’un avis précis face à notre honorable expert, du moins sur le plan symbolique. Je suis d’un âge qui m’a fait intégrer une tradition locale, la version républicaine de la démocratie du suffrage universel, où le devoir d’insoumission possible du citoyen est le contrepoint dialectique de la justice et du pouvoir réductibles à l’unité citoyenne instituante, face à l’organisation sociale, à la loi, et au pouvoir élu institués (et le pouvoir lui même comportant une clause d’insoumission réciproque cadrée par la séparation des pouvoirs).
Même si ce droit citoyen fut soustrait des droits civiques annexés à la 5è constitution française, lors de l’alignement avec les droits européens en 1989 (merci monsieur Mitterrand), cet engagement du devoir d’insoumission demeure dans les chartes des fonctionnaires du service publique, en souvenir du Préfet Jean Moulin, qui fut un préfet insoumis. Ce devoir — et droit, qui n’est pas à entendre en termes de délation comme le pouvoir sécuritaire actuel voudrait le dévoyer, mais bien d’insubordination et de publication.
C’est pourquoi je pense quelles que soient les responsabilités antérieures de madame Hartmann face à des propositions pour lesquelles elle ne se serait pas engagée quand elle était en fonction (et son défaut dans un premier temps, pour cette raison peut-être à son corps défendant, s’agissant d’une législation non française mais européenne dans un cadre d’agrément supranational qui ne prévoit pas le cas administratif de pouvoir se dérober aux directives), son retournement ultérieur à l’acte d’une publication critique, depuis des pièces copiées éventuellement pendant son exercice, relève du devoir d’insoumission des hauts fonctionnaires ou commis des hautes administrations, au vu relatif à la loi française.
Rien que pour mémoire de cette lacune du droit européen, dont elle serait la preuve vivante et la victime si jamais elle était condamnée, madame Hartmann doit être défendue sans réserve me semble-t’il. Et je ne peux imaginer que madame Louise L. Lambrichs n’en soit convaincue elle aussi.
Parce que s’il n’y avait pas la solution de pouvoir transgresser le secret des sources, dans des cas extrêmes de crime ou d’injustice, alors il n’y aurait jamais d’information publique ni de journalisme d’investigation possibles. Ce qui est une grande part de l’équilibre des droits et de la justice en contrepartie des grandes démocraties (je veux dire grandes en surface géographique) où les flux de communication et d’information sont des conditions nécessaires.
Insubordination contre le pouvoir des services secrets et de la police en France alliés du pouvoir marocain, sous de Gaulle, le jeune Jean-François Kahn avec un confère dévoilèrent l’assassinat politique de Ben Barka, quand le grand journalisme restait néanmoins protégé par la loi républicaine. Aux Etats-Unis, les plus fameux journalistes d’investigation contribuèrent à fonder l’Etat de droit, puis ils firent les grandes heures du journalisme de guerre mais aussi contre les guerres : par exemple Seymour Hersh depuis la guerre du Viet Nam jusqu’aux guerres de Bush.
2.
Sur la question de la colère légitime et les frustrations terribles succédant à la guerre et aux trahisons des promesses au moment de la paix, je vais parler de mon expérience indirecte et directe à propos de situations voisines en Allemagne et en France de l’après guerre au siècle dernier.
De la génération qui fut enfant à la Libération avec des parents "valises" et médecins de la Résistance de la première heure à la dernière, je parle d’un pays qui en outre d’avoir inventé le devoir d’insoumission en 1993 ne s’est pourtant pas privé par exemple de quelques dictatures, ni surtout d’être particulièrement zélé dans la Collaboration, pendant l’occupation nazi. Encore que sans nos traditions républicaines, pas sûr qu’un général de brigade se fut autorisé de désobéir pour aller se prétendre en toute légitimité représentative à Londres. Car de Gaulle ce n’était pas Napoléon, il n’était pas en conquête mais en défense. Comme s’il ne suffisait pas que le gouvernement de Vichy fut un service collaborateur zélé, raflant et déportant, les miliciens commirent des atrocités sur place contre des citoyens soupçonnés de résistance ou d’opinion contre la collaboration, dans des villes ou des campagnes. Avec des tortures du genre : dénucléer un oeil mettre à la place un hanneton vivant et recoudre la peau. Je le dis pour montrer à nos amis yougoslaves qu’il y a eu des atrocités en France, et bien plus nombreuses qu’on ne le croit en général, sans parler des otages par dizaines de milliers au total et des villages martyrs (il y en a eu bien plus qu’on ose le rappeler : crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Pourtant, il a bien fallu faire la paix après la guerre, entre français et allemands mais surtout entre anciennes divisions nationales, malgré une population majoritairement solidaire de la collaboration et qui avait soutenu l’activisme milicien. Une faible minorité était restée simplement silencieuse, et une minorité plus faible encore avait résisté. Parfois je pense encore aux récits de mes parents qui me racontaient toutes les couleuvres qu’avaient du avaler les résistants à la Libération, comment eux-mêmes avaient soudain cessé de s’intéresser à la politique une fois la Libération accomplie, car ils réprouvaient les règlements de compte triomphants auxquels on pouvait assister une fois la ville libérée, et aussi souffrant de l’éliminations des résistants révolutionnaires tués par des balles perdues lors de campements de l’armée régulière qu’ils avaient rejointe pour refouler les allemands à l’Est... Que dire de la paix civile pour les délateurs ordinaires de ceux qui revenaient des camps d’extermination et de concentration, les survivants des rafles ou des dénonciations de voisinage, juifs, minorités, résistants, etc.
Après les guerres civiles il faut toujours en finir par l’amnistie pour toutes les parties ou alors elle ne s’arrête pas dans les consciences, la vengeance poursuivra de l’animer.
3.
Pour conclure, on sait bien comme la Yougoslavie est un des trous noirs de la fondation européenne en relation avec les intérêts américains dans la région... et de plus, loin de dissoudre l’OTAN pour répondre à la dissolution du Pacte de Varsovie l’Europe des alliés au lieu de se préparer à se nantir d’une armée simplement européenne, prépara en réalité la réintégration militaire de la France dans l’OTAN, et ça a commencé avec le devoir d’ingérence (proposition française de loi devenue internationale) en Yougoslavie. Même si au début Mitterrand hésita sur les Croates, et même si Chirac tint bon sur l’Irak (sans empêcher l’usage du couloir aérien militaire anglo-américain au dessus de la France, d’ailleurs).
Alors que faire ? La vengeance d’une population contre une autre d’un Etat contre l’autre et il faudra toujours et toujours se remettre en guerre ?
Réclamer justice sans réclamer vengeance est très difficile d’un côté. La loi du Talion est-elle vraiment la bonne solution ?
Rendre justice contre la Serbie actuelle sans réclamer justice contre l’alliance européenne et les Etats-Unis compromis dans la guerre yougoslave d’alors, est encore plus difficile de fait, d’un autre côté, a fortiori quand on s’en remet au droit européen donc étant la référence contradictoire de la situation de fait.
Il a été question de tout ça dans le remarquable documentaire "Le chagrin et la pitié" de Marcel Ophüls et André Harris en 1969 (ça n’a pas pu se dire avant le mouvement de 1968, s’agissant de prescriptions de la criminalité de la dernière guerre mondiale plus de soixante ans après qu’elle ait eu lieu, c’est pour donner une unité de mesure dans le rapport au temps pour la Yougoslavie), diptyque qu’on devrait voir et revoir tant il est encore porteur d’informations sur ce qui nous concerne dans le monde d’aujourd’hui.
Il faut savoir en finir avec le mal sans éradiquer le mal, c’est comme le vaccin du BCG.