Ce jeudi 12 août, galerie Agnès B, sont exposés des portraits d’enfants de Sarajevo. Autour de leurs corps photographiés, Louis Jammes a dessiné de grandes ailes d’ange blanches, noires, des ailes cassées, percées, flasques. Les enfants ont été probablement choisis pour leurs gueules moches. Ce sont des gosses portant baskets en fin de course, pantalon du grand frère mort sur le front, large sweatshirt à l’effigie d’un surfeur qui pratique le americain way of life du Coca-Cola hapiness. Des angelots aux bras levés, le regard porté vers un ciel gris fumée, strié de projectiles, prêts pour un envol improbable. Des morveux qui, entre deux couvre-feux, trois alertes stridentes, jouent à se mitrailler, à se battre pour rire, sur les décombres de leur école. Ils se glissent dans les magasins de jouets aux vitrines explosés. Ils courent dans les couloirs de leur appartement ouvrant sur le vide, se pendent aux lianes des câbles apparents, grimpent sur des plafonds tombés au sol. Et, soudain, à l’écoute d’un cliquelis de fusil, à la première balle qui siffle sur leurs têtes, au crépitement d’une mitraille, au son sourd et tonitruant d’un mortier, comme des bêtes traqués, les anges, on les voit détaler comme des rats, s’engouffrer dans les caves, se faufiler dans les égouts, tomber dans les failles de l’asphalte, se cacher derrière les blindés de l’ONU. Et là, dessous, dans le monde intérieur, protégés des pluies de projectiles qui chaque jour, tombent en trombe, le ventre creusé par la faim, la gorge asséchée par la soif, plein de morve, de haine, de honte, immergés dans leur vie souterraine, les enfants terrés, déjà enterrés peut-être même, avec leur famille disloquée, dans ces caves, apprennent à devenir des petits snippers en puissance grâce à leurs mains déjà assez larges pour tenir des fusils presque aussi hauts que leurs corps chétifs.
Je sens une présence dans mon dos, tourne mon visage vers mon épaule, m’esquive pour laisser la place, et je le regarde. Il doit avoir, comme moi, la trentaine. Profil slave. Peau blanche. Des cheveux lisses, décoiffés, fils blonds roux qui se balancent sur les yeux clairs. Sa minceur flotte dans un costume de lin crème froissé.
Je passe à la photographie suivante. Il se tient à nouveau derrière moi, juste là, si proche, légèrement penché en avant comme s’il regardait avec une attention extrême la photographie que je n’arrive plus à regarder tant sa présence me trouble. Pas d’agacement, au contraire. Séduite. Intriguée. Les yeux mi-clos, j’écoute sa respiration, essayant de caler mon souffle sur le sien. Quelqu’un vient me saluer en prononçant de loin mon prénom. J’ouvre les yeux. L’ange a disparu. Il n’est plus derrière moi, il a dû se glisser vers une autre pièce. Oui, comme un ange.
Je le cherche du regard par-dessus les épaules de l’homme qui est venu me saluer. Un peu plus loin je le croise à nouveau. Nous nous regardons.
Le faisceau de mes yeux dans ton regard clair. Ton regard soudain lumineux fusant à l’intérieur, direct. Je trouve la force de te regarder à nouveau. Rêve de passer dans l’ondulation de ta respiration, ressortir par ta bouche. Frisson électrique tout autour de nous. Le deuxième échange de regards est vide, mais immense.
Nous passons ainsi d’une photographie à l’autre, faisant semblant de ne pas nous suivre.Un serrement de coeur m’étreint le corps.Tout mon corps dans mon coeur. A quoi je pense ? A ma fente, à mes hanches, à mes épaules, l’intérieur de mes bras, la nuque, le contour de mes seins. A tes yeux que je n’arrive pas à regarder. Marron ? bleu ? Tes yeux sans couleur, blanc, aveugle. A tes lèvres, leur dessein, leur plissé, ta peau parsemée de minuscules pigments roux sur lequel ma paume, ma joue, mon souffle auraient aimé glisser.
On finit par se retrouver aux abords du buffet. Lorsque je demande au serveur une coupe, je l’entends, avec un léger accent slave, dire :
Deux coupes, s’il vous plait.
Il prend deux coupes en main et me tend la mienne.La chaleur qui m’effleure les joues me fait l’effet d’une caresse.
Il s’appelle Zarko.Un nom d’origine serbe ?, j’ai demandé. Quand j’ai dit serbe », j’ai cru avoir dit une insulte, et je me suis excusée. Excusez de quoi ?Je n’ai pas répondu, génée.
Ca vous plait ?
Mon regard fait un tour de salle : j’aperçois les ailes des anges dessinées sur les photographies.
Et vous, vous en pensez quoi ?
Incapable de parler, intimidée, je lui retourne la question. Je n’arrive pas à formuler la moindre idée, à cause de sa présence. Je suis saisie par l’incrédulité aussi : il me plaît, je l’intéresse, et nous sommes donc là, bien là, dans cette galerie, debout, nos corps de biais. Un silence épais entre nous. Nous sommes là, pris dans la masse de la chaleur aoûtienne, cherchant à se glisser dans le courant d’air de la porte d’entrée où le vent circule par vagues lentes.
Vous arrivez donc de Sarajevo. On peut quitter la ville facilement ?
Je ne cesse de relancer la conversation pour le retenir. Parfois, quelqu’un vient me serrer la main. L’accueil est froid. J’expédie l’importun, lui demandant de m’appeler dans la semaine, de faire un courrier à un tel, lui promettant de m’occuper de son dossier. L’homme roux est d’abord étonné puis agacé par ces gens qui viennent nous interrompre.En levant les yeux au plafond, je laisse comprendre qu’il m’intéresse davantage.
Et alors, Sarajevo, c’est comment ?
Il me raconte Sarajevo pour me faire voir, entendre : l’automne, salves d’obus, crépitements de flammes, arbre du caveau de famille qu’on abat ; l’hiver autour des statuettes de saint, des flammes de bougie vacillent ; le printemps, les langues de vent dans les couloirs d’immeubles ouverts sur un terrain vague ; l’été, glisse un corps boursoufflé dans la courbe du fleuve ; l’hiver, la neige crisse, un marché bombardé, la neige a rougi, cris des passants, course valse de leurs corps ; le printemps, sur l’asphalte un corps calciné, un fils aux pieds nus transportés à bout de bras par sa mère ; l’été dans le coffre entrouvert de la voiture, prend la jambe du père. Bon dieu, qu’est-ce qu’il lui prend ?
Il trouve désolant que j’écoute sans rien dire, le regard dans le vide, distraite, presque. Il dit qu’il ne lit pas d’apitoiement sur mon visage, rien qu’un sourire. Un sourire troublé. Il me demande :
Mais alors pourquoi regarder ces photos ? Vous travaillez ici ?
Pour le ministère.
Franchement, vous en pensez quoi ?
De quoi ?De l’expo ou de la Bosnie ?
C’est si différent, vu d’ici ?
Je réponds : horreur de l’horreur. Facile. J’accepte un génocide ethnique de plus, un retour à la barbarie dite fasciste pour simplifier. J’avoue, nous, les Occidentaux, les civilisés, nous sommes consternés, consternants, complices. Indifférents et beaux parleurs. Conversation de dîner. Ca me dépasse.
Il se passe autre chose en moi. Il y a toi dans moi. Je voudrais lui répondre. Mais je me tais, hausse des épaules, geste d’impuissance.
Il me dit que j’ai l’air blasée. A l’entendre, nous ne sommes pas sur la même longueur d’ondes. Comment est-ce possible : ce que je ressens pour lui est si violent.
A part un haussement d’épaules, vous n’avez rien à dire ?
Disons que sur l’exposition plus précisément, j’ai l’impression d’images mille fois revues jusqu’à la lassitude à la télévision, dans la presse, chaque jour. Comme si j’y étais sans y être.
Il s’énerve contre notre manière de rendre interchangeable le présent, contre notre capacité à transformer le réel en images d’images qui se désintègrent par accumulation. Reportages enfilés, diffusés en boucle. Actualité enregistrée d’avance. Propre, professionnel. Guerres à venir sur cassette-vidéo. A regarder, confortablement allongé sur un canapé, et zapper. Parce qu’après tout, est-ce que les images de révolutions nationales, de tremblements de terre, de sursauts intégristes, de terrorismes bactériologiques, est-ce que les images du Rwanda, du Chili, de Tchétchénie, du Chiapas, feront exploser les écrans ? Est-ce que les farandoles d’enfants tués quand ils traversent le bocal de la télévision, ne sont pas comme des poissons exotiques, petites bébêtes décoratives, qui glissent sur nos moquettes profondes, et se tortillent en état d’asphyxie ?
Après un silence, il dit qu’il crève de rage, d’impuissance, depuis qu’il est en exil en France, qu’il va repartir, que sa place n’est pas ici. Je ne sais comment le consoler. J’essaye de répondre à ses propos disant que dans nos beaux salons, nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde, sinon par images, écran interposé, en effet.
C’est ça, en plus vous me prenez pour un mendiant ! Là-bas, mon passe-temps favori était de maudire les Occidentaux, j’avais bien raison.Votre ingérence ! Vos plans de paix ! Vous vous prenez pour qui ?
Moi, pour personne. Mais la plupart des Occidentaux se prennent pour les maîtres du monde. Au fait, c’est qui les Occidentaux ? Les Russes vous les mettez dans quel sac ?
J’ai le palais sec, la gorge trouée par l’acidité du mauvais champagne, du plomb dans la tête, et le seul désarroi que je ressens est de deviner que nous allons bientôt nous séparer, certainement après le vernissage, sans que j’ai pu m’expliquer. Je remarque qu’il ne porte pas d’alliance. Nous pourrions poursuivre la conversation au restaurant, mais ce n’est pas à moi de l’inviter à dîner. Il me dit qu’il va rentrer et glisse une méchante sur les gens des ministères.
Pas vous, bien sûr, il précise.
S’il dénie, c’est qu’il n’en pense pas moins. Le charme n’est pas rompu pour autant. J’aime les hommes qui me résistent.
Tandis qu’il va revoir une ou deux photographies, je me demande quelle image j’ai bien pu lui donner de moi, une fille qui l’a écouté, troublée ; d’une fille qui n’arrête pas de sourire alors qu’on lui parle de la guerre ? Mais au fait, peut-être, quoiqu’il en dise, peut-être que ce sont mes relations au ministère qui l’intéressent ? Et s’ il était impressionné par tous ces gens, venus nous interrompre, pour me serrer la main, la main qui donne des subventions, la main qui représente des mains qui donnent les rendez-vous avec ceux que l’on compte sur les doigts d’une main ?
Et voilà qu’il revient vers moi, revient au tout début de notre conversation, et me demande :
Alors, à votre avis, je suis un démon serbo-bosniaque ou un ange qui n’a ni sexe, ni religion, ni ethnie ?
Je vous verrais plutôt en ange
Disons un ange sexué qui parle à une femme.
Qui parle bien.
Pour me remercier de ma remarque, il m’effleure les doigts, laissant des traînées de poudre chaude. Picotement. Je flotte à nouveau. Je voudrais t’emporter, t’embrasser, t’embraser, glisser ma langue de feu dans ta bouche, là, sur le pas de la porte de la galerie, devant les grilles, rue du Jour. J’aimerais qu’on se faufile derrière une porte cochère, sentir tes mains froisser mes vêtements, remonter mon chemisier sur mes seins que tu embrasserais. De fait, il s’est contenté de m’effleurer les doigts pour me prendre le carton d’invitation avec lequel je me ventilais. Il inscrit son numéro de téléphone, me plaque le bristol sur ma paume et aussitôt m’abandonne, sans même prendre mes coordonnées.Soufflée par son attitude, sans avoir la présence d’esprit de l’interpeller, je le regarde s’éloigner, rue du Jour. Il a le pas souple, chaloupé, et ses épaules tanguent au rythme d’une démarche en apesanteur.
*
Le lendemain, au ministère, entre midi et deux, quand mes collaborateurs sont enfin partis déjeuner, ne laissant derrière eux que la ventilation sonore des ordinateurs, le coeur battant, la voix que je crains tremblée, je téléphone à Zarko.
La sonnerie vibre, hypnotique, répétitive avec une singularité exaspérante de métronome. Personne. Attendant qu’il revienne d’un déjeuner probable, je cherche divers renseignements sur lui à partir d’annuaires sur le milieu de l’art contemporain. Etrange, Zarko n’apparaît nulle part et son téléphone continue de résonner entre deux silences.
Depuis le début de l’après-midi, je fais semblant de travailler, n’ayant plus envie de rien sauf du prochain rendez-vous avec l’énigmatique Zarko .Le visage tendu vers le ventilateur, les yeux mi-clos, je ne cesse de lui téléphoner par télépathie. Notre conversation se déroule dans le vide de mes fantasmes.Je prépare, ressasse, j’affine les phrases que je vais lui dire au téléphone pour le convaincre de me revoir, afin, au moins, de poursuivre la conversation. Il me doit un droit de réponse.J’épuise toutes les hypothèses : son refus, son acceptation trop volontaire qui me déplairait, mon refus soudain, illogique, incontrôlé.
En fin de journée, me disant qu’il a noté un mauvais numéro de téléphone, je retourne à la galerie Agnès B. où, sous prétexte qu’il me faut pour le travail contacter l’un de leurs invités du vernissage de la veille, je demande qu’on ait la gentillesse de me donner les coordonnées d’un certain Zarko.
Zarko ne figure sur aucun fichier et la galeriste soutient qu’elle ne m’a pas aperçue discutant, avec un homme, mince, blond, roux, costume de lin crème.
Mais si, rappelez-vous, là, à l’angle du buffet. On est resté presqu’une heure à discuter ?
C’est possible.
Comment ça possible ? Il faisait tellement chaud, qu’on s’était mis dans le courant d’air de la porte d’entrée. On gênait même le passage.
Je ne me souviens pas. En revanche, vous étiez très sollicitée.Toutes les fois que je suis venue vous chercher pour vous présenter à l’artiste, il y avait quelqu’un qui...
Vous avez mal observé. Il s’agissait toujours du même homme !
Cette histoire me semble iréelle. Etrange, la galeriste qui prétend ne m’avoir pas vue en ta compagnie. Etrange, plus je te cherche, moins je te trouve.
Récapitulons : ton numéro de téléphone indique que tu habites dans le Marais. Nous sommes donc voisins.Voisins depuis peu probablement puisqu’ à la galerie, on ne te connaissait pas encore. J’ai oublié de te demander ton métier. Je suis sûre que tu es artiste.Tu me l’as laissé entendre.Tu as donc passé la journée dans ton atelier et tu m’a donné le numéro de téléphone de l’appartement où je te trouverais peut-être ce soir.Tu es d’origine yougoslave, en exil depuis peu à Paris. Il est donc normal que tes nouvelles coordonnées soient introuvables.Tu parles parfaitement français et assiste à des vernissages.Tu as donc quelques relations.Je te retrouverai.
En rentrant chez moi dans le Marais, à pied, tu me suis en pensée.Depuis notre rencontre, tu ne cesses de me hanter, me harceler, me poursuivre. Je rallonge le chemin l’oeil aux aguets, me disant que je marche près de toi, sur tes traces, je te suis. Non, tu viens vers moi et nous allons nous rencontrer à l’angle d’une rue, cette rue.
Le sentiment d’étrangeté arrive à son comble devant la porte de mon appartement : tu es passé me voir ! C’était toi ! Ton image est là : il y a près de la serrure, sur le mur, au crayon gris, un ange dessiné avec une flèche qui indique ma porte ! Tu savais donc où j’habite.
*
La veille au soir, j’ai résisté à la tentation de lui téléphoner. Depuis ce matin, j’attends près du téléphone.Quand je suis sortie faire quelques courses, j’ai décroché le combiné. Il est maintenant deux heures de l’après-midi. Il fait une chaleur suffocante. Fenêtres ouvertes et rideaux tirés, je l’attends chez moi, en tenue légère. Puisque Zarko est passé, il reviendra, et cela d’autant plus qu’il a toutes les chances de me trouver à l’appartement un samedi.
Sur le canapé, le téléphone à portée de main, je me laisse glisser dans une sieste. Je rêve de la morgue de Sarajevo où Louis Jammes avait photographié des cadavres.Je suis une infirmière en blouse blanche. Mon travail consiste à apposer des étiquettes sur les morts mais je ne parviens pas, faute d’indices, à les identifier. J’ai honte de ne pas arriver à prouver que ces morts sont bien morts, puisque leurs noms n’existent sur aucune de mes étiquettes. Et relevant chaque linceul, j’appréhende de voir Zarko. Je me réveille mollement, sans bouger du canapé. J’allume la télévision, coupe le son. Avec la deuxième télécommande, je lance un C.D. de Philip Glass.
Ma somnolence est à nouveau traversée par la présence rêvée de cet ange. Oui, Zarko est cet ange qui circule dans la pénombre du salon.
Il fait si chaud que les rues du Marais sont désertées. Paris ressemble à une ville minérale suspendue dans la lumière aveuglante. Et pourtant, il s’agit bien des rues de mon arrondissement. Je marche à l’ombre, plus légère que la chaleur, mes pas effleurent les trottoirs brûlants. Je te cherche heureuse, remplie par cette mélancolie du corps amoureux. Et soudain, le calme des rues est éclaboussé par des rafales de mitraillette. Affolée, la peur de mourir au ventre, je cours. Des passants, par dizaines, par centaines, une foule surgit de toutes les rues que j’essaye de fuir. Une femme transporte deux lourds bidons d’eau que je renverse. On entend au loin des chars labourer les pavés. Les crissements des chenilles de fer se rapprochent. Je me réfugie derrière une porte cochère. Là, devant la loge de la concierge, il y a un enfant, un de ces enfants au crâne tondu, avec des cernes, maigre, crasseux. Il ne semble pas être effrayé par les explosions d’obus. Habitué plutôt. Il joue avec une petite statuette de Batman.Je lui demande s’il s’appelle Zarko. Il me dit oui, il s’appelait Zarko, Kurt aussi, Chiara, Samuel, Anton, Jeanne. Il récite une liste de prénoms d’une voix mécanique, tout en balançant son petit corps d’avant en arrière.Ce gosse est fou. Je lui bâillonne la bouche de ma main, et lui conseille fermement de rentrer chez lui, immédiatement, d’aider sa maman à préparer la soupe ou de faire ses devoirs. Il me répond, d’une voix d’adulte ferme et mesurée, qu’il attend que son école ouvre parce qu’il n’est pas un rat.
Lucie de Boutiny