A première vue, comparer la vie des femmes à Lagos ou Makokou avec celle des personnages de M. Amos Tutuola paraît excessif. Certes, les personnages féminins de Avale (AV), le second roman de Sefi Atta [1], ne risquent pas leur vie à chaque coin de rue. Ils ne mènent pourtant pas des vies paisibles. Dans la confrontation des sexes qui constitue le fil rouge du livre, voire même de l’œuvre de Mme Atta, ces personnages jouent une partie perdue d’avance.
Pour les femmes de Avale Lagos est certainement la « brousse » de tous les dangers. Avec une population d’environ 11 millions d’âmes, l’ancienne capitale de la fédération nigériane se prête fort mal à l’oxymore du début de paragraphe, mais la question mérite attention. Le Lagos décrit dans le livre n’est pas moins prédateur que la « brousse des fantômes ». La lecture des premières lignes invite à cette réalité. “Le matin du jour où Rose fut renvoyée, elle et moi aurions pu mourir facilement et nous aurions (ainsi) encore une fois pu frôler la mort sur le chemin du travail. » (AV 7). Rose Adamson et Ajao Tolani, les personnages pivots de l’œuvre, sont présentées comme des employées modèles à la Federal Community Bank où elles travaillent sous les ordres de Mr. Ladimi Salako, le directeur de l’agence bancaire. Toutes les deux perdent leur emploi pour cause « d’indiscipline professionnelle ». Nous apprenons de la bouche de la narratrice omnisciente que le directeur a souvent tenté de les enfermer dans une promiscuité que ne justifiait pas leur travail.
« Mr Salako était notre directeur d’agence, le plus confirmé des cadres de la banque. Plusieurs fois auparavant Rose s’était plaint de lui, des commentaires faits sur son corps, de comment il lui avait tenu la main…Il avait quelques fois essayé de la prendre dans ses bras et elle l’avait repoussé. » (AV 16) [2].
Dans le roman, le banquier est la partie représentant le tout dans cette mégapole où la femme peine à être autre chose qu’un simple objet de désir (AV 85). De ce fait, les hommes apparaissent souvent veules. C’est ce qui saute aux yeux avec le champ lexical de l’antipathie construit autour du personnage du banquier. Il est concupiscent, repoussant et marche comme un canard « he waddled back to his desk » (AV85). Il est gauche et bruyant « he was breathing heavily » (AV85). Pour couronner le portrait, Mr. Ladimi Salako est odieux avec les petits et obséquieux avec les puissants. « Il flatta le client, s’enquit de son épouse et de ses enfants…” (AV 84). La cérémonie des salamalecs se répète quand Mr. Salako reçoit l’épouse de Chief Odunsi (AV 106-108). Mme Atta, qui dit d’ailleurs son admiration pour ce personnage, le montre assez pathétique [3]. Le directeur de la banque baigne dans une aura faite d’odeur persistante d’œufs durs (AV 84) qui finit de donner de lui une image très dégradée. Cette image emblématique a un but esthétique. Elle souligne en filigrane la condition faite aux femmes. Bien qu’ils ne soient pas tous des enfants de chœur, les personnages féminins sont drapés d’une innocence quasi irréelle par opposition aux hommes qui paraissent assez primaires. Ce deus ex machina du livre est un parti-pris assumé.
Les personnages féminins de Avale évoluent dans une atmosphère misogyne entretenue par Mr. Ladimi Salako et tous ceux qu’il représente. Et ils sont nombreux, jeunes et vieux à l’image de ces commerçants que les deux héroïnes croisent au marché de Tajudeen (AV 65). Ils n’hésitent pas à demander aux deux femmes de montrer leur « parties intimes » (AV 66) comme s’il s’agissait d’un jeu [4]. Aux yeux des hommes de la ville, il n’y a pour la femme aucune autre voie possible que celle de la sexualité qu’elle incarne. Pour montrer cet avilissement, l’auteur grossit volontairement la muflerie des hommes alentour. Selon Mme Atta, ce monde conçu par les hommes pour les hommes est une menace permanente pour l’intégrité morale et physique des femmes. Chaque fois, par exemple, qu’Ajao Tolani s’approche de son supérieur hiérarchique, elle est saisie d’une terrible peur panique qui compromet son équilibre. (AV 87) [5]. Sefi Atta utilise Lamidi Salako comme le personnage métonymique qui lui permet de dresser le portrait de l’homme nigérian. Celui-ci est égocentré et intoxique volontiers l’espace vital féminin. Dans ce contexte, les crampes d’Ajao (AV 87) Tolani constituent un mécanisme de défense. C’est l’antipoison ou la solution magique contre cette violation d’intimité et le sentiment d’impuissance qui en résulte (AV 88). Rose Adamson opte aussi pour la solution miracle. Elle tente de briser la fatalité tracée pour elle par les hommes. Ses excès d’alcool journaliers lui permettent de fuir la réalité. Elle est souvent enfermée dans cet état second qui devient presque sa nature première (AV 113). Tout au long du récit Rose Adamson donne pourtant l’impression d’incarner une femme forte. C’est une femme qui ne s’en laisse pas compter et qui privilégie volontiers la Loi du Talion. La rumeur court dans la banque où elle travaille qu’elle insulté et giflé M. Salako, son chef (AV 17). Elle tente également de poignarder Johnny, un ex-amant, venu lui faire la morale au sujet de sa relation avec OC (AV 113). Avec Rose Adamson, pourtant, l’oppression masculine est au paroxysme. La violence qu’elle subit aux mains des hommes semble proportionnelle à son degré de rébellion contre l’ordre sexuel établi. Rose est « une femme debout » comme disent les Martiniquais et en tant que telle elle est une cible privilégiée pour les hommes de la ville. Pour le souligner l’auteur propose un portrait double dont les pendants sont Rose Adamson, d’un côté, et de l’autre, les autres personnages féminins. Le personnage est mis en exergue grâce à cet arrière-plan. Mme Durojaiye, par exemple, est présentée comme « sage-femme » à l’hôpital de Lagos. « Elle était propre (immaculée) […] la seule locataire […] qui possédait une voiture. » (AV 58). En face nous avons une Rose Adamson impulsive, toujours portée sur la violence physique. En réponse à Mme Durojaiye qui a médit sur son compte, Rose déclare : « Cette vieille volaille frustrée. Je vais de ce pas la voir…Elle me cherche depuis que je suis arrivée ici, et aujourd’hui elle va savoir de quel bois je me chauffe.” (59). Ainsi, l’hubris de Rose Adamson contraste avec la tempérance de la sage femme. La précarité professionnelle de Rose tranche en effet avec la sécurité de l’emploi de Mme Durojaiye. Sefi Atta s’appuie sur la tragédie programmée de Rose, personnage clef, pour peindre la violence de la société nigériane vis-à-vis des femmes. Et il semble que c’est bien de cela qu’il s’agit dans Avale.
Personne n’incarne mieux cette violence qu’OC, un personnage ombrageux. Au Tajudeen Market où nous le croisons pour la première fois, le portrait en focalisation zéro dit beaucoup sur la misogynie primaire des hommes de Lagos.
« OC n’était pas quelqu’un de bien ; j’en eus le pressentiment dès le départ, et je n’avais même pas besoin de croiser ses yeux derrière ses sombres lunettes solaires. Il n’avait pas l’air droit avec tout ce discours sur “la femme qui sait ce qu’elle veut. » (71).
Avec OC l’image de Lagos comme « la brousse de tous les périls » devient plus que réelle. Le type de relation qu’il impose à Rose est symptomatique de la difficulté des femmes à exister et à s’affirmer comme telles. Aussi longtemps que dure la relation, OC reste le maître à penser. C’est lui qui dicte les règles du jeu. Obnubilée par sa détresse financière, Rose ne voit pas la toile que son amant tisse autour d’elle pour mieux l’utiliser. Il couvre Rose de cadeaux de toutes sortes (AV 72). C’est ainsi qu’il amène Rose à se vendre à lui corps et âme, malgré les mises en garde d’Ajao Tolani et de Johnny. Dans une interview de 2008 que Mme Atta accorde à Ike Anya, elle déclare que Rose et les femmes qu’elle représente, compromettent leurs vies du fait de leur appétit immodéré de l’argent [6]. Dans ce sens, OC dans son rôle de Lucifer n’a pas beaucoup de mal à corrompre Rose dans celui de Faust. Pourtant Rose affirme qu’elle demeure « le capitaine de son bateau ». Elle déclare à Ajao Tolani : « OC n’a rien fait à Rose. C’est Rose elle-même qui a décidé. » (AV 139). Le lecteur comprend tout à fait autre chose. En effet, au fil du récit, Rose apparaît moins que jamais maîtresse de son destin, comme le suggère la discussion entre elle et Tolani (138-142). L’ardeur que Sefi Atta prête à Rose pour convaincre sa colocataire de passer de la drogue en Angleterre pour le compte d’OC, indique clairement que Rose a atteint le point de non-retour. Voici le propos qu’elle tient à son amie Tolani :
« « Ma sœur » dit-elle. « Je n’ai pas honte. C’est de la pauvreté dont j’ai honte. C’est de la pauvreté dont tu devrais avoir honte. […] J’en ai assez de la pauvreté. […] Tu es assise dans une parcelle qui pue la merde. Tu marches dans une rue qui sent le caniveau. Tu prends un bus plein de gens qui puent.” » […] 139.
La tirade de Rose indique qu’il faut fuir la pestilence de Lagos mais aussi celle de sa propre existence. Dans ce sens Avale est une diatribe violente contre une société masculine qui ne laisse pas de chance aux laissés-pour-compte du pays. Ainsi, le discours anaphorique du personnage est perçu par le lecteur comme le procès d’un certain déterminisme social imposé aux femmes. Le couplage répété de « puant (stinking) » et « pauvre (poor) » permet aussi à l’auteur, tout comme en psychanalyse, de nommer le mal pour, sinon l’éradiquer du moins l’endiguer. Quoi qu’il en soit, la volonté de Rose d’assumer son contrat avec OC peut aussi être lue comme la preuve de la fin du processus de subjugation du personnage. Rose Adamson accepte de remplir son engagement de « passeuse de drogues ». A ce stade du récit l’auteur, à travers la narratrice, place le lecteur au comble de ce que l’on perçoit comme la chosification de Rose Adamson. La prodigalité d’OC ne vise qu’à s’approprier le corps de la victime pour en disposer à sa guise. Pour OC, le corps de Rose est un contenant bien moins précieux que le contenu qu’il est censé porter au-delà des barrières douanières. La dégradation morale et physique de Rose orchestrée par son employeur-bourreau est une étape dérisoire. L’ultime objectif consistant à passer la drogue en Occident. Par touches impressionnistes, Sefi Atta nous dévoile la difficile existence des femmes de Lagos. Elle le fait en levant progressivement le voile sur la personnalité réelle de OC et sur l’ampleur du piège dans lequel est prise Rose Adamson. La noirceur grandissante de OC est aussi une stratégie narrative qui vise à susciter l’empathie du lecteur. Sefi Atta nous dit que Rose Adamson est certes belliqueuse mais qu’elle n’en est pas moins la victime d’une société machiste. Pour ce faire, elle prend soin de nommer son personnage « OC ». D’emblée le lecteur est intrigué par ce mystérieux acronyme. La description en début de récit (67) ne lève pas l’énigme, au contraire. « Il (Johnny) montra du doigt un homme assis sur le banc […]. La chemise en soie blanche était assez ouverte pour dévoiler une chaîne en or autour du cou. Il portait des lunettes de soleil, et une cicatrice au dessus de l’arc formé par sa bouche” (67). Sefi Atta nous propose une approche presque cinématique avec, d’abord une vue de loin ‘a man who was seated’. Le déterminant ‘a’ dans son indéfinition souligne la pénombre autour de OC. Le personnage est mis volontairement à distance comme si « a man » signifiait « a stranger ». La distance crée, ici, l’étrangeté, l’inhabituel. Le travelling, qui termine sur un zoom du buste, ne rassure pas davantage. Le déterminant « the » de the man réduit pourtant le degré d’indétermination mais sans jamais dissiper le sentiment de danger que suscite l’homme. OC est un personnage menaçant, avec ses lunettes noires, sa chaîne en or et sa balafre sur le coin de la bouche. Il est un cliché, certes facile mais convaincant, du parfait gangster, comme on les croise dans les films de série B. Cette peinture « proleptique » est en fait le signe narratif avant-coureur de ce qui attend Rose Adamson.
En effet, la catastrophe annoncée arrive. Rose Adamson n’a même pas le temps d’effectuer son premier passage. La poche de stupéfiants qu’elle a avalée la veille éclate dans son estomac (249). En dépit de la détresse immense d’Ajao Tolani, éprouvée par la mort violente de son amie, OC fait, encore une fois, la preuve qu’il n’est pas un gangster de pacotille. L’homme que nous montre le roman est froid et indifférent. La mort de « sa mule » est une bagatelle. A Ajao Tolani qu’elle visite en pleine nuit, il déclare : « Bien. Tu ne cries pas, tu ne hurles pas sinon je te bousille. » (248). « Elle (Rose) [7] a été un très mauvais investissement, une perte (financière). » (249). OC apparaît cynique et même misanthrope. L’idée du « mauvais investissement » sonne terriblement profanatoire dans le contexte africain où le respect des « morts qui ne sont jamais morts » s’avère chose sacrée. L’impressionnant portrait d’OC en fin de récit est le pendant de celui du même OC en début de livre. Sefi Atta ramène donc le lecteur au point de départ (67). Elle crée ainsi chez le lecteur l’impression d’être plongé dans une histoire circulaire. C’est peut être aussi ce qui contribue à donner au personnage d’OC cette épaisseur qui le rend si antipathique. Le tandem OC-Rose Adamson se présente à nos yeux comme un vrai tour de force littéraire. Il apparaît comme une pierre essentielle dans l’édifice narratif du roman. Il faut le redire, Rose Adamson est la partie qui représente le tout. Son chemin de croix symbolise celui du petit prolétariat urbain. Dans ses interactions compliquées avec les hommes, elle est l’instrument dramatique qui permet d’exposer les vicissitudes du Nigérian ordinaire, en général, et plus spécialement de la Nigériane lambda.
C’est dans ce cadre que Sefi Atta dresse, dans un contre-point un peu manichéen, le double portrait d’OC et d’Ajao Tolani autour du décès de Rose. L’image du narcotrafiquant est confrontée à celle de la dévastation incarnée par Ajao Tolani. Nous avons donc d’un côté le mal en la personne de OC et de l’autre le bien en la personne d’Ajao Tolani. Un peu à l’image de la littérature bon marché du Marché d’Onitsha de l’Est-Nigérian. La technique narrative est simple mais effective.
« « Tu es sous le choc » dit OC.
Je levai la tête. Il pouvait me bousiller, et il se préoccupait de mon état d’esprit. Peut-être avait-il vu trop de films de gangsters américains, et qu’il en avait perdu la tête. »
[…]
“Dieu te punira.” dis-je (Ajao)
Il rit. « Quel dieu ? » » (250-251).
La conversation est un dialogue de sourds. L’absurdité des échanges confirme le coté étrange du personnage d’OC. Le terme « confused » utilisé par Ajao Tolani à son sujet, indique que son interlocuteur n’a peut-être pas tous ses esprits non plus.. Chaque échange noircit le premier et illumine la seconde. Il s’agit bien d’un parti-pris de l’auteur pour le Bien. Cette orientation particulière du récit se lit aussi dans la description minutieuse de la douleur d’Ajao Tolani. Tout est dit pour souligner le caractère monstrueux de cette société qui, inexorablement, pousse à la roue les petites gens, mais surtout les femmes. Sefi Atta construit tout un champ lexical pour traduire la peine de Tolani. La répétition des questions rhétoriques, « Pourquoi ne m’as-tu pas écouté ? » (251-252), « Pourquoi les gens souffrent-ils à cause des choix qu’ils font dans la vie ? » (251), décrit la dimension de sa souffrance. A ce moment, le lecteur n’a pas le sentiment d’assister à une mise en scène. L’affliction de Tolani apparaît authentique et suscite notre sympathie. Ces questions sans suite mais paradoxalement porteuses de leur propres réponses soulignent la désorientation du personnage, mais aussi celle du lecteur face au mystère de la mort. Sefi Atta réussit assez bien à nous amener à nous identifier au personnage et au sort qui l’accable. Dans la même veine, l’enchaînement de mots et d’expressions vecteurs des maux d’Ajao Tolani : « the weight of my guilt », « heaviness » « slap » « hurt » « « gasp » (251) traduisent bien son infortune. Mais, aussi emblématique que soit le trépas de Rose et la souffrance qu’il génère, il n’en est pas moins une partie dans le grand tout des souffrances féminines.
En effet les personnages de Sefi Atta, mariés ou non, semblent toujours pris dans des relations turbulentes avec les hommes. Mme Chidi n’est pas sage-femme comme Mme Durojaiye, ni femme célibataire. Sa vie à Lagos n’a rien de paradisiaque. Mr. Chidi, son époux, a l’air tout à fait transparent et très peu fiable. C’est à peu de choses près ce que Rose Adamson pense de Pa Chidi : « Je ne suis pas sûre que cet homme en soit vraiment un. » (241). Pour l’amour de son mari et de dieu, Mama Chidi a sacrifié une potentielle carrière universitaire qui l’aurait sortie de la pauvreté. Pa Chidi ne semble nourrir aucune autre ambition pour elle sinon lui donner des enfants encore et encore. (241). C’est aussi le jugement que la narratrice porte sur elle. « J’étais persuadée qu’elle aurait pu embrasser une carrière d’universitaire n’importe où dans le monde. Ici à Lagos c’était une maîtresse de maison qui aimait tant lire qu’elle en oubliait la vie réelle et brûlait ses repas. » (241-242). Ma Chidi est une sorte d’intellectuelle refoulée. Elle essaie de donner le change quand elle reçoit de la visite. Plus elle essaie d’apparaître heureuse d’avoir de la visite, plus on perçoit l’agacement causé par ce qu’elle considère des mondanités inutiles (243). Le portrait de Mme Chidi est le symbole de cette espèce d’échelle sociale qui ne semble pas vouloir porter les ambitions des femmes nigérianes décrites par le roman. Que l’on considère le cas d’Ajao Tolani, Rose Adamson ou Mama Chidi, les espoirs d’un avenir prospère à courte ou longue échéance font régulièrement long feu. On voit entre les lignes que les capacités réelles des unes ou des autres importent peu. Les femmes restent à la merci des hommes. Assez ironiquement, l’auteur met en jeu le double portrait de Mama Chidi et Sidi Raheem alias Rose Adamson pour montrer que les femmes d’en bas autant que celles d’en haut déchoient dans la « Brousse des Hommes ». La description de Mama Chidi entrain de passer sa colère sur les passeurs de drogues, comme Sidi Raheem, montre l’incompréhension mutuelle entre victimes du même mal (246-247). Après tout, Mama Chidi, toutes proportions gardées, ne subit pas moins la phallocratie masculine que cette Sidi Raheem qui fait la « Une » du journal.
« Cocaine and heroine. Il est facile pour elles (mules) de les passer en contrebande jusqu’au moment de leur arrestation, et dire qu’ils ne savent pas ce quelles font. Regarde-les. Coupables. Toutes autant qu’elles sont. Elles savent très bien ce qu’elles font. » (AV 247).
Comme dans une habile mise en abyme, Mama Chidi, dont les aspirations intellectuelles sont étouffées par un homme narcissique, condamne une autre femme victime de la même loi des hommes. Le lecteur perçoit ici l’ironie tragique de la sentence boomerang de Mama Chidi. Ce qu’elle déclare au sujet de Sidi Raheem, la mule décédée à Gatwick, comme par retour de manivelle, semble valide pour elle-même. Mama Chidi ne prend pas conscience de cette discrimination masculine qui entrave la vie des femmes. Sidi Raheem, Tolani, Mme Durojaiye et elle-même souffrent du même mal. Dans ce sens, Avale pourrait se définir comme le roman du bonheur impossible pour les femmes, à la ville, à la campagne ou même ailleurs.
Afin de changer d’atmosphère, Ajao Tolani, le deuxième personnage clef du roman se rend à Makokou, son village natal. A la mort de Rose Adamson, Ajao Tolani, encouragée par OC, décide de rendre visite à sa mère. Les perspectives, dans ce nouvel espace, ne sont pas meilleures. Sefi Atta décrit pour nous une aire surdimensionnée pour les hommes et réduite pour les femmes. Celles-ci n’ont droit à rien sauf s’occuper de leur foyer. Les relations entre hommes et femmes y sont rigoureusement codifiées mais toujours aux dépens de ces dernières. C’est ainsi qu’AjaoTolani soulève l’interrogation de sa propre mère et des voisins quand elle rencontre Sanwo, son amant, arrivé de Lagos et inconnu à Makokou. Au village, la relation homme-femme n’est pas une affaire individuelle mais plutôt celle de la communauté entière (288). A Makokou, la vie des uns et des autres est vue à travers le prisme de l’intérêt commun. Vivre, se marier, faire des enfants constituent des actions relevant du contrat communautaire. C’est dans ce contexte que Mme Arike prévient sa fille Tolani contre l’éventualité d’une vie de « vieille fille sans enfant » (289). Une anomalie très grave au village, comme si la normalité ou l’anormalité dépendait du statut matrimonial. La liberté d’agir que revendique Ajao Tolani (p. 289) devient vite une entrave. Au village, l’épanouissement féminin passe par la soumission à la volonté du groupe. En creux du dialogue mère-fille, Mme Sefi Atta montre un code de vie qui réduit les aspirations féminines à la portion la plus congrue. Avec dans l’esprit la référence à la production littérature africaine manichéiste des années post-indépendance, qui montrait la grande ville comme lieu de perdition et le village comme celui de la rédemption, le lecteur s’attend à ce que Makokou soit le lieu qui rende justice à notre héroïne éplorée. Makokou se dresse comme l’autre cimetière des ambitions féminines après Lagos. Ces aspirations inassouvies constituent la marque de la structure circulaire du récit de Sefi Atta. En parcourant l’espace Makokou-Lagos-Makokou, notre personnage accomplit dans le même temps un retour sur soi ou sur la case départ. Ajao Tolani fuit la prédation sexuelle des hommes de Lagos pour subir le carcan non moins prédateur de la tradition. C’est un virage à 180° qui la ramène aux démons de Lagos. La boucle semble donc bouclée avec ce retour infructueux dans le giron maternel.
La circularité des événements se lit aussi dans le harcèlement dont a été victime sa propre mère. Dans sa prime jeunesse, Arike a osé acheter un cyclomoteur pour ses déplacements journaliers dans Makokou. Tout le village s’est levé comme un seul homme pour exprimer son indignation.
« Toi l’épouse cadette de la famille qui n’a même pas encore porté d’enfant, » dit-elle, « tu as conduit un cyclomoteur jusqu’ici sans l’accord de ton mari ? Et moi l’épouse aînée ne pense même pas descendre la route à pieds sans en référer à mon époux ? » (130).
C’est en ces termes que Sister Kunbi, l’épouse de Brother Tade s’adresse à Arike. L’histoire du scooter met donc les femmes du pays au bord de la crise de nerfs. Le vocabulaire, que l’auteur tisse autour de cet événement, indique la gravité du scandale. Et, bien davantage que les hommes, ce sont les femmes elles mêmes, par leur discours et attitudes, qui signalent ce qui paraît à leurs yeux la « dépravation » morale d’Arike (130).
Au bout du compte, qu’elles viennent de la petite Peju, cinq ans, qui reproche à Ajao Tolani sa mise imparfaite ou sa gorge plate (266) ou de Sister Kunbi, la femme de son oncle Brother Tade (130), les attaques ad-hominem dirigées contre les femmes décrivent l’ironie de leur situation dans le Nigéria de Sefi Atta. Loin de montrer leur solidarité, les personnages féminins de Avale jouent les petits soldats de la cause masculine. Elles passent ainsi, par pertes et profits, leur propre cause (209-210). A l’image de ce que Franz Fanon explique dans son essai Peau Noire, Masques Blancs les personnages de Avale semblent avoir intégré leur propre condition de citoyenne de seconde zone.
« Des hommes ou de la colline à descendre (à moto) je ne savais pas ce qui m’effrayait le plus. Si je ne faisais pas de chute, la foule des gens pouvait me lyncher, me traîner par terre, me battre pour avoir osé conduire une motocyclette. Cette fois-ci, même tante Iya Alaro ne viendrait pas à mon secours. Elle pensait qu’il y avait des affaires de femmes et des affaires d’hommes et elle était prête à défendre toutes les femmes à la seule condition qu’elles s’occupent de leurs affaires de femmes. Elles désapprouvaient toutes celles qui empiétaient sur les plates-bandes réservées aux hommes et qui créaient ainsi de la confusion. » (AV 129)
A travers le tableau de tante Iya Alaro, la jeune écrivaine nigériane nous montre le chemin qui reste à parcourir pour les femmes. Elles doivent lever le glaive contre les préjugés masculins mais aussi contre les a-priori assimilés par les femmes elles-mêmes. Dans ce sens le roman Avale s’éloigne un peu de l’orthodoxie féministe coutumière basée sur la structure manichéiste habituelle. Dans les descriptions de Sefi Atta, la démarcation entre les acteurs du bien et ceux du mal devient floue.
En effet dans une société où le célibat féminin est considéré comme un dévoiement grave, toute proposition de mariage devrait être appréciée à sa juste valeur. Dans le roman, les choses ne sont pas aussi simples. Arike, la maman de la narratrice fait un affront au chef traditionnel en déclinant l’offre matrimoniale qu’il lui fait. Le refus fait l’effet d’une bombe.
« « Le palais voulait que je me présente le lendemain comme épouse du Chef. Je dis à mon père : « je n’irai pas. » Il demanda, « Quoi ? Tu désobéis encore une fois ? C’est interdit, interdit, m’entends-tu ? […] Tu as refusé d’épouser l’homme que j’avais choisi pour toi et maintenant tu refuses le palais ? Quel genre de fille es-tu ? » » (93)
Arike, soutenue par Tante Iya Alaro, décline une offre de mariage qui réjouit toute la communauté villageoise. Pourtant entre les lignes se lit le doute que nourrissent les deux femmes quant au bien-fondé de l’offre. Derrière le bien qu’elle revêt, Arike et Alaro voient le mal que la proposition porte en elle. Sefi Atta nous indique que l’Oba ne fait pas la différence entre acheter un mouton et prendre une épouse. Il démontre ainsi l’inexistence d’une place véritable pour les femmes dans le groupe. Du fait de l’estime relative du chef pour les femmes et même pour la tradition, il oublie de consulter la famille d’Arike ou Arike elle-même. Dans la convocation matrimoniale qu’il fait porter aux parents se lit la négation profonde d’une quelconque conscience de soi, d’un quelconque libre arbitre chez la femme.
C’est cet environnement singulier que Mme Atta montre en levant le voile sur la filiation d’ Ajao Tolani. Pour préserver la réputation de son mari stérile, Arike a dû être « prêtée » au frère de son propre époux pour que l’honneur familial soit sauf. La confrontation entre Arike et Ajao Tolani éclaire les conséquences néfastes d’une société masculine prête à tout pour préserver ses prérogatives (290).
— « […] après tout, tel père…telle fille. » (Mother/Arike)
— J’aurais pu déchirer son vêtement pour l’avoir dit.
Deux poids, deux mesures […]
Elle se cachait toujours derrière des histoires étranges.
— « Quel père ? » dis-je. « Celui que je croyais être le mien ? »
Les mots sont comme des œufs.
Le visage de ma mère devint dur. Je ne m’attendais pas à sa réaction. Je tremblais et mon visage me brûlait […] La prise de conscience embrumât ses yeux.
« Tu as dit quoi ? » dit-elle d’une voix sifflante » (AV 290)
Dans ce dialogue vif, la douleur des protagonistes est palpable. Nous avons l’impression d’assister à la réouverture d’une plaie qui n’a jamais cicatrisé. L’affliction familiale ici est portée par des verbes comme « My mother’s face stiffened/devint dur » « I was trembling/je tremblais » « my face burned (me brûlait) » « She whispered » (d’une voix sifflante). La succession rapide de phrases courtes et saccadées (290) dit tout l’accablement d’Ajao Tolani surprise de causer autant de peine à sa mère. L’auteur instrumentalise le traumatisme collectif pour corroborer l’idée que les femmes sont, aux yeux des hommes et de leurs traditions, une quantité négligeable. En convoquant dans son lit la femme de son propre frère, Brother Tade donne à penser que les intérêts supérieurs de la famille passent avant l’honneur d’une femme. Mme Arike symbolise, ici, une offrande aux dieux pour conjurer la malédiction familiale.
Cette histoire, tout comme celle de l’extraordinaire demande en mariage du chef traditionnel, comme d’ailleurs toutes celles autour d’Arike, est en mode narratif « analeptique ». Ce type de narration, avec des va-et-vient permanents entre le passé et le présent, donne le sentiment que l’expérience d’Arike, la mère, se juxtapose à celle d’Ajao Tolani, la fille. Dans un cas comme dans l’autre, les deux femmes subissent l’ordre d’une société qui discrimine toujours en leur défaveur. Le lecteur assiste à une alternance volontaire de deux tableaux représentant respectivement les vies de la mère et de la fille. A l’instar du fameux tour de passe-passe où l’artiste demande à l’assistance de reconnaître l’emplacement d’une carte précise située au milieu de beaucoup d’autres, la vigilance de l’audience est mise à rude épreuve. En tournant rapidement et habilement les cartes de la mère et de la fille, Sefi Atta crée l’illusion qu’il n’y a pas de frontière entre la vie de l’une et de l’autre. On a soudain l’impression que leurs vies deviennent interchangeables comme par magie. C’est peut être là la finalité de cette écriture à cheval entre deux temps et deux lieux. Entre hier et aujourd’hui mais aussi entre Lagos et Makokou. On peut ainsi observer le fossé entre le côté dynamique du temps et des lieux, d’une part, et celui immuable et statique du mal de vivre des femmes nigérianes.
Finalement que l’on regarde « Everything Good Will Come » ou “Swallow” ou encore « News From Home » on se rend compte que la vie des personnages féminins, que nous propose Sefi Atta, ne semble pas si simple. Hormis quelques exceptions, la confrontation qu’ils engagent avec les hommes se termine souvent en leur défaveur. Dans la brousse des hommes, qu’est le Nigéria, les femmes doivent user de ressources infinies pour survivre. A l’exception notoire d’Arike dans Avale qui résiste à la pression du village, les exemples de femmes qui manquent le rendez-vous d’une vie prospère, sont légion. Au fond, Ajao Tolani échappe dans un premier temps aux agressions de son supérieur pour finir congédiée. De cet épisode ressort le sentiment inconfortable que le bourreau joue le beau rôle. C’est Ladimi Salako qui a la main et non sa victime. Rose Adamson non plus ne gagne pas son duel avec OC le trafiquant. Mme Sefi Atta, comme elle le dit dans son interview, n’a pas voulu romancer la vie des femmes dans la société nigériane. Tout en écrivant de la fiction, elle essaie de rester près de leur quotidien. Dans ce sens, elle montre une distance visible vis-à-vis du récit populaire de la littérature d’Onitsha ou même celui de Cyprian Ekwensi qui privilégie les fins heureuses. Au deus-ex-machina habituel elle préfère la description des choses dans leur insupportable brutalité. En créant des personnages ronds, à la manière de Rose Adamson, Sefi Atta nous plonge dans le décor de la turbulente capitale. Les joies, les colères et les épisodes dépressifs font de Rose Adamson un personnage tragique auquel on s’identifie facilement. C’est la même trame tragique que nous croisons dans la fresque sociologique de Makokou. Que ce soit Ma Nunsi, l’épouse de Brother Tade ou Arike « la rebelle » aucun personnage ne s’affranchit totalement de la mainmise de la tradition forgée par les hommes à cet effet. L’injustice sociale que subissent ces personnages ne nous laisse pas indifférents. Elle nous met par moments mal à l’aise car nous nourrissons secrètement le désir de voir ces personnages-miroir émerger victorieuses de leur oppression. Mme Sefi Atta, à l’image de ce qui arrive à l’héroïne de la nouvelle Hailstones on Zamfara, semble, hélas, avoir résolument choisi de tourner le dos au registre du « happy ending » et ce n’est peut être pas une mauvaise chose.
Note sur le titre : Nous parodions ici le titre du conte : Ma Vie dans la Brousse des Fantômes. Amos Tutuola, l’auteur est un écrivain nigérian d’origine yorouba. Il est né en 1920 à Abeokuta dans l’Ouest du pays. Le personnage principal en est le narrateur intradiégétique. Lui aussi, à l’instar des personnages de Tutuola, est pris dans des interactions fantasmagoriques entre les vivants, les morts et les esprits comme dans L’Ivrogne dans la Brousse (1952). A vouloir le bonheur à tout prix, les personnages mettent souvent leurs vies en péril.