Dans ses Entretiens, Julien Gracq, l’héritier souterrain des surréalistes, expose ce qu’il faut appeler une éthique d’auteur à laquelle il se tient : « Pour moi, l’écrivain est quelqu’un qui écrit, qui a envie d’écrire, qui écrit des livres, puis il passe le texte à l’éditeur qui s’occupe de l’imprimer, de le diffuser, de le faire connaître, de faire la publicité, etc. Chacun son métier. Je considère que c’est ainsi qu’il faut continuer, je me suis toujours comporté de cette façon, mais maintenant - je crois que c’est à tort - les écrivains ont pris sur eux une bonne partie du travail qui revenait à l’éditeur. Ce sont eux qui font la promotion de leurs livres ». Ce phénomène critiqué selon nous à juste titre par Gracq - qui n’a cessé de s’amplifier ces derniers temps - est lié à un désir politique de « démocratiser » la culture et la poésie, de les rendre accessible à tous, louable intention. Au nom de cet idéal, de multiples festivals, salons, rencontres ont vu le jour ces dernières années où les auteurs sont invités à signer leurs livres (Gracq encore : « Je pense que la dédicace est un signe d’amitié à quelqu’un qu’on connaît et n’a guère de sens à un inconnu ») ou à lire leurs œuvres en public. Un printemps de la poésie a été institué, qui dure maintenant toute l’année, et qui permet aux poètes de se faire connaître (au nom bien entendu d’un accès de la poésie à tous). Mais qui ne constate que cette « publicité » de la poésie, si elle part d’une bonne intention, transforme celle-ci en phénomène de foire pour le moins ambigu en ce qu’il nivelle la pratique poétique en multipliant à l’infini les « événements culturels » et en mêlant le secondaire et le primordial ? Verrait-on un Char ou un Breton au milieu d’autres auteurs et de leurs lecteurs, répondant à leurs questions, courant la France et le monde entier de festivals en salons de la littérature ? Leurs œuvres furent-elles moins prégnantes, moins efficaces (en termes même politiques) parce qu’ils choisirent comme Gracq de se tenir à distance et refusèrent le jeu culturel institué qui existait sous d’autres formes ? Ce qui caractérise un événement, c’est sa rareté, or les « temps de la poésie », par leur fréquence en augmentation constante, perdent tout sens, se diluent dans l’événementiel de l’actualité culturelle, de l’événementiel à basse intensité. Si le poète a besoin d’écart, de silence et de solitude, c’est pour augmenter l’intensité de vie, et non par refus de la foule et par misanthropie, cette intensité de vie étant offerte aux autres par le livre.
Les problèmes que pose cette mise sur le marché de la poésie sont multiples et graves, ils engagent autant les auteurs que les lecteurs, mais à travers eux c’est bien sûr l’avenir de la poésie qui est en jeu. Plus les auteurs feront le travail des éditeurs et des libraires, plus ils se transformeront en agents de commerce, et plus leur écriture en sera atteinte et se dégradera, processus auquel nous assistons actuellement, - plus la poésie deviendra un produit formaté par les fonctionnaires de la culture qui organiseront toujours davantage « l’offre et la demande » (les réputations se faisant maintenant au nombre d’apparitions en public). Sur le plan purement littéraire, cette mise sur le marché de la poésie ne se justifie pas, non plus si l’on considère les implications politiques d’une telle exposition continuelle de l’auteur (comme autrefois on montrait les ours dans les cirques). L’activité poétique est une réalité complexe, à la fois solitaire et collective, mais collective dans le refus des codes imposés par les « acteurs sociaux », dans le rejet des politiques culturelles de droite comme de gauche qui consistent à mettre en scène tout et n’importe quoi, à confondre le bon et le très mauvais, à mêler toutes les perspectives sans jugement de valeur, phénomène social auquel seule la lecture individuelle permet d’échapper. Somme toute, la classe politique - la plus conservatrice que nous ayons eue depuis longtemps - a tout intérêt à ce que la parole poétique se banalise et se dégrade en devenant un produit comme les autres dans les kermesses littéraires.
Il est devenu tellement normal que la poésie s’expose à tous les coins de rue aux côtés des chansonniers et des comédiens que notre critique du marché de la poésie sera certainement comprise par beaucoup comme un éloge de l’élitisme culturel. Or nous pensons au contraire que la poésie doit être lue par le plus grand nombre, sans autre intermédiaire que le livre, qu’il est même urgent que la grande poésie soit lue par tous ; qu’il faut encourager matériellement les écrivains à écrire ; que l’auteur n’a pas à remplacer l’éditeur ou le libraire ; que l’auteur doit garder son temps et son énergie pour la réflexion et l’écriture à distance de tous les intérêts économiques et sociaux ; que c’est au lecteur de dire la poésie, de la faire circuler le plus largement et le plus intensément possible ; que la démocratisation de la poésie se produit à cette condition : libération de la voix individuelle sans le « soutien » d’une organisation institutionnelle ou commerciale, par le poème et lui seul, hors de toute bourse culturelle.
Laurent Margantin et Auxeméry