C’est un tableau très amusant. Dans une sorte de baraque foraine dont on distingue, au fond de la toile, les planches mal jointes et dont le sol est jonché de paille, se dresse une estrade basse sur laquelle parade, avec un sérieux comique et une gravité naïve, un jeune éléphant. Ses grosses jambes, dont l’une est enchaînée, supportent son corps massif. Dans sa tête aux vastes oreilles, son œil vif semble rire et, entre ses deux défenses courtes encore, sa trompe flexible pend et se courbe aimablement. Comme il a l’œil bon et narquois, ce brave petit pachyderme, tout étonné de paraître un phénomène aux regards de ceux qui sont venus l’admirer !
Outre le gardien qui les a introduits et qui est coifféd’une espèce de turban à la turque, les visiteurs sont trois hommes et une femme. C’est elle qui s’est rapprochée le plus de la bête extraordinaire. Les mains dans son manchon, ses souliers de satin dépassant le bord de son ample robe, les épaules couvertes d’une mante noire, elle considère attentivement le monstre éthiopien. Un étrange masque blanc à bec d’oiseau, qu’un tricorne surmonte, lui couvre le visage. A ses côtés, deux de ses compagnons, masqués eux aussi, s’enveloppent des larges plis de leurs haute. Derrière elle, le troisième, monté sur un escabeau, domine la scène. Il tient un cahier de papier et un crayon. Il a repoussé son tricorne en arrière et relevé son masque en visière sur son front. Regardez-le bien, ce personnage au long nez, au menton pointu, aux yeux très noirs dans une figure mince, qui est venu prendre un croquis de l’animal exotique et qui s’est représenté ainsi dans le tableau qu’il a peint. C’est Pietro Longhi, Vénitien. Ce n’est sans doute pas un grand peintre que cet artiste charmant dont l’œuvre est familière à tous les amis de Venise et présente à tous les curieux de l’ancienne vie vénitienne. Pour ma part, je n’en sais pas de plus captivante et de plus instructive que la sienne, aussi est-ce un plaisir pour moi chaque lois que je retourne là-bas de revoir les gentils et vivants tableaux de cet agréable petit maître, ces amusants quadri qui aident si bien à imaginer ce que fut la vie patricienne, bourgeoise et populaire durant le dernier siècle de la Sérénissime République et qui en reproduisent avec tant d’esprit, de naturel et de vérité, la grâce frivole, élégante et paresseuse.
Car c’est un observateur attentif, souriant et véridique que notre Longhi, un réaliste aimable. Il a de la bonhomie et de l’indulgence. Il est le chroniqueur en images de la société du dix-huitième siècle. Il nous fait assister aux épisodes variés qui remplissaient de leur gentille frivolité l’existence d’alors. Il nous en montre les usages et les habitudes, les occupations et les divertissements ; il nous introduit dans l’intimité d’un charmant passé, dont son pinceau nous a gardé les gestes, les attitudes et les couleurs avec la plus scrupuleuse fidélité. Par lui nous savons comment on a vécu à Venise pendant plus d’un demi-siècle, comment on s’y habillait, à la mode de chaque année. Il nous apprend les costumes et les mobiliers. Il nous conduit dans les palais, nous mène dans les églises, il nous initie à tous les détails d’une journée d’autrefois et la rend présente à nos yeux. Il est le peintre toujours exact et souvent délicieux des Vénitiens et des Vénitiennes de jadis. Il nous les montre à leurs occupations quotidiennes, dont la moindre n’est pas de fréquenter les salles illuminées du Ridotto et de fouler, de leurs hauts talons, les dalles de marbre de la Piazetta.
Mais l’observateur est, chez Longhi, il faut bien le dire, quelque peu superficiel. Il se contente de noter les aspects sans tâcher de nous faire pénétrer plus loin. Ses charmants tableaux manquent de profondeur, et ce défaut, m.alheureusement, n’est pas compensépar une de ces habiletés techniques qui dispensent du reste. Si Longhi sait fixer avec naturel un geste ou une attitude, s’il sait reproduire, parfois avec un art très délicat, la nuance d’une étoffe ou la couleur d’un objet, s’il sait assortir les tons avec une certaine harmonie, ses figures, par contre, manquent, la plupart du temps, d’expression. D’ailleurs, ne semble-t-il pas que la mode vénitienne d’alors ait voulu faciliter la tâche de son peintre favori en lui fournissant pour modèles ces personnages masqués, dont il peint avec tant de bonheur le blanc visage de plâtre ou de carton et dont il drape si bien l’ample baùta de satin noir. Aussi est-ce dans ces scènes de travestis, comme celle dont je parlais tout à l’heure et où il s’est représenté lui-même, le crayon aux doigts, qu’il excelle. Là, il est unique et parfait. Bien plus, il devient presque mystérieux, quand il nous montre les étranges fantômes, à la fois burlesques et élégants, en quoi le carnaval transformait les Vénitiens de jadis qui couraient au plaisir en portant sur leurs visages déformés la cadavérique pâleur de la maschera .
Impression fugitive, néanmoins, que celle-là, dans l’œuvre de Longhi, qui dit plus qu’aucune autre, au contraire, la douceur et l’amusement de vivre. Il y a des époques et des lieux, en effet, où la vie se fait facile et bienveillante, comme pour redonner confiance en elle. A ces moments, il se produit une sorte d’accalmie, une sorte d’entente des événements, qui rendent aisée l’existence. Ce sont des époques de politesse, de courtoisie, de frivolité, d’aimable indulgence, d’élégance, de luxe. C’est ce que l’on appelle, d’ailleurs, des périodes de décadence. Nul doute que Venise, au dix-huitième siècle, n’ait connu un de ces états de détente. Heureux état, où l’arrivée d’un éléphant d’Afrique était assez mémorable pour que. l’illustrissime signora Maria Pisani en commandât la représentation au bon peintre Pietro Longhi !
in Esquisses vénitiennes, Paris, Collection de l’art décoratif, 1906.
Pietro Longhi, L’elefante, 1774. (Dimensions de la toile : 47,5x 61)