Un jour le gouvernement du pays ordonna aux citoyens de se rassembler sur les places de ses villes car il avait une chose importante à annoncer. Tous les gens arrivèrent en marchant sur leurs deux jambes, mis à part quelques unijambistes qui avaient été privés de leur membre lors d’un accident, d’une guerre, ou du fait d’une grave maladie. Devant les foules ainsi amassées et avides de nouvelles, le président et les ministres, sur des écrans géants placés en haut de beaux édifices aux façades de pierre festonnées et aux grandes fenêtres embrasées par les rayons du soleil couchant, annoncèrent gravement que désormais on ne pourrait plus marcher sur ses deux jambes, qu’on croyait depuis les australopithèques que c’était la meilleure façon de marcher mais qu’on s’était en fait lourdement trompé, et que toute nation méritant les épithètes de "civilisée" et "moderne" devait abandonner ce mode suranné, dispendieux, voire dangereux, d’aller d’un point à un autre. Des scientifiques d’autres pays, des pays incomparablement plus développés que le leur - et incontestablement sur la voie d’une domination mondiale -, avaient en effet découvert, suite à de longues recherches, qu’il était plus avantageux pour tout le monde de marcher sur une seule jambe, et qu’il était bien dommage qu’on n’y ait pas pensé plus tôt, car le fait de marcher sur deux jambes faisait qu’on était moins concentré et économe dans ses mouvements, plus indiscipliné aussi, et dangereux ; les bipèdes perdaient trop de temps à danser ou jouer au football et beaucoup avaient même la mauvaise habitude de donner des coups de pieds dans les poubelles, avant de fuir en prenant les jambes à son cou devant les forces de l’ordre courroucées. Un des membres du gouvernement, le ministre des sports commença alors à faire une démonstration de cette nouvelle marche sous les regards médusés des braves citoyens ; puis ce fut le tour du ministre de la culture qui fit de grands bonds sur son unique jambe longue, souple, intelligente, tandis que le ministre de l’économie plus rigide et sans doute trop appliqué s’essouffla rapidement et ne fit que quelques mètres, avant de s’effondrer dans les bras de l’imposante Garde des Sceaux. Le Président quant à lui se contenta de faire de petits bonds sur place, car, en tant que centre du monde, il ne convenait pas qu’il se déplaçât. A la fin de l’annonce beaucoup de gens semblaient atterrés, incrédules du moins, et les rares qui se risquèrent à obéir à l’injonction gouvernementale s’attirèrent les regards moqueurs, méprisants, voire haineux de leurs congénères bipèdes ; ils avaient bien le temps d’obéir à cet ordre et puis il s’agissait peut-être d’une lubie passagère, d’une énième manière de détourner l’attention des problèmes réels.
Bref, tandis que certains acquiesçaient comme sous l’effet d’une hypnose, d’autres, auréolés d’un fier mutisme « attendaient de voir ». Le lendemain les premiers unijambistes apparurent dans les rues sautillant de manière ostentatoire sur leur unique jambe ; il s’agissait le plus souvent d’opportunistes qui avaient bien compris que cette manière de faire, que beaucoup considéraient encore comme ridicule et contraire aux mœurs de la nation, pouvaient leur apporter promotions, bons points, galons, poulardes, lingots d’or et diamants. Certains y croyaient vraiment mais ils n’étaient qu’une petite minorité que d’aucun considérait comme constituée de dangereux illuminés ; cependant le message initial du gouvernement était martelé avec une redoutable régularité par les journaux, magazines et télés, tenus par les néo-unijambistes, ainsi que par les scientifiques, professeurs et écrivains illuminés du précédent groupe.
La propagande des unijambistes, d’abord minoritaire, devint alors si omniprésente que certaines personnes finirent par devenir unijambistes sans même s’en rendre compte. Un beau matin, elles commençaient à sautiller sur une seule jambe, pour « voir comment cela faisait », et comme elles y parvenaient en général avec un certain brio elles étaient aussitôt félicitées par les unijambistes endurcis, ce qui les encourageait bien sûr à poursuivre sur cette voie qui, vus les avantages déjà accumulés par la caste des unijambistes de la première heure, s’annonçait des plus prometteuses. Le président marchait quant à lui tantôt sur une seule jambe tantôt sur deux car il craignait de voir s’aggraver, dans le cas où il aurait fait clairement foi d’unijambisme, le clivage qui se dessinait dans la nation.
Finalement, les bipèdes devinrent minoritaires ; eux qui étaient au départ une écrasante majorité finirent par se demander, en constatant le succès du camp adverse - le succès étant en soi le signe de la vérité comme le répétaient les écrivains unijambistes - s’ils ne s’étaient tout simplement pas fourvoyés, ce qui serait bien dommage vu qu’en plus d’avoir eu intellectuellement tort ils se seraient absurdement privés de tous les avantages réservés aux membres de l’autre camp. Ainsi les défections ; même parmi les bipèdes les plus endurcis, s’accélérèrent ; les nouveaux unijambistes étaient même parmi les plus zélés car ils avaient, comme ils disaient eux-mêmes "beaucoup de retard à rattraper ". Le camp des bipèdes se réduisit bientôt à une peau de chagrin tandis que les derniers spécimens de cette espèce désormais considérée comme « ancienne » finirent par être systématiquement stigmatisés par le restant de la société. On les accusait tour à tour d’être têtus, enfermés dans des conceptions surannées, rétrogrades, passéistes, hostiles au progrès, poussiéreux, impertinents, ennemis des sciences, et surtout irréalistes en cela que l’ensemble de la nation, voire du monde, fonctionnait désormais déjà selon les principes des unijambistes illuminés qui exultaient dans des médias désormais complètement acquis à leur cause révolutionnaire ; ces derniers, race ô combien mystérieuse ! écrivaient même de longs ouvrages où ils émettaient la possibilité d’aller encore un peu plus loin dans le progrès, ce qui pour eux revenait à ne plus marcher avec ses jambes. Ils émettaient cette hypothèse sans savoir toutefois très bien comment réaliser l’extraordinaire exploit.
Ainsi, les derniers unijambistes se cachaient-ils pour marcher tranquillement sur leurs deux jambes, seuls ou en groupes. Volets soigneusement fermés, et les sols couverts de tapis moelleux amortissant les bruits de leur bi-pas, les bipèdes arpentaient de long en large leur appartement plongé dans une agréable pénombre ; ne serait-ce que pour se prouver à eux-mêmes qu’ils avaient bien raison, que cette façon de marcher était bien la plus naturelle, la plus commode et récréative ; en petits comités ils dansaient encore la valse, la bourrée la samba ou le foxtrot, jouaient au football et donnaient même encore parfois, sous l’effet de l’enthousiasme, de francs coups de pieds dans les poubelles. Que de plaisirs prodiguait ce type de marche pourtant conspuée !
C’est alors que les premiers problèmes apparurent. Certains unijambistes avaient en effet de plus en plus de mal à se déplacer sur leur unique jambe ; ils se plaignaient de certaines crampes, fourmillements, démangeaisons et autres désagréments mais les souriantes autorités répliquèrent que cela ne pouvait être que passager, vue l’infaillibilité des scientifiques qui avaient posé les bases de la marche unijambe. Les malades acceptèrent avec soulagement ce propos réconfortant et se forcèrent de plus belle à marcher sur leur unique jambe. Plus incisifs, les unijambistes illuminés leur reprochèrent toutefois de manquer de persévérance, de force, de courage ; autant de critiques que les unijambistes souffrants acceptaient totalement, tant ils étaient certains qu’il ne pouvait pas en être autrement, tant ils respectaient l’avis de ces doctes interprètes du Monde. Quand de nouvelles personnes vinrent se plaindre de « vertiges », « terrible sensation de déséquilibre », « sentiment que l’autre jambe se meurt peu à peu », « impression d’être devenu un pylône » ou « que le pied remonte dans le crâne », les autorités furent encore plus promptes à intervenir en affirmant que ces inconvénients étaient sans doute regrettables mais passagers, que le bien-être général était à ce prix, ainsi que notre maintien dans le peloton de tête des nations modernes ; qu’on devait penser au bien commun, que tout le monde avait, finalement et malgré tout, intérêt à marcher sur une seule jambe.
On dit surtout qu’il n’y avait pas d’autre solution.
Ces recommandations du gouvernement n’empêchèrent pas l’apparition dans les villes du pays et même les campagnes, de hordes d’éclopés souffrant et gémissant, dont certains dépérissaient sur place, dans les administrations, les champs, les écoles et les usines, définitivement immobilisés sur leur unique jambe qui leur permettait à peine de se tenir debout. On attribuait toujours leur regrettable situation à un manque de persévérance, ainsi qu’à un scepticisme maladif dont les autres devaient à tout prix se préserver.
La plupart des unijambistes qui étaient mal en point n’osaient en fait pas remettre en cause les conclusions des scientifiques unijambistes, épaulés par le gouvernement, la presse, les écrivains illuminés, et beaucoup de gens du spectacle. Ils se disaient, se répétaient, pour mieux supporter leur souffrance : ce n’est pas possible que des gens aussi importants sérieux et responsables, des gens si éclairés, si éduqués et parlant même l’anglais, aient mis au point une façon de marcher aussi peu naturelle, aussi inutilement difficile, aussi absurdement destructrice. Ils chassaient alors leur doute en se répétant la phrase clé des gouvernants et ce quel que soit leur parti et affiliation philosophique ou religieuse : il n’y a pas d’alternative. Ainsi refoulaient-ils le doute qui s’était installé dans leur esprit, évitant de même d’en parler à leur camarade unijambiste. Chacun avait peur que l’autre découvre le désarroi qui grandissait en lui. Tous avaient peur de tous. Qui oserait protester ? Qui serait assez fou pour dire l’évidence, c’est-à-dire que cette marche était insupportable, inhumaine, absurde et si éloignée de Mère Nature.
Surtout, on ne voulait pas lâcher du jour au lendemain tous les avantages matériels, promotions, bon points, galons, poulardes, lingots et diamants, qu’apportait l’obéissance à la directive initiale du gouvernement épaulé par les médias, les écrivains et scientifiques illuminés. Comment vivrait-on sans ces avantages ? Et qu’il était loin le temps où on était encore bipède ! On pensait qu’après ça il n’y aurait plus rien, qu’il fallait sauter sur son unique jambe jusqu’à la fin de l’histoire. Qu’on verrait ce qui se passerait alors.
Enfin il y eut dans le pays des millions de malades, d’infirmes et d’impotents, qui hurlaient leur souffrance en groupes sur les places de la ville, sans toutefois se révolter clairement contre les directives unijambistes ; certains essayaient de remarcher sur leur deuxième jambe mais n’y arrivaient qu’imparfaitement, d’autres en étaient désormais incapables, ou du moins le pensaient-ils après quelques tentatives infructueuses, dues en fait à leur manque de confiance en leur bon sens ainsi qu’à leur peu de considération pour Mère Nature, laquelle nous a pourtant doté à dessein de deux jambes droites et symétriques ; beaucoup d’autres attendaient surtout des directives claires de la part des autorités : président, ministres, députés, bourgmestres, scientifiques, écrivains illuminés, patrons, chanteurs, comiques, sportifs…
Le gouvernement, qui ne pouvait plus dès lors cacher les méfaits de la marche unijambiste, resta pourtant fidèle à sa ligne, selon laquelle il n’y avait pas d’autre façon de marcher viable. Pouvait-il dire le contraire après avoir défendu pendant des décennies cette marche en outre adoptée par tous les gouvernants de tous les pays du continent ? Il fallait donc persister dans la voie de l’unijambisme ; pour cela il proposa la solution des béquilles. On distribua ainsi des milliers, voire des millions de béquilles, assez rudimentaires du reste – aux unijambistes les plus atteints, lesquels acceptèrent cette offre charitable avec reconnaissance et soulagement, tandis que les autres attendaient de venir grossir la liste des éclopés.
Entre temps, de plus en plus de citoyens se remettaient à marcher sur leur deux jambes sans même s’en rendre compte, comme par instinct, ils se levaient le matin et posaient mécaniquement deux pieds au lieu d’un seul sur le sol ; d’autres les imitaient et tous en redécouvrant les joies de la bipédie regrettèrent amèrement de s’être laissé aussi grossièrement abusés par leurs gouvernants ; leur nombre grandit, on entendait un peu partout le claquement droite-gauche de pieds sur l’asphalte et les parquets des appartements ; les bipèdes faisaient de grandes marches enthousiastes dans les villes, campagnes, montagnes, ils gagnaient en force physique et morale, jouaient au football, dansaient le tango et la polka et donnaient même parfois, dans la pénombre, et comme par jeu, des coups de pieds dans les poubelles. Pendant ce temps, les unijambistes, encore fort nombreux, essayaient malgré tout de continuer à marcher gouvernementalement. Ils se rendaient bien compte que la meilleure façon de marcher était d’utiliser leurs deux jambes, mais ils attendaient une claire injonction gouvernementale pour aller dans ce sens. De plus les béquilles s’étaient révélées de mauvaise qualité et se cassaient au moindre choc ; une fois cassées « elles ne pouvaient être remplacées », disait d’une seule voix le gouvernement.
C’est alors que le terrible scandale éclata. On découvrit que le Président, les membres du Gouvernement, les bourgmestres et notables, ainsi que les principaux thuriféraires de l’unijambisme, marchaient en fait, dès qu’ils étaient loin des yeux du public, sur leur deux jambes, et ce afin d’être prêts « au cas où », comme avoua l’un d’entre eux devant les micros de la presse. Ils n’étaient unijambistes que lors d’apparitions publiques largement médiatisées, preuve qu’eux-mêmes ne croyaient plus, depuis belle lurette, à l’unijambisme, ou, plus grave, n’y avaient peut-être jamais cru. Cette nouvelle en se répandant à la vitesse de la lumière dans la communauté unijambiste les rendirent comme fous ; ils étaient tous remplis d’une énergie hargneuse, une énergie qui, en pénétrant jusque dans leur membres inférieurs, réanimèrent leur jambe inutilisée et comme morte. Ils retrouvèrent tout à coup, comme si un terrible sortilège de plusieurs années venait enfin de se briser, l’usage de leurs deux jambes ; ils marchaient, sautaient, trépignaient, virevoltaient, couraient. Ils se sentaient des ailes. Enfin ils n’avaient plus peur d’aller à l’encontre des directives gouvernementales et de l’avis des scientifiques ; ils s’étaient remis à marcher selon les commandements de Mère Nature, se rappelant avec gratitude de la bonne leçon des forts sagaces australopithèques.
Si la fin de la fable est bien celle que je connais il est dit : « Ils partirent en courant dans les rues des villes du pays à la recherche des faux unijambistes auxquels ils avaient férocement envie de « botter le cul », de leur pied droit et gauche, mais comme ces derniers n’avaient jamais perdu l’usage de leur deux jambes ils les avaient pris à leur cou dès qu’ils eurent senti le vent tourner. Pendant ce temps, enfermés dans la pénombre de leurs appartements ou de leur retraites champêtres, les scientifiques et écrivains illuminés se demandaient inlassablement : mais où donc nous sommes-nous trompés ? Mais où donc nous sommes-nous trompés ? Alors que dehors retentissaient comme une note obsédante les pas de milliers de bipèdes ».