Déjà, le 28 décembre 2010, Gaza Youth Breaks Out, un collectif de jeunes artistes et militants associatifs de la bande de Gaza, déclarant être à la fois « emprisonnés par Israël, brutalisés par le Hamas et complètement ignorés de la communauté internationale » faisait paraître dans les pages Rebonds du quotidien Libération un texte intitulé Le manifeste de la jeunesse de Gaza [1]. On pouvait notamment y lire cette phrase : « Il y a une révolution qui bouillonne en nous, une énorme indignation qui finira par nous démolir si nous ne trouvons pas le moyen de canaliser cette immense énergie pour remettre en cause le statu quo et nous donner un peu d’espoir. » Et d’ajouter, relatant une attaque du Hamas contre le siège d’une organisation de jeunesse très active à Gaza, le Sharek Youth Forum : « C’est vraiment un cauchemar au sein d’un autre cauchemar que nous vivons. »
Lorsqu’en 1949 paraît le premier tome du Traité d’économie nucléaire, Le Soulèvement de la Jeunesse [2], d’Isidore Isou, aux Escaliers de Lausanne, deux grandes pensées se partagent la "science des besoins humains et des moyens de les satisfaire". La théorie libéraliste, qui croit premièrement à l’individu, l’agent économique libre, comme vecteur de progrès, et la théorie marxiste, qui voit dans les luttes du prolétariat le moteur de l’histoire. Quels que soient leurs antagonismes, et leurs intérêts le plus souvent divergents, ces pensées ont en commun de ne s’occuper que du circuit économique constitué, et de ses agents actifs.
Le geste majeur du jeune économiste venu de Roumanie, rappelons qu’il n’a que vingt-quatre ans à la sortie de l’ouvrage, va être de découvrir qu’au-delà du circuit économique constitué existe une masse d’individus, représentée majoritairement par les jeunes, qu’aucune de ces théories ne prend en compte. Ces individus "bombardent" le circuit pour s’y faire une place. Ils sont les électrons par rapport au noyau, d’où, par analogie avec la physique nucléaire, le nom choisi pour la nouvelle théorie.
Ensuite, il va falloir mettre au jour les formes par lesquelles ces individus, définis comme "externes" se manifestent pour régulièrement modifier les équilibres de la sphère économique. C’est ce qu’Isou va s’attacher à faire, brillamment. En définissant deux types de créativité. La créativité pure d’abord, qui procède par des inventions culturelles ou techniques multiplicatrices de richesses, et la créativité dite détournée qui recourt aux révolutions, voire aux guerres pour atteindre ses buts.
Tout l’enjeu de la nouvelle théorie sera de réduire autant que possible les manifestations détournées, destructrices de richesses, au profit d’une sorte de généralisation de la créativité pure, la création ou l’invention prenant en charge seule la dynamique de l’histoire humaine.
Parmi les passages les plus passionnants, le chapitre intitulé Le Désir paradisiaque et l’externité, Isou écrit :
– « On ne comprendra jamais le sens profond de l’économie politique, si on ne saisit pas le but total de l’effort humain, non seulement de la peine effectuée dans le circuit, mais même des énergies dépensées dès la naissance pour évoluer, avant d’atteindre ou de se résigner dans la place acquise du marché. Le but total, représentant le sens profond de notre discipline, est la fin paradisiaque ou la joie intégrale et infinie de l’individu. Justement parce qu’elle n’a jamais saisi ce principe comme explication profonde de l’univers des échanges, et justement parce qu’elle s’est contentée des “plaisirs”, “récompenses” ou “goûts” résultant de la division du travail, de ses habitudes internes et de ses substitutions limitées, notre domaine n’a rien compris aux termes psychologiques qu’il employait et il n’a jamais pu embrasser la totalité des perceptions, associations et souhaits humains. Afin de définir ce besoin total et sa fin, qui est le maximum de plaisirs, j’aurais pu utiliser plusieurs noms comme aspiration, souhait, idéal, désir ; mais, étant donné que chacune de ces expressions peut se réduire à des recherches de biens fragmentaires et insuffisants de l’échange, j’ai pensé qu’il faut doter ces notions d’une majuscule, afin de faire saisir ce qu’elles ont de plus grand que le quotidien, de la généralité qu’elles embrassent, en les reliant, d’avance, explicitement, à la Joie intégrale et infinie, corporelle et spirituelle, au Paradis cosmique, où chacun de nous deviendra un Protée de bonheur immortel. »
Et c’est ainsi que le Désir et sa finalité paradisiaque intègrent pour la première fois la pensée de l’économie politique.
Ce sont toutes ces phrases qui me sont revenues en mémoire à la lecture du Manifeste de la jeunesse de Gaza.
Parmi les solutions proposées, figurait, outre une réflexion sur le contenu de l’école et d’autres choses, l’idée d’un crédit de lancement pour les jeunes « afin », précisait Isou, « que la juxtaposition d’un circuit de jeunes à un circuit ancien se fasse avec infiniment plus de facilité qu’aujourd’hui ».
La pensée d’Isou économiste a été peu lue, et notamment ce Traité d’économie nucléaire dans son complet jamais, ou alors par quelques rares personnes, puisqu’aussi bien plusieurs de ses tomes publiés en édition ronéotypée dans les années 70 restent pour l’instant dans une cave, un grenier ou ailleurs, et n’ont pas été réédités. Malgré tout, il reste la possibilité de lire Les Manifestes du Soulèvement de la Jeunesse [ 1950-1966 ], parus chez Al Dante en 2004. Ou encore trouver sur le web Du Socialisme primitif au socialisme des créateurs (Scarabée & Compagnie, 1984). Les lecteurs intéressés de La Revue des Ressources peuvent également suivre avec attention l’excellent blog des Cahiers de l’Externité tenu par Sylvain Monségu, auteur récemment aux Éditions Acquaviva de l’ouvrage Le Soulèvement de la jeunesse expliqué aux retraités qui gouvernent ce monde, texte qui s’appuie sur les idées dont je viens de faire un tour très rapide.
Isou disait « Si la jeunesse ne se sauve pas, elle perdra le monde ! », il serait temps, c’est du moins mon avis, que les réflexions avancent sur tous ces points.
* Jim Palette, écrivain et critique d’art, est membre du mouvement lettriste depuis 1966, sous son nom patronymique : Jean-Pierre Gillard.