La découverte du sanscrit et des religions indiennes eut au XIXe siècle des conséquences importantes au plan de la linguistique, avec la création de l’indo-européen renommé ensuite indo-aryen, au plan des mythes (le mythe aryen) et de la philosophie (Schopenhauer entre autres). Une science nouvelle, née des théories de la fin du XIXe siècle sur l’inconscient, la psychanalyse, reprit le flambeau. Dès 1869, Eduard von Hartmann avait émis dans sa Philosophie de l’inconscient l’idée d’un inconscient absolu, omniscient, préexistant à la conscience ordinaire et qu’il identifiait à quelque chose comme une ‘surconscience’. Il s’était pour cela servi de la représentation indienne de l’absolu métaphysique : le brahman. Une fois que la notion d’inconscient fut passée de la philosophie à la psychanalyse, l’utilisation de données orientales pour fonder empiriquement une vision psychanalytique de l’homme connut une grande faveur. Certes pas chez Freud qui ne fit référence à l’Inde que deux fois en vingt volumes, mais de façon déterminante chez Herbert Silberer et Carl Gustav Jung.
Si les premiers psychanalystes, à une époque où l’Inde bénéficiait d’une assez grande notoriété, n’en reçurent que la mythologie, le Viennois Silberer [1], un des principaux collaborateurs de Freud à ses débuts, s’intéressa de près à la pensée indienne. A en croire Christine Maillard, Silberer était familier des travaux indianistes de l’époque, de ceux de Paul Deussen sur les Upanisad et le Vedânta, de ceux de Richard Garbe sur le Sâmkhya ainsi que de la traduction par Leopold von Schröder de la Bhagavad-Gitâ. Son œuvre permet « de prendre la mesure de l’importance d’une référence à l’Orient dans le processus d’une réappropriation par l’Occident de sa propre tradition et pour l’interprétation des symboles sur lesquels celle-ci s’est construite » [2]. Car, s’écartant du modèle freudien, Herbert Silberer voulut intégrer à la réflexion psychanalytique les données de l’ésotérisme alchimique occidental. Pour ce faire il passa par l’Orient indien où, comme le traditionaliste René Guénon, les connaissances de cet ordre lui paraissaient plus vivantes qu’en Occident.
Son usage herméneutique des doctrines indiennes, où la libération de l’âme hors de ses déterminations existentielles est le sujet principal, devait lui assurer la compréhension d’éléments obscurs de la tradition occidentale.
« C’est en tant qu’ils sont des ‘doctrines de libération’ (Erlösungslehren) qu’il s’intéresse, dit-il, aux systèmes indiens, l’idée d’une libération de la conscience individuelle des déterminations qui l’emprisonnent constituant à ses yeux le but à atteindre. Dans cette perspective, Sâmkhya et Vedânta, souvent considérés comme antithétiques, sont porteurs à ses yeux de messages identiques. Sa réception de l’Inde est une perception globalisante, schématisante, qui ne tient guère compte des spécificités et des différences des doctrines, pour ne retenir d’elles que l’idée de l’autosotérisme. » [3]
Ses parallèles entre la dynamique psychique et la réalisation de l’opus alchimique viennent de ce qu’il a retenu des Upanisad et du Vedânta l’idée de l’Âtman-brahman, c’est-à-dire l’identité suprême d’un sujet transcendantal individuel avec l’absolu transpersonnel. Ainsi, pour lui comme pour les autres représentants de l’India Mater ou du mythe aryen, l’Orient et surtout l’Inde est cette source où puiser la possibilité de désocculter la tradition ésotérique occidentale. Par sa conception d’un inconscient où les symboles « anagogiques [4] » ont une valeur opératoire à la manière de l’alchimie, Silberer est assurément plus proche des conceptions romantiques de l’inconscient (réservoir de représentations mythologiques) que de Freud. Finalement, sur un autre plan que l’approche ethno-raciale des aryanistes, Herbert Silberer utilise l’Inde pour ressaisir ce que l’Occident paraît selon lui avoir perdu : le moyen d’agir sur l’inconscient. Christine Maillard analyse la pratique de Silberer ainsi : « Le recours à l’altérité (orientale), dans laquelle on reconnaît une forme quintessenciée et idéale de ce qu’on est soi-même, permet l’autodéfinition et l’autosituation dans une continuité traditionnelle (occidentale), que la comparaison avec le modèle oriental permet de reconstituer et d’identifier. » [5]
Le nid de l’inconscient
Tout comme Silberer, Carl Gustav Jung fit de sa rencontre avec l’Orient le moyen de questionner l’Européen sur son identité. Mais contrairement à lui, Jung reste dans l’orbe du mythe aryen. Les rapports de Freud avec son ‘dauphin’ d’un moment, sont encore sous le signe aryen. Freud cherchait à interpréter la tension entre les Juifs et leurs voisins à la lumière du monothéisme hébraïque, aux prises avec des fantasmes archaïques refoulés, mais qui auraient partiellement resurgi dans le christianisme. Reconnaissant une différence d’ordre constitutionnel ou héréditaire entre les Sémites et les Aryens (croyance néo-lamarkienne en l’hérédité des caractères mentaux acquis) Freud confia à Karl Abraham : « Le fait que je m’entende le plus facilement avec vous (ainsi qu’avec notre collègue Ferenczi de Budapest) m’exhorte justement à ne pas trop accorder à la préférence raciale et donc à ne pas négliger l’Aryen [C.G. Jung] qui m’est dans le fond plus étranger. » [6]
Si Freud éprouvait des difficultés à se définir en tant que Juif, ne parvenant pas à mettre des mots sur « le sentiment intime d’une même construction psychique » [7], Jung commençait à chercher un vocabulaire adapté qui rendît compte de « ces couches plus profondes de l’universellement humain dans lesquelles Freud n’a pas pénétré » [8]. Il aboutit, comme on sait, au concept d’inconscient collectif, dépôt de toute l’expérience mondiale de tous les temps.
Alors que Freud n’osait étendre ses concepts en deçà de l’être humain, chez l’animal, pensant par exemple que le secret du ça était inaccessible, perdu dans les abîmes de l’héritage ancestral ou phylogénétique, Jung proposait d’aller à la découverte du contenu spirituel de l’arbre de l’évolution biologique. Pour ce dernier, tout ce qui s’était passé durant l’évolution des organismes vivants devait encore être en nos corps, en nos âmes, de sorte que des images ancestrales et symboliques, ou archétypes, gardaient la trace de ce fond commun. Ainsi l’archétype du dragon serait-il la trace de l’étape reptilienne de la phylogenèse, dont la moelle épinière et le cerveau reptilien sont les preuves physiques. Dans le cas de l’homme, considéré comme le dernier échelon de l’évolution, on retrouve, recoupant la notion biologique de race, une différence de types psychologiques selon les cultures. Et notamment entre la psychologie germanique et la psychologie juive :
« Comme le Chinois cultivé, le Juif, en sa qualité de membre d’une race dont la culture est vieille de plus de trois mille ans, est psychologiquement plus conscient de lui-même que nous ne le sommes. [...] Les peuples germaniques, qui sont encore jeunes, sont parfaitement capables de produire de nouvelles formes de culture, et cet avenir à son siège dans l’obscurité de l’inconscient de chaque individu. [...] L’inconscient aryen a un potentiel plus élevé que l’inconscient juif ; tel est l’avantage et le désavantage d’une jeunesse qui n’est pas encore complètement étrangère à la barbarie. » [9]
Sa distinction entre des inconscients aryens et juifs, à l’époque où le nazisme arrivait au pouvoir, n’était pas, avec le recul de l’histoire, des plus judicieux, nonobstant la naïve ambition d’exorciser les démons qui montaient. Il faut essentiellement y voir la transposition de sa querelle avec Freud, lui qui ‘ne connaissait pas l’âme allemande’, et auquel Jung répond que les profondeurs de l’âme germanique « n’ont rien à voir avec les débris de désirs infantiles et de ressentiments familiaux non résolus » [10]. Cependant, le caractère allemand de la psychanalyse jungienne est marqué. S’il décèle dans les rêves, les délires et certaines manifestations de l’art (comme Freud) des signes de l’inconscient, sa conception d’un inconscient collectif l’amène à étudier les mythes et les légendes appartenant au fond commun de l’humanité. Cette universalité, entendant faire cas des composantes culturelles de chaque civilisation, fait sa particularité et contribua à la reconnaissance de sa théorie. A cet égard, Jung doit énormément à l’Asie. Christine Maillard avance ainsi l’hypothèse suivante :
« Dans la mesure où l’ouverture massive à l’Orient coïncide pour Jung avec l’époque de sa rupture avec Freud, en 1913, il est permis de postuler que c’est la réception de l’univers culturel indien, seule partie des doctrines orientales déjà connue de Jung à cette époque, qui lui fournira des éléments essentiels pour sa propre approche originale des faits psychiques et lui permettra d’envisager d’autres voies possibles que celles que Freud avait ouvertes. » [11]
La réflexion de Jung s’organise autour de trois axes. D’abord la reconnaissance, dans les textes de la tradition religieuse asiatique, d’une approche comparable à celle qu’il mène depuis 1913 sur l’inconscient collectif. Ensuite la différenciation des mentalités occidentales et orientales. Enfin l’inadéquation des méthodes de l’Asie à l’esprit des Occidentaux.
L’Orient, c’est pour lui d’abord l’Inde, à laquelle il emprunte des concepts au moment où il jette les bases de son œuvre propre. Les Psychologische Typen (1921) contiennent ainsi un long développement sur les principales notions du brahmanisme, comme Wandlungen und Symbole der Libido (1911) [12] multiplient les références au Rig-Veda. Après son séjour dans ce pays en 1938, Jung consacra ses articles aux mœurs et à la mentalité indiennes dont l’altérité devient le « modèle pour une critique de l’Occident et de certaines de ses valeurs considérées comme ‘décadentes’. » [13]
Mais l’Orient est aussi chinois, et c’est Richard Wilhelm, missionnaire protestant retour de Chine en 1928, qui lui en ouvrit les portes, donnant au travail du psychanalyste suisse une orientation nouvelle et lui permettant enfin d’étayer sa théorie. Lorsque Wilhelm lui adressa le texte du Mystère de la Fleur d’Or, ouvrage d’alchimie et de yoga taoïstes, les résultats de Jung, comme il le reconnaît, « fondés sur quinze années d’efforts, paraissaient suspendus en l’air faute de possibilités de comparaison qui demeuraient introuvables. [...] Ainsi ce document me fournit une occasion bienvenue de pouvoir publier [...] les résultats essentiels de mes recherches » [14]. Depuis ce temps et jusqu’à sa mort, Jung porta un intérêt croissant aux civilisations asiatiques, chinoise et indienne surtout. Qu’entendait-il trouver en Asie qui puisse être utile aux Européens, au praticien qu’il était, et comment désirait-il s’en servir ?
Un psychologue en Asie
Dans son approche comparative de l’Orient et de l’Occident, Jung n’oublie pas le rôle essentiel du missionnaire Wilhelm. Il reconnaît que ce sont des conditions politiques qui permettent cette confrontation et l’enrichissement de la psychologie : « Regardons vers l’Orient, il s’y accomplit une fatalité écrasante. Des canons européens ont fait sauter les portes de l’Asie, la science et la technique européennes, le terre-à-terre et la convoitise européens inondent la Chine. Nous avons vaincu la Chine politiquement. » [15]
Cette invasion de l’Asie par l’Europe, « acte de violence de grand style, [...] nous a légué la tâche - noblesse oblige - de comprendre l’esprit de l’Orient » [16]. Bien que Jung ne tirât pas de cette victoire politique des conclusions dévalorisantes pour les civilisations asiatiques, il s’exprime en des termes qui pourraient laisser croire à un mépris.
C’est bien au contraire une valeur euphorique qu’il faut attribuer à l’adjectif ‘primitif’ par lequel Jung caractérise les Orientaux :
« Nous hésitons naturellement à appeler primitive la mentalité des Orientaux, car nous sommes profondément impressionnés par leur niveau remarquable de civilisation et de différenciation. Et pourtant l’esprit primitif est à sa base, et cela est particulièrement vrai pour l’aspect qui souligne la valeur de [certains] phénomènes psychiques. » [17]
Quoique son opinion soit plus nuancée que celle des Romantiques, Jung semble renouer avec la paronomase allemande, que Heidegger hésitera à creuser, entre morgendlich et morgenländisch. C’est ce que paraît confirmer son récit de voyage en Inde, puisqu’elle lui semble être « un monde comme celui des rêves », dans lequel l’histoire et la temporalité telles qu’elles sont vécues par les Européens n’ont plus cours : « en Inde il semble ne rien y avoir qui n’ait déjà existé auparavant une centaine de milliers de fois » [18] dit-il. Analysant la démarche intellectuelle de l’Indien, Jung estime qu’il ‘perçoit’ l’idée : « Sous ce rapport, il ressemble à l’homme primitif. Je ne dis pas qu’il est primitif, mais que la démarche de sa pensée me rappelle la façon primitive de produire des idées. Le raisonnement de l’homme primitif est pour l’essentiel une fonction inconsciente. » [19] L’Inde, comme au temps du mythe de l’India Mater, est parée des vertus de ce qui est primitif et premier. Comme les formes de l’inconscient qui « n’appartiennent à aucun temps déterminé et sont donc apparemment éternelles, [donnant] une impression singulière d’intemporalité » [20], l’Inde est pour le psychanalyste le lieu archaïque et contemporain d’une révélation de l’inconscient collectif. Autres temps, autres mots. Même prestige de l’origine.
L’ascendant politique de l’Europe sur l’Asie, comme jadis celui de Rome sur le Proche-Orient, s’accompagne d’une pénétration des idées asiatiques en Europe. Jung fait ainsi remarquer que « l’Angleterre et la Hollande, les deux plus anciennes puissances coloniales de l’Orient, sont aussi les deux pays les plus infestés par la théosophie hindoue. Je sais que notre inconscient est rempli de symbolisme oriental. L’esprit de l’Orient est véritablement ante portas. » [21] S’il fait écho à l’asiatisme en affirmant que l’esprit de l’Orient pourrait être une dangereuse infection, il continue en disant qu’il « peut être aussi un remède » [22]. Il œuvre d’ailleurs dans ce sens. Alors que notre esprit d’Occidental, forgé au feu du rationalisme, s’opposerait à la nature, celui de l’Inde « est un produit de la nature » [23] qui a déjà, depuis longtemps, et grâce au yoga, mis en évidence l’existence d’un inconscient suprapersonnel et universel que Jung appelle inconscient collectif. Cette antériorité tiendrait au fait que « la base de l’Orient est la réalité psychique, c’est-à-dire la psyché en tant que condition principale et unique de l’existence » [24], complexion purement introvertie [25], alors que l’Occident est, au contraire, extraverti depuis longtemps.
L’intérêt de Jung pour les méthodes asiatiques d’approche de la psyché est celui d’un praticien qui cherche à apprendre. Au-delà de Freud, dont il reconnaît la valeur, ne serait-ce qu’a contrario, c’est à Nietzsche qu’il se réfère le plus souvent. La raison principale du besoin d’élargir les connaissances psychologiques fut, selon le Suisse, la souffrance consécutive à l’abandon de la religion et à l’absence de guides spirituels. C’est à cet égard le Zarathoustra de Nietzsche qui retient le plus son attention. Le constat puis la proclamation de la mort de Dieu, l’appel à un Surhomme qui serait un homme entier pour lequel Bien et Mal seraient dissouts dans une nouvelle conscience psychique, voilà qui éveille, pour Jung, des échos yogiques.
L’indifférence morale à laquelle le yogi doit parvenir, par-delà le Bien et le Mal, semble dangereuse à Jung qui juge qu’en Europe cela ne pourrait qu’aboutir à une simple déclaration de supériorité frôlant l’inhumanité. Il évoque d’ailleurs les nazis. Le Surhomme annoncé par Zarathoustra, que Nietzsche situe jenseits von Gut und Böse, n’a absolument rien à voir avec les barbares criminels du IIIe Reich. Mais Jung affirme, et il a probablement raison, surtout en 1939, à propos de Zarathoustra :
« Il se situe à la limite de ce qui est compréhensible à un esprit européen, [on] ne peut guère s’attendre [...] qu’il puisse se faire une idée tant soit peu satisfaisante de la disposition d’une personne prise dans les tourbillons du processus d’individuation [ou] processus de la réalisation de la totalité. » [26]
Ecartant la référence à Nietzsche pour cette raison et pour d’autres [27], Jung préfère à ce proche occidental les modèles asiatiques nombreux qui s’offrent à lui et dont la richesse et la pertinence ne laissent pas de le surprendre et de l’enthousiasmer. La pratique des mandalas, le yoga indien, le taoïsme et le Yi-king - ou livre des transformations -, le bouddhisme zen, le Bardo Thödol - ou Livre tibétain des morts - attirent ainsi son attention. C’est parce que l’Asie, et surtout l’Inde représentent à ses yeux « l’autre voie de civilisation de l’homme, la voie sans oppression, sans violence, sans rationalisme » [28]. Et le secret de l’Inde est d’harmoniser « l’esprit supérieurement cultivé et le primitif » [29], évitant ainsi les troubles des Occidentaux qui se refusent à considérer l’inconscient primitif qui les constitue et qu’ils ont depuis longtemps forclos, entraînant différentes psychoses.
Ainsi le psychothérapeute cherche-t-il à régénérer, ou métamorphoser, ce qui est tout comme, l’âme occidentale :
« La production d’une conscience nouvelle, l’avènement d’un nouvel état de la conscience individuelle et collective, telle est bien la thèse, voire le mythe, qui sous-tend toute l’anthropologie de Jung, tel est le cœur de son œuvre de thérapeute et de théoricien. Les doctrines de l’Inde, immense réservoir de discours pour une phénoménologie de la conscience, lui fournissent un ensemble de modèles alternatifs pour son propre discours sur la psyché, qui se cherche durant les dix premières années du XXe siècle [...]. » [30]
Jung se réfère surtout au Vedânta et au Sâmkhya qui lui fournissent des éléments pour une théorie de l’inconscient et du sujet pour le premier, et pour le second l’idée d’une dynamique psychique sur le mode de l’opposition polaire et de son dépassement par un troisième terme [31]. Mais c’est, comme Herbert Silberer, dans sa réinterprétation du brahman, l’absolu métaphysique selon la pensée des Upanisad, que Jung montre la meilleure réception de la pensée indienne afin d’élaborer un concept psychologique occidental. Voici ce qu’est le brahman dans sa théorie du sujet :
« Une sorte de ‘méga-sujet’ présent à l’échelle cosmique, avec lequel est appelé à coïncider le sujet individuel dans sa dimension transcendantale, le Soi (Âtman). Cette identification s’opère au moyen d’un processus autosotérique, après que l’individu aura renoncé aux identifications projectionnelles illusoires, représentées dans la tradition indienne par la notion de mâyâ, voile du réel ou illusion cosmique. C’est en pensant à la notion du brahman qu’il formule son modèle d’un inconscient originel, non pas produit du refoulement, mais au contraire producteur de toutes les formes de l’expérience. » [32]
Ce qu’il doit également à l’ouvrage de Eduard von Hartmann, Philosophie de l’inconscient (1869), n’est pas négligeable : Jung fait le même emprunt à la notion indienne de brahman pour définir celle d’inconscient premier et absolu.
En se penchant avec beaucoup d’intérêt sur les pratiques sotériologiques de l’Asie que sont le yoga et le zen, Jung n’en émet pas moins des réserves. Il estime que la valeur inestimable des techniques millénaires de l’Asie ne s’adresse qu’à deux types d’individus. Le premier est évidemment l’Asiatique pour lequel yoga ou zen ont été développés, et dont la complexion psychique est tout à fait adaptée aux méthodes. Le second est le psychothérapeute occidental, tel Jung, qui cherche à enrichir ses connaissances et sa réflexion à la source la plus ancienne et la plus vive de la guérison de l’âme humaine. Mais il y a un tiers exclu : l’homme occidental, pour lequel Jung estime les techniques asiatiques dangereuses. C’est un leitmotiv du psychanalyste, au sein de chaque étude approfondie et chargée d’admiration, d’affirmer que la pratique orientale n’est pas transposable telle quelle en Occident : « toute imitation paraît déraisonnable et encore moins opportune. Il est impossible de mélanger l’eau et le feu. L’attitude orientale abrutit l’homme occidental » [33].
Depuis que l’on a découvert la particularité de l’esprit oriental, la vogue théosophique et spiritualiste tente de transposer à l’Occident ce qui n’est adapté, selon Jung, qu’à l’Orient :
« Au lieu d’apprendre les techniques spirituelles de l’Orient par cœur et de les imiter [...], il serait beaucoup plus important de découvrir s’il existe dans l’inconscient une tendance introvertie analogue au principe spirituel qui domine en Orient. Nous serions alors à même de construire sur notre terre et avec nos méthodes. [...] C’est de l’intérieur, et non de l’extérieur qu’il nous faut parvenir aux valeurs orientales ; c’est en nous-mêmes, dans l’inconscient, que nous devons les chercher. » [34]
Carl Gustav Jung retrouve ainsi, déplacé sur le terrain de la psychanalyse des profondeurs, les analyses des Romantiques allemands. Comme eux, Jung insiste sur la nécessité pour l’homme d’atteindre à l’Unité. Pour cela, il est indispensable de retourner dans les profondeurs de la psyché, qui sont celles d’un temps primordial. La nature, le primitif inaltérés dans leur puissance sont, cette fois encore, du côté de l’Asie [35], et surtout de l’Inde. Désirant corriger la tendance occidentale à l’extraversion qui pousserait à l’appropriation des valeurs orientales, Jung incite au contraire à découvrir dans les profondeurs de l’inconscient cet ‘Orient’ qui luit aussi à l’extérieur. En conséquence, toutes les analyses des techniques spirituelles du taoïsme, du bouddhisme et de l’hindouisme menées par Jung ne doivent qu’inspirer les psychothérapeutes occidentaux. Puisque les problèmes de l’Occidental résultent de la négation de l’inconscient, Jung veut œuvrer pour qu’il prenne conscience de sa nature.
En fait, dans une civilisation judéo-chrétienne qui s’est bâtie contre la Nature, et qui s’est rangée du côté du Père, Jung demande que l’homme occidental reconnaisse aussi sa Mère. Cette Mère, sise en Asie, vécut en Europe aussi, mais depuis le Moyen-Âge, sa vie ne se poursuit que dans les arcanes de la psyché. C’est ce que pense aussi Edgar Morin affirmant que « l’Occident s’est fait en refoulant son propre Orient qu’il portait en lui. » [36] Il est ainsi indispensable de mettre le conscient en relation avec l’inconscient. Dans quel cas l’aspect inconscient, naturel, atavique, obscur, féminin, et irrationnel de la psyché sera-t-il avec le plus de profit associé au conscient ? Dans le cas d’un conscient hautement spiritualisé, lumineux, viril et rationnel. Qui répond le mieux à ces caractéristiques du conscient ? Le peuple viril par excellence de l’Europe : le peuple allemand. On voit ainsi que les mythes aryen et de l’India Mater peuvent être convoqués très facilement. Jung, après une brève hésitation, condamna pourtant sans réserves les perversions nationales-socialistes de ses théories.
Sans adhérer à leurs thèses mais en ne tenant pas compte des analyses jungiennes, le docteur François Bayle, psychiatre au procès de Nuremberg, tenta d’expliquer le comportement des nazis. Il fait partie de ceux pour qui « l’héritage culturel contribue à former le caractère et le comportement d’un peuple » [37]. Si bien que pour expliquer la perversion extrême des bourreaux qu’il avait sous les yeux, il fit intervenir « le heurt de la civilisation classique et chrétienne par une forme particulièrement redoutable et aiguë du germanisme » [38]. Façon de rester encore dans l’orbe du mythe de l’India Mater et du mythe aryen. Ce que fait aussi Jung, mais avec d’autres apports théoriques.
En somme, si les doctrines de l’Asie et surtout de l’Inde lui parurent essentielles à sa démarche psychologique, ce fut moins pour un emprunt direct et inconditionnel de leur sotériologie que pour parvenir à une désoccultation. L’altérité orientale, selon Jung, est seule capable de faire sentir aux Occidentaux ce qui leur est caché. L’inconscient primitif dont Jung postule l’existence, c’est l’Asie elle-même. Ce « mythe » de Jung, comme dit Christine Maillard, est bien une fascination pour l’origine.
Hermann Hesse et la psychologie des profondeurs
L’expression littéraire des théories jungiennes, dont l’élaboration s’étire d’une guerre mondiale à l’autre, est particulièrement rapide dans le cas de Hermann Hesse. Il est l’écrivain dont on peut dire qu’il a le plus adopté les analyses de Jung. Les points communs entre le psychanalyste et lui sont nombreux. Leur nationalité suisse - même seconde pour Hesse. Leur parcours spirituel ensuite, que Jung définissait pour lui-même comme « un protestantisme sécularisé, vécu jusqu’à ses conséquences ultimes » [39]. Leur intérêt marqué pour la spiritualité de l’Asie, enfin.
Tous deux héritiers du romantisme allemand qui auréola l’Inde de la perfection des commencements, l’un et l’autre ont également reçu la psychologie de Nietzsche pour qui le soi (selbst) « règne, et domine aussi le moi » [40]. L’un et l’autre savent qu’il est le seul sol sur lequel on puisse construire. Le rapprochement entre Hesse et les théories de Jung sera d’autant plus patent lorsque Hesse, à la suite de l’internement de sa femme et de la grave maladie de son fils cadet en 1915, entreprit en 1916-1917 une cure psychanalytique à Zürich auprès du docteur J-B. Lang, élève de Jung. Cette cure, loin de n’être qu’un épisode dans la vie du Souabe, modifia entièrement sa conception de l’âme humaine, ce que ses œuvres suivantes attestent de la plus brillante manière. La première œuvre issue de ce renouveau est, en 1919, Demian, qu’il publie sous le pseudonyme d’Emile Sinclair, comme pour bien marquer que ‘Je est un autre’. Ce sont ensuite Siddhartha (1922), Le Loup des steppes (1927), Narcisse et Goldmund (1930).
Le point commun de ces œuvres est d’être des récits initiatiques, des approches et des « approfondissements, de stade en stade, jusqu’à la connaissance la plus profonde de l’âme humaine, mariant à nouveau, comme le disait Novalis dans Astralis, ‘la lumière et l’ombre en une clarté plus haute’ » [41]. Voilà qui correspond parfaitement aux objectifs de la psychanalyse des profondeurs ! Cette idée de bipolarité de l’âme humaine est au centre de la psychanalyse jungienne comme elle est au centre de la pensée alchimique, de la pensée chinoise : c’est l’animus et l’anima de Jung, le masculin et le féminin que l’on retrouve aussi dans le yin et le yang. Hesse s’engage, à partir de sa cure, dans une quête qui est une « identification [Einswerdung] à soi-même et en même temps à l’humanité » [42]. Tel est le but de la psychothérapie selon Jung.
Hesse, dans les romans précités, confère ainsi à ses personnages le statut d’archétypes, dépassant l’inconscient individuel pour rejoindre l’inconscient collectif. Comme Henri Plard le souligne [43], les archétypes de l’animus Demian, de l’anima Hermine (dans Der Steppenwolf), du sage maître (dans Siddhartha), du double noir (Kromer dans Demian), de la bisexualité de toute âme humaine, et enfin de la Grande déesse Mère (dans Demian et Narziss und Goldmund), sont présents et ont un grand rôle. La quête de Siddhartha, dont la morale est plus taoïste que bouddhiste, s’achève auprès du vieux sage, archétype du sens ; celle de Goldmund par le retour à la mère, dans la mort. Dans Demian, les guides tiennent même la place du thérapeute jungien au point que Hesse ait fait du docteur Lang, son psychanalyste, le personnage de Pistorius, celui qui apprend à Sinclair que l’image de l’être, de ses contradictions et de son harmonie profonde se trouve dans les fugues de Bach ou dans la grande passacaille en do mineur de Buxtehude.
La quête d’une Voie - c’est le sens du mot Tao - vers le Soi fut une des préoccupations premières et constantes de Hermann Hesse. La crise de la Première Guerre mondiale lui apparut comme un retour au départ, un effondrement total, dont devait naître une sorte de nouvelle humanité. Demian, dans les dernières pages du roman éponyme, le dit :
« Ainsi, pas de fin du monde ! Pas de tremblement de terre, pas de révolution ! Ce sera la guerre. Tu verras comme elle sera bien accueillie. Ce sera une béatitude pour tous les hommes. Déjà maintenant, chacun se réjouit. La vie leur était devenue si fade ! Mais tu verras, Sinclair, que ce ne sera là qu’un commencement. Il y aura peut-être une grande guerre, une très grande guerre. Mais elle aussi ne sera qu’un commencement. Une ère nouvelle va s’ouvrir et elle sera terrible pour ceux qui sont attachés au passé. » [44]
Alors que Sinclair appelait Eve, la mère de Demian dont il est amoureux, c’est son ami qui arrive pour lui annoncer la guerre. Il faut comprendre que le retour à l’origine, pour régénérateur qu’il puisse être, doit s’accompagner d’une destruction de l’identité antérieure, qu’elle soit celle d’un individu ou celle d’un monde. C’est tout à fait ce qui prévaut, selon Mircéa Éliade, dans l’idée du Temps cyclique [45]. Devenu combattant, Sinclair observe ainsi la métamorphose suivante :
« Dans les profondeurs, quelque chose naissait, comme une humanité nouvelle. Car j’en vis beaucoup - et plus d’un mourut à mes côtés - qui avaient nettement conscience du fait que la haine et la fureur guerrière, la tuerie et la destruction n’étaient pas dirigées sur des objets. Non, les objets, comme les buts, étaient complètement indifférents. Les sentiments primitifs, même les plus sauvages, ne concernaient pas l’ennemi, leur œuvre sanglante n’était que l’expression de l’âme déchirée qui voulait s’anéantir et mourir pour renaître. Un oiseau géant s’efforçait de se dégager de l’œuf et l’œuf était le monde et il fallait que le monde fût détruit. » [46]
On ne saurait accuser Hermann Hesse d’avoir été un ‘va-t-en-guerre’, au contraire [47]. Il faut voir dans ces propos la coïncidence d’une déflagration européenne dans un monde décadent avec la crise personnelle de l’auteur durant les mêmes années 1915-1917. Hesse désirait que la Première Guerre mondiale fût le prélude à une renaissance du monde, comme l’avait été pour lui la crise de 1915 dont il était sorti grâce à la psychanalyse des profondeurs, notamment. Cette fécondité de la souffrance [48], que Hesse, Siddhartha et Sinclair ont ressentie, l’écrivain souhaite qu’elle soit éprouvée par toute l’humanité.
Hermann Hesse comprit, grâce à Jung, grâce aux pensées de l’Inde, grâce au taoïsme, ce qu’il savait déjà par Nietzsche : que le moi n’est qu’une illusoire unité, que « le toi est plus ancien que le moi » [49] et que l’âme humaine, en ses plus obscures profondeurs rejoint, par le Soi, l’âme de l’humanité. L’Inde des brahmanes l’exprimait ainsi : « Tat twam asi, Toi aussi tu es cela ».
Conclusion
Les affinités des théories jungiennes avec le mythe de l’India Mater et le mythe aryen sont évidentes. Il semble que nous ayons affaire à trois excroissances du même « surgeon métaphysique ». « La question de l’origine des valeurs morales est pour moi une question de tout premier ordre, parce que l’avenir de l’humanité en dépend », écrit Nietzsche dans Ecce homo (1888). La méthode qu’il élabora pour répondre à ce souci est la méthode généalogique dont Aurore, avant Par-delà le bien et le mal (1886) et La Généalogie de la morale (1887) était déjà le résultat. Avant que d’autres ne vinssent, c’est la reconnaissance des analyses psychologiques de Nietzsche qui apparut la première. Précurseur de Freud, qui eut un rapport de fascination et d’occultation à l’œuvre du philosophe [50], Nietzsche estimait être le premier véritable psychologue parmi les philosophes : « Toute la psychologie s’est laissé arrêter jusqu’ici par les préjugés et les appréhensions d’ordre moral ; elle n’a pas osé s’aventurer dans les profondeurs » [51]. Le travail de révélation que Nietzsche accomplit alors dans le domaine de la morale - au sens où l’entendait le XIXe siècle, c’est-à-dire englobant les problèmes éthiques, religieux, psychologiques et ceux relatifs à la théorie de la connaissance - est incomparable. Freud, même s’il eut du mal à le reconnaître, lui doit beaucoup.
Mais tout compte fait, Jung est sûrement celui qui en a hérité le plus parmi les psychanalystes. De leur confrontation avec les pensées de l’Asie, mieux connues à l’époque de Jung, c’est ce dernier qui en resta le plus empreint. L’aspiration à retrouver l’origine est bien sûr au cœur de la question de l’India Mater, des Aryens et de la psychanalyse. Voici ce qu’en dit Nietzsche dans Aurore (1881) :
« Autrefois les savants, lorsqu’ils étaient sur la voie de l’origine des choses, s’imaginaient toujours qu’ils feraient des découvertes d’une signification inappréciable pour toute espèce d’action et de jugement ; on présupposait même que le salut des hommes devait dépendre de l’intelligence de l’origine des choses. [...] Avec l’intelligence de l’origine l’insignifiance de l’origine augmente : [...] ce qui est le plus proche, ce qui est en nous et autour de nous commence peu à peu à s’annoncer riche de couleurs, de beautés, d’énigmes et de significations. » [52]
Voilà qui s’applique parfaitement à tous ceux qui ont fait de l’Inde le berceau de l’humanité, et qui croyaient que la compréhension de sa langue et de ses mythes serait une révélation susceptible de renouveler le cours de l’Histoire. Voilà aussi qui caractérise tout à fait les chantres de l’aryanisme : quoi qu’il en eût, il fallut à Gobineau admettre que l’Aryen pur n’avait aucune réalité contemporaine, et ceux qui s’obstinèrent à retrouver ce Paradis perdu du sang en firent couler beaucoup. Le dernier avatar de ce mythe de l’origine s’est obstiné à chercher, dans et par les sotériologies d’Asie, le nid de l’inconscient.
Il reste le caractère essentiellement allemand de cette quête des origines, pour laquelle les pensées ou littératures françaises et britanniques (surtout) n’ont pas manifesté autant d’intérêt. La revalorisation de la parole du mythos au détriment de celle du logos s’est faite contre la France des Lumières, et privilégia une vision cyclique de l’histoire : au mythe du progrès fut substitué le mythe de l’origine. Quant à la perte de signifiance de l’origine dont parle Nietzsche, elle peut s’expliquer par le fait qu’elle est d’ordre mythique et que toute intrusion du logos ne peut qu’en réduire la portée. La philologie sanscritiste en est un bon exemple, puisque l’intelligence de l’origine du sanscrit, avec Franz Bopp notamment, réduisit sa valeur de langue mère. Cela s’apparente à un processus de démythification. Peut-on néanmoins dire que Nietzsche, qui affirme « qu’il y a même des époques qui ne sont pas capables de distinguer un passé monumental d’une fiction mythique » [53], dénigre la pensée mythique ? Non, et dès La Naissance de la tragédie (1872) il remarque que « l’étonnante et effroyable profondeur du mythe n’est pas encore épuisée » [54]. Que la seconde partie de son œuvre, à partir d’Humain, trop humain (1878-1879) fasse rarement référence au mythe ne doit pas nous faire oublier que la pensée de Nietzsche, dans son état ultime, s’organise autour du mythe de l’Eternel retour.
L’avantage de Jung sur Herder, Schelling ou Gobineau est qu’il bénéficia de l’aventure nietzschéenne. En effet, parmi tous ceux qui se sont efforcés de connaître et comprendre l’origine, Carl Gustav Jung est le seul qui ait tenté de s’écarter de la perspective métaphysique. Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra, s’adresse aux « Contempteurs du corps » pour les fustiger et affirmer : « celui qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout entier et rien autre chose ; l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle du corps. » [55] Là où l’idéalisme de Schelling était visé et touché, la pensée de Jung sort indemne. Lui qui put dire, comme en écho : « l’esprit européen a besoin du retour à la nature, mais pas du retour à la nature selon Rousseau, du retour à sa nature. Son devoir est de redécouvrir l’homme naturel qui partout s’oppose à lui. » [56]
Pour autant l’œuvre de Jung, grosse de promesses, reste souvent prisonnière de discours d’ordre métaphysique. Ce fut le cas avec le mythe aryen dont il fut le contemporain, puisque ce mythe, qui s’empara un temps de l’idée d’« inconscient aryen », présida à la naissance de la « mythologie eschatologique et millénariste » [57] du nazisme.