1/ Quelle est l’origine de votre revue ?
Robin Hunzinger crée en 1992 une revue littéraire, Points de fuite. 10 numéros ont paru jusqu’en 1997, avec plus ou moins de régularité ; Bernard Gauthier participe à la revue à partir du numéro 10.
Les difficultés matérielles et les limites de la diffusion d’une revue papier un peu confidentielle nous conduisent à créer un site littéraire, à tenter sur internet une expérience de revue permanente, régulièrement mise à jour. Nous mettons entre parenthèses, sans y renoncer, la publication papier.
A la fin de 1998, avec un nouvel hébergeur, la revue renaît sous le nom de Revue des ressources.
2/ Quel en est pour vous le collaborateur idéal ?
Une personne très complémentaire, donc assez différente, et en même temps avec qui je puisse partager plusieurs grandes idées de base. La revue est co-dirigé par Robin Hunzinger, qui est cinéaste : il apporte une ouverture vers le domaine du multimédia, et travaille également plus directement sur les thèmes de l’hypertexte. De son côté Bernard Gauthier apporte sans doute un côté littéraire d’apparence plus classique. Mais si nous avons parfois des goûts assez différents, ce qui est à mon avis positif pour la revue, nous nous retrouvons assez bien quant à la manière de la faire, et nos critères d’appréciation se recoupent finalement souvent. Nous partageons en particulier la volonté d’ouvrir la revue vers des styles et des pratiques littéraires diversifiées ; en même temps nous nous défions des recherches purement formalistes, et préférons les auteurs qui, d’une manière ou d’une autre, disent et écrivent le monde qui nous entoure.
3/ Pourquoi avoir appelé votre revue " ressources " ?
Le nom peut intriguer (ce qui n’est pas un défaut). Il signifie surtout la volonté de mettre à la disposition de l’internaute textes, dossiers et ressources en accès libre ; le mot ressources évoque l’idée d’un abondance disponible. Lorsque la revue est née sur internet, régnait dans les médias l’idéologie spéculative de la start up, tandis que l’internet concret, français en tout cas, semblait souvent plutôt vide de contenu, une vitrine alléchante mais trompeuse où l’on tournait en rond de pages d’accueil en pages d’accueil (depuis les choses ont évolué). Nous défendons un internet de contenu, ouvert et éclectique, qui puisse offrir des ressources variées dans le domaine littéraire ; nous pensons que le net est un moyen de diffusion trop précieux pour le cantonner dans le télé-achat, ou le catalogue publicitaire (y compris pour un éditeur ou une revue). Ce titre manifeste aussi l’ambition de rassembler et mettre en valeur, par des bibliothèques de liens, les ressources littéraires du net qui nous semblent les plus intéressantes.
4/ Vous mêlez habilement des textes qui exploitent les ressources multimédias et des textes littéraires plus classiques. Comment parvenez-vous à concilier ces deux aspects de la littérature que d’autres ont tendance à opposer ?
Nous vous laissons la responsabilité du terme " habilement ". Nous pensons avoir déjà un peu répondu à cette question : interviennent à la fois la volonté d’offrir un large éventail de ressources littéraires, la complémentarité des deux rédacteurs principaux de la revue et aussi ces grandes idée de base que nous partageons : d’une part la modernité ne passe pas par la négation (ou la méconnaissance) des créations antérieures, d’autre part il existera toujours plusieurs conceptions de la littérature. Les chapelles sont stérilisantes ; nous voyons la revue comme un laboratoire qui accueille différentes sortes d’écritures, d’expériences et de parcours. Internet dans son ensemble n’est-il pas basé sur l’éclectisme, la pluralité, la juxtaposition d’éléments parfois contradictoires, et n’est-ce pas la condition de son dynamisme ? Il nous permet de lancer des ponts entre des pratiques littéraires ou artistiques variées, de susciter des rencontres parfois inattendues. Nous préférons construire des ponts que des murs.
5/ Dans votre dernier éditorial, vous dîtes que mettre en ligne des textes n’est pas une finalité pour votre site. Qu’attendez-vous pour vos auteurs en terme d’édition ?
Nous n’avons jamais renoncé à publier la revue sous forme papier ; la preuve, un premier numéro est paru. De même que nous n’opposons pas entre elles les pratiques de création sur le net, nous n’opposons pas le monde du net au monde plus traditionnel du livre et de la librairie. Nous préférons envisager une forme de complémentarité dynamique, des passages entre l’univers du web et celui du livre. L’objet-livre nous paraît un mode toujours essentiel de fixation et d’appropriation des textes ; la circulation plus fluide des textes sur internet amène à repenser le livre papier, non à l’écarter. Par ailleurs, comme la plupart des revues littéraires je suppose, nous nous concevons comme laboratoire et lieu de passage d’auteurs ; aussi nous ne pouvons que souhaiter qu’ils puissent être remarqués par des éditeurs pour être plus largement publiés. Nous sommes à notre mesure des alliés de ces auteurs, qui conservent toute leur liberté.
6/ Vous êtes l’une des rares revues à accorder une place aussi importante à la littérature hypertexte. Y trouve t’on matière à un renouvellement formel fondamental de la littérature ?
Nous avons une vision assez expérimentale de la question de l’hypertexte. Il s’agit plus de l’idée d’un laboratoire de pratiques littéraires que de l’illustration d’une théorie sur l’hypertexte. La littérature est encore tributaire du livre traditionnel, nous sommes à la préhistoire de ce type de littérature. Robin Hunzinger a initié un projet multimédia, appelé " Limes " (" frontières " en latin), construit autour d’une réflexion sur la limite, la frontière. Nous restons ouverts à des démarches qui ne prétendent pas fixer les choses, et ne nous enfermons pas dans une dictature des théories et des genres.
Nous avons l’impression que l’hypertexte est une notion assez flexible ; elle renvoie essentiellement aux notions de texte ouvert, discontinu, construit de manière non séquentielle ; un texte ramifié, comme un tissage, une toile (à l’image du net), offrant différents parcours pour différents lecteurs. La littérature hypertexte n’a rien à voir avec un " livre dont vous êtes le héros ".
La diffusion d’Internet a remis en avant des théories formulées par Deleuze et Guattari : l’idée d’une littérature nomade, arborescente et combinatoire. Mais ces théories dérivent de recherches plus anciennes notamment celles des grands linguistes de la fin du XIXème siècle, qui influençaient déjà dans ce sens les écrivains contemporains, Schwob ou Mallarmé.
Et la remise en cause d’une forme traditionnelle, celle du roman notamment, est surtout une remise en cause de la conception de l’auteur et du texte du XIXème siècle. La notion de roman-monde, de roman combinatoire, de livre infini ouvrant sur des parcours multiples, n’est pas si nouvelle et renoue avec des oeuvres plus anciennes, par exemple celles du XVIIIe siècle. Je pense ainsi à Sterne ou Potocki (Manuscrit trouvé à Saragosse). Si l’on s’en tient à ce siècle, on pourrait aussi évoquer Borges : il ne connaissait pas Internet, mais son image de la bibliothèque infinie et labyrinthique n’est évidemment pas sans résonance.
La " culture hypertexte " remet en avant le caractère collectif de la création, qui re-combine des éléments antérieurs et s’insère dans un contexte culturel ; là aussi ce ne sont pas des conceptions complètement nouvelles, mais Internet les met en avant de manière spectaculaire, et morcelle tant l’égotisme de l’auteur que la sacro-sainte originalité.