La place qu’occupe l’Inde dans la pensée, les arts et la littérature d’Europe interdit à n’importe quel créateur de ne pas la rencontrer à un moment ou un autre de son cheminement. Pour quelqu’un comme Le Clézio, il était même inconcevable qu’elle n’ait pas une place de choix dans l’œuvre. De fait, c’est bien elle qui est au cœur de La quarantaine. L’Inde est ancienne, tout comme ses relations avec l’Occident, mais l’on n’écrit pas sur elle au crépuscule du XXe siècle comme aux siècles précédents. C’est donc par un rappel des diverses images de l’Inde que nous commencerons.
Le Clézio n’en fait pas mystère dans son roman : sa représentation de l’Inde a été influencée par divers écrivains. La mise en évidence de cet intertexte revendiqué nous permettra de comprendre comment l’auteur de La quarantaine se situe par rapport au riche héritage de ses illustres prédécesseurs.
Enfin, nous tenterons de montrer en quoi l’Inde leclézienne a sa propre représentation qui résulte certes des choix de l’héritier mais qui rejoint aussi des préoccupations récurrentes dans l’œuvre.
Images de l’Inde
Les relations de l’Inde avec la partie occidentale du continent eurasiatique sont plurimillénaires. Les contacts entre la Grèce et l’Inde sont antérieurs aux conquêtes d’Alexandre et certains ne manquent d’ailleurs pas de souligner les troublantes ressemblances entre les conceptions pythagoriciennes et indiennes de la transmigration des âmes. Mégasthène, au IIIe siècle, se rend en Inde et laisse des témoignages dans lesquels puiseront Strabon et Arrien. Mais des Grecs aux Romains la chute est rude et l’ignorance dans laquelle Romains et Indiens vécurent fait que Pline l’Ancien, au Ier siècle, donne dans son Histoire naturelle une description particulièrement fantaisiste de l’Inde à tel point qu’on semble dans la tératologie.
Jusqu’au Moyen-Age, il faut toute la passion de Jean Biès, auteur de Littérature française et pensée hindoue des origines à 1950, pour déceler des rapports entre Inde et Europe, car l’expansion musulmane fit écran. Dès le XIIIe siècle en revanche furent fixés les principaux stéréotypes relatifs à l’Inde. Le Devisement du monde de Marco Polo fera connaître Çakyamouni, le bûcher des veuves, les vaches sacrées, le végétarisme et la non-violence, les brahmanes et les yogins ; cependant que le Livre du trésor de Brunetto Latini entretiendra la veine fantaisiste en écrivant :
« Les gens qui habitent vers le fleuve Indus [...] sont de couleur verte. [...] Ceux qui habitent au mont Niles ont les pieds tordus, c’est-à-dire avec la plante dessus et qui ont huit doigts à chaque pied. Il y en a d’autres qui ont une tête de chien, et de nombreux autres sans tête avec les yeux dans les épaules. [...] D’autres n’ont qu’un œil et qu’une jambe, et courent très difficilement. » [1]
Terre de merveilles, l’Inde incarne la dualité de l’Orient à elle seule, écartelée entre fantasme et réalité, entre attirance et répulsion, Paradis ou Enfer. Cela ne changera plus. Il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle et le début du suivant pour en savoir davantage grâce aux premiers indianistes.
Raymond Schwab consacre une somme remarquable à la Renaissance orientale (Payot, 1950) qui est d’ailleurs une renaissance indienne. Dès 1800, dans l’Athenaum, Friedrich Schlegel écrit que c’est en Orient qu’il faut chercher le suprême romantisme. L’idée essentielle étant que toute civilisation, tout art trouvent leur origine parfaite en Inde : ex oriente lux. Toute l’Allemagne est ébranlée par ces idées : les fantasmes de langue primitive, de parenté élective de l’Allemagne et de l’Inde font ressurgir l’espoir d’une union orientalo-occidentale qui donnerait accès, par la poésie, à une parole pleine.
Tout le siècle s’empare de ces questions : Lamartine et Hugo se mesurent au Mahabharata que vient de leur révéler le baron Eckstein, l’un en écrivant Jocelyn, l’autre La Légende des siècles ; d’Amiel à Whitman en passant par Herder, Michelet, Quinet et Schopenhauer l’Inde change les trajectoires : elle devient la « matrice du monde ».
Elle reste néanmoins saisie au prisme des mêmes catégories : d’abord paradisiaque, au temps de la découverte du brahmanisme, cette pensée de l’Être rassérénante après l’ébranlement dû aux philosophes des Lumières, l’Inde devint infernale lorsque l’on crut découvrir dans le bouddhisme un ‘culte du néant’. L’œuvre de Hugo illustre parfaitement cette évolution tout comme la réaction de dégoût du jeune Claudel face au nihilisme schopenhauerien. Mais la flamme romantique n’est pas éteinte et au XXe siècle l’Inde inspire encore les plus grands.
Après s’être retrouvés un temps au dessus de la mêlée, Romain Rolland et Hermann Hesse ont approfondi leur amitié intellectuelle autour du foyer indien représenté par Gandhi et Tagore. Le Journal de Rolland, ses Cahiers, ses vies de Ramakrishna et Vivekananda sont des plaidoyers vibrants pour l’hindouisme moderne ; tandis que Siddhartha ou Le Jeu des Perles de Verre de Hesse accordent une place à l’hindouisme et à un bouddhisme mâtiné de taoïsme. Dans le même temps E. M. Forster s’intéresse à la cohabitation entre Britanniques et Indiens ainsi qu’au devenir du Raj ; Aldous Huxley s’essaie à un syncrétisme d’inspiration indienne dans sa Philosophia perennis ; Jung se fait dissident sur des bases indiennes ; Lanza del Vasto se fait gandhiste et fonde un ashram chrétien : l’Arche ; René Daumal, depuis ses Essais jusqu’au Mont Analogue, approfondit sa connaissance de la pensée hindoue au point d’en transformer sa pratique poétique ; dans les années 1960 c’est au tour des Beat ; plus récemment c’est un Kenneth White qui a écrit un recueil intitulé Mahamudra.
Ce n’est pourtant pas d’eux dont Le Clézio revendique l’héritage dans La quarantaine.
Intertexte indianisant dans La quarantaine
Parmi les trois références majeures du roman, Rudyard Kipling fait à la fois figure de modèle et de repoussoir. Ce que Le Clézio emprunte à Kipling sont les lieux de ses histoires : le nord de l’Inde. Dans La quarantaine, une seconde narration débute après le premier tiers du roman et qui ressemble fort à une métalepse en direction de l’œuvre de Kipling. D’ailleurs le narrateur - dont on ignore encore qu’il s’agit de Léon, le petit-neveu du premier Léon prisonnier de la quarantaine sur l’Ile Plate - nous confie : « C’est comme si j’avais vécu cela, comme si je l’avais rêvé hier » [2] et même, pourrions-nous ajouter, comme s’il l’avait lu.
En effet le récit en abyme intitulé « La Yamuna », du nom d’un affluent du Gange, se situe entre Lucknow et le delta du Gange (le Bengale), dans la région de prédilection des romans de l’écrivain britannique - et au XIXe siècle qui plus est. Il s’agit même du moment où intervient, en 1857, la révolte des Cipayes (anglais « sepoy »), ceux que nous appelons des « spahis », considérée comme la première révolution indienne, lors de laquelle les Anglais assiégés rivalisèrent en atrocités avec les mercenaires autochtones de l’armée britannique. Une femme et une enfant fuient les combats : elles se nomment Giribala et Ananta. A partir de ce moment Le Clézio se détourne de Kipling.
Si l’enfant Ananta se révèle être, comme dans Kim ou Le Livre de la jungle, « une petite Anglaise de quatre ou cinq ans, aux cheveux dorés et aux yeux verts » [3] qui vivra en milieu indien comme une indienne, son destin n’aura pas dans La quarantaine cet apogée constitué par la reconnaissance heureuse de son anglicité. Au contraire de Kipling pour qui « East is East, West is West and never the twains shall meet », Le Clézio organise une telle rencontre entre Asiatiques et Européens. Les rencontres de Giribala et d’Ananta, comme celle de Léon et Suryavati sont des rencontres heureuses et profitables. Alors que Kipling tenait pour la pureté du sang à cause de la supériorité du sang anglais sur le sang ‘noir’ (voir « Sa chance dans la vie » dans les Simples contes des collines), Le Clézio fait un éloge du métissage.
La mère de Léon, apprend-on, est métisse, et c’est « ce sang que l’oncle Alexandre haïssait, qui lui faisait peur, et pour cela il [les] avait chassés d’Anna, il [les] avait rejetés à la mer » [4], tout comme sont rejetés vers la mer Giribala et Ananta. Ce métissage est d’ailleurs au cœur du narrateur, Léon-le-petit-neveu :
« Je pense à Ananta comme à quelqu’un que j’aurais connu, une aïeule dont je porterais le sang et la mémoire, dont l’âme serait encore vivante en moi. Je ne sais d’elle que ce nom, et qu’elle avait été arrachée à la poitrine de sa nourrice assassinée, à Cawnpore, pendant la grande mutinerie des sepoys en 1857. » [5]
La métalepse finira, comme souvent, par rejoindre le premier récit : une génération les sépare. Celle des années 1857-1860 durant lesquelles se forment le couple Giribala-Ananta et celui constitué par les parents de Léon : un père officier anglais et une mère, « jeune fille étrange, [...] Eurasienne, à la fois audacieuse et réservée, qui partait travailler à l’autre bout du monde » [6]. La génération des années 1891, celle de Léon et du couple formé par son frère Jacques et sa femme Suzanne.
A quoi songent-ils, ces trois-ci, prisonniers de Plate, à cause de la quarantaine ? A leurs lectures de jeunesse : ils sont à proximité de ce paradis qu’est l’Île de France de Paul et Virginie, cette Île Maurice inaccessible. Et Suzanne de confier à Léon : « Tu m’avais récité l’Invitation au voyage. Je ne voulais pas te le dire, je n’avais jamais rien entendu de si beau » [7].
« Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
[...]
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
A l’âme en secret
Sa douce langue natale. » [8]
Les personnages sont ainsi poussés vers Maurice, « l’île-mère » [9], vers l’Orient, vers l’Inde terre natale, India Mater ou Mother India comme disaient les Anglais, cette terre fantasmée où les âmes qui s’aiment se mêlent. D’ailleurs Surya appele Léon « bhai », c’est-à-dire « frère », et Léon l’appelle « bahen », « sœur ». Ils sont à une lettre du paradis : la paronomase entre Aden et Eden n’est plus à expliquer, mais le bateau qui devait les mener jusqu’au paradis mauricien, jusqu’à leur propriété d’Anna, ce palindrome, se nomme « Ava » autre palindrome : qu’un -e se substitue aux -a et l’on obtient : « Eden », « Enne » et « Eve ». Le paysage de Plate est ainsi surdéterminé par la présence du Paradis perdu : « Au loin, nageaient les formes antédiluviennes des îles, l’île Ronde, l’île aux serpents et Gabriel » [10]. Léon confie plus tard :
« Comme chaque fois que j’ai ressenti de la haine, je suis allé à la pointe des oiseaux, celle qui regarde au-delà du rocher du Diamant, vers l’Inde, vers l’estuaire des grands fleuves. C’est comme la proue de l’Ava, qui franchit l’Océan jusqu’au rocher d’Aden, jusqu’aux terres fabuleuses. » [11]
Aden, les grands fleuves ? La figure tutélaire du roman de Le Clézio est bien sûr Rimbaud, dont Léon semble poursuivre la quête abandonnée à Aden, où leurs chemins se croisent en 1891, Jacques l’examinant avant que le poète ne soit rapatrié vers Marseille pour être soigné. Ce sentiment d’héritage rimbaldien est tel que le narrateur, Léon, petit-fils de Jacques, dit : « Il me semble que je porte en moi la mémoire de cette journée, comme le moment où mon père a été conçu. » [12]
Les premiers vers du « Bateau ivre » conviennent tout à fait au destin d’Ananta et Giribala sur la rivière Yamuna, sœur de Yama le dieu des morts :
« Comme je descendais des fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs » [13]
Les fleuves se jettent dans la mer et vont vers leur mort. C’est pourquoi, après les bateaux ivres que furent l’Ishkander Shaw et l’Ava, qui ont respectivement rejeté les métis Ananta puis, trente-quatre ans plus tard, Jacques et Léon, sur Plate, l’île ne peut être qu’un lieu de mort : Léon le confirme : « le Seigneur Yama [est] le maître de l’île » [14].
Il semble alors que Léon fasse comme Rimbaud l’épreuve d’Une Saison en enfer : il s’interroge sur son ‘mauvais sang’, délire et maudit tour à tour, mais il est, comme Rimbaud dans L’impossible, de son siècle. Dans ce poème, il dit songer à « la sagesse de l’Orient, la patrie primitive » [15] et reconnaît l’identifier à l’Eden. Mais un siècle après lui, Le Clézio dispose d’un accroissement considérable des connaissances sur l’Inde pour exprimer sa volonté de paradis.
L’expérience tantrique
La division, la séparation, l’arrachement sont les expressions du même mal que les voyages des exilés de Bretagne, des exilés de Maurice ou des exilés du paradis tentent de surmonter ; comme le narrateur moderne qui confie, à la fin du roman :
« Un jour je reviendrai, et tout sera un à nouveau, comme si le temps n’était pas passé. Je reviendrai, et ce ne sera pas pour posséder la fortune des sucriers, ni la terre. Ce sera pour réunir ce qui a été séparé, les deux frères, Jacques et Léon, et à nouveau en moi, les deux ancêtres indissociables, l’Indien et le Breton, le terrien et le nomade, mes alliés vivants dans mon sang, toute la force et tout l’amour dont ils étaient capables. » [16]
Notons d’emblée l’écart considérable entre la vision de l’Indienne qu’a Suzanne et celle qu’a Léon puisque Surya est pour elle une « bayadère » [17] alors que Léon en fait presque une déesse. Grâce aux travaux des indianistes ou indianisants, de Madeleine Biardeau à Mircéa Eliade, Le Clézio a pu avoir connaissance des pratiques indiennes pour atteindre une coincidentia oppositorum.
L’union de Surya et Léon ainsi que le lieu où elle s’opère ont de fortes résonnances tantriques. Le tantrisme est une pratique pan-indienne qui a, comme l’explique Mircéa Eliade, rapidement touché toutes les grandes religions de l’Inde à partir du IVe siècle de notre ère. Il existe ainsi un tantrisme bouddhiste, un tantrisme hindou et l’on relève, écrit-il, de fortes influences tantriques dans la Bhâgavat Purana (livre sacré des vishnouïtes) dont un extrait sert précisément d’exergue à La quarantaine. La métaphysique tantrique s’appuie sur la notion de non-dualité (advaita) et met en œuvre diverses pratiques de maîtrise du corps afin d’atteindre dans cette vie l’état d’Unité. Le tantrisme correspond aussi, rappelle Eliade, à la redécouverte de la Grande Déesse : la primauté de la Femme et de la Mère divines sont « solidaires de la condition charnelle de l’Esprit dans le kali-yuga » [18], l’âge sombre et de plus basse matérialité dans la cosmologie hindoue. Le Clézio fait référence à cet âge dès l’épigraphe du roman.
L’îlot Gabriel sert ainsi de mandala aux expériences tantriques de Surya et Léon. Cet îlot volcanique est fait d’un piton noir auprès duquel Léon a une sensation étrange : « Il me semble que je tombe dans un puits sans fond dont le piton est le centre » [19]. Le mandala est « une imago mundi, son centre correspond au point infinitésimal traversé perpendiculairement par l’axis mundi : en l’approchant, le disciple s’approche du ‘Centre du monde’ » [20] écrit Eliade. C’est Surya qui fait connaître à Léon la « caverne magique », cette « crevasse ouverte dans les basaltes » [21], parce que la femme est la Çakti, la force, l’activité alors que l’Esprit, le ‘Mâle’, est le ‘grand impuissant’.
Leur union sexuelle prend alors des proportions cosmiques :
« Nous n’avions qu’une seule peau, qu’un seul visage, ses yeux agrandis étaient deux puits d’ambre et je voyais à travers eux, je respirais aussi par sa bouche. [...] Tout cela en moi, en elle, qui s’étendait, s’unissait dans l’espace. Ce n’était pas une vague, mais un frisson, le souffle froid de Shitala qui annonce la mort, le vent avant la pluie. » [22]
« Maintenant, ajoute Léon, il me semblait que je n’avais vécu que pour cela, pour trouver Surya, et vivre avec elle dans cette faille, au milieu des rochers de Gabriel. » [23] Cette faille qu’il investit est homologue de celle qu’il sent en lui depuis sa naissance, voire avant, et il expérimente ainsi la non-dualité : « Je ne suis plus seul, je suis aussi en Surya, elle est moi et je suis elle, nous sommes unis dans un mouvement très fort et très doux. Et nous sommes aussi la peau noire de l’île et le vent, et la mer, et l’esprit des oiseaux qui guettent le premier rayon du soleil. » [24] Tel un disciple du tantrisme, Léon s’identifie au Cosmos, voit « le Diamant du ciel » [25] qui symbolise la réalité absolue et se retrouve in illo tempore, hors du Temps et de l’Histoire : « Il n’y a pas d’avenir, pas de demain. La nuit doit être éternelle, virant lentement avec les étoiles autour de l’axe planté dans le cœur de l’île » [26] ; « c’est une nuit infinie, dit-il ailleurs, chaque instant se confond à l’autre, comme s’il ne devait jamais y avoir de jour » [27].
Très tôt Léon avait senti à son arrivée sur l’île une vibration montant du socle de l’île, du « ventre de la Terre » [28] dira-t-il même ; problème lié à celui de la mémoire :
« Je ne peux pas dormir. Il y a trop de clarté, et cette vibration, dans le socle de l’île, une onde qui traverse le basalte et qui vient jusqu’à moi, me fait trembler sur mes jambes. Comme si cette île tout entière était mémoire, surgie au milieu de l’Océan, portant en elle l’étincelle enfouie de la naissance. » [29]
Léon et Surya se sont laissé traverser par l’énergie cosmique au moment de leur union. Léon accède à une vie nouvelle détachée de la recherche de ses ancêtres, qu’il juge vaine : « Nous sommes au bord de la terre, au bout du monde. Sur notre radeau de basalte, nous glissons lentement vers la vie nouvelle, vers notre mère. Nous sommes enfants du rêve. Nous sommes libres, enfin, nos chaînes sont tombées. » [30] La folie qu’il a parfois senti le guetter venait de l’ébranlement de sa mémoire identitaire provoqué par la vibration de désir qui se fait sentir dans l’île : celui de se fondre dans le grand Océan cosmique.
Pour ce qui concerne la présence de l’Inde dans La quarantaine, il est patent que Le Clézio se sent l’héritier d’une représentation qui est davantage celle de l’Orient dans son ensemble que de l’Inde elle-même. Il est intéressant de noter qu’il fait partie de ceux qui, depuis les Romantiques allemands, ont considéré l’Inde comme une terre de l’origine et l’ont valorisée pour cela.
En tant que telle, elle ne pouvait que rencontrer la lancinante question de la mémoire dans l’œuvre leclézienne. Les différents plans narratifs et l’histoire familiale se retrouvent en un lieu unique censé résoudre leurs contradictions : l’île Maurice, paradis qui figure une Inde mythique et qu’on ne peut contempler qu’à distance. A la façon du Mont Analogue de René Daumal, le piton de l’îlot Gabriel devient l’axe du monde et le lieu privilégié d’une expérience tantrique qui abolit la mémoire en un temps étal et euphorique. Le Clézio semble bien connaître la pensée indienne, suffisamment en tout cas pour que son Inde « âpre et nue » paraisse à la fois réelle et anhistorique. L’expression d’ « Orient leclézien » est impropre du fait de l’ancrage indien de son roman : la quête romantique de l’Orient ne se perd pas dans la rutilance d’une Inde des maharanis mais s’abouche au dénuement d’une Dom, d’une Tzigane pour y puiser sa force.
Enfin, à l’instar de Daumal une fois encore, l’Inde semble pour lui un avatar de ce que l’un et l’autre ont cherché dans d’autres traditions et que Le Clézio avait exprimé dans l’Extase matérielle en 1967 : une voie vers la plénitude du sentir et du vivre.
Article publié pour la première fois en mai 2007.