Tout ici est inconcevable : la première vie dément la seconde ; la seconde est la négation de tout ce que la première affirme avec une splendeur et une force telles qu’on n’en vit jamais d’égales dans un si jeune homme. De seize à vingt ans, Rimbaud est poète comme Alexandre est roi et conquérant. La mort ensuite est un démenti à la seconde vie et un outrage à la première. Tout est double et triple, tout s’oppose, rien ne concorde.
André Suarès, Le Mystère
Quand Rimbaud partit au Harrar, c’était un homme bâclé à la 6-4-2.
Jean-Alphonse Renart, Le Combat contre Jarry
André Suarès est un des écrivains qui aura consacré la plus grande partie de son œuvre à la peinture de l’âme des autres. Dans cette œuvre, d’une rare abondance (Trois hommes, Trois grands vivants, Visite à Pascal, Poète tragique, Présences, Portraits sans modèles) et aujourd’hui injustement délaissée par la critique comme par le grand public, on rencontre d’innombrables et inoubliables pages qui décrivent en détail les recoins les plus mystérieux de la psyché des poètes, avec une opiniâtreté et une rage de comprendre qui ne connurent pas d’analogues. À cet égard, il convient de saluer le remarquable travail de Robert Pariente comme de Michel Drouin, extirpant des fonds de la Bibliothèque Jacques Doucet les chasses merveilleuses du multicolore traqueur Suarès. Un traqueur vampire : il suce la substance des âmes qu’il appelle à comparaître devant le tribunal apocastatique du jugement dernier et les suarèsise en retour : développant les potentiels éthiques, esthétiques et même transfigurateurs de leurs œuvres, passant les trois étapes de la fabrication de la pierre philosophale : œuvre au noir (il plonge dans les ténèbres de leurs expériences), au rouge (il se laisse consumer par leur feu intérieur), au blanc (il extirpe l’or de leurs vies et de leurs visions dans des pages immaculées, raisonnées et philosophiques). De son vivant, il excella publiquement dans des portraits de Dostoïevski, de Tolstoï, d’Ibsen, de Cervantès, de Mallarmé, de Baudelaire, de Joinville, de Retz, de Villon, de Sade, de Stendhal, de Constant, de Nietzsche, de Verlaine, de Shakespeare, mais aussi de Loti, de Céline, de Péguy. Son œuvre anthume ne connaît qu’une absence notable : celle de Rimbaud, absence corrigée par l’édition des Portraits et Préférences (Gallimard, 1991) qui contient un dossier passionnant nous renseignant suffisamment sur les causes objectives de cette étrange lacune.
Comme le remarque Michel Drouin dans l’excellente préface à ce dossier : « On peut lire des milliers de pages de Suarès sans rencontrer une seule fois son nom, qui n’apparaîtra, d’une manière explicite et circonstancielle, qu’en 1920, dans son Debussy. » Une note, révélée en 1967 par M. Dietschy dans Le Cas André Suarès, nous montre cependant un Suarès particulièrement affecté par le poète-voyant : « L’incantation de Rimbaud est une des ivresses et des influences maîtresses de ma vie. » Et Drouin d’ajouter : « Rimbaud, introuvable en apparence, est souverainement présent, non comme une source de lumière et de chaleur, mais comme l’un de ces « trous noirs » qui indiquent aux astronomes l’existence invisible d’une masse formidable d’énergie dans les espaces interstellaires. » Maurice Pinguet (1929-1991), auteur du célèbre essai sur La Mort volontaire au Japon, fut le premier chercheur à rétablir l’historique des écrits de Suarès sur Rimbaud dans deux études publiées par l’université de Tokyo en mars 1964.
Le texte qui suit n’a donc par pour objectif de traiter d’une lacune qui fut déjà comblée, mais de proposer une nouvelle explication à la présence de ce « trou noir ».
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À cette absence de Rimbaud du corpus anthume d’André Suarès, on connaît plusieurs raisons historiques.
La première, et principale dans l’ordre des causes objectives, est une affaire littéraire : Suarès devait en 1912 s’occuper d’un grand portrait de Rimbaud pour la N.R.F., et André Gide, pour ne pas froisser Paul Claudel, l’a froidement, stratégiquement, substitué à son ami. Claudel signa alors son célèbre texte apologétique, faisant de Rimbaud un « mystique à l’état sauvage, une source perdue qui ressort d’un sol saturé », et depuis reproduit dans de nombreuses éditions des Œuvres Complètes. Suarès a accepté, par amitié comme par modestie, de se retirer devant l’imminence d’un texte d’un écrivain beaucoup plus célèbre que lui, et beaucoup plus important dans la hiérarchie des piliers de l’église gallimardienne.
La seconde raison, qui démontre la rare acuité de l’écrivain, est relative à la falsification opérée par Paterne Berrichon et Isabelle Rimbaud pour accréditer leur mythe d’un Rimbaud se convertissant au christianisme in extremis sur son lit de mort. Mythe qui brossa suffisamment Claudel dans le sens de ses propres croyances, pour emporter sa facile adhésion (« Il me serait dur de penser que Rimbaud à qui je dois la foi fût mort sans l’avoir retrouvée lui-même. »), et auquel Gide ne prêta qu’une lointaine attention, mais qui ne trompa pas André Suarès.
En effet, dès 1911, Suarès a commencé à rédiger un grand portrait de Rimbaud nommé Le Mystère. Ses notes s’accumulent lorsque Paterne Berrichon l’apprend, et ce dernier, attisé par la place actuelle du chroniqueur dans la rayonnante N.R.F., tente de le gagner au culte du poète converti édifié par Isabelle Rimbaud et par lui depuis 1897. Il s’empresse de fournir à l’écrivain marseillais les documents nécessaires à son essai (notamment la « Lettre du Voyant »), et lui adresse également ses propres publications.
Dans un premier temps, Suarès est enthousiaste, et il se confie à Berrichon : « J’ai pensé plus d’une fois à faire le portrait de cet homme à l’âme conquérante, mais qui n’a rien conquis que pour le rejeter dans l’espoir d’une plus belle conquête. Il foulait la vie à grands pas de feu. Il était de ceux qui n’ont point de place en un monde avili. » Mais la correspondance entamée avec le beau-frère du poète le laisse très vite, selon ses dires, consterné. Il comprend qu’il a affaire à la création d’un nouveau culte, basé sur de grossières impostures... « Idôlatrie Rimbaud » comme il le note au dos de l’enveloppe, puis, à l’encre rouge, sur la lettre elle-même : « Voilà comment ils sont : on leur dit un mot - Aussitôt, ils font une tribu, un parti, une religion. » Il interpelle même stratégiquement Berrichon dans une lettre suivante : « Cependant, il y a un mystère dans le caractère de l’homme, que je ne distingue pas encore. Je suis frappé, dans sa correspondance, de ne pas trouver un mot ni un accent religieux. »
Le sommet est atteint avec la lettre d’Isabelle écrite au cours de l’agonie de Rimbaud, le 28 octobre 1891, et dont Suarès, familier du troisième genre de connaissance, est le premier à reconnaître immanquablement comme apocryphe, fabriquée plusieurs années après l’événement [1]. Avant même de vérifier ses hypothèses sur le corps même de la lettre, retransmise par Claudel (et sur laquelle, avec le génie d’un Sherlock Holmes, il remarque infailliblement ce qui va dans le sens de cette falsification), il sait - d’une intuition que corroborera toutes ses déductions - que Rimbaud ne s’est pas converti [2].
Dans une lettre définitive à Jacques Doucet, le 7 juillet 1919, il écrit : « Il faut mentir comme un parent, comme une mère, comme une fille, pour envelopper d’amitié et d’amour la guerre de Rimbaud avec sa famille. Ils l’ont maudit. Ils l’ont forcé à l’exil. Ils l’ont traité avec mépris et dureté. Ils l’ont volé. Ils l’ont délaissé atrocement. Avant sa mort, ils n’ont pas soupçonné un seul instant son génie. Et quand on le leur a révélé, qu’on le leur a corné et recorné aux oreilles, ils s’en sont fait un drapeau, une gloire, un blason et ils se sont mis à l’adorer. D’ailleurs, ils ont voulu que ce fût une bonne affaire pour la famille, pour le nom, pour la vanité provinciale et pour toutes leurs idées en politique, en religion et en morale. »
La connaissance géométrique des passions des hommes est la boussole de Suarès. Dans les notes du Mystère, il écrit : « Les hommes de 1850 se sont rangés à la Croix par dégoût de la vie : le tadium vitae les a saisis, à l’aube de l’âge mûr : ce sont les convertis de cinquante ans. Ceux de 1870, sont les convertis de la vingtième année. À cet âge, ils ne sont chargés ni d’une très profonde conscience, ni d’une expérience étendue, ni de bien lourds pêchés. Ces convertis intacts sont des convertis assez innocents. Ils le sont même trop, en esprit. La négation en eux est puérile, aussi puérile que leurs vingt ans. (...) Le cas de Rimbaud est bien différent. À vingt ans, je le vois puissant en pensée et en œuvre comme à trente, puissant en action aussi. Mais il n’est revenu de rien. Il n’a rien de l’homme faible ou puéril qui se convertit : il n’est pas achevé comme nos vieillards précoces et n’est pas inachevé comme nos adolescents. Il est dans la force pleine et la pleine négation. »
C’est pourquoi, enfin, quelques pages plus loin, Suarès peut ajouter : « Rimbaud s’agenouillant aux pieds d’un prêtre et d’une image, quoi de moins vraisemblable ? » Et encore, suite à la lecture des lettres d’Abyssinie : « Ses lettres sont un désert universel, mais à l’égard de la religion encore plus qu’à l’égard de la poésie. Je crois à la conversion de Rimbaud comme à son poème épique : Où est l’Iliade qu’il a écrite à trente ans ? »
Comme le reconnaîtra Etiemble, l’auteur de la fameuse somme Le Mythe de Rimbaud, en prenant connaissance des carnets du Mystère à travers les articles de Maurice Pinguet : « Quarante ans avant moi, Suarès disait là-dessus tout ce qu’il fallait dire, annulait Claudel ou du moins le neutralisait (...) Tout basculait du côté de la vérité. (...) Dire que j’aurais pu ne pas avoir à écrire le Mythe de Rimbaud (...) Dire que le « mythe » reste si fort, si puissamment organisé que la découverte de M. Maurice Pinguet, que l’excellent article où il divulgue tout le vrai, que cet article, ma parole, ne fait pas grand bruit en France. Je n’ai rien lu de plus important, jamais, sur le mythe de Rimbaud. (...) Quarante ans avant moi, Suarès avait tout compris, ce qui de son temps était autrement méritoire. »
Mais la lecture du dossier consacré à Rimbaud dans Portraits et Préférences laisse entrevoir une troisième cause à cette absence, une autre hypothèse, celle-ci laissée pour ainsi dire « lettre morte » et que seul Suarès proposa...
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Déjà, au commencement de son enquête, André Suarès avait écrit, dans une lettre à Gide : « Ce qui m’arrête dans Rimbaud est aussi ce qui me tente. Rimbaud est une énigme. On sait trop ou trop peu sur lui. (...) Le drame affreux et peut-être admirable, que j’appelle l’Enigme et le silence de Rimbaud, voilà ce qui m’intéresse encore plus. » Cette lettre, cependant, Suarès ne l’enverra pas : elle ne sera publiée que dans des « Ignorées du destinataire ».
Dans les fragments du Mystère, on trouve également la phrase suivante : « Le mystère de Rimbaud n’est pas celui du dernier quart d’heure, mais de toute sa vie à l’âge d’homme. » Et encore : « Il demeure enfin : on lui voit corps : Mais Il n’a plus d’âme. » [3]
À mesure qu’il avance dans son travail sur Rimbaud, les doutes de l’écrivain prolifèrent : « On est parfois tenté de croire que les poèmes de Rimbaud ne sont pas de lui. Mais Izambard et Verlaine sont là, qui l’affirment. Rimbaud poète a vécu, et il a paru plein de génie. »
C’est alors que survient ce que nous considérons comme la troisième cause de l’absence anthume de Rimbaud dans le corpus suarèsien. Ce que nous appellerons ici - pour plus de commodités - l’ « hypothèse Suarès » :
« On se demande alors s’il n’a pas eu un sosie, un compagnon intime, qui l’aurait assassiné dans un de ses voyages, à Hambourg ou à Stockholm : ce moment de la vie de Rimbaud est le plus obscur : point de lettres ; ses amis de Paris ne le voient plus. Il vagabonde du nord au sud. (...) Un compagnon, son confident de toutes les heures, un Verlaine d’un nouveau genre, le tue et le dépouille, lui prend tout et jusqu’à son écriture ; il se substitue à lui. Mais s’il peut dérober même la main, il ne peut la pensée. Le génie lui échappe. Et le grand silence commence. »
Ici, Suarès mentionne les « années de pérégrination » en effet fort mystérieuses, qui séparent le Rimbaud de la Saison en Enfer et des Illuminations (dont il remet le manuscrit à Verlaine à Stuttgart en 1875) de celui qui s’installe comme contremaître des trieuses de café de la compagnie Bardey à Aden le 7 août 1880, puis pénètre, en décembre, à Harrar en Abyssinie, gérant d’un comptoir commercial. Ces cinq années, qui sont marquées de voyages, d’errances et d’événements qui tiennent parfois presque de la légende (la rencontre d’un mystérieux racoleur dans un café du Vieux Port qui lui offre à boire et l’engage comme mercenaire pour se battre en Espagne du côté des carlistes, les cours de piano d’un voisin nommé Louis Létrange) le voient également changer physiquement aux yeux des rares proches qui ont encore l’occasion de le rencontrer : on note sa longue barbe blonde, sa peau tannée couleur de vieux cuir, sa parole plus brève, son refus de s’entretenir de poésie (son rire gai et étonné quand Delahaye lui dit « Eh bien ! plus de littérature, alors ! »). Soudain, sa correspondance se fait plus sèche, « objective », et parfois mal orthographiée (fait étrange pour un ancien élève surdoué comme l’était le jeune Rimbaud). Comme le note Suarès : « Il met une patience d’insecte à faire valoir les petites sommes qu’il gagne. Il « met de côté », comme on dit. Il se prive de tout, et de fumer, par hygiène et par économie ; et nullement par zèle ascétique. Il ne rêve pas du ciel, mais d’une rente viagère et d’une femme qui le soigne, d’un foyer. Enfin, il a totalement cessé d’être l’homme des Illuminations et de Verlaine, pour devenir le fils de Madame Veuve Rimbaud, née Cuif, sauf qu’il ne lui fait guère honneur, et qu’il n’a guère réussi. On est épouvanté d’une telle chute, qui ne mène à rien, même pas à quelque profond séisme ; cette chute affreuse, en ce qu’elle couche, installe et assied dans le niveau le plus plat de l’espèce commune un homme qui a eu du génie. » [4]
Probablement effrayé par les conséquences de son hypothèse du sosie ou du remplaçant, Suarès, en apparence, se rétracte : « Voilà une rêverie sur Rimbaud. Elle n’est pas vraisemblable : la famille n’a pas perdu de vue le fils errant ; elle n’a jamais eu sur lui le moindre doute. Elle ne nous en a pas fait part, du moins. Une si folle hypothèse ne l’est pas tant que la dissonance entre le premier Rimbaud et le second, entre cette double vie et la mort qui apure le double compte. »
Suarès est désenchanté. Il n’écrira pas Le Mystère. Il n’approfondira pas son hypothèse. Pour tout le monde, Rimbaud restera cet homme coupé en deux, mutilé, qui s’ « opère » - dixit Mallarmé - « vivant de la poésie » et devient un trafiquant d’armes et de café, uniquement préoccupé d’argent, pour mourir à trente-sept ans dans l’hôpital de Marseille, auprès de sa sœur Isabelle.
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Selon Anne Cromwell [5], Jean-Alphonse Renart (1975-2005) s’occupa également du « Cas Rimbaud » et étudia cette hypothèse d’un deuxième Rimbaud, ou d’une substitution pure et simple du poète par un simple aventurier. On connaît encore mal Renart, mais on sait le sérieux avec lequel il entrepris ses recherches, et la profonde fougue qui l’animait. Je reproduis ici, avec l’aimable autorisation d’Anne, les fragments de lettres envoyés par Renart dans le courant de l’année 2004 :
« Rimbaud était sur la Voie de la Littérature Absolue - celle qui trouerait à jamais le rideau de la Nuit des Temps, comme Nerval avant lui, et comme, plus tard, Jarry (...) Jarry qui s’identifiera au masque d’Ubu pour contrer par avance les foudres du Père qui dévore ses enfants vivants. Son exterminateur fut donc Dieu en personne, descendant de son siège céleste et s’incarnant dans un simple marchand de basse extraction, pour rétablir l’Axis Mundi en noyant Rimbaud dans le sel amer des Voyelles et en le remplaçant par un duplicata bâclé à la 6-4-2. (...)
« Ceci fut exécuté pour tromper la mémoire des hommes et afin qu’ils ne retrouvent pas les clés de la connaissance. Mais ne nous leurrons pas : Cacher les choses, c’est la gloire de Dieu ; les sonder, c’est la gloire des Rois. Jésus lui-même, avant d’être remplacé pendant quarante jours, a pu dire : Il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, rien de secret qui ne doive être connu. (...)
« Le Faux Rimbaud n’excellait pas dans son imitation, c’est peu dire : longue barbe masquant un faciès imparfaitement ressemblant, voix légèrement plus métallique, orthographe aussi mauvaise que les livres érotiques des kiosquiers, absence évidente d’intelligence : aussi platement épicier que le démiurge. (...) Tant de mystères connexes demeurent : le mystère du professeur de piano, au nom prédestiné : Louis Létrange, et qui, peut-être, tenta d’empêcher la substitution. Le mystère de la mort de la petite sœur Vitalie en décembre 1875, date du probable remplacement, la seule personne qui aimait Rimbaud et que Rimbaud aimait, et qui, seule, aurait pu démasquer l’imposteur. Il y aurait également beaucoup à dire sur la mort d’Isidore Ducasse, sur laquelle Artaud a écrit des pages restées, comme celle de son compatriote le marseillais Suarès, lettre morte. [6] »
Aux spéculations de Jean-Alphonse Renart, Anne Cromwell apporte les précisions suivantes : « On sait, en outre, que Suarès a rencontré le faux Rimbaud, ou ce qu’il en restait : car il s’est rendu à l’hôpital de la Conception, à Marseille, en ce mois de novembre 1891, au moment où ce dernier agonisait. Se pourrait-il que le faux Rimbaud ait confié son imposture au seul Suarès ? Que ce dernier l’ait oublié puis mystérieusement retrouvé, dans une anamnèse dont l’Histoire nous a donné tant d’exemples, avant de le perdre à nouveau ? On ne peut voir que ce que l’on peut croire. On ne peut concevoir que ce que l’on est en mesure d’assumer, nerveusement, psychiquement, physiquement, historiquement. Et il y a des vérités qui, trouant par trop l’espace et la raison, doivent se dissiper une fois énoncées, sous peine de détruire les moindres particules de l’Univers connu. Est-ce là ce que Suarès insinue lorsqu’il écrit, dans cette lettre non-envoyée à Gide, que Rimbaud est son Grand Secret ? »
On sait que les gnostiques séthiens et valentiniens distinguent deux sujets différentes pour chaque homme : un sujet mutilé, le sujet humain, qui disparaîtra dans le temps, et un « homme intérieur » ou « être de lumière » qui coexiste avec le précédent, et participe par essence à la divinité (dans L’Evangile selon Thomas retrouvé à Nag Hammâdi en 1945 mais datant probablement du second siècle de notre ère, Jésus-Christ l’appelle l’« image » ; les valentiniens le nomment également l’« ange »). Rimbaud, se faisant « fils du Soleil », avait réintégré son identité divine dans le temps. Il vivait dans un état de connaissance dans lequel fin et commencement s’annulent et toutes les antinomies s’abolissent. Mais cet état est une fracture avec l’ordre du monde linéaire, et le Démiurge interdit cette réappropriation auquel chaque gnostique, à sa manière, tente d’accéder avec l’aide de sa propre lumière, qu’il dérobe à l’image de la mauvaise divinité... Est-ce là l’interdit dont parle Renart ? Est-ce là ce Grand Secret : à savoir que l’auto-divinisation est une pratique à la fois légitime, nécessaire, et interdite, défendue par la police du monde (les hommes se voyant remplacés, comme le disait Schreber, par leur « images bâclées à la 6-4-2 ») ? Tout homme atteignant publiquement, visiblement, la divinité, se voyant anéanti par les armées de Dieu ? Le Démiurge, pourrait-on dire, a reçu les clés de la Connaissance, et il les a cachées. Il n’est pas entré, et, ceux qui voulaient entrer, il ne les a pas laissé entrer. Voilà pourquoi, les dits attribués au double de Didyme Jude Thomas conseillent à l’homme de connaissance de masquer sa lumière : « Soyez passant. » Ou, comme le chantera David Bowie dans une anamnèse gnostico-schrebero-rimbaldienne : Don’t tell God your plans (« Ne confie pas à Dieu tes projets »).
Je m’arrête ici ! Que les lecteurs me pardonnent mon imprudence et le caractère irrationnel ou attentatoire de mes spéculations, et enfin qu’ils me corrigent dans le sens du vrai, si tant est qu’il existe de la vérité quelque part dans ce bas monde... Je viens de recevoir un mail de mon ami Xavier Gélard, comprenant le deuxième des Cantiques Spirituels de Jean Racine, et que je confie volontiers avec inquiétude et impatience à ceux et celles qui m’auront suivi jusqu’ici [7] :
Mon Dieu ! quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi :
L’un veut que, plein d’amour pour toi,
Mon coeur te soit toujours fidèle ;
L’autre, à tes volontés rebelle,
Me révolte contre ta loi.
L’un, tout esprit et tout céleste,
Veut qu’au ciel sans cesse attaché,
Et des biens éternels touché,
Je compte pour rien tout le reste ;
Et l’autre, par son poids funeste,
Me tient vers la terre penché.
Hélas ! en guerre avec moi-même
Où pourrai-je trouver la paix ?
Je veux, et n’accomplis jamais,
Je veux, mais (ô misère extrême !)
Je ne fais pas le bien que j’aime
Et je fais le mal que je hais !
0 grâce, rayon salutaire !
Viens me mettre avec moi d’accord,
Et, domptant par un doux effort
Cet homme qui t’est si contraire,
Fais ton esclave volontaire
De cet esclave de la mort.
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Je suis un de ceux qui ne l’ont hélas jamais cru : un de ceux qui, par orgueil ou par une affection trop jalouse et trop naturellement conflictuelle, n’ont jamais eu confiance en lui.