Comptant parmi les artistes flamands les plus actifs actuellement en Europe, Jan van Oost est souvent considéré comme le continuateur de la lignée des symbolistes belges, tant sa création est imprégnée aussi bien de l’érotisme macabre de Rops que de l’univers cauchemardesque de Spilliaert et des carnavals à la fois caricaturaux et tragiques d’Ensor [1]. Mais l’art de Van Oost, peintre et sculpteur, frappe notamment par cette profonde imbrication de l’érotisme et de la mort. Son œuvre ambitionne « une radiographie de l’être, d’un déploiement du corps en mouvement, de ses désirs et de ses sensations face à la vie et à la mort. » [2] Comme le montre sa série de dessins « Sade-Pasolini » , l’imaginaire de l’artiste est richement nourri d’images littéraires et filmiques qu’il essaie d’adapter à sa propre vision de l’abîme de l’homme. L’enlisement de l’homme dans un érotisme violent jusqu’au macabre est l’attestation la plus tragiquement spectaculaire de sa quête de « la finitude et de l’élévation. » [3]
C’est à la lumière de ce mélange de séduction et de morbidité qu’il faut interroger l’admiration de Van Oost pour Baudelaire. Elaborant une œuvre qui confronte la vanité de l’existence à la constante angoisse de l’enfer, l’artiste considère l’auteur des Fleurs du mal comme l’exemple le plus douloureux de l’écartèlement de l’homme entre « l’horreur de la vie et l’extase de la vie. » [4]
Cette connivence avec le poète donne naissance à des centaines de dessins rassemblés sous le titre « Le cycle Baudelaire ». Entreprise en 2001, la série comprend de 750 à 800 papiers, tous puisant dans l’érotisme macabre baudelairien. Exécutés au fusain ou à l’encre, rehaussés parfois de crayons de couleurs, les dessins laissent deviner la rapidité d’exécution, traversés d’éclaboussures et de dégoulinures épousant la spontanéité du trait lancé à la poursuite de lui-même. Certains papiers donnent à lire des vers des Fleurs du mal, griffonnés par l’artiste avec la même vélocité que le dessin. Mais la plupart ne portent aucune mention du poème référentiel. Les dessins sont tellement nombreux qu’il est inutile de chercher quel poème a inspiré quel papier. La question est d’autant plus oiseuse que ce n’est pas du tout le souci d’illustrer qui motive le geste de l’artiste. Sa fréquentation quotidienne des poèmes dit surtout son acharnement à épuiser les images que révèle à son esprit le voisinage baudelairien d’Eros et de Thanatos ainsi que la figure de la femme fatale telle qu’elle évolue dans les Fleurs du mal.
Eros noir
L’un des dessins montre une femme debout dans une position frontale, ouvrant sa robe sur un corps limpide et plantureux, le sexe et les seins couverts de fleurs. Cette sensualité pudique contraste nettement avec l’apparence monstrueuse du visage. La physionomie disparaît sous des gerçures s’étalant sur la chair faciale comme un gros insecte. Au dessus des joues et de la bouche cicatrisées, les cils sont dressés en un seul trait comme des lames tranchantes à travers lesquelles le regard, fixant le spectateur, « coupe et fend comme un dard » [5] . Dans un autre dessin, une femme aux cuisses écartées se caresse le sexe, ses yeux rouges regardant vers le ciel. Le corps et les cheveux sont rendus d’un trait à la fois fin et terne qui donne plus d’intensité aux courbes épaisses transformant le sexe en une succession de vagues polychromes. Décrivant les mouvements reptiliens du corps féminin, un poème des Fleurs du mal, « Le serpent qui danse » [6], compare la femme à un « vaisseau qui roule bord sur bord ». Dans le dessin de Van Oost, la sensation aquatique se dégage du sexe lui-même, esquissé sous forme de vagues rageuses prêtes à happer le monde. L’image du serpent n’est pas moins explicite. Evoquant des flammes voraces par leur disposition en « S », les sillons onduleux qui représentent le sexe semblent s’accumuler en une ribambelle de serpents que, toute proche, la main semble apprivoiser en attendant de prochaines victimes. La femme se caresse le sexe les yeux tournés vers l’au-delà, ironie ou défi contre le ciel ?
Triomphe de la mort
Dans l’œuvre de Van Oost, les dessins comme les sculptures, l’imagerie macabre donnent lieu à de violentes scénographies mettant en spectacle, à travers des crânes et des squelettes, la souffrance terrestre de l’homme voué au néant. « Le concept de la fin de la vie est central » dans l’œuvre de l’artiste, « accompagné souvent du rituel de la douleur, comme avertissement constant à accepter notre condition de finitude. » [7] Dans les centaines de papiers constituant « Le cycle Baudelaire », cette mise en spectacle exige de l’artiste une incessante réinvention des figures de la mort. Traités séparément, l’érotisme et la mort font souvent ensemble l’objet de dessins qui font écho à l’interpénétration baudelairienne de la sensualité et du macabre.
Un fusain rehaussé d’aquarelle représente de profil un squelette habillé d’un costume féminin et tournant la tête vers le spectateur qu’il fixe d’un regard ambigu. Le dessin est un souvenir immédiat du squelette « follement attifé » mis en scène dans « Danse macabre » [8] , poème que Baudelaire compose à partir de la statue d’Ernest Christophe, la Mort allant au bal. Prenant naissance dans une sculpture représentant « un grand squelette féminin tout prêt à partir pour une fête » [9], le poème évoque une scène de bal où la Mort, fière et nonchalante, est déroulée parmi les danseurs. Dans cette horreur coquettement parée, Van Oost voit le symbole de la condition mortelle de l’homme. L’artiste croque un squelette vêtu d’une robe d’une « royale ampleur », faisant ressortir la beauté de sa poitrine et de ses hanches. De même que, dans le poème, la mort prend la parole pour rappeler à la « risible Humanité », engloutie dans les plaisirs d’ici-bas, l’inévitable moment fatidique, le squelette de Van Oost tourne vers le spectateur des yeux « faits de vide et de ténèbres » pour avertir les mortels que vivre n’est que vanité et que « la fête de la Vie » ne s’achève que dans le noir de la mort.
Ce mélange de séduction et de cruauté véhicule une mise en scène plus tragique dans un autre dessin donnant à voir un crâne suçant le sein d’un squelette féminin, qui, les bras enchaînés au plafond et le chef incliné, semble se convulser de douleur. Certes, cette figuration de la torture amoureuse est une transposition plastique du sadisme inhérent à la rencontre des amants baudelairiens, mettant face-à-face un bourreau et une victime [10]. Mais, usant des symboles du crâne et du squelette et replaçant ainsi le spectacle érotique dans l’optique de la mort, le dessin de Van Oost suggère, comme dans un fantasme diabolique, le devenir de l’union amoureuse dans l’au-delà. On se souvient que dans « La mort des amants », Baudelaire exalte la mort comme une promesse de félicité éternelle pour les amoureux. Englués, pendant la vie, dans le conflit et la violence, las de leurs étreintes haineuses, les amants s’envoleront vers la volupté sereine de la mort. Mais, comme il en est question dans « Le squelette laboureur » [11], la mort est traîtresse, car elle n’est que le prolongement de la souffrance. Elle condamne les hommes au même supplice que l’existence après leur avoir promis la quiétude. Exprimant l’angoisse de l’enfer qui hante la quête humaine du plaisir, le couple macabre croqué par Van Oost peut être regardé aussi à la lumière de cette continuité de la souffrance et de la haine dans l’empire des ténèbres. De la chair féminine réduite en une triste armature, il ne subsiste que les seins, juste de quoi permettre au diable surgissant de nulle part de faire durer la torture. La mort ne réconcilie pas les amants. Au contraire, elle donne le coup d’envoi à une cruauté jamais explorée ici-bas.
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