Le Maître et Marguerite
(1928-1940)
Mikhaïl Boulgakov
Table des matières [ épisode (4) - Marguerite métamorphosée au bal de Satan [2] ] :
DEUXIÈME PARTIE
– CHAPITRE XIX
Marguerite
– CHAPITRE XX
La crème d’Azazello
– CHAPITRE XXI
Dans les airs
– CHAPITRE XXII
Aux chandelles
– CHAPITRE XXIII
Un grand bal chez Satan
– CHAPITRE XXIV
Réapparition du maîtreEpisode suivant (5)
À propos de cette édition électronique
CHAPITRE XIX
Marguerite
Suis-moi, lecteur ! Qui t’a dit qu’il n’existait pas, en ce bas monde, de véritable, de fidèle, d’éternel amour ! Qu’on coupe à ce menteur sa langue scélérate !
Suis-moi, cher lecteur, moi seul, et je te montrerai un tel amour !
Non, le Maître s’était trompé quand, à la clinique, en cet instant où le temps, dans sa course, franchissait le cap de minuit, il avait dit d’un ton douloureux à Ivanouchka qu’elle l’avait oublié. Cela ne pouvait être. Bien sûr qu’elle ne l’avait pas oublié.
Avant toutes choses, dévoilons un secret que le Maître n’avait pas voulu révéler à Ivanouchka. Son amante s’appelait Marguerite Nikolaïevna. Par ailleurs, tout ce que le Maître avait dit d’elle au pauvre poète n’était que la stricte vérité. Il avait fait de sa bien-aimée une description fidèle. Elle était, effectivement, belle et intelligente. À cela, il faut ajouter une chose : on peut affirmer, sans crainte, que bien des femmes auraient donné n’importe quoi pour échanger leur existence contre celle de Marguerite Nikolaïevna. Âgée de trente ans, Marguerite était mariée, sans enfant, à un très éminent spécialiste, auteur, par-dessus le marché, d’une découverte de la plus haute importance, une découverte d’intérêt national. Son mari était jeune, beau, bon, honnête, et il adorait sa femme. Tous deux occupaient entièrement l’étage supérieur d’un magnifique hôtel particulier entouré d’un jardin et situé dans l’une des petites rues qui avoisinent la place de l’Arbat. Séjour enchanteur ! Du reste, chacun peut s’en convaincre, s’il veut bien aller voir ce jardin. Qu’il s’adresse à moi, je lui donnerai l’adresse et je lui indiquerai le chemin, la propriété est encore intacte.
Marguerite Nikolaïevna avait tout l’argent qu’elle pouvait désirer. Marguerite Nikolaïevna pouvait acheter tout ce qui lui faisait envie. Parmi les relations de son mari, elle pouvait rencontrer des gens fort intéressants. Marguerite Nikolaïevna n’avait jamais touché un réchaud à pétrole. Marguerite Nikolaïevna ne connaissait rien des horreurs de l’existence dans un appartement communautaire. En un mot… elle était heureuse ? Eh bien, non, pas un instant ! Dès le moment où, âgée de dix-neuf ans, elle s’était mariée et était venue habiter dans cette propriété, elle n’avait plus connu le bonheur. Dieux, dieux ! Que fallait-il donc à cette femme ? Que fallait-il à cette femme, dans les yeux de qui brûlait constamment une petite flamme incompréhensible ? Que fallait-il à cette sorcière qui louchait très légèrement d’un œil et qui, ce fameux jour, s’était parée d’un bouquet printanier de mimosas ? je l’ignore, je n’en sais rien. Sans doute avait-elle dit la vérité : ce qu’il lui fallait, c’était lui — le Maître, — et pas du tout une maison gothique, pas du tout un jardin privé, pas du tout de l’argent. Elle l’aimait — elle avait dit la vérité.
Même moi — étranger à cette histoire, bien que j’en sois le narrateur véridique, — mon cœur se serre à la pensée de ce que dut éprouver Marguerite lorsque, le lendemain, elle revint à la petite maison du Maître (heureusement, elle n’avait pas eu l’occasion de tout dire à son mari, car celui-ci n’était pas rentré à l’heure prévue), et apprit que le Maître n’était plus là. Elle fit tout pour en savoir davantage, mais naturellement elle n’apprit rien de plus. Alors, elle rentra à la propriété, et recommença à vivre comme par le passé.
Mais dès que la neige sale se fut effacée des rues et des trottoirs, dès que le printemps se mit à souffler par les vasistas des bouffées d’un vent chargé d’angoisse et d’une vague odeur de pourriture, la tristesse de Marguerite Nikolaïevna redoubla. Souvent, en secret, elle pleurait, longuement et amèrement. Celui qu’elle aimait était-il vivant ou mort ? Elle l’ignorait. Et, à mesure que s’écoulaient ces lugubres journées, de plus en plus souvent, surtout à la tombée de la nuit, lui venait la pensée qu’elle était liée à un mort.
Donc, elle devait l’oublier, ou bien mourir elle aussi. Mais traîner plus longtemps cette morne existence, impossible. Impossible ! L’oublier, quoi qu’il en coûtât, l’oublier ! Seulement, il ne se laissait pas oublier, voilà le malheur.
– Oui, oui, oui, la même faute, exactement ! disait Marguerite, assise près du poêle et regardant le feu, qu’elle avait allumé en souvenir du feu qui brûlait à l’époque où il écrivait l’histoire de Ponce Pilate. Pourquoi l’ai-je quitté cette nuit-là ? Pourquoi ? C’était de la folie ! je suis revenue le lendemain, honnêtement, comme je le lui avais promis, mais il était déjà trop tard. Oui, je suis revenue, mais, comme le malheureux Matthieu Lévi, trop tard !
Toutes ces paroles, évidemment, étaient absurdes. Qu’est-ce que cela aurait changé, en effet, si, cette nuit-là, elle était restée chez le Maître ? Aurait-elle pu le sauver ? Ridicule !… pourrions-nous nous exclamer, mais, devant cette femme désespérée, nous nous en abstiendrons.
Le jour où se produisit tout ce remue-ménage insensé provoqué par la présence du magicien noir à Moscou, ce vendredi où l’oncle de Berlioz fut fermement renvoyé à Kiev, où le comptable fut arrêté et où se produisirent toutes sortes de choses excessivement bêtes et incompréhensibles, ce jour-là, vers midi, Marguerite s’éveilla dans sa chambre située en encorbellement dans la tour de la grande maison.
En s’éveillant, Marguerite ne pleura pas, contrairement à ce qui arrivait souvent, car elle eut aussitôt le pressentiment qu’aujourd’hui, enfin, il se passerait quelque chose. Elle s’empressa de réchauffer et de cultiver ce pressentiment dans le fond de son cœur, de peur qu’il ne s’en aille.
– Oui, j’y crois ! murmura solennellement Marguerite. J’y crois ! Il se passera quelque chose ! Ce n’est pas possible autrement, car, en fin de compte, pourquoi serais-je condamnée à souffrir toute ma vie ? Je l’avoue, oui, j’ai menti, j’ai trompé, j’ai vécu une vie secrète, cachée aux regards des gens, mais tout de même, cela ne mérite pas un châtiment aussi cruel… Il va arriver quelque chose, forcément, parce que rien, jamais, ne dure éternellement. En outre, j’ai eu un rêve prophétique, cela, j’en jurerais…
Ainsi murmurait Marguerite Nikolaïevna, en regardant les stores ponceau inondés de soleil, puis en s’habillant fébrilement et en démêlant, devant un miroir à trois faces, les boucles de ses cheveux courts.
Le rêve que Marguerite avait eu cette nuit-là était en effet inhabituel. Le fait est que, tout au long de ce douloureux hiver, jamais elle n’avait vu le Maître en songe. La nuit, il la laissait en paix, et ne venait la tourmenter que pendant la journée. Mais cette fois elle avait rêvé de lui.
Marguerite vit d’abord, dans son rêve, une contrée inconnue d’elle — mélancolique, désolée sous le ciel bas et gris des premiers jours du printemps. Sous ce ciel lugubre, où couraient des lambeaux de nuages noirâtres, passa sans bruit une bande de freux. Un petit pont branlant et noueux enjambait les eaux troubles d’un ruisseau printanier. Çà et là, quelques arbres misérables dressaient tristement leurs troncs dépouillés. Un tremble solitaire, et plus loin, entre les arbres, dans une sorte d’enclos, une petite construction en rondins, qui pouvait être soit une cuisine isolée, soit une étuve, soit le diable sait quoi encore !
Il y avait dans tout cela quelque chose de mort, et de si désolant qu’on avait envie de se pendre à ce tremble, là, près du petit pont. Pas un souffle de brise, pas un mouvement de vie dans ces nuages, pas une âme. Contrée infernale pour un vivant !
Et voici, figurez-vous, que s’ouvre toute grande la porte de cette construction de bois, et qu’il apparaît. Il est assez éloigné, mais on le reconnaît parfaitement. Il semble déguenillé, et il est impossible de distinguer la forme et la nature de ses vêtements. Ses cheveux sont ébouriffés, et il n’est pas rasé. Son regard est inquiet, malade. Il lui fait signe de la main, il l’appelle. Suffoquant dans cette atmosphère sans vie, Marguerite, sautant par-dessus les mottes de terre et les touffes d’herbe, courait vers lui — quand elle s’éveilla.
– Ce rêve ne peut signifier que deux choses, continua Marguerite Nikolaïevna, discutant avec elle-même. Ou bien il est mort, et, s’il m’a fait signe, cela veut dire qu’il est venu me chercher, et que je mourrai bientôt. Et ce sera très bien, car je verrai ainsi la fin de mes tourments. Ou bien il est vivant et, alors, mon rêve n’a qu’une signification possible : en se rappelant ainsi à mon souvenir, il a voulu dire que nous nous reverrons bientôt… Oui, nous nous reverrons très bientôt !
Dans un état d’excitation croissante, Marguerite, tout en achevant de s’habiller, entreprit de se persuader elle-même qu’au fond, les choses prenaient une tournure tout à fait favorable, et qu’il lui appartenait de saisir ce moment favorable et d’en tirer tout le parti possible. Son mari venait de partir en mission pour trois jours entiers. Tout au long de ces trois jours, elle serait donc livrée à elle-même, personne ne l’empêcherait de penser à ce qu’elle voudrait, de rêver à ce qu’il lui plairait. Tout l’étage de la propriété, ce vaste appartement de cinq pièces que des dizaines de milliers de gens, à Moscou, auraient pu envier, était entièrement à sa disposition.
Pour commencer à mettre à profit ses trois jours de liberté, Marguerite ne choisit pas — et de loin — le meilleur endroit du luxueux appartement. Après avoir bu une tasse de thé, elle se rendit dans une petite pièce obscure, sans fenêtre, meublée de deux grandes armoires où étaient rangées les valises et diverses vieilleries. Elle s’accroupit près de la première armoire, dont elle ouvrit le tiroir du bas. Là, sous un entassement de chiffons de soie, elle prit l’unique richesse qu’elle possédât dans la vie. C’était un vieil album de cuir marron où se trouvait une photographie du Maître, un livret de caisse d’épargne au nom de celui-ci, où était inscrit un dépôt de dix mille roubles, des pétales de rose séchés, rangés à plat entre des feuilles de papier à cigarettes, et tout un cahier de feuilles dactylographiées, dont le bord inférieur était rongé par le feu.
Munie de ces précieux objets, Marguerite revint dans sa chambre, plaça la photographie dans le coin de l’une des glaces du miroir à trois faces, devant lequel elle s’assit. Elle demeura là près d’une heure, tenant sur ses genoux le cahier abîmé qu’elle feuilleta, relisant ces lignes dont le feu avait dévoré le commencement et la fin : « … Les ténèbres venues de la mer Méditerranée s’étendirent sur la ville haïe du procurateur. Les passerelles qui reliaient le Temple à la redoutable tour Antonia disparurent, l’insondable obscurité descendue du ciel engloutit les dieux ailés qui dominaient l’hippodrome, le palais des Asmonéens avec ses meurtrières, les bazars, les caravansérails, les ruelles, les piscines… Ainsi disparut Jérusalem, la grande ville, comme effacée de la surface du monde… »
Marguerite aurait voulu lire la suite, mais il n’y avait pas de suite : seulement une frange irrégulière et charbonneuse.
Essuyant ses larmes, Marguerite abandonna le cahier, posa ses coudes sur le dessus de verre de la tablette où elle se refléta, et, les yeux fixes, contempla longuement la photographie. Puis ses larmes se tarirent. Marguerite rassembla soigneusement son bien, et, quelques instants plus tard, celui-ci se trouvait de nouveau enfoui sous les chiffons de soie. Dans la pièce obscure, la serrure se referma avec un petit bruit sec.
Marguerite passa dans le vestibule et enfila son manteau, pour sortir. Sa femme de chambre, la jolie Natacha, lui demanda ce qu’il fallait faire pour le déjeuner, et s’entendit répondre que cela n’avait pas d’importance. Comme elle aimait se distraire, Natacha engagea tout de suite la conversation avec sa maîtresse, en commençant par raconter Dieu sait quoi : qu’hier au théâtre, par exemple, un prestidigitateur avait fait des tours qui avaient épaté tout le monde, qu’il avait distribué gratuitement, à qui voulait, des paires de bas et deux flacons de parfums étrangers par personne, mais qu’ensuite, après la séance, dans la rue — pfuitt ! — tout le monde s’était retrouvé tout nu ! Marguerite se laissa tomber sur une chaise, sous le trumeau de l’entrée, et rit aux éclats.
– Natacha ! Vous n’avez pas honte ? s’écria-t-elle. Vous, une jeune fille instruite et intelligente… dans les queues, les gens inventent le diable sait quelles sottises, et vous allez les répéter !
Natacha rougit jusqu’à la racine des cheveux et répliqua avec ardeur que ce n’était pas du tout des inventions, qu’elle-même avait vu, ce matin, au magasin d’alimentation de la place de l’Arbat, une citoyenne entrer avec des chaussures aux pieds, et que, pendant que cette citoyenne faisait la queue à la caisse, ses chaussures avaient disparu d’un seul coup, et elle s’était retrouvée sur ses bas. Elle roulait des yeux exorbités et son bas avait un trou au talon ! Et ses chaussures étaient des chaussures magiques, qu’elle avait eues à cette fameuse séance.
– Et elle est repartie comme ça ?
– Elle est repartie comme ça ! s’écria Natacha, de plus en plus rouge de voir qu’on ne la croyait pas. Savez-vous, Marguerite Nikolaïevna, que pendant la nuit la milice a arrêté plus de cent personnes ? Des citoyennes qui venaient du théâtre, et qui se promenaient en culotte sur le boulevard de Tver !
– Naturellement, c’est Daria qui vous a raconté cela, dit Marguerite Nikolaïevna. Il y a longtemps que j’ai remarqué que c’était une horrible menteuse.
Cette conversation comique se termina par une agréable surprise pour Natacha. Marguerite alla dans sa chambre et en revint avec une paire de bas et un flacon d’eau de Cologne. Ayant expliqué à Natacha qu’elle voulait, elle aussi, faire un tour de prestidigitation, elle lui fit cadeau des bas et du flacon, en lui demandant seulement de ne pas se promener sur ses bas dans le boulevard de Tver, et de ne pas écouter ce que racontait Daria. Après s’être embrassées, la femme de chambre et sa maîtresse se quittèrent.
Confortablement installée sur la banquette élastique d’un trolleybus, Marguerite Nikolaïevna suivait la rue de l’Arbat, tantôt songeant à ses propres affaires, tantôt écoutant les chuchotements de deux citoyens assis devant elle.
Ceux-ci, qui jetaient de temps à autre des regards méfiants autour d’eux, comme pour s’assurer que personne ne les entendait, échangeaient d’incompréhensibles absurdités. Celui qui était assis près de la fenêtre — un vigoureux gaillard dont la face joufflue était percée de petits yeux de cochon au regard vif — disait à voix basse à son chétif voisin qu’il avait fallu couvrir le cercueil d’un drap noir…
– Mais c’est impossible ! murmura l’autre, stupéfait. On n’a jamais vu ça !… Et qu’a fait Geldybine ?
Dans le bourdonnement régulier du trolleybus, Marguerite saisit quelques mots prononcés par l’homme assis près de la fenêtre :
– … Enquête judiciaire… scandale… des phénomènes surnaturels !…
Marguerite Nikolaïevna parvint cependant à établir un lien entre ces bribes éparses. Les deux citoyens s’entretenaient à voix basse d’un mort (son nom n’avait pas été prononcé) dont on venait de voler la tête dans son cercueil !
C’est ce qui avait mis dans tous ses états ce même Geldybine. Quant aux deux chuchoteurs, ils avaient aussi quelque rapport avec le défunt sans tête.
– Aurons-nous le temps d’acheter des fleurs ? s’inquiéta le petit. L’incinération est pour deux heures, dis-tu ?
Enfin, Marguerite, qui en avait assez de prêter l’oreille à ce mystérieux galimatias à propos de tête volée, fut heureuse de voir qu’elle était arrivée.
Quelques minutes plus tard, elle s’asseyait sur un banc, dans un petit jardin au pied des murs du Kremlin, d’où elle pouvait voir le Manège.
Clignant des yeux à la lumière éclatante du soleil, Marguerite songeait à son rêve et se rappelait que l’an dernier exactement, jour pour jour et heure pour heure, elle était assise sur ce même banc, à côté de lui. Comme alors, elle avait un sac à main noir posé près d’elle. Aujourd’hui, Marguerite était seule, mais elle n’en continuait pas moins à lui parler en pensée : « Si tu as été déporté, pourquoi me laisses-tu sans nouvelles de toi ? Ils doivent bien, tout de même, permettre aux gens de donner de leurs nouvelles. Tu ne m’aimes plus ? Si. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis sûre que si. Donc, tu as été déporté et tu es mort… Mais alors, je t’en prie, laisse-moi en paix, donne-moi enfin la liberté de vivre, laisse-moi respirer !… » Parlant pour lui, Marguerite se répondait à elle-même « Est-ce que je te retiens ? Tu es libre… » Aussitôt, elle répliquait : « C’est ça, ta réponse ? Non, il faut d’abord que tu t’effaces de ma mémoire. Alors là, oui, je serais libre… »
Des gens passaient devant Marguerite Nikolaïevna. Un homme regarda du coin de l’œil cette femme bien habillée. Attiré par sa beauté et sa solitude, il toussota et s’assit à l’autre extrémité du banc. Puis il prit sa respiration et dit :
– Il fait un temps nettement magnifique aujourd’hui…
Mais Marguerite lui jeta un regard si noir qu’il se leva et s’en fut.
– Tiens, voilà un exemple, dit Marguerite, s’adressant toujours à celui qui régnait sur elle. Pourquoi, après tout, ai-je chassé cet homme ? Je m’ennuie, et ce Lovelace n’était pas méchant, mis à part sa façon bête de dire « nettement magnifique »… Qu’est-ce que je fais là, toute seule au pied de ce mur, comme une chouette ? Pourquoi suis-je exclue de la vie ?
Elle baissa la tête, triste et abattue. Mais à ce moment, la même vague d’espoir et d’excitation qui l’avait envahie ce matin déferla sur son cœur. « Oui, quelque chose va arriver ! » La vague déferla une seconde fois, mais elle s’aperçut que, cette fois, c’était une vague sonore. Dans le brouhaha de la ville, on entendait de plus en plus nettement s’approcher des battements de tambour et des sonneries — plutôt fausses — de trompettes.
Marguerite vit d’abord passer le long de la grille du jardin un milicien à cheval, qui allait au pas. Il était suivi de trois miliciens à pied. Derrière eux, s’avançait lentement un camion chargé de musiciens. Enfin, très lentement, venait un corbillard automobile découvert, du dernier modèle, chargé d’un cercueil enfoui sous les couronnes de fleurs. Trois hommes et une femme se tenaient debout aux quatre coins de celui-ci.
Même de loin, Marguerite pouvait voir que les visages de ces quatre personnes chargées d’accompagner le mort à son dernier voyage paraissaient étrangement désemparés. Ce fait était particulièrement remarquable chez la citoyenne qui se tenait debout au coin arrière gauche du corbillard. Les grosses joues de cette citoyenne semblaient encore gonflées de l’intérieur par quelque secret indécent, et dans ses yeux bouffis passaient des lueurs équivoques. Il s’en fallait de peu, semblait-il, pour que la citoyenne, incapable de se contenir, ne s’écriât, avec un clin d’œil du côté du mort : « A-t-on jamais vu une chose pareille ? Ça vous ferait croire au surnaturel !… » Le même air désemparé se lisait chez les piétons qui, au nombre de trois cents environ, suivaient l’enterrement.
Marguerite suivit le cortège des yeux et écouta longuement le « boum, boum, boum » de la grosse caisse qui allait en s’affaiblissant avec la distance, et elle pensa : « Quel étrange enterrement… et quelle tristesse dans ce “boum, boum, boum” ! Ah ! vrai, je donnerais bien mon âme en gage au diable, seulement pour savoir s’il est mort ou vivant… Je serais curieuse de savoir qui on enterre ainsi, avec des figures aussi bizarres. »
– Berlioz, Mikhaïl Alexandrovitch, président du Massolit, prononça à côté de Marguerite une voix d’homme quelque peu nasillarde.
Étonnée, Marguerite tourna la tête et vit un citoyen, qui avait dû s’asseoir sans bruit sur son banc pendant qu’elle regardait l’enterrement. Il est probable, aussi, que dans sa distraction, elle avait posé à haute voix sa dernière question.
Entre-temps, le cortège s’était arrêté, retenu sans doute par un feu rouge.
– Oui, reprit l’inconnu, ils sont dans un état d’esprit tout à fait curieux. Ils accompagnent un mort, mais ils ne pensent qu’à une chose : où a bien pu passer la tête ?
– Quelle tête ? demanda Marguerite en dévisageant son surprenant voisin.
Le voisin en question était de petite taille, d’un roux flamboyant, avec dans la bouche une longue dent acérée semblable à un croc de loup. Il portait un costume rayé de bonne qualité, du linge amidonné, des souliers vernis et un chapeau melon. Sa cravate était de couleur criarde. Le plus étonnant, pourtant, était la poche de poitrine de son veston. Habituellement les hommes y mettent un mouchoir ou un stylo. De la sienne, dépassait un os de poule soigneusement rongé.
– Eh oui, expliqua le rouquin, figurez-vous que ce matin, dans la grande salle de Griboïedov, on a volé la tête du défunt dans son cercueil.
– Mais comment a-t-on pu faire ça ? demanda involontairement Marguerite, qui se souvint en même temps des chuchotements qu’elle avait entendus dans le trolleybus.
– Le diable seul le sait ! répondit cavalièrement le rouquin. Je pense, d’ailleurs, qu’il ne serait pas mauvais de poser la question à Béhémoth. Mais quelle terrible habileté, dans cet escamotage ! Et quel scandale !… Et surtout, on se demande à qui et à quoi cette tête peut bien servir !
Si occupée qu’elle fût par ses propres soucis, Marguerite ne manqua pas d’être frappée par l’étrangeté de ces sornettes.
– Pardon ! s’écria-t-elle soudain. De quel Berlioz parlez-vous ? Celui dont les journaux d’aujourd’hui…
– Justement, justement…
– Mais alors, ce sont sans doute des écrivains qui suivent son enterrement ? demanda Marguerite en montrant soudain les dents.
– Mais oui, naturellement ?
– Et vous les connaissez de vue ?
– Tous jusqu’au dernier, répondit le rouquin.
– Dites-moi, demanda Marguerite dont la voix s’assourdit. Parmi eux, il n’y aurait pas le critique Latounski ?
– Lui, comment voulez-vous ? Si, bien sûr ! répondit le rouquin. Tenez, il est là-bas, au bout du quatrième rang.
– Le blond, là-bas ? demanda Marguerite en plissant les yeux.
– Blond cendré… voyez, il lève les yeux au ciel !
– Il a l’air d’un ecclésiastique ?
– C’est ça !
Marguerite se tut, pour examiner Latounski.
– À ce que je vois, dit en souriant le rouquin, vous haïssez fort ce Latounski.
– Oui, et aussi quelqu’un d’autre, dit Marguerite entre ses dents. Mais c’est sans intérêt.
Le cortège, cependant, s’éloignait. Derrière les piétons venaient maintenant des voitures, vides pour la plupart.
– Bien sûr, c’est sans intérêt, Marguerite Nikolaïevna !
Marguerite s’étonna :
– Vous me connaissez ?
En guise de réponse, le rouquin ôta son chapeau d’un geste large et grotesque.
« Une vraie tête de bandit ! » pensa Marguerite en dévisageant son interlocuteur de rencontre.
– Mais moi je ne vous connais pas, dit-elle sèchement.
– Comment pourriez-vous me connaître ? En tout cas, on m’a envoyé à vous pour une petite affaire.
Marguerite pâlit et se recula.
– Il fallait le dire tout de suite, répondit-elle, au lieu de me débiter le diable sait quelles sottises à propos de tête coupée ! Vous venez m’arrêter ?
– Mais non, pas du tout ! s’écria le rouquin. Qu’est-ce que c’est que ça : dès qu’on ouvre la bouche, les gens croient qu’on veut les arrêter ! Non, simplement, j’ai une affaire à vous proposer.
– Je ne comprends pas, quelle affaire ?
Le rouquin jeta un regard aux alentours et dit mystérieusement :
– Je suis chargé de vous transmettre une invitation, pour ce soir.
– Une invitation ? Vous divaguez.
– Il s’agit d’un très illustre étranger, dit le rouquin d’un ton significatif, en clignant de l’œil.
La colère s’empara de Marguerite.
– Du proxénétisme dans la rue, maintenant ! C’est un nouveau genre ! dit-elle, et elle se leva pour s’en aller.
– Merci pour la commission ! s’écria le rouquin offensé, et il grogna dans le dos de Marguerite : Sotte !
– Canaille ! répliqua Marguerite en se retournant, mais, à ce moment, elle entendit la voix du rouquin :
– Les ténèbres venues de la mer Méditerranée s’étendirent sur la ville haïe du procurateur. Les passerelles qui reliaient le Temple à la redoutable tour Antonia disparurent… ainsi disparut Jérusalem, la grande ville, comme effacée de la surface du monde… La peste vous fasse disparaître, vous aussi, avec votre cahier brûlé et vos pétales de rose ! Restez donc assise toute seule sur ce banc, et suppliez-le de vous laisser enfin la liberté de vivre, de vous laisser respirer, de s’effacer de votre mémoire !
Blême, Marguerite revint sur ses pas. Le rouquin l’examina d’un regard scrutateur.
– Je ne comprends plus, dit faiblement Marguerite. Pour les feuilles du manuscrit, encore, vous pouviez avoir… Vous avez pu vous glisser chez moi, m’espionner… Vous avez soudoyé Natacha, hein ? Mais comment pouvez-vous connaître mes pensées ?
Le visage douloureusement contracté, elle ajouta :
– Dites, qui êtes-vous donc ? Quelle est l’organisation qui vous envoie ?
– J’étais sûr que ça se passerait comme ça…, grommela le rouquin. (Puis il reprit, en élevant la voix :) Pardon, mais je vous ai dit que je n’appartenais à aucune organisation. Asseyez-vous, je vous prie.
Marguerite obéit sans discuter, mais une fois assise, elle demanda encore :
– Qui êtes-vous donc ?
– Bon, d’accord, on m’appelle Azazello, mais de toute façon, ça ne vous dira rien.
– Et vous ne me direz pas comment vous connaissez le manuscrit, et mes pensées ?
– Non, répondit sèchement Azazello.
– Est-ce que vous savez quelque chose de lui ? murmura Marguerite d’un ton suppliant.
– Eh bien, disons que je sais quelque chose.
– Je vous en prie, dites-moi une seule chose… Est-il vivant ?… Ne me faites pas languir !
– Eh bien, oui, là, il est vivant, répondit de mauvaise grâce Azazello.
– Mon Dieu !…
– Ah ! je vous en prie, pas d’émotions ni de cris inutiles, dit Azazello en fronçant les sourcils.
– Pardon, pardon, balbutia Marguerite, vaincue. Bien sûr, je me suis mise en colère. Mais avouez que quand une femme, dans la rue, se voit invitée chez on ne sait qui… Je n’ai pas de préjugés, je vous le jure (Marguerite eut un sourire sans gaieté), mais je ne vois jamais d’étrangers et je n’ai aucune envie d’en fréquenter… de plus, mon mari… mon drame, voyez-vous, c’est que je vis avec quelqu’un que je n’aime pas… mais je considère que ce serait une indignité de gâcher sa vie… De lui, je n’ai jamais reçu que des bienfaits…
Azazello, qui avait écouté ce discours décousu avec un visible ennui, dit abruptement :
– Je vous prie de vous taire une minute.
Soumise, Marguerite se tut.
– L’étranger chez qui je vous invite n’est absolument pas dangereux. De plus, pas une âme ne sera au courant de votre visite, Ça, je m’en porte garant.
– Et pourquoi désire-t-il me voir ? demanda Marguerite d’un ton insinuant.
– Vous le saurez plus tard.
– Je comprends… Je dois me donner à lui, dit Marguerite songeuse.
Azazello ricana avec arrogance et répondit :
– Ce serait le rêve de n’importe quelle femme au monde, je peux vous l’affirmer (un rictus déforma le mufle d’Azazello) mais je vais vous décevoir : il n’en est pas question.
– Mais qui est-ce donc, cet étranger ? (Dans son désarroi, Marguerite avait crié si fort que des passants se retournèrent.) Et quel intérêt aurais-je à aller chez lui ?
Azazello se pencha vers elle et murmura d’un ton lourd de sous-entendus :
– Oh ! le plus grand intérêt… Vous profiterez de l’occasion.
– Quoi ? s’écria Marguerite dont les yeux s’arrondirent. Si je vous comprends bien, vous voulez dire que, là-bas, je pourrai apprendre quelque chose sur lui ?
Azazello acquiesça.
– J’irai ! s’écria avec force Marguerite en saisissant Azazello par le bras. J’irai où vous voudrez !
Azazello, avec un profond soupir de soulagement, se renversa sur le dossier du banc, couvrant de son dos le prénom de Nioura grossièrement gravé dans le bois, et dit d’un ton ironique :
– Fatigante engeance, que ces femmes ! (Il fourra ses mains dans ses poches et étendit ses jambes aussi loin que possible.)
« Pourquoi est-ce moi, par exemple, qu’on a envoyé pour régler cette affaire ? On aurait pu choisir Béhémoth, il a du charme, lui…
Marguerite eut un sourire chargé d’amertume.
– Cessez donc, dit-elle, de vous moquer de moi et de me tourmenter avec vos énigmes ! Je suis malheureuse et vous en profitez… Si je m’engage dans cette histoire plus que bizarre, je vous jure que c’est uniquement parce que vous m’y avez attirée en me parlant de lui ! Mais tous ces mystères me tournent la tête…
– Allons, ne dramatisons pas ! rétorqua Azazello en faisant des grimaces. Il faut aussi vous mettre à ma place, après tout. Taper sur la gueule d’un administrateur, flanquer un oncle à la porte, ou abattre quelqu’un à coups de revolver, ou autres broutilles de ce genre, ça, c’est ma spécialité. Mais discuter avec une femme amoureuse, merci bien !… Voilà une demi-heure que je me tue à vous faire entendre raison… Alors, vous y allez ?
– Oui, répondit simplement Marguerite.
– Dans ce cas, veuillez prendre ceci, dit Azazello en tirant de sa poche une petite boîte ronde en or qu’il tendit à Marguerite en disant : Cachez-la vite, que les passants ne la voient pas. Elle vous sera utile, Marguerite Nikolaïevna, parce que depuis six mois, vous avez rudement vieilli. (Marguerite rougit violemment mais ne dit rien, et Azazello continua :) Ce soir, à neuf heures trente exactement, ayez l’obligeance de vous mettre toute nue et de vous frictionner le visage et tout le corps avec cet onguent. Ensuite, faites ce que vous voudrez, mais ne vous éloignez pas du téléphone. À dix heures, je vous appellerai et je vous dirai tout ce qu’il faut. Vous n’aurez à vous occuper de rien, on vous conduira où vous devez aller et personne ne vous importunera. Vu ?
Après un moment de silence, Marguerite répondit :
– Vu. C’est de l’or pur, à en juger par le poids. Enfin, je me rends parfaitement compte qu’on est en train de me soudoyer pour m’entraîner dans une sombre histoire qui me coûtera sans doute très cher…
– Qu’est-ce que c’est ? siffla Azazello. Vous n’allez pas recommencer ?…
– Non, attendez !…
– Rendez-moi cette crème !
Marguerite serra la boîte dans sa main et reprit :
– Non, attendez… Je sais ce qui m’attend. Mais j’y vais, je suis prête à tout pour lui, parce que je n’ai plus d’autre espoir au monde. Mais je vous avertis que, si vous me perdez, ce sera honteux de votre part ! Honteux ! Je me perds par amour !
Marguerite se frappa la poitrine et regarda le soleil.
– Rendez-moi ça ! cria Azazello furieux. Rendez-moi ça, et au diable toute cette histoire ! Que Béhémoth s’en occupe !
– Oh non ! s’exclama Marguerite, d’une voix qui fit se retourner les passants. Je suis d’accord pour tout, je suis d’accord pour me barbouiller de crème et toute cette comédie, je suis d’accord pour aller à tous les diables ! Je garde la boîte !
– Bah ! s’écria soudainement Azazello et, regardant avec des yeux ronds le grillage du jardin, il montra quelque chose du doigt.
Marguerite se tourna dans la direction que lui indiquait Azazello, mais ne vit rien de particulier. Elle se retourna alors vers Azazello pour lui demander ce que signifiait ce stupide « bah ! », mais il n’y avait plus personne pour lui fournir cette explication : le mystérieux interlocuteur de Marguerite avait disparu.
Marguerite mit vivement la main dans son sac, où elle avait caché la boîte juste avant ce « bah ! », et s’assura qu’elle était toujours là. Alors, sans plus réfléchir, Marguerite sortit rapidement du jardin Alexandrovski.
CHAPITRE XX
La crème d’Azazello
À travers les branches d’un érable, la pleine lune se découpait dans le ciel pur du soir. Dans le jardin, l’ombre des tilleuls et des acacias dessinait de complexes arabesques. La triple fenêtre de l’encorbellement, tous battants ouverts mais obstruée par le store, laissait s’écouler une débauche de lumière électrique. Dans la chambre de Marguerite, toutes les lumières brûlaient. Elles éclairaient le plus complet désordre.
Sur le couvre-pied du lit gisaient pêle-mêle des corsages, des bas et du linge, des sous-vêtements chiffonnés traînaient à même le plancher à côté d’un coffret de cigarettes que quelqu’un avait écrasé par nervosité. Des souliers étaient posés sur la table de nuit, à côté d’une tasse de café inachevée et du cendrier où fumait un mégot. Une robe de soirée noire était accrochée au dossier d’une chaise. La chambre était remplie d’effluves de parfums, auxquels se mêlait, venue on ne sait d’où, l’odeur d’un fer à repasser chauffé au rouge.
Nue sous un peignoir de bain mais chaussée de souliers de daim noir, Marguerite était assise devant un trumeau. Une petite montre-bracelet d’or était posée devant elle, près de la boîte que lui avait donnée Azazello, et Marguerite ne quittait pas le cadran des yeux.
Par moments, elle avait l’impression que la montre était arrêtée et que les aiguilles n’avançaient plus. Mais elles avançaient, quoique très lentement, comme si elles collaient au cadran. Enfin, la grande aiguille indiqua la vingt-neuvième minute de neuf heures. Le cœur de Marguerite battit à se rompre, de sorte que, sur le moment, elle ne put même pas poser la main sur la boîte. Mais elle se reprit, ouvrit la boîte et vit qu’elle était remplie d’une crème jaunâtre et grasse dont l’odeur lui rappela celle d’un marécage bourbeux. Du bout du doigt, Marguerite appliqua une touche de crème sur la paume de sa main ; l’odeur de forêt humide et d’herbe des marais se fit plus forte. Marguerite commença alors à enduire de crème son front et ses joues.
La crème s’étalait aisément et — sembla-t-il à Marguerite — s’évaporait aussitôt. Après quelques minutes de massage, Marguerite se regarda dans la glace et, de saisissement, laissa choir la boîte sur sa montre, dont le verre se fendilla en tous sens. Elle ferma les yeux, les rouvrit, se contempla de nouveau et partit d’un rire fou, irrépressible.
Ses sourcils, affilés au bout en fines pointes, s’épaississaient en arcs noirs d’une régularité parfaite, au-dessus de ses yeux dont l’iris vert avait prit un vif éclat. La mince ride qui, depuis octobre, c’est-à-dire depuis la disparition du Maître, coupait verticalement la racine de son nez était complètement effacée. Les ombres jaunes qui ternissaient ses tempes, ainsi que les pattes d’oie qui ridaient imperceptiblement le coin de ses yeux, s’étaient également effacées. Une teinte rose uniforme colorait ses joues, son front était devenu blanc et pur, et ses cheveux artificiellement bouclés par le coiffeur s’étaient dénoués.
Dans la glace, la Marguerite de trente ans était contemplée par une jeune femme de vingt ans, à la souple chevelure noire naturellement ondulée, qui riait sans retenue en montrant toutes ses dents.
Réprimant enfin son rire, Marguerite, d’un geste vif, se débarrassa de son peignoir, puisa largement dans le pot la légère crème grasse et en enduisit énergiquement son corps nu. Aussitôt, celui-ci devint rose et chaud. En même temps se dissipa, comme si on venait d’ôter une aiguille de son cerveau, la douleur lancinante qui avait enserré ses tempes toute la soirée, depuis la rencontre de l’inconnu dans le jardin Alexandrovski ; les muscles de ses bras et de ses jambes s’affermirent, et enfin le corps de Marguerite perdit toute pesanteur.
Elle fit un léger bond et resta suspendue en l’air, à une faible hauteur au-dessus du tapis, puis elle redescendit lentement et se posa à terre.
– Ah ! cette crème ! s’écria Marguerite en se jetant dans un fauteuil.
La crème magique ne l’avait pas seulement changée extérieurement. En elle, partout, dans chaque cellule de son corps, bouillonnait la joie, comme des bulles dont elle éprouvait le picotement dans tout son être. Marguerite se sentait libre, libre de toute entrave. En outre, elle comprit, avec une évidence aveuglante, que venait de se produire, précisément, ce que lui avait annoncé son pressentiment du matin, et qu’elle allait quitter cette maison — et son ancienne vie — pour toujours. Mais une pensée surgit encore de cette ancienne vie, pour lui rappeler qu’elle avait encore un dernier devoir à accomplir, avant de commencer cette vie nouvelle, extraordinaire, qui l’appelait irrésistiblement là-haut, à l’air libre. Toujours nue, elle s’éleva dans les airs, quitta la chambre et, en quelques bonds légers, gagna le bureau de son mari. Elle fit de la lumière et s’élança vers la table. Sur une feuille arrachée à un bloc-notes, elle écrivit d’un seul jet, au crayon, d’une grande écriture rapide, le message suivant :
Pardonne-moi, et oublie-moi aussi vite que possible. Je te quitte pour toujours. Ne me cherche pas, ce serait peine perdue. Les malheurs qui m’ont frappée et le chagrin ont fait de moi une sorcière. Il est temps. Adieu. Marguerite.
L’âme parfaitement soulagée, Marguerite revint vivement dans sa chambre. Natacha, les bras chargés de vêtements, entra sur ses talons. D’un seul coup, tout ce qu’elle portait — cintres de bois garnis de robes, châles de dentelle, souliers de satin bleu sur leurs embauchoirs, ceintures, — tout cela se répandit sur le parquet, et Natacha joignit ses deux mains libres.
– Alors, je suis belle ? s’écria d’une voix rauque Marguerite Nikolaïevna.
– Belle ? Seigneur ! murmura Natacha en reculant. Comment avez-vous fait, Marguerite Nikolaïevna ?
– C’est la crème ! La crème, la crème ! répondit Marguerite en montrant du doigt l’étincelante boîte d’or et en virevoltant devant la glace.
Oubliant les vêtements froissés qui traînaient à terre, Natacha courut au trumeau et, les yeux brûlants d’avidité, regarda fixement l’onguent. Ses lèvres murmurèrent des mots indistincts. Elle se retourna vers Marguerite et dit, avec une sorte de vénération :
– Et la peau, dites ? Marguerite Nikolaïevna, elle brille, votre peau !
À ce moment, elle reprit ses sens et courut ramasser une robe qu’elle secoua pour la défroisser.
– Laissez ! Laissez ! lui cria Marguerite. Au diable tout ça ! Jetez tout ! Ou plutôt non, gardez tout ça pour vous, en souvenir. Je dis : gardez ça en souvenir. Emportez tout ce qu’il y a dans la chambre !
Comme paralysée par la stupeur, Natacha considéra un moment Marguerite, puis se jeta à son cou, l’embrassa et cria :
– Du satin ! Douce et brillante comme du satin ! Et les sourcils, les sourcils !
– Prenez toutes ces nippes, prenez les parfums, emportez tout ça chez vous, serrez-le dans un coffre, s’exclama Marguerite, mais n’emportez pas les objets précieux, on vous accuserait de vol !
Vivement, Natacha fit un balluchon de tout ce qui lui tombait sous la main — robes, souliers, bas et linge, — et sortit de la chambre en courant.
À ce moment, de l’autre côté de la rue, une fenêtre ouverte déversa soudain les accords tonitruants d’une valse échevelée, et on entendit en même temps le halètement d’une voiture qui s’arrêtait près de la grille du jardin.
– Azazello va téléphoner ! s’écria Marguerite en écoutant le flot de musique qui se répandait dans la rue. Il va téléphoner ! Et l’étranger n’est pas dangereux, oh oui, je sais maintenant qu’il n’est pas dangereux !
Dans un grondement de moteur, la voiture s’éloigna. Le portillon de la grille claqua, et des pas retentirent sur les dalles de l’allée.
« C’est Nikolaï Ivanovitch, je le reconnais à son pas, pensa Marguerite. En guise d’adieu, il faudrait lui faire quelque chose, quelque chose d’intéressant et de drôle. »
Marguerite ouvrit vivement le rideau, s’assit de biais sur le bord de la fenêtre et entoura son genou de ses mains. La lumière de la lune caressait son côté droit. Marguerite leva le visage vers la lune et prit un air rêveur et poétique. Dans le jardin, les pas résonnèrent encore à deux reprises, et se turent soudainement. Après avoir admiré la lune encore un instant, et poussé un soupir pour parfaire le tableau, Marguerite tourna la tête vers le jardin et aperçut, effectivement, Nikolaï Ivanovitch, qui habitait le rez-de-chaussée de la grande maison. La lune l’éclairait vivement. Nikolaï Ivanovitch était assis sur un banc, mais il était visible qu’il s’était laissé tomber sur ce banc inopinément, sans le vouloir. Son pince-nez était mis de travers, et il serrait son porte-documents dans ses bras.
– Ah ! comment allez-vous, Nikolaï Ivanovitch ? dit Marguerite d’une voix triste. Bonsoir ! Vous venez d’une réunion ?
Nikolaï Ivanovitch ne répondit pas.
– Eh bien, moi, continua Marguerite en se penchant un peu plus au-dessus du jardin, je suis seule, comme vous le voyez, je m’ennuie, je regarde la lune et j’écoute cette valse…
Marguerite se passa la main gauche sur la tempe pour remettre en place une mèche de cheveux, puis dit d’un air fâché :
– Vous n’êtes guère poli, Nikolaï Ivanovitch ! Enfin, tout de même, je suis une femme ! C’est mufle de ne pas répondre quand on vous parle.
Nikolaï Ivanovitch, dont on distinguait, à la lumière de la lune, jusqu’au dernier bouton du gilet gris, jusqu’au dernier poil lustré de la barbiche en pointe, partit soudain d’un petit rire saugrenu, se leva et, ne sachant manifestement, dans son trouble, ce qu’il faisait, au lieu d’ôter son chapeau, battit l’air de sa serviette et plia les genoux comme s’il voulait exécuter une danse russe.
– Ah ! que vous êtes barbant, Nikolaï Ivanovitch ! continua Marguerite. D’ailleurs, j’en ai par-dessus la tête de vous tous, et plus que je ne saurais dire ! Ah ! comme je suis heureuse de vous quitter ! Allez donc au diable !
À ce moment, dans la chambre à coucher, derrière Marguerite, le téléphone sonna. Marguerite sauta en bas de la fenêtre et oubliant complètement Nikolaï Ivanovitch, elle saisit le récepteur.
– Ici Azazello, dit une voix dans l’appareil.
– Cher, cher Azazello ! s’écria Marguerite.
– Il est temps. Envolez-vous, dit Azazello d’un ton qui montrait que les dispositions sincèrement enthousiastes de Marguerite lui étaient fort agréables. Quand vous passerez au-dessus de la grille du jardin, vous crierez « invisible ». Ensuite, faites un tour au-dessus de la ville pour vous habituer, puis filez vers le sud, hors de la ville, droit sur la rivière. On vous attend !
Marguerite raccrocha, et au même instant, dans la pièce voisine, quelque chose clopina comme une jambe de bois et vint heurter le vantail de la porte. Aussitôt, Marguerite ouvrit celle-ci, et un balai, la brosse en l’air, entra en dansant dans la chambre. De l’extrémité de son manche, il frappa quelques coups sur le plancher et s’élança vers la fenêtre. Marguerite poussa un cri de ravissement, et d’un bond, enfourcha le balai. À cet instant seulement, elle se souvint que, dans tout ce remue-ménage, elle avait complètement oublié de s’habiller. Elle galopa jusqu’à son lit et saisit la première chose qui lui tomba sous la main — une combinaison bleu ciel. Brandissant celle-ci comme un étendard, elle s’envola par la fenêtre. Dans le jardin, la valse redoubla d’intensité.
De la fenêtre, Marguerite se laissa glisser vers le sol et vit Nikolaï Ivanovitch, toujours assis sur son banc. Celui-ci paraissait changé en statue et complètement abasourdi par les cris et le tintamarre qui s’étaient déchaînés dans la chambre illuminée de ses voisins du dessus.
– Adieu, Nikolaï Ivanovitch ! s’écria Marguerite en venant voleter devant lui.
Nikolaï Ivanovitch fit « oh ! », laissa choir sa serviette et se mit à glisser le long du banc en s’agrippant des deux mains au dossier.
– Adieu à jamais ! Je m’envole ! cria Marguerite, dont la voix couvrit la musique.
Elle s’aperçut à ce moment qu’elle n’avait aucun besoin de sa combinaison bleu ciel et avec un rire mauvais, elle en couvrit la tête de Nikolaï Ivanovitch. Aveuglé, celui-ci glissa du banc et s’écroula bruyamment sur les dalles de l’allée.
Marguerite se retourna pour regarder une dernière fois la maison où elle avait si longtemps souffert. À la fenêtre inondée de lumière, elle aperçut, décomposé par la stupéfaction, le visage de Natacha.
– Adieu, Natacha ! lança Marguerite, et elle redressa son balai.
– Invisible ! Invisible ! cria-t-elle encore plus haut.
À travers les branches de l’érable qui, au passage, lui fouettèrent légèrement la figure, elle atteignit la grille, passa au-dessus et s’envola dans la rue suivie par le tourbillon effréné de la valse.
CHAPITRE XXI
Dans les airs
Invisible et libre ! Invisible et libre !… Ayant survolé sa rue dans sa longueur, Marguerite tomba dans une autre rue qui coupait la sienne à angle droit. C’était une longue ruelle tortueuse, aux façades lépreuses et rapiécées. À l’angle se trouvait une de ces échoppes de planches, à la porte de guingois, où l’on vend du pétrole dans des gobelets et des flacons de produits contre les parasites. Marguerite franchit cette ruelle d’un bond, et comprit tout de suite que, même dans la délectation que lui procuraient son entière liberté et son invisibilité, elle devait conserver une certaine prudence. Elle n’eut que le temps, en effet, de freiner, par une sorte de miracle, alors qu’elle allait se fracasser mortellement contre un vieux réverbère qui se dressait de travers au coin de la rue. Marguerite s’en écarta, maintint plus solidement son balai et se mit à voler plus lentement, en prenant garde aux fils électriques et aux enseignes suspendus au-dessus du trottoir.
La troisième rue la conduisit directement à la place de l’Arbat. Tout à fait familiarisée, maintenant, avec la conduite de son balai, Marguerite avait compris que celui-ci obéissait à la moindre pression de ses mains ou de ses jambes, et que, tant qu’elle serait au-dessus de la ville, elle devrait être très attentive et ne pas se livrer à trop d’extravagances. Par ailleurs, elle avait constaté dès le début que, de toute évidence, personne ne la voyait voler. Personne, en effet, n’avait levé la tête, ni n’avait crié « Regarde, regarde ! », personne ne s’était jeté de côté, n’avait glapi ni n’était tombé en syncope, personne n’avait éclaté d’un rire dément.
Marguerite volait sans bruit, lentement, en restant à peu près au niveau du deuxième étage des maisons. Cela ne l’empêcha pas, cependant, à l’entrée de la place de l’Arbat brillamment illuminée, de commettre une légère erreur de parcours et de heurter de l’épaule un disque lumineux sur lequel était peinte une flèche. Cela la mit en colère. Elle fit reculer son obéissante monture, prit du champ, puis se jeta sur le disque, manche en avant, et le brisa en mille morceaux. Les éclats de verre tombèrent avec fracas sur le trottoir. Des passants s’écartèrent vivement, des coups de sifflet retentirent, tandis que Marguerite, ayant accompli cet exploit inutile, s’éloignait en riant.
« Sur l’Arbat, il faut que je fasse très attention, pensa Marguerite. C’est tellement emmêlé qu’on a du mal à s’y reconnaître. » Elle plongea dans l’enchevêtrement des fils où elle se mit à louvoyer. Sous elle, glissaient les toits des autobus, des trolleybus et des voitures, tandis que sur les trottoirs elle voyait s’écouler des fleuves de casquettes. Par endroits, des ruisseaux s’en détachaient pour aller se perdre dans les antres flamboyants des magasins ouverts la nuit.
« Quel fouillis ! pensa Marguerite fâchée. Impossible de tourner. » Elle traversa l’Arbat, s’éleva un peu, à la hauteur du quatrième étage, passa devant des tubes lumineux éblouissants, au coin d’un théâtre, et se glissa dans une rue étroite bordée de hautes maisons. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et partout on entendait la musique retransmise par la radio. Par curiosité, Marguerite jeta un coup d’œil à l’une des fenêtres. C’était une cuisine. Deux réchauds à pétrole y ronflaient, devant lesquels deux femmes, cuiller en main, se querellaient aigrement.
– Il faut éteindre la lumière quand vous sortez des cabinets, voilà ce que j’ai à vous dire, Pélagueïa Petrovna ! dit l’une des femmes en surveillant une casserole où une quelconque tambouille mijotait en projetant de petits nuages de vapeur. Sinon, on votera pour votre expulsion.
– Vous êtes une belle garce, vous aussi, répondit l’autre.
– Vous êtes des garces, toutes les deux, dit à haute voix Marguerite en entrant par la fenêtre.
Les deux femmes se retournèrent aussitôt, et restèrent figées sur place, leur cuiller sale à la main. Marguerite avança prudemment le bras entre les deux ennemies et éteignit les réchauds. Les femmes poussèrent un cri et demeurèrent bouche bée. Mais Marguerite, qui s’ennuyait déjà dans cette cuisine, avait regagné la rue.
À l’extrémité de celle-ci son attention fut attirée par une énorme et luxueuse maison de huit étages, de construction visiblement toute récente. Marguerite descendit et, après avoir atterri, elle constata que la façade de cette maison était couverte de marbre noir, que ses portes étaient larges et que derrière leurs vitres on apercevait la casquette galonnée d’or et les boutons d’uniforme d’un portier. Au-dessus des portes étaient inscrits en lettres d’or les mots « Maison du Dramlit ».
Plissant les yeux, Marguerite examina cette inscription en essayant de deviner ce que pouvait bien signifier ce mot : Dramlit. Prenant son balai sous son bras, Marguerite poussa l’une des portes dont le battant heurta le portier stupéfait, et aperçut près de l’ascenseur, sur le mur, un grand tableau noir où étaient inscrits en lettres blanches les noms des locataires et les numéros des appartements.
L’inscription « Maison des dramaturges et des littérateurs » qui couronnait cette liste arracha à Marguerite un cri étouffé. Elle prit un peu de hauteur et commença, avec une curiosité avide, à lire les noms : Khoustov, Dvoubratski, Kvant, Bieskoudnikov, Latounski…
– Latounski ! siffla Marguerite. Latounski ! Mais c’est lui… celui qui a causé le malheur du Maître !
Le portier sursauta et regarda le tableau noir en roulant les yeux effarés, et en essayant de comprendre ce miracle : la liste des locataires qui se met à crier !
Pendant ce temps, Marguerite montait l’escalier d’un vol impétueux, en se répétant avec une sorte d’ivresse :
– Latounski quatre-vingt-quatre… Latounski quatre-vingt-quatre… À gauche, le 82 – à droite, le 83 – un peu plus haut, à gauche – le 84 ! C’est ici ! Et voilà sa carte « O. Latounski ».
Marguerite sauta à bas de son balai et rafraîchit avec plaisir les plantes brûlantes de ses pieds sur le marbre froid du palier. Elle sonna une fois, puis une deuxième. Personne n’ouvrit. Elle appuya plus énergiquement sur le bouton, et perçut le carillon qu’elle déclenchait dans l’appartement de Latounski. Oui, jusqu’à son dernier souffle, l’habitant de l’appartement n° 84, au huitième étage, devra être reconnaissant au défunt Berlioz, d’abord de ce que le président du Massolit soit tombé sous un tramway et ensuite de ce que la cérémonie funéraire ait été organisée justement ce soir-là. Il était né sous une heureuse étoile, le critique Latounski : grâce à elle, il échappa à la rencontre de Marguerite, devenue — ce vendredi-là — sorcière.
Personne n’ouvrit. Alors, d’un seul élan, Marguerite plongea jusqu’en bas, comptant les étages en passant. Arrivée au rez-de-chaussée, elle fila dans la rue et là, recompta les étages et regarda en haut pour trouver les fenêtres de l’appartement de Latounski. Sans aucun doute, c’était les cinq fenêtres obscures situées à l’angle de l’immeuble, au huitième étage. Marguerite s’éleva aussitôt jusque-là, et quelques secondes après elle entrait par une fenêtre ouverte dans une pièce obscure, traversée seulement par un étroit rayon de lune argenté. Marguerite suivit ce rayon et chercha à tâtons l’interrupteur. En moins d’une minute tout l’appartement était éclairé. Le balai fut déposé dans un coin. Après s’être assurée qu’il n’y avait personne, Marguerite ouvrit la porte du palier et vérifia que la carte de visite était bien là. Elle y était : Marguerite ne s’était pas trompée.
Oui, on dit qu’aujourd’hui encore le critique Latounski pâlit au souvenir de cette terrible soirée, et qu’aujourd’hui encore, il prononce avec vénération le nom de Berlioz. On ne sait pas du tout quelle sombre et hideuse affaire criminelle eût marqué cette soirée : toujours est-il que lorsque Marguerite sortit de la cuisine, elle tenait un lourd marteau à la main.
Invisible et nue, la femme volante avait beau s’exhorter au calme, ses mains tremblaient d’impatience. Visant soigneusement, Marguerite abattit son marteau sur les touches du piano à queue. Ce fut le premier hurlement plaintif qui traversa l’appartement. Complètement innocent en cette affaire, l’instrument de salon fabriqué par Becker en poussa un cri d’autant plus frénétique. Les touches sautèrent, et les morceaux d’ivoire volèrent de tous côtés. L’instrument gronda, hurla, résonna, râla.
Avec un claquement de coup de revolver, la table d’harmonie se rompit. Le souffle court, Marguerite arracha et broya les cordes à coups de marteau. À bout de souffle enfin, elle se jeta dans un fauteuil pour respirer.
Une cataracte d’eau gronda dans la salle de bains et dans la cuisine. « Ça doit commencer à couler par terre… », pensa Marguerite, et elle ajouta à haute voix :
« Mais il ne faut pas que je m’éternise ici. »
De la cuisine, l’eau coulait déjà dans le corridor. Ses pieds nus pataugeant dans les flaques, Marguerite remplit plusieurs seaux d’eau dans la cuisine, les porta dans le cabinet de travail du critique et les vida dans les tiroirs du bureau. Après avoir brisé à coups de marteau, dans ce même cabinet, les portes d’une bibliothèque, elle passa dans la chambre à coucher. Là, elle brisa une armoire à glace, y prit un costume du critique et alla le noyer dans la baignoire.
Puis elle saisit, sur le bureau, un encrier plein qu’elle alla vider dans le somptueux lit à deux places.
La destruction à laquelle se livrait Marguerite lui procurait une ardente jouissance, mais, en même temps, l’impression persistait en elle que les résultats obtenus demeuraient, somme toute, dérisoires.
Elle se mit alors à faire n’importe quoi. Dans la pièce où se trouvait le piano, elle brisa les potiches de plantes grasses. Mais elle s’interrompit, retourna dans la chambre et déchira les draps à l’aide d’un couteau de cuisine. Puis elle cassa les sous-verre. Elle ne se sentait pas fatiguée, mais son corps ruisselait de sueur.
Pendant ce temps, dans l’appartement 82, situé au-dessous de celui de Latounski, la bonne du dramaturge Kvant buvait du thé à la cuisine et prêtait l’oreille avec perplexité au va-et-vient incessant, accompagné de tintements et de fracas divers, qu’elle entendait au-dessus d’elle. Levant les yeux au plafond, elle vit tout à coup sa belle couleur blanche se changer en une teinte d’un bleu cadavérique. La tache s’élargissait à vue d’œil, et bientôt des gouttes d’eau se gonflèrent à sa surface. Ébahie par ce phénomène, la bonne resta assise deux minutes, jusqu’à ce qu’une véritable pluie se mît à tomber du plafond. Alors, elle sauta sur ses pieds et plaça une cuvette à terre, sous la tache ; mais cela ne servit à rien, car la pluie s’élargit rapidement et commença à arroser la cuisinière à gaz et la table chargée de vaisselle. Poussant des cris, la bonne de Kvant sortit alors en courant de l’appartement et monta l’escalier quatre à quatre. L’instant d’après, la sonnette retentissait chez Latounski.
– Tiens, on sonne… Il est temps de partir, dit Marguerite.
Elle enfourcha son balai, en écoutant la voix de femme qui criait par le trou de la serrure :
– Ouvrez ! ouvrez ! Doussia, ouvre ! Vous avez une fuite d’eau, ou quoi ? Ça inonde chez nous !
Marguerite s’éleva d’un mètre au-dessus du sol et frappa le lustre. Deux lampes éclatèrent, et des pendeloques volèrent de tous côtés. Sur le palier, les cris cessèrent et firent place à un piétinement. Marguerite s’envola par la fenêtre et une fois dehors leva le bras et donna un coup de marteau dans la vitre. Celle-ci explosa, et, le long de la muraille revêtue de marbre, les éclats de verre dégringolèrent en cascade. Marguerite passa à la fenêtre suivante. Tout en bas, au-dessous d’elle, des gens couraient sur le trottoir, et l’une des deux voitures qui stationnaient devant l’entrée vrombit et s’éloigna.
Quand elle en eut terminé avec les fenêtres de Latounski, Marguerite vogua jusqu’à l’appartement voisin. Les coups se multiplièrent, la rue s’emplit de fracas et de tintements de verre brisé. Le portier sortit en trombe de l’entrée principale, regarda en l’air, hésita un moment, manifestement incapable de trouver tout de suite la décision adéquate, puis fourra un sifflet dans sa bouche et se mit à siffler comme un enragé. Particulièrement excitée par ce sifflement, Marguerite démolit la dernière fenêtre du huitième étage, puis descendit au septième, où elle continua de briser les carreaux.
Excédé par sa longue oisiveté derrière les portes vitrées, le portier mit toute son âme dans ses coups de sifflet, qui accompagnaient Marguerite avec précision, comme un contrepoint. Aux silences — quand Marguerite passait d’une fenêtre à l’autre — il reprenait son souffle ; puis, à chaque coup de marteau donné par Marguerite, il gonflait ses joues et s’époumonait, vrillant l’air nocturne jusqu’au ciel.
Ses efforts, joints à ceux de Marguerite en furie, donnèrent des résultats considérables. Dans l’immeuble, ce fut la panique. Les fenêtres encore intactes s’ouvraient violemment, des têtes y apparaissaient pour disparaître aussitôt ; ceux qui avaient laissé leurs croisées ouvertes les refermaient précipitamment. Dans les maisons d’en face, les embrasures éclairées laissaient voir des silhouettes noires : on cherchait à comprendre comment, sans aucune raison apparente, les vitres du Dramlit pouvaient voler en éclats.
Dans la rue, une foule se rassemblait autour de la maison du Dramlit, tandis qu’à l’intérieur, dans l’escalier, des gens couraient et s’agitaient dans le plus grand désordre. La bonne de Kvant criait à ceux qui passaient que « ça inondait chez elle » ; bientôt, la bonne de Khoustov, sortie de l’appartement 80 situé sous celui de Kvant, joignait sa voix à la sienne. Chez les Khoustov, il pleuvait dans la cuisine et dans les cabinets. Finalement, dans la cuisine de Kvant, une énorme plaque de plâtre se détacha du plafond et s’abattit sur la vaisselle sale qu’elle écrasa complètement. Alors, ce fut un véritable torrent qui se déversa à travers l’entrecroisement des lattes trempées qui pendaient. Des cris retentirent dans l’escalier n° 1.
En redescendant, Marguerite passa devant l’avant-dernière fenêtre du quatrième étage. Elle y jeta un coup d’œil et vit un homme qui, saisi par la panique, tentait de s’affubler d’un masque à gaz. Marguerite en brisa le verre d’un coup de marteau, ce qui causa à l’homme une telle frayeur qu’il s’enfuit immédiatement de chez lui.
Cette barbare dévastation prit fin d’une manière inattendue. Arrivée au troisième étage, Marguerite regarda par la dernière fenêtre, qu’obturait un léger rideau sombre. Elle ouvrait sur une chambre où luisait faiblement une veilleuse à abat-jour. Dans un petit lit à claire-voie était assis un garçonnet de quatre ans environ, qui écoutait tout ce bruit d’un air effrayé. Il n’y avait pas d’adultes dans la chambre : sans aucun doute, ils étaient tous sortis de l’appartement.
– Ils cassent des carreaux, dit le petit garçon, et il appela : Maman !
Personne ne répondit.
– Maman, j’ai peur, dit l’enfant.
Marguerite écarta le rideau et entra.
– J’ai peur, répéta l’enfant, et il se mit à trembler.
– N’aie pas peur, n’aie pas peur, mon petit, dit Marguerite en essayant d’adoucir sa voix maléfique enrouée par le vent. Ce sont des garnements qui ont cassé les carreaux.
– Avec des lance-pierres ? demanda le petit garçon, qui cessa de trembler.
– Oui, oui, avec des lance-pierres, affirma Marguerite. Et toi, dors.
– Alors, c’est Sitnik, dit le garçonnet, il a un lance-pierres.
– Mais bien sûr, c’est lui !
Le petit garçon jeta un regard malicieux autour de lui et demanda :
– Mais où tu es, madame ?
– Nulle part, répondit Marguerite. C’est un rêve que tu fais.
– C’est ce que je pensais, dit le petit garçon.
– Allonge-toi, ordonna Marguerite, mets ta main sous ta joue et je viendrai te voir dans ton rêve.
– Oui, viens, viens, acquiesça l’enfant, qui s’allongea aussitôt et mit sa main sous sa joue.
– Je vais te raconter une histoire, dit Marguerite en posant sa main brûlante sur la petite tête tondue. Il y avait une fois une dame… Elle n’avait pas d’enfant, et elle n’avait jamais eu de bonheur non plus. D’abord, elle pleura longtemps, et ensuite, elle devint méchante…
Marguerite se tut et retira sa main. L’enfant dormait.
Marguerite posa doucement le marteau sur l’appui de la fenêtre et s’envola dehors. Autour de la maison, c’était un véritable tohu-bohu. Sur le trottoir asphalté, semé de débris de verre, des gens couraient et criaient. Parmi eux, on distinguait déjà quelques uniformes de miliciens. Tout à coup une cloche tinta, et une voiture rouge de pompiers, munie d’une échelle, déboucha de la rue de l’Arbat.
Mais la suite des événements n’intéressait plus Marguerite. S’assurant qu’elle ne risquait pas de heurter quelque fil électrique, elle pressa le manche de son balai : en un instant, elle se trouva au-dessus du toit de l’infortunée maison. Sous elle, la rue s’inclina et s’enfonça entre les immeubles. Marguerite n’eut bientôt plus sous ses pieds qu’un entassement de toits, coupé à angles nets par des chemins lumineux. Soudain, tout bascula de côté et les longues chaînettes de lumières se mêlèrent et se confondirent en taches indistinctes.
Marguerite fit un nouveau bond. L’entassement des toits sembla alors englouti par la terre, et un lac de lumières électriques tremblotantes apparut à sa place. Tout à coup, ce lac se redressa verticalement, puis passa au-dessus de la tête de Marguerite, tandis que la lune resplendissait sous ses pieds. Comprenant qu’elle s’était retournée, Marguerite reprit une position normale. Elle constata alors que déjà le lac n’était plus visible, et qu’il ne restait derrière elle qu’une lueur rose au-dessus de l’horizon. En une seconde, celle-ci disparut à son tour, et Marguerite vit qu’elle volait seule en compagnie de la lune, qui se tenait au-dessus d’elle et à sa gauche. Depuis longtemps déjà les cheveux de Marguerite étaient dressés sur sa tête, et la clarté lunaire glissait le long de son corps avec un léger sifflement. À en juger par la rapidité avec laquelle, tout en bas, deux lignes de lumières espacées apparurent, se fondirent en un double trait continu, puis disparurent en arrière, Marguerite se rendit compte qu’elle volait à une prodigieuse vitesse, et fut très étonnée de ne ressentir aucune suffocation.
Quelques secondes s’écoulèrent. Très loin au-dessous d’elle, dans les ténèbres de la terre, naquit une nouvelle tache diffuse de lumière électrique qui, en l’espace de quelques secondes, glissa sous ses pieds, tournoya et disparut. Quelques secondes plus tard, le même phénomène se répéta.
– Des villes ! Des villes ! s’exclama Marguerite.
Après cela, elle aperçut deux ou trois fois quelque chose qui ressemblait à des lames de sabre aux reflets blafards, enchâssées dans des étuis de velours noir, et elle comprit que c’était des fleuves.
Levant la tête vers sa gauche, Marguerite s’émerveilla de voir que la lune semblait se précipiter comme une folle vers Moscou, et qu’en même temps, elle était étrangement immobile, puisque Marguerite y distinguait nettement, tournée vers la ville qu’elle avait quittée, une figure énigmatique et sombre, qui tenait à la fois du dragon et du petit cheval bossu des légendes.
Marguerite fut alors saisie par l’idée qu’au fond, elle avait tort de presser son balai avec tant d’ardeur, qu’elle se privait ainsi de la possibilité de voir les choses comme il convenait, de jouir pleinement de son voyage aérien. Quelque chose lui suggérait que, là où elle allait, on l’attendait de toute façon, et qu’elle n’avait donc aucune raison de se maintenir à cette hauteur et à cette vitesse, où elle s’ennuyait.
Elle abaissa la brosse de son balai, dont le manche se releva par-derrière, et, ralentissant considérablement son allure, elle descendit vers la terre. Cette glissade — comme sur un wagonnet de montagnes russes — lui procura le plus intense plaisir. Le sol, jusqu’alors obscur et confus, montait vers elle, et elle découvrait les beautés secrètes de la terre au clair de lune. La terre s’approcha encore, et Marguerite reçut par bouffées la senteur des forêts verdissantes. Plus bas, elle survola les traînées de brouillard qui s’étalaient sur un pré humide de rosée, puis elle passa au-dessus d’un étang. À ses pieds, les grenouilles chantaient en chœur. Elle perçut au loin, avec une bizarre émotion, le grondement d’un tram. Bientôt, elle put le voir. Il s’étirait lentement semblable à une chenille, et projetait en l’air des étincelles. Marguerite le dépassa, survola encore un plan d’eau miroitant où flottait une seconde lune, descendit plus bas encore et continua de voler, effleurant des pieds la cime des pins gigantesques.
À ce moment, un affreux bruissement d’air déchiré, qui se rapprochait rapidement, se fit entendre derrière Marguerite. Peu à peu, à ce sifflement d’obus, se joignit — déjà perceptible à des kilomètres de distance — un rire de femme. Marguerite tourna la tête et vit un objet sombre, de forme compliquée, qui la rattrapait. À mesure qu’il gagnait du terrain, l’objet se dessinait avec plus de netteté, et bientôt Marguerite put voir que c’était quelque chose qui volait, chevauchant une monture. Enfin, l’objet ralentit sa course en arrivant à la hauteur de Marguerite, et celle-ci reconnut Natacha.
Elle était nue, complètement échevelée, et elle avait pour monture un gros pourceau qui serrait entre ses sabots de devant un porte-documents, tandis que ses pattes de derrière battaient l’air avec acharnement. De temps à autre, un pince-nez, qui avait glissé de son groin et qui volait à côté de lui au bout de son cordon, jetait des reflets de lune, tandis qu’un chapeau tressautait sur sa tête et glissait parfois sur ses yeux. En l’examinant plus soigneusement, Marguerite reconnut dans ce pourceau Nikolaï Ivanovitch, et son rire sonore retentit au-dessus de la forêt, se mêlant au rire de Natacha.
– Natacha ! cria Marguerite d’une voix perçante. Tu t’es mis de la crème ?
– Ma toute belle ! répondit Natacha dont les éclats de voix firent tressaillir la forêt endormie. Ma reine de France, à lui aussi j’en ai mis, je lui ai barbouillé son crâne chauve !
– Princesse ! brailla le goret d’un ton larmoyant, tout en continuant à galoper sous sa cavalière.
– Ma toute belle Marguerite Nikolaïevna ! s’exclama Natacha en chevauchant à côté de Marguerite. C’est vrai, j’ai mis de la crème ! C’est que moi aussi, je veux vivre, je veux voler ! Pardonnez-moi maîtresse, mais je ne veux plus rentrer, pour rien au monde ! Ah ! comme on est bien, Marguerite Nikolaïevna !… Il m’a demandée en mariage, vous savez (Natacha planta son doigt dans le cou du pourceau qui ahanait de confusion), en mariage ! Comment m’as-tu appelée, dis ? cria-t-elle en se penchant à l’oreille du cochon.
– Déesse ! hurla celui-ci. Je ne peux pas voler aussi vite ! Je risque de perdre des papiers importants, Nathalie Prokofievna, je proteste !
– Hé, qu’ils aillent au diable, tes papiers ! dit Natacha avec un éclat de rire insolent.
– Oh ! Nathalie Prokofievna, si on nous entendait ! gémit le pourceau d’une voix implorante.
Galopant dans les airs à côté de Marguerite, Natacha raconta avec des éclats de rire ce qui s’était passé dans la propriété après que Marguerite se fut envolée par-dessus la grille.
Natacha avoua que, sans plus toucher aux objets qu’elle avait reçus en cadeau, elle s’était déshabillée en un tournemain et s’était empressée de se badigeonner de crème. L’effet de celle-ci fut exactement le même que pour sa maîtresse. Mais, tandis que Natacha, en riant de joie, se grisait devant la glace de sa beauté magique, la porte s’ouvrit et Nikolaï Ivanovitch parut. Fort ému, il tenait d’une main la combinaison bleu ciel de Marguerite Nikolaïevna, et de l’autre son propre chapeau et sa serviette. En voyant Natacha, Nikolaï Ivanovitch resta bouche bée. Reprenant un peu ses esprits, il expliqua, rouge comme une écrevisse, qu’il avait jugé de son devoir de ramasser la combinaison, de la rapporter personnellement…
– Et qu’as-tu dit ensuite, hein, vieux gredin ! s’écria Natacha avec des éclats de rire. Qu’as-tu dis, vieux débauché ! En as-tu promis, de l’argent ! Et tu as dit que Klavdia Petrovna ne saurait rien. Hein, dis, est-ce que je mens ?
À cette apostrophe, le pourceau ne put que détourner la tête d’un air penaud.
Tandis qu’elle gambadait dans la chambre, en riant, pour échapper aux entreprises de Nikolaï Ivanovitch, Natacha eut soudain l’idée de le barbouiller de crème. Le résultat la cloua sur place. En un instant, le visage de l’honorable habitant du rez-de-chaussée avait pris la forme d’un groin, et des sabots avaient poussé au bout de ses bras et de ses jambes. En se voyant dans la glace, Nikolaï Ivanovitch poussa un hurlement d’épouvante, mais il était trop tard. Et, quelques secondes plus tard, chevauché par Natacha, il s’envolait de Moscou le diable sait pour quelle destination, en sanglotant de désespoir.
– J’exige qu’on me rende mon aspect normal ! grogna soudain le cochon d’un ton à la fois furieux et suppliant. Je n’ai pas la moindre intention de me rendre, fût-ce en volant, à je ne sais quelle réunion illégale. Marguerite Nikolaïevna, vous devez ordonner à votre domestique de cesser cette absurdité !
– Ah ! tiens. Maintenant, je suis une domestique pour toi ? Une domestique, hein ? s’écria Natacha en pinçant l’oreille du cochon. Mais tout à l’heure j’étais une déesse ? Comment m’as-tu appelée ? Dis-le donc !
– Vénus ! gémit piteusement le pourceau en passant au-dessus d’un petit ruisseau qui chantait entre les pierres et en frôlant de ses sabots un buisson de noisetiers.
– Vénus ! Vénus ! s’exclama Natacha d’une voix triomphante, une main sur la hanche et l’autre tendue vers la lune.
– Marguerite ! Ma reine ! Obtenez qu’on me permette de rester sorcière ! Ils feront tout ce que vous demanderez, vous avez le pouvoir, maintenant !
– Très bien, c’est promis.
– Oh ! merci ! cria Natacha, puis elle jeta d’un ton brusque et un peu triste à la fois :
– Hue donc ! Hue ! Plus vite ! Allons avance !
Elle éperonna des talons les flancs de son cochon creusés par cette course folle et celui-ci bondit en avant avec une telle énergie que l’air parut se déchirer à nouveau. En l’espace d’un éclair, Natacha ne fut plus qu’un point noir, loin devant Marguerite, puis elle disparut tout à fait et le bruit de son vol s’éteignit.
Marguerite se trouvait maintenant dans une contrée déserte et inconnue, où elle se remit à voler lentement, au-dessus de monticules parsemés çà et là de roches erratiques entre lesquelles se dressaient des pins gigantesques. Et, tout en volant, Marguerite songeait qu’elle se trouvait probablement très loin de Moscou. Elle évolua entre les troncs que la lune argentait d’un côté. Son ombre légère glissait sur le sol devant elle, car la lune brillait maintenant dans son dos.
Marguerite sentit la proximité de l’eau et devina qu’elle était près du but. Laissant les pins en arrière, Marguerite vola doucement jusqu’à un escarpement crayeux au pied duquel, dans l’ombre, coulait une rivière. Le brouillard qui planait sur le paysage s’accrochait par lambeaux aux buissons de la falaise. L’autre rive était basse et plate. Sous un bosquet solitaire d’arbres aux branches nombreuses et enchevêtrées, on voyait vaciller les flammèches d’un feu de bois autour duquel des silhouettes s’agitaient confusément. Marguerite crut percevoir les sons aigrelets d’une musique guillerette. Au-delà, aussi loin que le regard pouvait porter dans la plaine argentée, on ne voyait aucune habitation, ni aucun signe de vie.
Marguerite sauta à bas de l’escarpement et descendit rapidement vers la rivière. Après sa course aérienne, l’eau l’attirait. Elle se débarrassa de son balai et, prenant son élan, se jeta dans l’eau la tête la première. Son corps léger s’y enfonça comme une flèche, en faisant rejaillir l’eau presque jusqu’à la lune. L’eau était tiède comme dans une baignoire. Remontant d’un coup de reins à la surface de l’abîme liquide, Marguerite nagea à satiété, dans la complète solitude de la nuit.
Près de Marguerite, il n’y avait personne, mais plus loin, derrière les buissons, il devait y avoir un autre baigneur, car on entendait quelqu’un s’ébrouer et éclabousser.
Marguerite regagna le rivage. Après le bain, son corps était brûlant. Elle ne ressentait aucune fatigue, et se mit à sautiller gaiement sur l’herbe humide.
Tout à coup, elle cessa de danser et dressa l’oreille. Les éclaboussements se rapprochèrent et, de derrière les buissons de jeunes saules, surgit un individu bedonnant, tout nu, mais coiffé d’un haut-de-forme de soie noire rejeté sur la nuque. Ses pieds étaient englués de vase, de sorte qu’il semblait chaussé de bottines noires. À en juger par la façon dont il soufflait et hoquetait, il devait être passablement ivre, ce qui fut d’ailleurs confirmé par l’odeur de cognac qui monta soudain de la rivière.
Apercevant Marguerite, le gros personnage la regarda fixement, puis brailla d’un air joyeux :
– Quoi ? Est-ce bien elle que je vois ? Claudine ! Mais c’est toi, veuve infatigable ! Toi ici ? et il se précipita pour la saluer.
Marguerite recula et répondit d’un air digne :
– Va-t’en au diable ! Qu’est-ce que tu me chantes avec ta Claudine ? Regarde à qui tu t’adresses, avant de parler !
Puis, après un instant de réflexion, elle ajouta à ses paroles un chapelet de jurons qu’il n’est pas permis de reproduire. Tout cela produisit sur le gros étourdi un effet immédiatement dégrisant.
– Oh ! s’exclama-t-il d’une voix faible en sursautant. Ayez la générosité de me pardonner, lumineuse reine Margot ! Je me suis mépris. La faute en est au cognac, maudit soit-il !
Le gros individu mit un genou en terre, ôta son haut-de-forme d’un geste large, s’inclina et se mit à marmonner, mêlant les mots russes et français, on ne sait quelles absurdités sur la noce sanglante à Paris d’un sieur ami, le sieur Hessart, sur le cognac, et sur le fait qu’il était accablé par sa navrante méprise.
– Tu feras mieux, sale bête, de mettre un pantalon, dit Marguerite radoucie.
Voyant que Marguerite n’était pas fâchée, le gros eut un large et radieux sourire, puis il déclara d’un air ravi que si, pour l’instant, il se trouvait sans pantalon, c’était uniquement parce que, par distraction, il l’avait laissé quelque part sur le bord de l’Ienisseï, où il s’était baigné d’abord, mais qu’il allait y faire un saut tout de suite, vu que c’était à deux pas ; après quoi, s’en remettant aux bonnes grâces et à la protection de Marguerite, il commença à battre en retraite à reculons, et recula ainsi jusqu’au moment où il glissa et tomba à la renverse dans la rivière. Mais tandis qu’il tombait à l’eau, son visage encadré de favoris ne se départit pas un instant de son sourire d’extase et de total dévouement.
Marguerite lança alors un sifflement strident, et le balai accourut aussitôt. Marguerite l’enfourcha et se transporta sur l’autre rive. Celle-ci, que l’ombre de la falaise n’atteignait pas, était inondée de lune.
Dès que Marguerite eut touché l’herbe humide, la musique, sous le bosquet de saules, joua avec plus de force et les gerbes d’étincelles s’envolèrent plus gaiement du feu de bois. Sous les branches couvertes de tendres chatons duveteux, on voyait à la clarté de la lune, assises sur deux rangs, des grenouilles mafflues qui, se gonflant comme de la baudruche, jouaient sur des pipeaux de bois une marche triomphale. Des brindilles pourries, phosphorescentes, accrochées aux branches, éclairaient les partitions, et la lueur vacillante du feu jouait sur les faces des grenouilles.
La marche était exécutée en l’honneur de Marguerite, et l’accueil qui lui fut réservé fut des plus solennels. Les diaphanes ondines qui dansaient au-dessus de la rivière interrompirent leur ronde et vinrent agiter au-devant de Marguerite de longues herbes aquatiques, tandis qu’au-dessus du rivage vert pâle et désert retentissaient leurs cris sonores de bienvenue. Des sorcières nues surgirent de derrière les saules, s’alignèrent sur un rang et plièrent les genoux en profondes révérences de cour. Une sorte de faune à pieds de chèvre se précipita pour baiser la main de Marguerite, étendit sur l’herbe un tissu de soie, s’informa si le bain de la reine avait été agréable, et l’invita à s’étendre un moment pour se reposer.
Marguerite obéit. Le faune lui présenta une flûte de champagne. Elle but, et en eut aussitôt le cœur réchauffé. Elle demanda alors où était Natacha, et on lui répondit que Natacha s’était déjà baignée, et que sur son pourceau elle était partie en avant, à Moscou, pour prévenir de la prochaine arrivée de Marguerite et aider à la préparation de sa toilette.
Une seule péripétie marqua le bref séjour de Marguerite sous les saules : un sifflement déchira l’air et un corps noir, manquant visiblement son but, tomba à l’eau. Quelques instants plus tard paraissait devant Marguerite le gros individu à favoris, qui s’était présenté à elle de façon si malencontreuse sur l’autre rive. Il avait eu le temps, apparemment, de filer, aller et retour, jusqu’à l’Ienisseï, car il était maintenant en habit, quoique mouillé des pieds à la tête. Le cognac lui avait derechef joué un mauvais tour, puisqu’en voulant atterrir, il s’était de nouveau flanqué à l’eau. Mais il n’avait pas perdu son sourire, même dans cette fâcheuse circonstance, et c’est en riant que Marguerite lui accorda sa main à baiser.
Ensuite, tout le monde se prépara au départ. Les ondines achevèrent leur danse dans un rayon de lune où elles s’évanouirent. Le faune demanda respectueusement à Marguerite comment elle était venue à la rivière. Apprenant qu’elle était venue à cheval sur un balai, il dit :
– Oh ! pourquoi ? Mais c’est tout à fait incommode !
En un instant, à l’aide de quelques bouts de bois, il confectionna une espèce de téléphone d’un aspect assez bizarre, dans lequel il réclama à on ne sait qui qu’on lui envoie une voiture dans la minute même. Ce qui fut fait, en moins d’une minute effectivement.
Sur une île vint s’abattre une voiture découverte de couleur isabelle. Seulement, la place du chauffeur était occupée non par un chauffeur ordinaire, mais par un freux noir à long bec qui portait une casquette de toile cirée et des gants à crispins. L’île fut aussitôt désertée. Les sorcières se dissipèrent dans un flamboiement de lune. Le feu s’éteignit et les bûches se couvrirent de cendres blanches.
L’homme aux favoris et le faune firent monter Marguerite dans la voiture isabelle et elle s’assit confortablement sur le large siège arrière. La voiture rugit et s’élança vers la lune. L’île disparut, la rivière disparut. Marguerite, à toute vitesse, rentrait à Moscou.
CHAPITRE XXII
Aux chandelles
Le ronronnement régulier de la voiture, qui volait très haut, berçait Marguerite, et la lumière de la lune la réchauffait agréablement. Fermant les yeux, elle offrit son visage au vent et pensa avec quelque tristesse à la rivière inconnue qu’elle venait de quitter et qu’elle ne reverrait sans doute jamais. Après toutes les sorcelleries et les prodiges de cette soirée, elle avait déjà deviné chez qui on la conduisait, mais cela ne lui faisait pas peur. L’espoir qu’elle avait d’y retrouver son bonheur la rendait intrépide. Du reste, elle n’eut pas l’occasion de s’abandonner longuement à ses rêves de félicité. Était-ce le freux qui connaissait particulièrement son affaire, ou la voiture qui était excellente, toujours est-il qu’au bout de peu de temps Marguerite, ouvrant les yeux, vit sous elle non plus une sombre forêt, mais le lac clignotant des lumières de Moscou. Le noir oiseau qui conduisait dévissa en plein vol la roue avant droite de la voiture. Enfin, il posa son véhicule dans un cimetière totalement désert du quartier Dorogomilovo.
Il laissa Marguerite, qui ne posa aucune question, et son balai près d’une pierre tombale, remit la voiture en marche et la dirigea droit sur un ravin qui se trouvait derrière le cimetière. Elle s’y précipita avec fracas et y périt. Au garde-à-vous, le freux rendit les honneurs, puis s’assit à califourchon sur la roue qu’il avait gardée et s’envola.
Aussitôt, un grand manteau noir surgit de derrière un monument funéraire. Un croc jaune brilla à la lueur de la lune, et Marguerite reconnut Azazello. D’un geste, celui-ci l’invita à s’asseoir sur son balai, lui-même sauta sur une longue rapière, et tous deux prirent leur essor. Quelques secondes plus tard, sans que personne ne les ait vus, ils débarquaient devant le 302 bis rue Sadovaïa.
Au moment où les deux voyageurs, balai et rapière sous le bras, s’engageaient sous la porte cochère, Marguerite remarqua un homme en casquette et hautes bottes qui s’y morfondait, attendant vraisemblablement quelqu’un. Si légers que fussent les pas d’Azazello et de Marguerite, l’homme les entendit et tressaillit d’un air inquiet, ne comprenant pas d’où ils venaient.
À l’entrée de l’escalier 6, ils rencontrèrent un deuxième homme qui ressemblait étrangement au premier. Et la même histoire se répéta. Les pas… l’homme se retourna et fronça les sourcils avec inquiétude. Mais quand la porte s’ouvrit et se referma, il s’élança à la suite des visiteurs invisibles, regarda de tous côtés dans l’entrée, mais naturellement ne vit rien.
Un troisième homme, réplique exacte du deuxième, et par conséquent du premier, montait la garde sur le palier du troisième étage. Il fumait une cigarette de tabac fort, et Marguerite toussa en passant devant lui. Comme piqué par une épingle, le fumeur bondit de la banquette où il était assis, jeta autour de lui des regards effarés, puis se pencha sur la rampe et regarda en bas. Cependant, Marguerite et son guide atteignaient déjà la porte de l’appartement 50.
Ils n’eurent pas besoin de sonner. Azazello ouvrit la porte sans bruit à l’aide d’une clef.
La première chose qui frappa Marguerite fut la profonde obscurité qui régnait dans les lieux. Il faisait noir comme dans un souterrain, de sorte qu’involontairement elle saisit un pan du manteau d’Azazello, craignant de trébucher contre un meuble. Mais, très loin et très haut, la flamme d’une lampe clignota dans les ténèbres et commença à se rapprocher d’eux. Tout en marchant, Azazello prit le balai sous le bras de Marguerite, et celui-ci, sans aucun bruit, disparut dans l’obscurité.
À ce moment, ils commencèrent à gravir un large escalier, et Marguerite eut l’impression qu’il n’aurait pas de fin. Elle se demanda avec une profonde surprise comment un escalier de dimensions aussi extraordinaires, et parfaitement palpable quoique invisible, pouvait tenir dans l’entrée d’un appartement moscovite ordinaire. Mais l’ascension eut une fin et Marguerite s’aperçut qu’elle était sur un palier. La lumière s’approcha tout près d’elle et Marguerite discerna le visage d’un homme de haute taille, vêtu de noir, qui tenait un bougeoir à la main. C’était Koroviev, alias Fagot, que ceux qui, ces jours-là, avaient eu le malheur de se trouver sur son chemin, n’auraient pas manqué de reconnaître même à la lueur défaillante de la chandelle.
Il est vrai que l’aspect de Koroviev avait beaucoup changé. La flamme tremblante se reflétait non plus dans ce lorgnon fêlé qui méritait depuis longtemps d’être jeté aux ordures, mais dans un monocle — à vrai dire fêlé lui aussi. Les moustaches qui ornaient son insolente physionomie étaient frisées et pommadées, et si le reste de sa personne semblait noir, c’est tout simplement qu’il était en habit. Seul son plastron était blanc.
Le magicien, le chantre, le sorcier, l’interprète, ou le diable sait quoi en réalité — Koroviev en un mot — s’inclina et, d’un geste large de la main qui tenait le bougeoir, il invita Marguerite à le suivre. Azazello avait disparu.
« Quelle bizarre soirée, pensa Marguerite. Je m’attendais à tout, sauf à cela. Ils ont une panne d’électricité, ou quoi ? Mais le plus curieux, c’est l’immensité de ce logement… Comment tout cela peut-il tenir dans un appartement moscovite ? C’est tout simplement impossible ! »
Quelque avare que fût la lumière fournie par la bougie de Koroviev, Marguerite put constater qu’elle se trouvait dans une salle immense, obscure, garnie de colonnes, et à première vue infinie. Koroviev s’arrêta près d’une sorte de divan, posa son bougeoir sur un socle, invita du geste Marguerite à s’asseoir, tandis que lui-même s’accoudait au socle, dans une pose étudiée.
– Permettez-moi de me présenter, dit d’une voix grinçante Koroviev. Koroviev. Cela vous étonne, qu’il n’y ait pas de lumière ? Vous avez pensé, naturellement, que c’était par mesure d’économie ? Nenni, nenni ! Si je mens, que le premier bourreau venu — un de ceux, par exemple, qui tout à l’heure auront l’honneur de se mettre à vos genoux — me tranche immédiatement la tête sur le socle que voici. Non, simplement, Messire n’aime pas la lumière électrique : nous ne la donnerons donc qu’au dernier moment. Mais alors, croyez-moi, nous n’en manquerons pas ! Il serait peut-être même préférable qu’il y en ait un peu moins.
Koroviev plaisait à Marguerite, et les boniments qu’il débitait avaient sur elle un effet apaisant.
– Non, répondit Marguerite, ce qui m’étonne le plus, c’est comment tout cela a pu entrer ici.
Et d’un geste du bras elle souligna l’immensité de la salle. Koroviev eut un sourire suave et malicieux qui fit jouer des ombres aux plis de son nez.
– C’est la chose la plus simple du monde ! répondit-il. Pour quiconque est familiarisé avec la cinquième dimension, c’est un jeu d’enfant d’agrandir son logement Jusqu’aux dimensions désirées. Je vous dirai même plus, très honorée madame ; le diable seul sait jusqu’à quelles limites on peut aller ! Du reste, continua à jacasser Koroviev, j’ai connu des gens qui n’avaient aucune notion de la cinquième dimension, ni en général aucune notion de quoi que ce soit, et qui néanmoins ont accompli de véritables miracles en matière d’agrandissement de leur logement. Tenez, par exemple, on m’a raconté l’histoire d’un citoyen de cette ville qui avait obtenu un appartement de trois pièces à Zemliany Val. Eh bien, sans cinquième dimension ni aucune de ces choses qui tournent la tête au commun des mortels, il transforma en un clin d’œil son appartement de trois pièces en un appartement de quatre pièces, en coupant une chambre en deux à l’aide d’une cloison. Ensuite, il l’échangea contre deux appartements situés dans des quartiers différents : un de deux pièces et l’autre de trois. Vous m’accordez que maintenant, il en avait donc cinq. Il échangea l’appartement de trois pièces contre deux appartements de deux pièces, et devint ainsi, comme vous le voyez vous-même, possesseur de six pièces, disséminées il est vrai dans tous les coins de Moscou. Il s’apprêtait à réussir son dernier et son plus beau coup — il avait déjà mis une annonce dans un journal, comme quoi il échangeait six pièces dans différents quartiers de Moscou contre un appartement de cinq pièces à Zemliany Val, — quand ses activités furent interrompues, pour des raisons tout à fait indépendantes de sa volonté. À ce que je crois, il vit maintenant dans une pièce, et j’ose affirmer que ce n’est certainement pas à Moscou. Voilà un rusé compère, n’est-ce pas ? Et vous venez me parler, après ça, de cinquième dimension !
Bien que Marguerite n’eût jamais parlé de cinquième dimension — c’était Koroviev, au contraire, qui en avait parlé — l’histoire des aventures immobilières du rusé compère la fit beaucoup rire. Mais Koroviev reprit :
– Bon, passons aux choses sérieuses, Marguerite Nikolaïevna. Vous êtes une femme fort intelligente, et bien entendu, vous avez deviné qui était notre hôte.
Le cœur de Marguerite battit plus vite, et elle acquiesça.
– Bon, parfait, dit Koroviev. Nous sommes ennemis de toute réticence et de tout mystère. Chaque année, messire donne un bal. Cela s’appelle le bal de la pleine lune de printemps, ou bal des rois. Un monde !… (Koroviev se prit les joues à deux mains, comme s’il avait mal aux dents.) D’ailleurs, j’espère que vous pourrez vous en convaincre par vous-même. Or, comme vous vous en doutez bien, évidemment, messire est célibataire. Mais, il faut une maîtresse de maison (Koroviev écarta les bras), vous conviendrez, n’est-ce pas, que sans maîtresse de maison…
Marguerite écoutait Koroviev, s’appliquant à ne souffler mot, avec une sensation de froid au cœur. L’espoir du bonheur lui tournait la tête.
– Il s’est donc établi une tradition, continua Koroviev. La maîtresse de maison, celle qui ouvre le bal, doit nécessairement porter le nom de Marguerite, d’abord — et ensuite, elle doit être native de l’endroit. Nous voyageons beaucoup, comme vous le savez, et pour le moment nous nous trouvons à Moscou. Nous y avons découvert cent vingt et une Marguerite, et figurez-vous (Koroviev se tapa sur la cuisse d’un air désespéré) que pas une ne convenait ! Enfin, par un heureux coup du sort…
Koroviev eut un sourire significatif et inclina le buste, et de nouveau, Marguerite eut froid au cœur.
– Soyons bref ! s’écria Koroviev. Soyons tout à fait bref : Acceptez-vous de vous charger de cette fonction ?
– J’accepte ! dit fermement Marguerite.
– Marché conclu, dit Koroviev, qui leva son bougeoir et ajouta : Veuillez me suivre.
Ils passèrent entre deux rangées de colonnes et débouchèrent enfin dans une autre salle, où régnait, on ne sait pourquoi, une forte odeur de citron, où l’on entendait toutes sortes de bruissements, et où quelque chose frôla la tête de Marguerite. Elle tressaillit.
– N’ayez pas peur, la rassura Koroviev d’un air suave en lui prenant le bras, ce sont des astuces mondaines de Béhémoth, rien de plus. Et en général, si je puis me permettre cette audace, je vous conseillerais, Marguerite Nikolaïevna, de n’avoir peur de rien, à aucun moment. Ce serait idiot. Le bal sera fastueux, je ne vous le cacherai pas. Nous verrons des personnes qui disposèrent, en leur temps, de pouvoirs extraordinairement étendus. Il est vrai que lorsqu’on pense à la petitesse microscopique de leurs moyens, comparés aux moyens de celui à la suite de qui j’ai l’honneur d’appartenir, tout cela devient ridicule, et même — dirai-je — affligeant… Du reste, vous êtes vous-même de sang royal.
– Pourquoi de sang royal ? murmura Marguerite avec effroi, en se rapprochant de Koroviev.
– Ah ! reine, badina l’intarissable bavard, les questions de sang sont les plus compliquées du monde ! Et si l’on interrogeait certaines arrière-grands-mères, et plus particulièrement celles qui jouissaient d’une réputation de saintes-nitouches, on apprendrait, très honorée Marguerite Nikolaïevna, des secrets étonnants ! Je ne commettrai pas un péché si, en parlant de cela, je pense à un jeu de cartes très curieusement battu. Il y a des choses contre lesquelles ne peuvent prévaloir ni les barrières sociales, ni même les frontières entre États. Je n’y ferai qu’une allusion : une reine française qui vivait au XVIe siècle aurait été probablement fort étonnée si on lui avait dit que, bien des années plus tard, sa ravissante arrière-arrière-arrière-arrière-petite-fille se promènerait à Moscou, aux bras d’un homme, à travers des salles de bal. Mais nous y voici.
Koroviev souffla sa bougie, qui disparut de sa main. Marguerite vit alors devant elle, sur le plancher, un rai de lumière, sous la sombre boiserie d’une porte. À cette porte, Koroviev frappa doucement. L’émotion de Marguerite était telle qu’elle claqua des dents et qu’un frisson courut dans son dos.
La porte s’ouvrit. La pièce était très petite. Marguerite y aperçut un vaste lit de chêne garni de draps crasseux et froissés et d’oreillers sales et fripés. Devant le lit on pouvait voir une table de chêne aux pieds sculptés, sur laquelle était posé un candélabre dont les branches et les bobèches avaient la forme de pattes d’oiseau griffues. Dans ces sept pattes d’or brûlaient sept grosses bougies de cire. La table était en outre chargée d’un grand et lourd jeu d’échecs dont les pièces étaient ciselées avec une extraordinaire finesse. Un tabouret bas était posé sur la descente de lit passablement usée. Il y avait encore une table qui portait une coupe d’or et un autre chandelier dont les branches étaient en forme de serpent. Une odeur de soufre et de goudron emplissait la chambre. Les ombres projetées par les flambeaux s’entrecroisaient sur le parquet.
Parmi les personnes présentes, Marguerite reconnut tout de suite Azazello, qui se tenait debout, en frac, près de la tête du lit. Ainsi habillé, il ne ressemblait plus à l’espèce de bandit qui était apparu à Marguerite dans le jardin Alexandrovski. Il s’inclina devant Marguerite avec une galanterie raffinée.
Une sorcière nue — cette même Hella qui avait jeté dans une si grande confusion l’honorable buffetier des Variétés, — celle aussi, hélas ! à qui, heureusement, le coq avait fait peur en cette nuit de la fameuse séance de magie noire, était assise sur la descente de lit et remuait dans une casserole quelque chose d’où s’échappait une vapeur sulfureuse.
Il y avait encore dans la chambre, assis sur un haut tabouret devant l’échiquier, un énorme chat noir qui tenait dans sa patte de devant un cavalier du jeu d’échecs.
Hella se leva et s’inclina devant Marguerite. Le chat sauta à bas de son tabouret et en fit autant. Pendant qu’il ramenait derrière lui sa patte arrière droite pour achever sa révérence, il lâcha le cavalier qui roula sous le lit. Le chat alla l’y rechercher aussitôt.
Tout cela, Marguerite, à demi-morte de peur, ne le discernait qu’à grand-peine, dans les ombres perfides que jetaient les chandeliers. Son regard s’arrêta sur le lit, où était assis celui à qui, récemment encore, à l’étang du Patriarche, le pauvre Ivan avait affirmé que le diable n’existait pas. C’était lui, cet être inexistant, qui se trouvait sur le lit.
Deux yeux étaient fixés sur le visage de Marguerite. Au fond de l’œil droit brûlait une étincelle, et cet œil paraissait capable de fouiller une âme jusqu’à ses plus secrets replis. L’œil gauche était noir et vide, comme un trou étroit et charbonneux, comme le gouffre vertigineux d’un puits de ténèbres sans fond. Le visage de Woland était dissymétrique, le coin droit de sa bouche tiré vers le bas, et son haut front dégarni était creusé de rides profondes parallèles à ses sourcils pointus. La peau de son visage semblait tannée par un hâle éternel.
Woland était largement étalé sur le lit, et portait pour tout vêtement une chemise de nuit sale et rapiécée à l’épaule gauche. L’une de ses jambes nues était ramenée sous lui ; l’autre était allongée, le talon posé sur le petit tabouret. Hella frottait le genou brun de cette jambe à l’aide d’une pommade fumante.
Dans l’échancrure de la chemise de nuit, Marguerite aperçut également, sur la poitrine lisse de Woland, un scarabée taillé avec art dans une pierre noire, avec des caractères mystérieux gravés sur le dos, et maintenu par une chaînette d’or. Près de Woland, sur un lourd piédestal, il y avait un étrange globe terrestre, qui semblait réel, et dont un hémisphère était éclairé par le soleil.
Le silence se prolongea encore plusieurs secondes. « Il m’étudie », pensa Marguerite en essayant, par un effort de volonté, de réprimer le tremblement de ses jambes.
Enfin Woland sourit — son œil droit parut s’enflammer — et dit :
– Je vous salue, et je vous prie de m’excuser pour ce négligé d’intérieur.
La voix de Woland était si basse que certaines syllabes se résolvaient en un son rauque et indistinct.
Woland prit une longue épée posée sur les draps, se pencha et fourragea sous le lit en disant :
– Sors de là ! La partie est annulée. Notre invitée est ici.
– Absolument pas, chuchota anxieusement Koroviev, comme un souffleur de théâtre, à l’oreille de Marguerite.
– Absolument pas…, commença Marguerite.
– Messire…, souffla Koroviev.
– Absolument pas, messire, se reprit Marguerite d’une voix douce mais distincte. (Puis, en souriant, elle ajouta :) Je vous supplie de ne pas interrompre votre partie. Je suppose que les revues d’échecs donneraient une fortune pour pouvoir la publier.
Azazello émit un léger gloussement approbateur, et Woland, après avoir dévisagé attentivement Marguerite, remarqua à part soi :
– Oui, Koroviev a raison. Comme le jeu est curieusement battu ! Le sang !
Il leva la main et fit signe à Marguerite de s’approcher. Elle obéit, avec la sensation que ses pieds ne touchaient pas le parquet. Woland posa sa main — une main aussi lourde que si elle était de pierre, et aussi brûlante que si elle était de feu — sur l’épaule de Marguerite, l’attira à lui et la fit s’asseoir sur le lit à ses côtés.
– Eh bien, dit-il, puisque vous êtes aussi délicieusement aimable — et je n’en attendais pas moins de vous, — nous ne ferons pas de cérémonies. (Il se pencha de nouveau au bord du lit et cria :) Est-ce que ça va durer longtemps, cette bouffonnerie, là-dessous ? Vas-tu sortir, damné Hans !
– Je n’arrive pas à trouver le cavalier ! répondit le chat d’une voix étouffée et hypocrite. Il a fichu le camp je ne sais où et à sa place, je n’ai trouvé qu’une grenouille.
– Est-ce que par hasard, tu te crois sur un champ de foire ? demanda Woland avec une colère feinte. Il n’y avait aucune grenouille sous le lit ! Garde ces tours vulgaires pour les Variétés ! Et si tu ne te montres pas immédiatement, nous te considérerons comme battu par abandon, maudit déserteur !
– Pour rien au monde, messire ! vociféra le chat, qui, à la seconde même, surgit de sous le lit, le cavalier dans la patte.
– J’ai l’honneur de vous présenter…, commença Woland, mais il s’interrompit aussitôt : Non, impossible, Je ne peux pas voir ce paillasse ridicule ! Regardez en quoi il s’est changé, sous le lit !
Debout sur deux pattes, tout sali de poussière, le chat faisait une révérence à Marguerite. Il portait autour du cou une cravate de soirée blanche, nouée en papillon, et sur la poitrine, au bout d’un cordon, un face-à-main de dame en nacre. De plus, ses moustaches étaient dorées.
– Mais qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Woland. Pourquoi as-tu doré tes moustaches ? Et à quoi diable peut bien te servir une cravate, quand tu n’as pas de pantalon ?
– Les pantalons ne se font pas pour les chats, messire, répondit le chat avec une grande dignité. Allez-vous m’ordonner aussi de mettre des bottes ? Les chats bottés, cela ne se voit que dans les contes, messire. Mais avez-vous jamais vu quelqu’un venir au bal sans cravate ? Je ne veux pas me montrer dans une tenue comique, et risquer qu’on me jette à la porte ! Chacun se pare avec ce qu’il a. Et veuillez considérer que ce que j’ai dit se rapporte aussi au binocle, messire !
– Mais les moustaches ?…
– Je ne comprends pas, répliqua le chat d’un ton sec, pourquoi, en se rasant, Azazello et Koroviev ont pu se poudrer de blanc, et en quoi leur poudre est meilleure que mon or. Je me suis poudré les moustaches, voilà tout ! Ah ! cela aurait été une autre histoire si je m’étais rasé ! Un chat rasé, effectivement, c’est une horreur — je suis mille fois d’accord pour le reconnaître. Mais au fond (ici, la voix du chat vibra d’indignation), je vois qu’on me cherche là je ne sais quelles chicanes, et je vois qu’un grave problème se pose à moi : dois-je assister à ce bal ? Qu’allez-vous répondre à cela, messire ?
Et, pour montrer combien il était outragé, le chat s’enfla si bien qu’il parut sur le point d’éclater.
– Ah ! le coquin ! le fripon ! dit Woland en hochant la tête. C’est toujours ainsi quand nous jouons aux échecs dès qu’il voit que sa position est désespérée, il se met à vous assourdir de boniments, comme le dernier des charlatans. Assieds-toi et cesse immédiatement ces turlutaines.
– Je m’assieds, répondit le chat en s’asseyant, mais je m’élève contre ce dernier mot. Mes paroles ne sont pas du tout des turlutaines, selon l’expression que vous vous êtes permis d’employer en présence d’une dame, mais un chapelet de syllogismes solidement ficelés, qu’eussent appréciés selon leur mérite des connaisseurs tels que Sextus Empiricus, Martius Capella, voire — pourquoi pas ? — Aristote lui-même.
– Échec au roi, dit Woland.
– Faites, faites, je vous en prie, répondit le chat, qui se mit à examiner l’échiquier à travers son lorgnon.
– Donc, reprit Woland en s’adressant à Marguerite, j’ai l’honneur, donna, de vous présenter ma suite, Celui-là, qui fait le pitre, c’est le chat Béhémoth. Vous avez déjà fait connaissance avec Azazello et Koroviev. Et voici ma servante, Hella : elle est adroite, elle a l’esprit vif, et il n’est pas de service qu’elle ne soit à même de rendre.
La belle Hella sourit en tournant vers Marguerite ses yeux aux reflets verts, sans cesser de prendre l’onguent dans le creux de sa main pour l’étaler sur le genou de Woland.
– Eh bien, c’est tout, conclut Woland en faisant une grimace quand Hella pressait son genou un peu plus fortement. Compagnie peu nombreuse, comme vous le voyez, et de plus, disparate et sans malice.
Il se tut, et d’un air distrait, fit tourner son globe. Celui-ci avait été fabriqué avec un art si parfait que les océans bleus remuaient, et que la calotte du pôle paraissait réellement gelée et couverte de neige.
Sur l’échiquier, cependant, régnait la confusion. Le roi en manteau blanc, qui avait perdu toute contenance, piétinait sur sa case en levant les bras avec désespoir. Trois pions blancs en costume de lansquenets, armés de hallebardes, regardaient d’un air éperdu un officier qui, agitant son épée, leur montrait devant eux deux cases contiguës, une noire et une blanche, où l’on voyait deux cavaliers noirs de Woland dont les chevaux fougueux raclaient du sabot la surface de l’échiquier.
Marguerite s’aperçut, avec un étonnement et un intérêt extrêmes, que toutes les pièces du jeu étaient vivantes.
Le chat ôta son lorgnon et poussa légèrement son roi dans le dos. Dans son désespoir, celui-ci se couvrit machinalement le visage de ses bras.
– Ça va mal, mon cher Béhémoth, dit doucement Koroviev d’une voix fielleuse.
– La situation est grave, mais nullement désespérée, rétorqua Béhémoth. Bien plus : je suis pleinement certain de la victoire finale. Il suffit d’analyser sérieusement la situation.
Il procéda à cette analyse de façon quelque peu étrange, faisant mille grimaces et envoyant force clins d’œil à son roi.
– Ça ne servira à rien, remarqua Koroviev.
– Aïe ! s’écria Béhémoth ! Les perroquets se sont envolés, je l’avais prédit !
Effectivement, on entendit au loin le bruissement de dizaines d’ailes. Koroviev et Azazello se précipitèrent hors de la chambre.
– Que le diable vous emporte, avec vos petits jeux de société ! grogna Woland sans détacher les yeux de son globe.
À peine Koroviev et Azazello eurent-ils disparu que les clins d’œil de Béhémoth redoublèrent. Le roi blanc, enfin, comprit ce qu’on attendait de lui. Il ôta son manteau, le laissa tomber sur sa case, et s’enfuit de l’échiquier. L’officier ramassa le manteau royal, s’en revêtit et occupa la place du roi.
Koroviev et Azazello revinrent.
– Des bobards, comme d’habitude, grommela Azazello en regardant Béhémoth du coin de l’œil.
– Il m’avait semblé…, répondit le chat.
– Mais enfin, cela va-t-il durer longtemps ? demanda Woland. Échec au roi.
– J’ai sans doute mal entendu, mon maître, dit le chat. Il n’y a pas, et il ne peut pas y avoir échec au roi.
– Je répète : échec au roi.
– Messire ! dit le chat d’une voix faussement angoissée. Vous êtes surmené, certainement. Il n’y a pas échec au roi !
– Ton roi est sur la case g2, dit Woland sans regarder l’échiquier.
– Messire, je suis consterné ! vociféra le chat en donnant à sa gueule un air de consternation. Il n’y a pas de roi sur cette case !
– Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Woland perplexe en regardant l’échiquier, où l’officier qui occupait la case du roi tourna le dos et cacha sa tête sous son bras.
– Tu es une belle canaille, dit pensivement Woland.
– Messire ! J’en appelle de nouveau à la logique ! dit le chat en pressant ses pattes contre son cœur. Si un joueur annonce échec au roi et que, par ailleurs, il n’y a plus trace de ce roi sur l’échiquier, l’échec est déclaré nul.
– Abandonnes-tu, oui ou non ? s’écria Woland d’une voix terrible.
– Laissez-moi réfléchir, demanda humblement le chat, qui posa ses coudes sur la table, fourra ses deux oreilles entre ses pattes, et se mit à réfléchir.
Il réfléchit longuement, et dit enfin :
– J’abandonne.
– Cette créature obstinée est à tuer, murmura Azazello.
– Oui, j’abandonne, dit le chat, mais j’abandonne exclusivement parce qu’il m’est impossible de jouer dans cette atmosphère, persécuté comme je le suis par des envieux !
Il se leva, et les pièces du jeu d’échecs rentrèrent dans leur boîte.
– Hella, il est l’heure, dit Woland.
Et Hella quitta la chambre.
– J’ai mal à la jambe, reprit-il. Et avec ce bal…
– Voulez-vous me permettre ?…, demanda doucement Marguerite.
Woland la regarda attentivement, puis lui tendit son genou.
Aussi chaud que de la lave en fusion, le liquide brûla les mains de Marguerite, mais celle-ci, sans faire aucune grimace, se mit à frotter le genou de Woland, en s’efforçant de ne pas lui faire mal.
– Mes familiers affirment que c’est un rhumatisme, dit Woland sans quitter Marguerite des yeux. Mais je soupçonne fort que cette douleur au genou m’a été laissée en souvenir par une ravissante sorcière, que j’ai connue intimement en 1571, sur le Brocken, à l’assemblée des démons.
– Oh ! Est-ce possible ? dit Marguerite.
– Baliverne ! Dans trois cents ans il n’y paraîtra plus ! On m’a conseillé quantité de médicaments, mais je m’en tiens aux remèdes de ma grand-mère, comme au bon vieux temps. C’est qu’elle m’a laissé en héritage des herbes étonnantes, l’ignoble vieille ! Au fait, dites-moi, vous ne souffrez d’aucune douleur ? Il y a peut-être quelque chagrin, quelque tourment qui empoisonne votre âme ?
– Non, messire, il n’y a rien de tel, répondit l’intelligente Marguerite. Et en ce moment, près de vous, je me sens tout à fait bien.
– Le sang est une grande chose…, dit gaiement Woland, sans qu’on pût savoir pourquoi. (Puis il ajouta :) À ce que je vois, mon globe vous intéresse ?
– Oh ! oui, je n’ai jamais vu une chose pareille.
– Jolie chose, n’est-ce pas ? À franchement parler, je n’aime pas les dernières nouvelles diffusées par la radio. D’abord, elles sont toujours lues par on ne sait quelles jeunes filles, décidément incapables de prononcer de façon compréhensible les noms de lieux. De plus, une sur trois de ces demoiselles est affligée de bégaiement ou autre défaut de prononciation, comme si on les choisissait exprès pour cela. Mon globe est cent fois plus commode, d’autant plus que j’ai besoin d’avoir une connaissance exacte des événements. Tenez, par exemple, voyez-vous ce petit morceau de terre, dont l’océan baigne un côté ? Regardez : il se couvre de feu. La guerre vient d’y éclater. En vous approchant, vous verrez les détails.
Marguerite se pencha sur le globe, et vit le petit carré de terre s’agrandir, devenir multicolore, se transformer en une sorte de carte en relief. Puis elle distingua le mince ruban d’une rivière, et au bord de celle-ci, un petit village. Une maison de la dimension d’un petit pois grandit et prit la taille d’une boîte d’allumettes. Soudain, sans aucun bruit, le toit de cette maison sauta en l’air dans un nuage de fumée noire et les murs s’écroulèrent, et de la petite boîte de deux étages, il ne resta plus qu’un tas de ruines d’où montait de la fumée. S’approchant encore, Marguerite aperçut une petite figure de femme étendue par terre, et près d’elle, un enfant qui gisait dans une mare de sang, les bras écartés.
– Et voilà, dit Woland en souriant. Celui-ci n’a pas eu le temps de commettre beaucoup de péchés. Le travail d’Abadonna est impeccable.
– Je n’aurais pas voulu être dans le camp ennemi de cet Abadonna, dit Marguerite. Dans quel camp est-il ?
– Plus nous parlons, dit aimablement Woland, plus je suis convaincu que vous êtes très intelligente. Je vais vous rassurer. Abadonna est d’une rare impartialité, et sa sympathie va également aux deux camps opposés. En conséquence, les résultats sont toujours semblables des deux côtés. Abadonna ! appela doucement Woland, et, aussitôt sortit du mur un homme maigre à lunettes noires. Ces lunettes produisaient sur Marguerite une impression si forte qu’elle poussa un faible cri et cacha son visage sur la jambe de Woland.
– Cessez, voyons ! s’écria Woland. Comme les gens d’aujourd’hui sont nerveux !
Il lança une grande claque dans le dos de Marguerite, au point que tout le corps de celle-ci résonna.
– Vous voyez bien qu’il a ses lunettes. Il n’est encore jamais arrivé et il n’arrivera jamais qu’Abadonna apparaisse à quelqu’un avant terme. Et puis enfin, je suis là. Vous êtes mon invitée ! Je voulais simplement vous le montrer.
Abadonna restait immobile.
– Est-ce qu’il peut enlever ses lunettes, juste une minute ? demanda Marguerite en frissonnant et en se serrant contre Woland, mais déjà curieuse.
– Cela, c’est impossible, dit sérieusement Woland en congédiant du geste Abadonna, qui disparut. Que veux-tu me dire, Azazello ?
– Messire, répondit Azazello, si vous le permettez, je voulais vous dire que nous avons deux étrangers : une jolie fille, qui pleurniche et supplie qu’on la laisse rester avec madame elle et — excusez-moi — son cochon.
– Étrange conduite, que celle des jolies filles ! remarqua Woland.
– C’est Natacha, Natacha ! s’écria Marguerite.
– Bon, qu’elle vienne auprès de madame. Mais le cochon, à la cuisine !
– On va l’égorger ? s’écria Marguerite épouvantée. Par grâce, messire, c’est Nikolaï Ivanovitch, qui habite au rez-de-chaussée ! C’est un malentendu, vous comprenez, elle l’a barbouillé de crème…
– Permettez, coupa Woland, qui diable vous parle de l’égorger, et pourquoi le ferait-on ? Qu’il reste avec les cuisiniers, voilà tout. Je ne puis tout de même pas, convenez-en, le laisser entrer dans la salle de bal.
– Ça, c’est…, dit Azazello, qui s’interrompit et annonça : Il est bientôt minuit, messire.
– Ah ! bien. (Woland se tourna vers Marguerite :) Alors, si vous voulez bien… Et je vous remercie d’avance. Gardez toute votre tête, et ne craignez rien. Ne buvez rien non plus, que de l’eau, sinon vous étoufferez de chaleur et vous serez très mal. Allons, il est l’heure.
Marguerite se leva de la descente de lit, et Koroviev parut à la porte.
CHAPITRE XXIII
Un grand bal chez Satan
Minuit approchait, il fallait se hâter. Marguerite distinguait confusément les objets qui l’entouraient. Elle garda le souvenir des bougies, et aussi d’un grand bassin d’onyx où on la fit descendre. Quand elle y fut, Hella, aidée de Natacha, versa sur elle un liquide chaud, épais et rouge. Marguerite sentit un goût salé sur ses lèvres, et comprit que c’était du sang. Puis cette robe écarlate fit place à une autre, épaisse aussi, mais transparente et d’une teinte rose pâle, et Marguerite fut étourdie par le parfum de l’essence de roses. Ensuite, on la fit allonger sur un lit de cristal et, à l’aide de grandes feuilles vertes, on frictionna son corps à le faire briller.
À ce moment, le chat vint à la rescousse. Il s’accroupit devant Marguerite et se mit à lui frotter les pieds, avec les mimiques d’un cireur des rues.
Marguerite ne put se rappeler qui lui confectionna des souliers, en pétales de roses blanches, ni comment ceux-ci s’agrafèrent d’eux-mêmes à ses pieds avec des boucles d’or. Une force inconnue la fit lever et la conduisit devant une glace, et elle vit étinceler dans ses cheveux les diamants d’une couronne royale. Sorti on ne sait d’où, Koroviev passa au cou de Marguerite une lourde chaîne à laquelle était suspendu un lourd portrait ovale qui représentait un caniche noir. Cet ornement fut une charge accablante pour la reine. Tout de suite, elle sentit que la chaîne lui blessait le cou, et que le portrait qui pendait sur sa poitrine la tirait en avant. Si quelque chose compensa, dans une certaine mesure, l’extrême embarras que causait à Marguerite ce caniche noir, ce fut le profond respect que lui témoignèrent alors Koroviev et Béhémoth.
– Rien, rien, rien ! grommela Koroviev à la porte de la salle au bassin. On n’y peut rien, il le faut, il le faut, il le faut… Permettez-moi, reine, de vous donner un dernier conseil. Parmi nos invités, il y aura des gens divers — oh ! très divers, — mais à aucun, reine Margot, à aucun d’eux, vous ne devez marquer la moindre préférence ! Si quelqu’un ne vous plaît pas… je comprends bien, naturellement que vous n’irez pas le montrer par l’expression de votre visage, non, non, il ne faut même pas y penser ! Il le remarquerait, il le remarquerait à l’instant même ! Il faut l’aimer, reine, il faut l’aimer ! La reine du bal en sera récompensée au centuple. Encore une chose : ne négliger personne ! Un simple sourire, si vous n’avez pas le temps de dire un mot, ou ne serait-ce que le plus petit signe de tête ! Tout ce que vous voudrez, mais surtout, pas d’inattention — cela les ferait tomber immédiatement en décrépitude…
Sur ces mots, Marguerite, accompagnée de Koroviev et Béhémoth, quitta la salle au bassin et se retrouva dans une obscurité complète.
– C’est moi, moi, murmura le chat, c’est moi qui donne le signal !
– Donne ! répondit, dans le noir, la voix de Koroviev.
– Bal ! glapit le chat d’une voix perçante.
Marguerite poussa un léger cri, et ferma les yeux pendant quelques secondes. Le bal — lumières, bruits et parfums — était tombé sur elle d’un seul coup. Entraînée par Koroviev qui l’avait prise par le bras, Marguerite se vit d’abord dans une forêt tropicale. Des perroquets à gorge rouge et à queue verte s’accrochaient aux lianes et s’y balançaient en criant d’une voix assourdissante : « Je suis ravi ! Je suis ravi ! » Mais la forêt prit fin rapidement, et sa lourde chaleur d’étuve fit place aussitôt à la fraîcheur d’une salle de bal dont les colonnes de pierre jaune jetaient mille feux. Cette salle, comme la forêt, était entièrement vide, à l’exception de nègres nus, coiffés de turbans argentés, qui se tenaient debout près des colonnes. D’émotion, leur visage prit une teinte d’un brun sale quand Marguerite fit son entrée, accompagnée de sa suite à laquelle s’était joint, on ne sait comment, Azazello. Koroviev lâcha le bras de Marguerite et chuchota :
– Aux tulipes !
Instantanément, un petit mur de tulipes blanches s’éleva devant Marguerite. Au-delà, elle aperçut d’innombrables petites lampes masquées par des abat-jour et, derrière celles-ci, les poitrines blanches et les épaules noires d’hommes en habit. Marguerite comprit alors d’où venait ce bruit de bal. Le fracas des cuivres croulait sur elle, et le ruissellement des violons l’inondait comme une pluie de sang. Un orchestre de cent cinquante musiciens jouait une polonaise.
Lorsque l’homme en habit dressé devant l’orchestre aperçut Marguerite, il pâlit, sourit, et tout d’un coup, d’un geste des deux bras, fit lever les musiciens. Ceux-ci, sans s’interrompre un instant, continuèrent debout à déverser sur Marguerite un flot de musique. L’homme tourna le dos à l’orchestre et s’inclina très bas, les bras largement écartés. Marguerite, en souriant, lui fit un signe de la main.
– Non, non, ce n’est pas assez, lui chuchota Koroviev. Il n’en dormirait plus la nuit. Criez-lui : « Je vous salue, roi de la valse ! »
Marguerite obéit, et fut étonnée d’entendre sa voix aussi sonore qu’une cloche lancée à toute volée couvrir le tumulte de l’orchestre. L’homme tressaillit de joie et posa sa main gauche sur son cœur, tout en continuant, de sa main droite armée d’une baguette blanche, à diriger la musique.
– Pas assez encore, chuchota Koroviev. Regardez maintenant à gauche, les premiers violons, et faites-leur signe de telle sorte que chacun d’eux pense que vous l’avez reconnu personnellement. Il n’y a ici que des célébrités mondiales. Saluez celui-ci… derrière le premier pupitre, c’est Vieuxtemps !… Voilà, très bien… Et maintenant, continuons !
– Qui est le chef d’orchestre ! demanda Marguerite en quittant le sol.
– Johann Strauss ! cria le chat. Et que je sois pendu à une liane de la forêt tropicale si on a jamais vu, à un bal, pareil orchestre ! C’est moi qui l’ai invité ! Et vous remarquerez que pas un musicien ne s’est trouvé malade ou n’a refusé de venir !
Dans la salle suivante, il n’y avait pas de colonnes. L’un des murs était fait de roses — rouges, roses ou blanches comme du lait, — et l’autre, de camélias doubles du Japon. Déjà, entre ces murs, jaillissaient en moussant des fontaines de champagne, et le vin retombait en pétillant dans trois vasques transparentes, dont la première était d’un violet transparent, la seconde rubis, et la troisième cristalline. Auprès de ces vasques s’affairaient des nègres à turbans écarlates qui, à l’aide de puisoirs d’argent, remplissaient de champagne de larges coupes évasées. Dans un renfoncement du mur de roses était ménagée une estrade, sur laquelle se démenait furieusement un homme en frac rouge à queue de pie. Devant lui tonitruait à vous rompre les oreilles un jazz-band. Dès qu’il vit Marguerite, l’homme en rouge s’inclina devant elle, si bas que ses mains touchèrent le sol, puis il se redressa et vociféra :
– Alléluia !
Il fit claquer sa main droite sur son genou gauche — une !, — sa main gauche sur son genou droit — deux !, — arracha une cymbale des mains d’un musicien et en frappa violemment la colonne de l’estrade.
En reprenant son vol, Marguerite vit encore ce virtuose du jazz, qui s’efforçait de lutter contre la polonaise dont la tempête soufflait maintenant dans le dos de Marguerite, cogner à coups de cymbale les têtes de ses musiciens, qui se baissaient précipitamment avec une frayeur comique.
Enfin, ils arrivèrent à un palier — celui-là même, pensa Marguerite, où elle avait été accueillie, dans les ténèbres, par Koroviev et son bougeoir. On y était maintenant aveuglé par la lumière qui ruisselait de grappes de raisin de cristal. Marguerite fut installée là, et un socle d’améthyste vint se placer sous son bras gauche.
– Vous pourrez vous appuyer dessus, si vous vous sentez vraiment fatiguée, murmura Koroviev.
Un nègre glissa aux pieds de Marguerite un coussin sur lequel était brodé en fil d’or un caniche. Obéissant à une volonté invisible, elle y posa le pied droit, genou plié en avant. Marguerite essaya alors d’avoir une vue plus nette de ce qui l’entourait. Koroviev et Azazello se tenaient à ses côtés, dans une attitude pompeuse. Près d’Azazello, il y avait trois jeunes gens dont la physionomie rappela vaguement à Marguerite celle d’Abadonna. Sentant un air froid dans son dos, elle se retourna et vit que, du mur de marbre placé derrière elle, jaillissait une fontaine de vin mousseux qui coulait dans un bassin de glace. Contre sa jambe gauche, elle eut la sensation de quelque chose de chaud et de velu. C’était Béhémoth.
À quelques pas du trône de Marguerite s’amorçait le départ d’un monumental escalier couvert d’un tapis. Tout en bas — et si loin que Marguerite avait l’impression de regarder par le petit bout d’une lorgnette, — elle voyait une immense loge de portier, où béait une cheminée si remarquablement vaste que son âtre insondable, noir et froid, aurait pu contenir aisément un camion de cinq tonnes. La loge et l’escalier, inondés d’une lumière aveuglante, étaient vides. L’éclat des trompettes parvenait encore à Marguerite, mais assourdi par la distance. Une minute s’écoula ainsi, dans l’immobilité.
– Où sont donc les invités ? demanda enfin Marguerite à Koroviev.
– Ils vont arriver, reine, ils vont arriver à l’instant. Et nous n’en manquerons pas ! Vrai, j’aimerais mieux fendre du bois que de rester sur ce palier pour les recevoir.
– Quoi, fendre du bois ? reprit aussitôt le volubile Béhémoth. Je préférerais encore travailler comme receveur de tramway, bien qu’il n’y ait pas de pire travail au monde !
– Tout doit être prêt d’avance, reine, expliqua Koroviev dont l’œil brilla derrière son monocle brisé. Il n’y a rien de plus dégoûtant que de voir le premier invité traîner sans savoir que faire, tandis que sa mégère légitime lui scie le dos à lui chuchoter qu’ils sont arrivés avant tout le monde. Des bals de ce genre, c’est bon à jeter aux ordures, reine.
– Aux ordures précisément, approuva le chat.
– Dans une dizaine de secondes à peine, il sera minuit, reprit Koroviev. Ça va commencer.
Ces dix secondes semblèrent singulièrement longues à Marguerite. De toute évidence, elles étaient passées depuis longtemps, et rien, absolument rien de nouveau ne s’était produit. Mais soudain, une sorte de craquement se fit entendre dans l’énorme cheminée, et on vit jaillir de sa gueule un gibet, où pendaient les restes d’un cadavre à demi tombé en poussière. La chose se détacha de la corde et s’écrasa à terre, et aussitôt un homme en surgit, un bel homme à cheveux noirs, en habit et souliers vernis. De la cheminée sortit alors un cercueil de faibles dimensions, rongé de pourriture ; son couvercle tomba, et il vomit une autre dépouille informe. Le bel homme s’en approcha galamment et lui offrit son bras arrondi. La dépouille se reconstitua en une jeune femme vive et remuante, chaussée d’escarpins noirs et coiffée de plumes noires. Tous deux, l’homme et la femme, gravirent rapidement l’escalier.
– Voici les premiers ! s’écria Koroviev. M. Jacques et son épouse. Je vous présente, reine, un homme des plus intéressants. Faux-monnayeur convaincu, coupable de haute trahison, mais fort estimable alchimiste. S’est rendu célèbre — chuchota Koroviev à l’oreille de Marguerite — en empoisonnant la maîtresse du roi. Avouez que ce n’est pas donné à tout le monde ! Regardez comme il est beau !
Pâle, la bouche ouverte, Marguerite, qui regardait en has, vit disparaître potence et cercueil dans un renfoncement de la loge.
– Je suis ravi ! hurla le chat au visage de M. Jacques qui atteignait le haut de l’escalier.
À ce moment sortit de la cheminée un squelette sans tête et dont un bras était arraché. Il s’écroula à terre, et devint aussitôt un homme en frac.
Cependant, l’épouse de M. Jacques s’agenouillait devant Marguerite et, pâle d’émotion, lui baisait le genou droit.
– Reine…, balbutia l’épouse de M. Jacques.
– La reine est ravie ! cria Koroviev.
– Reine…, murmura le beau M. Jacques.
– Nous sommes ravis ! brailla le chat.
Les jeunes compagnons d’Azazello, avec des sourires sans vie, mais affables, poussèrent M. Jacques et son épouse vers les coupes de champagne que des nègres leur présentaient. L’homme né du squelette solitaire montait en courant.
– Le comte Robert, glissa Koroviev à Marguerite. Il est aussi beau qu’autrefois. Et j’attire votre attention, reine, sur le comique de la chose : celui-ci, c’est le cas contraire, il était l’amant d’une reine et il a empoisonné sa femme.
– Nous sommes heureux, comte ! cria Béhémoth.
L’un derrière l’autre, trois cercueils se déversèrent de la cheminée, bondissant et se disloquant. Ensuite, une silhouette en cape noire sortit de l’âtre obscur, mais le personnage suivant se jeta sur elle et lui planta un poignard dans le dos. On entendit un cri étranglé. La cheminée cracha alors un cadavre presque complètement décomposé. Marguerite ferma les yeux, et une main — Marguerite eut l’impression que c’était celle de Natacha — lui mit sous le nez un flacon de sel blanc.
L’escalier se remplissait. Sur toutes les marches maintenant, il y avait des hommes en habit, qui de loin paraissaient tous semblables, accompagnés de femmes nues qui, elles, se distinguaient uniquement par la couleur de leurs escarpins et des plumes qui ornaient leur tête.
Marguerite vit venir à elle en boitant, la jambe gauche prise dans une curieuse botte de bois, une dame maigre et timide, aux yeux baissés à la manière des religieuses, et qui portait, sans raison apparente, un large bandeau vert autour du cou.
– Qui est-ce, la… la verte ? demanda machinalement Marguerite.
– Très ravissante et très considérable dame, murmura Koroviev, je vous présente Mme Tofana. Elle fut extrêmement populaire parmi les jeunes et charmantes Napolitaines, ainsi que parmi les habitantes de Palerme, en particulier auprès de celles qui étaient fatiguées de leur mari. Car cela arrive, reine, vous savez, qu’on se fatigue d’un mari…
– Oui, répondit sourdement Marguerite, en souriant à deux hommes en frac qui, tour à tour, s’étaient inclinés devant elle pour lui baiser le genou et la main.
– Voilà, continua Koroviev, trouvant le moyen de crier en même temps à un nouvel arrivant : Duc ! Un verre de champagne ? Je suis ravi !… Voilà donc, disais-je, que Mme Tofana, se mettant à la place de ces pauvres femmes, leur vendait des fioles de je ne sais quelle eau. Bon. La femme versait cette eau dans la soupe de son mari, celui-ci la mangeait, remerciait sa femme de ses bonnes grâces, et se sentait le mieux du monde. Il est vrai qu’au bout de quelques heures, il commençait à éprouver une soif terrible. Puis il était obligé de se coucher, et le lendemain, notre charmante Napolitaine se trouvait libre comme une brise de printemps.
– Mais qu’est-ce qu’elle a à la jambe ? demanda Marguerite en donnant inlassablement sa main aux invités qui la saluaient après avoir dépassé la clopinante Mme Tofana. Et pourquoi ce ruban vert ? Elle a le cou flétri ?
– Je suis ravi, prince ! cria Koroviev tout en chuchotant, pour Marguerite : Elle a un cou magnifique, mais il lui est arrivé une fâcheuse aventure, en prison. Ce qu’elle a à la jambe, reine, c’est un brodequin. Quant à la bande verte, en voici la raison : lorsque les geôliers apprirent que près de cinq cents maris, objets d’un choix malencontreux, avaient quitté Naples et Palerme pour toujours, ils ne firent ni une ni deux, ils étranglèrent Mme Tofana dans son cachot.
– Comme je suis heureuse, reine noire, qu’il me soit échu le grand honneur…, murmura Tofana d’un ton monacal, tout en essayant de s’agenouiller, mais son brodequin l’en empêcha.
Koroviev et Béhémoth aidèrent Tofana à se relever.
– Enchantée…, lui répondit Marguerite, en tendant sa main aux suivants.
C’était maintenant un flux continu qui montait l’escalier. Marguerite ne voyait plus ce qui se passait dans la loge. Elle levait et baissait mécaniquement sa main, et adressait à tous un sourire figé. Sur le palier, c’était un brouhaha général, et des salles de danse parvenaient des bouffées de musique semblables au ressac de la mer.
– Ah ! celle-ci, c’est une femme insupportable, dit Koroviev à haute voix, sachant que désormais, dans la rumeur des conversations, on ne l’entendrait pas. Elle adore les bals, mais elle ne songe qu’à une chose : se plaindre de son mouchoir.
Marguerite promena son regard sur la foule qui montait, pour voir celle que lui indiquait Koroviev. C’était une jeune femme d’une vingtaine d’années, aux formes singulièrement belles mais dont le regard fixe et angoissé trahissait une secrète obsession.
– Quel mouchoir ? demanda Marguerite.
– On lui a affecté spécialement une femme de chambre, expliqua Koroviev, qui depuis trente ans est chargée, chaque soir, de déposer le mouchoir sur sa table de nuit. Dès qu’elle se réveille, le mouchoir est là. Elle l’a déjà brûlé dans le poêle, noyé dans la rivière, mais cela n’a rien donné.
– Quel mouchoir ? murmura Marguerite, en levant et baissant la main.
– Un mouchoir à liseré bleu. Voici ce qui s’est passé : au temps où elle servait dans un café, le patron, un jour, l’a attirée dans la réserve, et neuf mois après elle mettait au monde un petit garçon. Elle l’a emporté dans la forêt et lui a fourré le mouchoir dans la bouche, puis elle l’a enterré. Au tribunal, elle a dit qu’elle n’avait pas de quoi nourrir l’enfant.
– Et le patron de café, où est-il ? demanda Marguerite.
– Reine, grinça soudain le chat aux pieds de Marguerite, permettez-moi une question : que viendrait-il faire ici, le patron ? Il n’a pas étouffé de bébé dans la forêt, lui !
Marguerite, sans cesser de sourire et de remuer le bras droit, enfonça les ongles pointus de sa main gauche dans l’oreille de Béhémoth et lui murmura :
– Si tu te permets encore, fripouille, de te mêler à la conversation…
Béhémoth poussa un petit cri mondain, puis râla :
– Reine… mon oreille va enfler… pourquoi gâter le bal à cause d’une oreille enflée ?… Juridiquement parlant, d’un point de vue juridique… Je me tais, je me tais, considérez que je ne suis plus un chat, mais une carpe. Seulement, lâchez mon oreille !
Marguerite lâcha l’oreille.
Les yeux sombres et fixes étaient devant elle.
– Je suis heureuse, reine, d’avoir été invitée au grand bal de la pleine lune !
– Je suis contente de vous voir, répondit Marguerite. Très contente. Aimez-vous le champagne ?
– Que voulez-vous faire, reine ? s’exclama à voix basse, à l’oreille de Marguerite, Koroviev effrayé. Ça va créer un embouteillage !
– Oui, je l’aime, dit la femme d’une voix implorante, et tout à coup elle se mit à répéter comme une machine Frieda, Frieda, Frieda ! On m’appelle Frieda, ô reine !
– Eh bien, buvez, soûlez-vous aujourd’hui, Frieda, et ne pensez plus à rien, dit Marguerite.
Frieda tendit ses deux mains à Marguerite, mais Koroviev et Béhémoth la prirent adroitement sous les aisselles, et elle se perdit dans la foule.
Les invités montaient maintenant en rangs serrés, comme pour prendre d’assaut le palier où était Marguerite. Aux hommes en habit se mêlaient les corps nus des femmes. Marguerite voyait affluer ces corps bronzés ou blanc, couleur de grains de café ou tout à fait noirs. Dans les cheveux roux, noirs, châtains ou clairs comme du lin, les pierres précieuses jetaient mille étincelles dansantes sous le ruissellement de la lumière. Et, comme si quelqu’un avait aspergé la vague d’assaut des hommes de gouttelettes lumineuses, les diamants des boutons étincelaient sur leur poitrine. À chaque seconde maintenant, Marguerite sentait l’attouchement des lèvres sur son genou, à chaque seconde elle offrait sa main à baiser, et son visage s’était pétrifié en un masque immuable de bienvenue.
– Je suis ravi, chantait Koroviev d’une voix monotone, nous sommes ravis… la reine est ravie…
– La reine est ravie…, nasillait Azazello dans le dos de Marguerite.
– Je suis ravi ! s’égosillait le chat.
– Cette marquise, marmottait Koroviev, a empoisonné son père, ses deux frères et ses deux sœurs pour un héritage… La reine est ravie !… Mme Minkina… Ah ! comme elle est belle ! Un peu nerveuse, cependant. Pourquoi, aussi, avoir brûlé le visage de sa femme de chambre avec des fers à friser ? Évidemment, dans ces conditions, on vous coupe la tête… La reine est ravie !… Reine, une seconde d’attention ! Voici l’empereur Rodolphe, magicien et alchimiste… Encore un alchimiste – pendu… Ah ! et celle-ci ! Quelle merveilleuse maison close elle tenait à Strasbourg !… Nous sommes ravis !… Celle-là, c’est une couturière de Moscou. Nous l’aimons tous pour son inépuisable fantaisie… Dans son atelier d’essayage, elle avait imaginé quelque chose de terriblement amusant : elle avait fait percer deux petits trous ronds dans la cloison…
– Et les dames ne le savaient pas ? demanda Marguerite.
– Elles le savaient toutes, reine, répondit Koroviev. Je suis ravi !… Ce gamin de vingt ans se fit remarquer, dès sa tendre enfance, par d’étranges dispositions. C’était un rêveur, un original. Une jeune fille tomba amoureuse de lui ; il la prit, et la vendit à une maison close…
Un véritable fleuve gravissait les marches, que sa source — l’immense cheminée — continuait d’alimenter, et dont on ne voyait pas la fin. Une heure s’écoula ainsi, puis une autre. Marguerite remarqua alors que sa chaîne était devenue plus lourde. Il se passait également quelque chose de bizarre avec sa main droite. Elle ne pouvait plus la lever sans une grimace de douleur. Les intéressantes remarques de Koroviev ne l’amusaient plus. Les visages — blancs, noirs, mongols, aux yeux bridés — devinrent uniformes, se fondant par moments en une masse indistincte, tandis qu’entre eux, l’air paraissait trembler et ruisseler. Une douleur aiguë comme la piqûre d’une aiguille traversa soudain la main droite de Marguerite. Serrant les dents, elle posa son coude sur le socle d’améthyste. Une sorte de frottement, semblable à celui que feraient des ailes en frôlant un mur, venait de la salle voisine. Marguerite comprit que là-bas d’inconcevables hordes d’invités dansaient, et il lui sembla que même les massifs planchers de marbre, de mosaïque et de cristal, de cette étrange salle étaient animés d’une pulsation rythmique.
Ni Gaïus César Caligula ni Messaline n’éveillèrent l’intérêt de Marguerite, qui cessa également de s’intéresser à ce défilé de rois, ducs, chevaliers, suicidés, empoisonneuses, pendus, entremetteuses, geôliers, tricheurs, bourreaux, délateurs, traîtres, déments, mouchards, satyres. Tous les noms se mêlaient dans sa tête, les visages s’agglutinaient en un immense gâteau, et seul se grava douloureusement dans sa mémoire le visage, frangé d’une véritable barbe de feu, de Maliouta Skouratov. Les jambes de Marguerite fléchissaient, et, à chaque minute, elle avait peur de se mettre à pleurer. Mais les pires souffrances lui venaient de son genou droit que baisaient les invités. Il était gonflé et bleu, bien qu’à plusieurs reprises la main de Natacha, munie d’une éponge, fût venue l’enduire de quelque onguent parfumé. À la fin de la troisième heure, Marguerite, qui avait jeté en bas un regard complètement désespéré, tressaillit de joie : le flot d’invités se tarissait.
– L’arrivée des invités à un bal obéit toujours aux mêmes lois, reine, chuchota Koroviev. Maintenant, la vague retombe. Nous n’avons plus, j’en suis sûr, que quelques minutes à souffrir. Il y a un groupe de fêtards du Brocken, ils arrivent toujours les derniers. Tenez, les voilà. Deux vampires sont ivres… C’est tout ? Ah ! non, en voilà encore un… non, deux !
Les deux derniers invités montaient l’escalier.
– Tiens, c’est un nouveau, dit Koroviev en plissant l’œil derrière son monocle. Ah ! oui, oui. Une fois, Azazello est allé lui rendre visite, et devant une bouteille de cognac il lui a glissé le conseil de se débarrasser d’un homme dont il craignait grandement les révélations. Celui-ci a donc chargé un de ses amis, qui dépendait de lui et ne pouvait rien lui refuser, d’asperger de poison les murs du cabinet de cet homme…
– Comment s’appelle-t-il ? demanda Marguerite.
– Ma foi, je ne sais pas encore, répondit Koroviev, il faut demander à Azazello.
– Et qui est avec lui ?
– Justement, son consciencieux ami et subordonné, je suis ravi ! cria Koroviev aux deux arrivants.
L’escalier était vide. Par précaution, ils attendirent encore quelques instants, mais plus personne ne sortit de la cheminée.
Une seconde plus tard, sans comprendre comment, Marguerite se trouvait dans la salle au bassin. Tout de suite, à cause des douleurs de sa main et de son genou, elle se mit à pleurer et s’effondra à terre. Mais Hella et Natacha, tout en la réconfortant, l’amenèrent à nouveau sous la douche de sang, massèrent à nouveau son corps, et Marguerite se sentit revivre.
– Encore, encore, reine Margot, murmura Koroviev apparu à côté d’elle, il faut encore parcourir les salles, pour que nos honorables invités ne se sentent pas abandonnés.
De nouveau, Marguerite quitta la salle au bassin. Sur l’estrade dressée derrière les tulipes, où jouait naguère l’orchestre du roi de la valse, on voyait maintenant gesticuler avec fureur un jazz de singes. Un énorme gorille aux favoris ébouriffés, une trompette à la main, dirigeait en sautant lourdement d’un pied sur l’autre. Sur un rang étaient assis des orangs-outans, qui soufflaient dans des trompettes étincelantes. De joyeux chimpanzés, placés à califourchon sur leurs épaules, jouaient de l’accordéon. Deux hamadryas à crinière léonine tapaient sur des pianos à queue, dont les notes étaient complètement étouffées par les saxophones, violons et tambours qui cognaient, piaulaient et mugissaient entre les pattes de gibbons, de mandrills et de guenons. Sur le sol transparent, d’innombrables couples, comme fondus ensemble, et avec une adresse et une netteté de mouvement étonnantes, tournaient tous dans le même sens et avançaient comme un mur, menaçant de tout balayer sur leur passage. De vifs papillons satinés venaient s’abattre sur la horde des danseurs, et un semis de fleurs tombait des plafonds. Aux chapiteaux des colonnes, quand s’éteignait l’électricité, s’allumaient des myriades de lucioles, et dans l’air couraient çà et là des feux follets.
Puis Marguerite se trouva devant un bassin de dimensions prodigieuses, entouré d’une colonnade. Une cataracte rosée jaillissait de la gueule d’un gigantesque Neptune noir, et l’odeur capiteuse du champagne montait du bassin. Là régnait une folle gaieté, libre de toute contrainte. Des dames, en riant, confiaient leur réticule à leur cavalier ou aux nègres qui couraient de tous côtés avec des draps de bain, puis, avec de petits cris, piquaient une tête dans le bassin. Des colonnes de liquide mousseux rejaillissaient. Le fond de cristal du bassin était éclairé par dessous, et la lumière qui traversait toute la masse du vin permettait d’y voir les corps argentés des nageuses, qui ressortaient de là complètement ivres. Des rires retentissants éclataient sous les colonnes. On se serait cru aux bains publics.
Dans le souvenir confus que Marguerite garda de ce chaos surnageait un visage de femme abruti d’ivresse, au regard stupide – mais, dans sa stupidité, toujours implorant –, et un seul mot : « Frieda. »
L’odeur du vin faisait tourner la tête de Marguerite, et elle allait s’éloigner quand le chat exécuta un numéro qui la retint près du bassin. Béhémoth fit quelques passes magiques devant le mufle de Neptune, et instantanément, la masse houleuse du champagne disparut à grand bruit du bassin. Neptune vomit alors un flot de liquide jaune foncé, qui ne moussait ni ne pétillait plus. Les dames glapirent :
– Du cognac ! et, s’écartant vivement des bords du bassin, se réfugièrent derrière les colonnes.
Le bassin fut rempli en quelques secondes, et le chat, après avoir tournoyé trois fois en l’air, plongea dans les flots agités du cognac. Quand il en ressortit, soufflant et s’ébrouant, sa cravate mouillée pendait lamentablement, et il avait perdu son lorgnon et la dorure de ses moustaches. Une seule femme — la facétieuse couturière — suivit l’exemple de Béhémoth, avec son cavalier, un jeune mulâtre inconnu. Tous deux plongèrent dans le cognac, mais Koroviev prit le bras de Marguerite, et ils abandonnèrent les baigneurs.
Marguerite s’aperçut vaguement qu’elle passait en volant près d’énormes vasques de pierre qui contenaient des montagnes d’huîtres. Puis elle survola un parquet de verre sous lequel ronflaient des feux d’enfer ; autour de ceux-ci, s’affairaient des silhouettes blanches de cuisiniers diaboliques. Quelque part encore — elle avait renoncé à s’orienter — elle vit des caves sombres où brûlaient des flambeaux, où des jeunes filles servaient de la viande grillée sur des braises ardentes, et où l’on vida de grandes chopes à sa santé. Elle vit ensuite des ours blancs qui jouaient de l’accordéon et exécutaient une danse populaire russe sur une estrade, une salamandre qui faisait des tours de passe-passe dans le foyer ardent d’une cheminée… Et pour la deuxième fois, elle sentit que ses forces la trahissaient.
– Dernière apparition, chuchota Koroviev d’un air préoccupé, et nous serons libres.
Accompagnée de Koroviev, Marguerite parut de nouveau dans la salle de bal. Mais on n’y dansait plus, et l’incalculable foule des invités s’était tassée entre les colonnes, dégageant tout le milieu de la salle. Marguerite ne put se rappeler qui l’avait aidé à monter sur une sorte de trône élevé en plein centre de l’espace libre. Quand elle y eut pris place, elle entendit, avec étonnement, résonner quelque part les douze coups de minuit — heure depuis longtemps passée, d’après ses calculs. Au dernier coup de cette horloge, dont il était impossible de deviner l’emplacement, le silence tomba sur la foule.
Alors, de nouveau, Marguerite vit Woland. Il s’avançait, entouré d’Abadonna, d’Azazello et de quelques jeunes hommes vêtus de noir qui ressemblaient à Abadonna. Marguerite apercevait maintenant, en face d’elle, un autre trône, préparé pour Woland. Mais il ne l’utilisa pas. Marguerite fut frappée de voir que Woland, pour cette dernière et solennelle apparition au bal, était vêtu exactement comme il l’était auparavant dans la chambre. La même chemise de nuit tachée et rapiécée pendait sur ses épaules, et ses pieds étaient glissés dans des pantoufles éculées. Il était armé d’une épée nue, dont il se servait comme d’une canne.
En boitillant, Woland vint s’arrêter près de son piédestal, et à l’instant même, Azazello parut devant lui avec un plat dans les mains. Et sur ce plat, Marguerite vit une tête d’homme coupée, dont les dents de devant étaient brisées. Un silence total régnait toujours, qui ne fut interrompu qu’une fois par un tintement, affaibli par la distance et incompréhensible dans la conjoncture présente — le tintement de la sonnette d’une porte d’entrée.
– Mikhaïl Alexandrovitch, dit doucement Woland à la tête.
Alors, les paupières de celle-ci se soulevèrent, et Marguerite sursauta violemment en voyant dans ce visage mort apparaître deux yeux vivants, chargés de pensées et de douleur.
– Tout s’est accompli, n’est-il vrai ? continua Woland en regardant la tête dans les yeux. Votre tête a été coupée par une femme, la réunion n’a pas eu lieu et je loge chez vous. Ce sont des faits. Et les faits sont la chose la plus obstinée du monde. Mais ce qui nous intéresse maintenant, c’est ce qui va suivre, et non les faits déjà accomplis. Vous avez toujours été un ardent défenseur de la théorie selon laquelle, lorsqu’on coupe la tête d’un homme, sa vie s’arrête, lui-même se transforme en cendres et s’évanouit dans le non-être. Il m’est agréable de vous informer, en présence de mes invités, et bien que leur présence même soit la démonstration d’une tout autre théorie, que votre théorie à vous ne manque ni de solidité ni d’ingéniosité. D’ailleurs, toutes les théories se valent. Il en est une, par exemple, selon laquelle il sera donné à chacun selon sa foi. Ainsi soit-il ! Vous vous évanouissez dans le non-être, et moi, dans la coupe en laquelle vous allez vous transformer, je serai heureux de boire à l’être !
Woland leva son épée. Immédiatement, la peau de la tête noircit, se recroquevilla, puis se détacha par morceaux, les yeux disparurent, et bientôt Marguerite vit sur le plat un crâne jaunâtre, aux yeux d’émeraude et aux dents de perles, monté sur un pied d’or. Le couvercle du crâne tourna autour d’une charnière et s’ouvrit.
– Dans une seconde, messire, dit Koroviev en réponse à un regard interrogateur de Woland, il va se présenter devant vous. J’entends déjà, dans ce silence sépulcral, le grincement de ses souliers vernis et le tintement du verre qu’il vient de reposer sur une table, après avoir bu du champagne pour la dernière fois de sa vie. Et le voici.
Un nouvel invité, seul, entra dans la salle et s’avança vers Woland. Extérieurement, rien ne le distinguait des innombrables invités en habit, sauf une chose : le nouveau venu chancelait littéralement d’émotion, ce qui était visible même de loin. Des taches rouges enflammaient ses joues, et ses yeux roulaient, hagards. Il était abasourdi, et cela était parfaitement naturel : tout contribuait à le frapper d’étonnement, et en premier lieu, bien entendu, l’accoutrement de Woland.
Cependant, l’invité fut accueilli avec une parfaite affabilité.
– Ah ! très cher baron Meigel, dit Woland en adressant un sourire amène au baron, dont les yeux semblèrent jaillir des orbites. Je suis heureux de vous présenter (ajouta Woland pour les invités) le très honorable baron Meigel, chargé par la Commission des spectacles de faire connaître aux étrangers les curiosités de la capitale.
Marguerite défaillit, car elle reconnaissait ce Meigel. À plusieurs reprises, elle l’avait rencontré dans les théâtres et les restaurants de Moscou. « Mais alors, pensa Marguerite, il serait donc mort, lui aussi ?… » Mais tout s’expliqua à l’instant.
– Ce cher baron, continua Woland avec un sourire joyeux, a eu la charmante bonne grâce, apprenant mon arrivée à Moscou, de me téléphoner aussitôt pour m’offrir ses services dans sa spécialité, c’est-à-dire me montrer les curiosités. Il va sans dire que j’ai été heureux de l’inviter chez moi.
À ce moment, Marguerite vit Azazello passer le crâne et le plat à Koroviev.
– À propos, baron, dit Woland en baissant la voix sur un ton d’intimité, des bruits ont couru sur votre extraordinaire curiosité. On dit que, jointe à votre loquacité non moins développée, elle a attiré l’attention générale. De plus, les mauvaises langues ont lâché le mot : vous êtes un mouchard et un espion. De plus encore, on tient pour probable que cela vous conduira à une triste fin, et ce, pas plus tard que dans un mois. Aussi, dans le but de vous épargner cette pénible attente, avons-nous décidé de vous aider en mettant à profit le fait que vous vous êtes fait inviter chez moi précisément dans l’intention d’en voir et d’en entendre le plus possible.
Le baron devint plus pâle qu’Abadonna, qui pourtant était exceptionnellement pâle par nature, puis il se produisit quelque chose de bizarre. Abadonna se planta devant le baron, et l’espace d’une seconde ôta ses lunettes. Au même instant, un éclair jaillit des mains d’Azazello, il y eut un petit bruit sec pareil à un claquement de mains, et le baron commença à tomber à la renverse, tandis qu’un sang vermeil giclait de sa poitrine et inondait son plastron empesé et son gilet. Koroviev plaça la coupe sous le jet de sang et l’offrit pleine à Woland. Quant au corps sans vie du baron, il était déjà allongé par terre.
– Je bois à votre santé, Messieurs, dit Woland d’une voix égale, et, levant la coupe, il la porta à ses lèvres.
Survint alors une métamorphose, La chemise de nuit rapiécée et les pantoufles éculées disparurent. Woland reparut vêtu d’une chlamyde noire, une épée d’acier au côté. Il s’approcha rapidement de Marguerite, lui présenta la coupe et dit d’un ton impérieux :
– Bois !
Étourdie, Marguerite chancela, mais la coupe touchait ses lèvres, et une voix dont elle ne put déterminer la provenance lui chuchota dans les deux oreilles :
– Ne craignez rien, reine… Ne craignez rien, reine, le sang a depuis longtemps été absorbé par la terre. Et là où il s’est répandu, poussent déjà des grappes de raisin.
Sans rouvrir les yeux, Marguerite but une gorgée, et une onde de volupté courut dans ses veines, et ses oreilles tintèrent. Il lui sembla que quelque part, des coqs lançaient leur cri assourdissant, et qu’un orchestre invisible jouait une marche. La foule perdit alors sa physionomie : hommes et femmes tombaient en poussière. La putréfaction, sous les yeux de Marguerite, gagna rapidement toute la salle, au-dessus de laquelle flotta une odeur de caveau. Les colonnes craquèrent et s’effondrèrent, les lumières s’éteignirent, tout se flétrit, et il ne resta rien des fontaines, des camélias et des tulipes. Il n’y eut plus que ce qui avait été : le modeste salon de la bijoutière, où une porte entrouverte laissait passer un rai de lumière. Marguerite franchit cette porte.
CHAPITRE XXIV
Réapparition du maître
Dans la chambre de Woland, tout était comme avant le bal. Woland était toujours sur le lit en chemise de nuit, seulement Hella ne lui frottait plus le genou ; sur la table où se trouvait tout à l’heure le jeu d’échecs, elle dressait le couvert du dîner. Koroviev et Azazello, qui avaient ôté leur frac, étaient déjà à table, et, naturellement, le chat avait pris place à côté d’eux. Il n’avait pas voulu se séparer de sa cravate, bien que celle-ci fût réduite à une loque parfaitement dégoûtante. Marguerite, chancelante, s’approcha de la table et s’y appuya. Comme naguère, Woland lui fit signe de venir et, d’un geste, l’invita à s’asseoir près de lui.
– Eh bien, vous voilà exténuée ? demanda Woland.
– Oh ! non, messire, répondit Marguerite d’une voix si faible qu’on l’entendit à peine.
– Noblesse oblige, fit remarquer le chat, qui versa à Marguerite, dans un verre à bordeaux, un liquide transparent.
– C’est de la vodka ? demanda faiblement Marguerite.
Sur sa chaise, le chat sauta d’indignation.
– Y pensez-vous, reine ? grinça-t-il. Est-ce que je me permettrais de verser de la vodka à une dame ? C’est de l’alcool pur !
Marguerite sourit et tenta de repousser le verre.
– Buvez sans crainte, dit Woland, et Marguerite prit aussitôt le verre dans ses mains.
– Hella, assieds-toi, ordonna Woland, et il expliqua à Marguerite : La nuit de la pleine lune est une nuit de fête, et je dîne toujours dans la compagnie intime de mes proches et de mes serviteurs. Alors, comment vous sentez-vous ? Comment s’est passé ce bal harassant ?
– Renversant ! jacassa Koroviev. Ils sont tous enchantés, époustouflés, amoureux ! Quel tact, quel savoir-faire, quelle séduction, quel charme !
Sans mot dire, Woland leva son verre et trinqua avec Marguerite. Celle-ci but avec résignation, et sa dernière pensée fut qu’elle ne survivrait pas à ce verre d’alcool. Mais il n’arriva rien de mauvais. Une chaleur vivante coula dans le ventre de Marguerite, qui ressentit en même temps comme un léger choc à la nuque, et ses forces revinrent comme si elle venait de se lever après un long sommeil réparateur. En outre, elle sentit s’allumer en elle une faim de loup. Quand elle se souvint qu’elle n’avait rien pris depuis la veille au matin, son appétit redoubla… Elle se mit à manger goulûment du caviar.
Béhémoth coupa une tranche d’ananas, la saupoudra de sel et de poivre, la mangea, après quoi il se jeta si crânement dans le gosier un deuxième verre d’alcool que tout le monde applaudit.
Quant Marguerite eut bu son second verre, l’éclat des candélabres se fit plus vif et les flammes montèrent plus haut dans la cheminée. Marguerite n’éprouvait aucune ivresse. En plantant ses dents blanches dans la viande, elle sentait avec délectation le jus lui couler dans la bouche. En même temps, elle observait Béhémoth qui était en train de tartiner une huître de moutarde.
– Tu devrais aussi y ajouter un peu de raisin, dit doucement Hella en poussant le chat du coude.
– Je te prie de te mêler de ce qui te regarde, répondit Béhémoth. Je sais me tenir à table, n’ayez crainte, et quand j’y suis, je n’aime pas qu’on me dérange !
– Ah ! comme c’est agréable, chevrota Koroviev, de dîner comme ça, auprès d’un bon feu, et à la bonne franquette, en petit comité.
– Non, Fagoth, répliqua le chat, le bal a aussi son charme et sa grandeur.
– Pas du tout, dit Woland, un bal n’a ni charme ni grandeur. Et ces ours imbéciles, ainsi que les tigres du bar, avec leurs rugissements, ont failli me donner la migraine.
– À vos ordres, messire, dit le chat. Si vous trouvez qu’un bal n’a aucune grandeur, j’adopte immédiatement et pour toujours cette opinion.
– Prends garde à toi ! répondit Woland.
– Je plaisantais, répondit humblement le chat. Quant aux tigres, je vais donner l’ordre de les faire rôtir.
– Les tigres, ça ne se mange pas, dit Hella.
– Vous croyez ? Alors, écoutez, je vous prie, répliqua le chat.
Et, les yeux mi-clos de plaisir, il raconta qu’une fois, il avait erré pendant dix-neuf jours dans un désert et qu’il s’était nourri uniquement de la viande d’un tigre tué par lui. Tous écoutèrent avec intérêt ce curieux récit, et quand Béhémoth eut terminé, tous s’écrièrent en chœur :
– Mensonge !
– Et le plus intéressant dans ce mensonge, dit Woland, c’est qu’il est mensonger du premier au dernier mot.
– Ah ! bon ? Mensonge ? s’écria le chat, et tous pensèrent qu’il allait se mettre à protester, mais il dit simplement d’une voix paisible : L’Histoire nous jugera.
– Mais dites-moi, fit Margot, un peu excitée par l’alcool, en se tournant vers Azazello : Ce baron, vous lui avez tiré dessus ?
– Naturellement, répondit Azazello. Comment ne pas lui tirer dessus ? Il fallait bien lui tirer dessus.
– Ah ! quelle émotion ! s’écria Marguerite. C’était si inattendu !
– Il n’y avait rien, là-dedans, d’inattendu, objecta Azazello, mais Koroviev se mit à brailler d’une voix geignarde :
– Comment ne pas être ému ? Moi-même, les jambes m’en tremblaient ! Pan ! Et hop ! Le baron par terre !
– Quant à moi, j’ai failli avoir une crise de nerfs, ajouta le chat, qui avala en se pourléchant une cuillerée de caviar.
– Il y a quelque chose que je ne comprends pas, dit Marguerite, tandis que les cristaux faisaient danser des étincelles d’or dans ses yeux. Est-ce qu’au-dehors, on n’a pas entendu la musique, ni tout le bruit de ce bal ?
– Certainement, reine, on n’a rien entendu, répondit Koroviev. Il faut faire en sorte qu’on ne puisse rien entendre. Et le faire avec le plus grand soin.
– Oui, bien sûr… Et pourtant, c’est un fait, cet homme, dans l’escalier… quand nous sommes arrivés, avec Azazello… et l’autre aussi, à l’entrée… j’ai l’impression qu’il surveillait votre appartement…
– Très juste, très juste ! s’écria Koroviev. Très juste, chère Marguerite Nikolaïevna ! Vous confirmez mes soupçons ! Oui, il surveillait l’appartement ! Moi-même, je l’avais d’abord pris pour un professeur distrait, ou pour un amoureux en train de se morfondre dans l’escalier. Mais non, non ! J’ai eu un pincement au cœur ! C’est ça, il surveillait l’appartement ! Et l’autre, à l’entrée, aussi ! Et celui qui était sous le porche, également.
– Et s’ils venaient vous arrêter, que se passerait-il ? demanda Marguerite.
– Mais certainement, ils viendront, charmante reine, certainement ! dit Koroviev. J’ai le pressentiment qu’ils viendront. Pas tout de suite, naturellement, mais le moment venu, obligatoirement, ils viendront. Mais je pense qu’il ne se passera rien d’intéressant.
– Ah ! quelle émotion quand j’ai vu ce baron tomber ! dit Marguerite, qui, visiblement, songeait encore à ce meurtre, le premier qu’elle voyait de sa vie. Vous tirez très bien, sans doute ?
– Convenablement, répondit Azazello.
– Et à combien de pas ? demanda Marguerite un peu obscurément.
– Cela dépend sur quoi, répondit judicieusement Azazello. Casser à coups de marteau les vitres du critique Latounski, c’est une chose, mais l’atteindre au cœur, c’est tout autre chose.
– Au cœur ! s’écria Marguerite en posant, on ne sait pourquoi, sa main sur son propre cœur. Au cœur ! répéta-t-elle d’une voix sourde.
– Qu’est-ce que c’est que ce critique Latounski ? demanda Woland en jetant un regard perçant à Marguerite.
Azazello, Koroviev et Béhémoth baissèrent les yeux d’un air confus, et Marguerite répondit en rougissant :
– C’est un critique. Hier soir, j’ai tout démoli dans son appartement.
– Tiens, tiens ! Et pourquoi donc ?…
– Parce que, messire, il a causé la perte d’un Maître, expliqua Marguerite.
– Mais pourquoi vous être chargée de cela vous-même ? demanda Woland.
– Avec votre permission, messire, j’achèverai la besogne ! s’écria joyeusement le chat en sautant sur ses pieds.
– Mais non, assieds-toi, grogna Azazello en se levant. J’y vais…
– Non ! s’écria Marguerite. Non, messire, je vous en prie, il ne faut pas !
– Comme vous voudrez, comme vous voudrez, répondit Woland, et Azazello se rassit.
– Où donc en étions-nous, précieuse reine Margot ? dit Koroviev. Ah ! oui, le cœur… Il atteint le cœur (Koroviev planta son long doigt dans la direction d’Azazello) au choix, dans n’importe quelle oreillette ou n’importe quel ventricule.
Marguerite ne comprit pas tout de suite, puis elle s’écria avec étonnement :
– Mais… on ne les voit pas !
– Très chère, chevrota Koroviev, justement, on ne les voit pas ! C’est ce qui fait tout le sel de la chose ! Un objet qu’on voit, n’importe qui peut l’atteindre !
Koroviev ouvrit un tiroir de la table, où il prit un sept de pique qu’il présenta à Marguerite en lui demandant de marquer de son ongle l’un des piques de la carte. Marguerite marqua celui qui était placé en haut et à droite.
Elle cacha la carte sous son oreiller, et cria :
– Prêt !
Azazello, qui s’était assis le dos tourné à l’oreiller, tira de la poche de son pantalon de soirée un pistolet automatique noir, posa la crosse sur son épaule et, sans se retourner, fit feu. Marguerite sursauta de plaisir et de frayeur. On alla chercher la carte sous l’oreiller traversé par la balle. À la place du pique marqué par Marguerite, il n’y avait plus qu’un trou.
– Je ne voudrais pas me trouver en face de vous quand vous avez un revolver entre les mains, dit Marguerite qui regarda Azazello en minaudant. (Elle avait toujours été passionnément attirée par les gens qui étaient capables d’accomplir des actions de premier ordre.)
– Précieuse reine, piailla Koroviev, je ne recommande à personne de se trouver en face de lui, même s’il n’a pas de revolver entre les mains ! Je vous donne ma parole d’ancien chantre et chef de chœur que personne ne ferait de compliment à celui qui s’y risquerait.
Pendant l’exercice de tir, le chat était resté assis, immobile et renfrogné. Soudain, il déclara :
– Je me charge de battre le record du sept de pique.
Azazello se contenta de répondre par un grognement. Mais le chat était obstiné, et il réclama non seulement un, mais deux revolvers. Azazello sortit un second pistolet de la deuxième poche-revolver de son pantalon et, avec une moue de dédain, il offrit les deux armes à ce vantard. Deux piques furent marqués sur la carte. Le chat tourna le dos à l’oreiller, et se prépara longuement. Marguerite s’assit, se boucha les oreilles avec ses doigts, et regarda la chouette accroupie sur la tablette de cheminée. Le chat fit feu des deux revolvers. Aussitôt, Hella poussa un cri aigu, la chouette frappée à mort tomba de la cheminée, et la pendule brisée s’arrêta. Hella, dont une main était ensanglantée, se jeta avec un rugissement sur le chat et l’attrapa par les poils ; en réponse, celui-ci la saisit aux cheveux, et leurs deux corps mêlés roulèrent comme une boule sur le plancher. Un verre tomba de la table et se brisa.
– Débarrassez-moi de cette diablesse enragée ! hurla le chat en essayant de repousser Hella, qui s’était assise à califourchon sur lui.
On sépara les combattants, et Koroviev souffla sur le doigt blessé d’Hella, qui fut aussitôt guéri.
– Je ne peux pas tirer quand on chuchote derrière moi ! cria Béhémoth en essayant de remettre en place une grosse touffe de poils arrachés de son dos.
– Je parie, dit Woland en souriant à Marguerite, qu’il s’y est pris de cette façon exprès. Car ce n’est pas un mauvais tireur.
Hella et le chat firent la paix, et pour marquer cette réconciliation, ils s’embrassèrent. Puis on prit la carte sous l’oreiller, pour constater le résultat. Aucun pique, hormis celui qu’avait atteint Azazello, n’était touché.
– C’est incroyable, décréta le chat en examinant la carte à la lumière du candélabre.
Le joyeux dîner se poursuivit. Les bougies coulaient dans les candélabres, et la cheminée répandait à travers la chambre des vagues de chaleur sèche et odorante. Rassasiée, Marguerite fut envahie d’une sensation de béatitude. Elle contempla les ronds de fumée bleuâtre du cigare d’Azazello qui glissaient vers la cheminée, et le chat qui essayait de les pêcher au bout d’une rapière. Elle n’avait envie d’aller nulle part, bien qu’il dût être fort tard, d’après ses calculs. À en juger par tout ce qui s’était passé, il devait être près de six heures du matin. Profitant d’un silence, Marguerite se tourna vers Woland et dit d’une voix hésitante :
– Il faudrait que je m’en aille… il est tard…
– Qu’est-ce qui vous presse ? demanda Woland poliment, mais froidement.
Les autres ne dirent mot et firent mine de s’absorber dans la contemplation des ronds de fumée.
– Oui, il faut que je m’en aille, répéta Marguerite, décontenancée par ses propres paroles, et elle se retourna comme pour chercher une cape ou un manteau.
Elle se sentait tout à coup gênée par sa nudité. Elle se leva de table. Sans rien dire, Woland prit sur son lit sa robe de chambre élimée et tachée de graisse, que Koroviev jeta sur les épaules de Marguerite.
– Je vous remercie, messire, dit Marguerite d’une voix faible, et elle regarda Woland d’un air interrogateur.
En réponse, celui-ci lui adressa un sourire courtois et indifférent. Une sombre tristesse serra alors d’un coup le cœur de Marguerite. Elle se sentait frustrée. Personne, visiblement, n’avait l’intention de la récompenser pour tout ce qu’elle avait fait au bal, et personne ne la retenait. Or, elle se rendait parfaitement compte que, sortie d’ici, elle n’avait nulle part où aller. L’idée — fugitive — qu’il lui faudrait retourner à la propriété provoqua au fond d’elle-même une explosion de désespoir. Alors, quoi, poser la question elle-même, comme le lui avait suggéré Azazello d’un ton alléchant, dans le jardin Alexandrovski ? « Non, pour rien au monde ! » se dit-elle à elle-même.
– Je vous souhaite tout le bien possible, messire, dit-elle à haute voix, tout en pensant : Seulement sortir d’ici, et j’irai me jeter dans la rivière.
– Asseyez-vous donc, dit soudain Woland d’un ton sans réplique.
Marguerite changea de visage, et s’assit.
– N’avez-vous pas quelque chose à dire, avant de nous séparer ?
– Non, messire, rien, répondit avec orgueil Marguerite. Sauf que, si vous avez encore besoin de moi, je suis prête à faire volontiers tout ce que vous voudrez. Je ne suis nullement fatiguée, et je me suis beaucoup amusée à ce bal. Et s’il s’était prolongé, j’aurais de nouveau offert mon genou aux baiser de milliers de gibiers de potence et d’assassins.
Marguerite regarda Woland, mais elle le vit comme à travers un voile : ses yeux étaient pleins de larmes.
– Exactement ! Vous avez parfaitement raison ! s’écria Woland d’une voix retentissante et terrible. C’est ainsi qu’il faut parler !
– Tout à fait ça ! répéta en écho la suite de Woland.
– Nous avons observé de quoi vous étiez capable, dit Woland. Vous ne demandez jamais rien à personne ! Jamais, à personne, et surtout pas à ceux qui sont plus puissants que vous. À eux de proposer, à eux de donner. Asseyez-vous, femme orgueilleuse. (Woland enleva la lourde robe de chambre des épaules de Marguerite, et celle-ci se retrouva assise à côté de lui sur le lit.) Allons, Margot, reprit Woland en adoucissant sa voix, que désirez-vous pour m’avoir servi de maîtresse de maison aujourd’hui ? Que désirez-vous pour avoir conduit ce bal toute nue ? À quel prix estimez-vous votre genou ? Quels dommages vous ont causés mes invités, que vous appelez maintenant des gibiers de potence ? Parlez ! Et parlez sans honte, maintenant, puisque c’est moi qui vous le propose.
Le cœur de Marguerite battit, et elle soupira profondément. Elle réfléchissait.
– Allons, quoi, du courage ! dit Woland. Réveillez un peu votre imagination, stimulez-la ! Le seul fait d’avoir assisté au meurtre de ce fieffé gredin de baron vaudrait à quiconque une récompense, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une femme. Eh bien ?
Marguerite reprit son souffle, et elle s’apprêtait déjà à prononcer les mots qui lui étaient chers et qu’elle avait préparés dans le fond de son âme, quand tout à coup elle pâlit, ouvrit la bouche et écarquilla les yeux. « Frieda !… Frieda, Frieda ! criait à son oreille une voix suppliante et obsédante. Je m’appelle Frieda ! » Et Marguerite, en trébuchant sur les mots, balbutia :
– Alors vraiment… je peux… je peux donc demander… une chose ?
– Exiger, prima donna, exiger, répondit Woland avec un sourire plein de sympathie, vous pouvez exiger une chose.
Ah ! comme Woland sut habilement et distinctement souligner, en les répétant, les mots de Marguerite – « une chose » !
Marguerite soupira de nouveau et dit :
– Je veux qu’on cesse d’apporter à Frieda le mouchoir avec lequel elle a étouffé son bébé.
Le chat leva les yeux au ciel et soupira bruyamment, mais ne dit rien, se souvenant évidemment de son oreille pincée.
– Attendu, dit Woland en souriant, que la possibilité pour vous de recevoir un pot-de-vin de cette sotte de Frieda est évidemment tout à fait exclue — ce serait incompatible avec votre dignité de reine, — je ne sais vraiment que faire. Il reste peut-être une chose : se munir de chiffons et en boucher toutes les ouvertures de ma chambre.
– Que voulez-vous dire, messire ? s’étonna Marguerite à ces derniers mots, effectivement incompréhensibles.
– Absolument d’accord avec vous, messire, intervint inopinément le chat – des chiffons, précisément !, — et d’irritation il donna un coup de patte sur la table.
– Je veux parler de la miséricorde, dit Woland sans détacher de Marguerite son œil flamboyant. Parfois, alors qu’on s’y attend le moins et avec une extrême perfidie, elle arrive à se glisser par les plus petites fentes. C’est pourquoi je vous parle de chiffons…
– Et moi aussi j’en parle ! s’écria le chat, en s’écartant de Marguerite à tout hasard et en protégeant ses oreilles à l’aide de ses pattes enduites de crème rose.
– Fiche-moi le camp ! lui dit Woland.
– Je ne veux pas m’en aller, dit le chat, je n’ai pas encore bu mon café. Vraiment, messire, peut-on, un soir de fête, séparer les hôtes en deux catégories ? Les uns, de première, et les autres, comme disait ce triste grigou de buffetier, de deuxième fraîcheur ?
– Tais-toi, lui ordonna Woland, puis il demanda à Marguerite : À ce que je vois, vous êtes une personne d’une exceptionnelle bonté ? D’une haute moralité ?
– Non, répondit avec force Marguerite. Je sais qu’avec vous on ne peut qu’être sincère, et sincèrement je vous réponds : je suis une personne frivole. Si je vous ai demandé cela pour Frieda, c’est simplement parce que j’ai eu l’imprudence de lui donner un ferme espoir. Et elle attend, messire, elle croit à ma puissance. Si son attente est trompée, je me trouverai dans une situation épouvantable. Je ne connaîtrai plus jamais le repos. C’est comme cela, et on n’y peut plus rien.
– Ah ! dit Woland, mais cela, je le comprends.
– Alors, vous le ferez ? demanda doucement Marguerite.
– Certainement pas, répondit Woland. À vrai dire, chère reine, il y a ici un léger quiproquo. À chaque département de régler les affaires qui sont de son ressort. Je ne nie pas que nos possibilités soient assez grandes, beaucoup plus grandes que ne le croient généralement certaines personnes peu perspicaces…
– Ça oui, beaucoup plus grandes ! ne put s’empêcher de dire le chat, visiblement fier de ses possibilités.
– Vas-tu te taire ? Le diable t’emporte ! lui dit Woland, qui reprit : Mais quel sens cela aurait-il de faire ce qui incombe, comme je l’ai dit, à un autre département ? Je ne ferai donc pas ce que vous me demandez. C’est vous qui le ferez.
– Mais, avec moi, est-ce que cela réussira ?
Azazello glissa un regard ironique du côté de Marguerite, hocha sa tête rousse et pouffa discrètement.
– Mais faites-le donc, en voilà un malheur, grommela Woland, qui tourna son globe et se mit à examiner quelque détail, visiblement pour avoir l’air de s’occuper d’autre chose pendant la conversation de Marguerite.
– Eh bien : Frieda…, souffla Koroviev.
– Frieda ! cria Marguerite d’une voix perçante.
La porte s’ouvrit violemment, et une femme nue, hirsute, au regard frénétique, mais qui ne donnait plus aucun signe d’ébriété, entra dans la chambre et tendit convulsivement le bras vers Marguerite. Celle-ci dit majestueusement :
– Tu es pardonnée. On ne t’apportera plus le mouchoir.
Frieda jeta un grand cri et tomba sur le plancher, face contre terre et bras en croix, devant Marguerite. Woland agita la main, et Frieda disparut.
– Je vous remercie, et adieu, dit Marguerite en se levant.
– Allons, Béhémoth, dit Woland, nous n’allons pas, une nuit de fête, tirer profit des actes d’une personne dépourvue de sens pratique. (Il se tourna vers Marguerite :) Donc, cela ne compte pas. Moi, je n’ai rien fait. Que désirez-vous, pour vous ?
Il y eut un silence, interrompu par Koroviev qui chuchota à l’oreille de Marguerite :
– Très précieuse donna, cette fois je vous conseille d’être un peu plus raisonnable ! Sinon la fortune risque de vous échapper.
– Je veux que maintenant, à l’instant même, on me rende mon amant, le Maître, dit Marguerite, dont le visage se convulsa.
Au même instant, le vent s’engouffra dans la chambre, couchant les flammes des bougies, le lourd rideau de la fenêtre s’écarta, la fenêtre s’ouvrit toute grande et très haut, dans le lointain, apparut la lune, non pas la lune pâle de l’aube, mais la pleine lune de minuit. Sur le plancher, au pied de la fenêtre, vint se poser une tache vert pâle de lumière nocturne, au milieu de laquelle parut le visiteur d’Ivan, celui qui se donnait le nom de Maître. Il avait gardé ses vêtements de la clinique — robe de chambre et pantoufles — et le bonnet noir dont il ne se séparait jamais. Des tics tordaient son visage non rasé, il louchait vers les flammes des candélabres avec une frayeur de dément, et un flot de lune bouillonnait autour de lui.
Marguerite le reconnut tout de suite. Avec un gémissement, elle joignit les mains et courut vers lui. Elle le baisa au front et aux lèvres, pressa son visage contre la joue piquante, et des larmes longtemps retenues jaillirent de ses yeux. Elle ne prononça qu’un mot, qu’elle répéta comme une insensée :
– Toi…, toi…, toi…
Le Maître l’écarta et dit sourdement :
– Ne pleure pas, Margot, ne me tourmente pas, je suis gravement malade. (Il s’agrippa d’une main au rebord de la fenêtre, comme s’il voulait sauter dehors et s’enfuir, puis, parcourant du regard les personnages assis, il eut un rictus et s’écria :) J’ai peur, Margot ! Voilà mes hallucinations qui recommencent…
Marguerite, que les sanglots étouffaient, murmura d’une voix étranglée :
– Non, non, non… n’aie pas peur…, je suis là…, près de toi.
Koroviev, discrètement et adroitement, glissa une chaise derrière le Maître, qui y tomba assis. Marguerite se jeta à genoux, se serra contre le malade, et se calma un peu. Dans son trouble, elle n’avait pas remarqué qu’elle avait cessé, tout à coup, d’être nue, et qu’elle portait maintenant un manteau de soie noire. Le malade baissa la tête et considéra le plancher d’un regard morne et douloureux.
– Oui, dit Woland après un silence, ils l’ont bien arrangé.
Et il ordonna à Koroviev :
– Chevalier, donne donc quelque chose à boire à cet homme.
Marguerite, d’une voix tremblante, conjura le Maître d’accepter :
– Bois, bois ! Tu as peur ? Non, non, crois-moi, ils veulent t’aider !
Le malade prit le verre et but son contenu, mais un frisson fit trembler sa main, et le verre vide se brisa à ses pieds.
– Tant mieux, ça porte bonheur ! chuchota Koroviev à Marguerite. Voyez, il revient déjà à lui.
Effectivement, le regard du malade était moins inquiet et moins égaré.
– Mais c’est toi, Margot ? demanda le visiteur lunaire.
– C’est moi, n’en doute pas, répondit Marguerite.
– Encore un coup, ordonna Woland.
Dès que le Maître eut vidé le deuxième verre, la vie et l’intelligence reparurent dans ses yeux.
– Ah ! voilà, maintenant c’est autre chose, fit Woland, l’examinant d’un regard aigu. Nous allons pouvoir parler. Qui êtes-vous ?
– Maintenant, je ne suis plus personne, répondit le Maître, et un rictus déforma sa bouche.
– Et d’où venez-vous ?
– De la maison de douleur. Je suis un malade mental, dit le nouveau venu.
Marguerite ne put supporter ces mots, et se remit à jurer. Puis elle essuya ses yeux et s’écria :
– C’est horrible ! C’est horrible, ce que tu dis ! C’est un Maître, messire, je vous en préviens ! Guérissez-le, il le mérite !
– Savez-vous à qui vous parlez en ce moment ? Chez qui vous êtes ? demanda Woland au visiteur.
– Je le sais, répondit le Maître. À la maison de fous, j’avais pour voisin ce gamin, Ivan Biezdomny. Il m’a parlé de vous.
– Mais oui, en effet, dit Woland, j’ai eu le plaisir de rencontrer ce jeune homme à l’étang du Patriarche. Il a bien failli me rendre fou moi-même, en me démontrant que je n’existais pas. Mais vous, vous croyez que je suis réellement moi ?
– Il faut bien y croire, dit le nouveau venu. Quoique, évidemment, on serait beaucoup plus tranquille si on pouvait vous considérer comme le fruit d’une hallucination. Excusez-moi, ajouta le Maître, se reprenant.
– Eh quoi, si cela doit vous tranquilliser, considérez-moi comme tel, répondit courtoisement Woland.
– Non, non ! s’écria Marguerite avec effroi en secouant le Maître par l’épaule. Songe à ce que tu dis ! C’est réellement lui qui est devant toi !
À ce moment, le chat se mêla à la conversation.
– Moi, par contre, dit-il, je ressemble réellement à une hallucination. Voyez mon profil au clair de la lune. (Le chat se glissa dans le faisceau de lumière et voulut ajouter quelque chose, mais on le pria de se taire, à quoi il répondit :) Très bien, très bien, je suis prêt à me taire. Je serai une hallucination taciturne.
Et il se tut.
– Mais dites-moi, pourquoi Marguerite vous appelle-t-elle Maître ? demanda Woland.
L’autre sourit et dit :
– C’est une faiblesse bien pardonnable. Elle a une trop haute opinion du roman que j’ai écrit.
– Un roman sur quoi ?
– Un roman sur Ponce Pilate…
De nouveau, les flammes des bougies vacillèrent, et sur la table, la vaisselle tinta. Woland venait d’éclater d’un rire tonitruant. Mais ce rire n’effraya ni même n’étonna personne. Béhémoth, on ne sait pourquoi, applaudit.
– Sur quoi, sur quoi ? Sur qui ? dit Woland, cessant de rire. À notre époque ? C’est ahurissant ! Et vous n’avez pas pu trouver un autre sujet ? Faites voir ça !
Et il tendit la main, paume ouverte.
– Malheureusement, cela m’est impossible, répondit le Maître, parce que je l’ai brûlé dans le poêle.
– Excusez-moi, mais je ne puis vous croire, répliqua Woland. Cela ne se peut pas : les manuscrits ne brûlent pas. (Il se tourna vers Béhémot et dit :) Allons, Béhémoth, donne ce roman.
Le chat sauta aussitôt de sa chaise, et tous virent qu’il était assis sur un volumineux paquet de manuscrits. Le chat présenta l’exemplaire du dessus à Woland, en s’inclinant avec déférence. Marguerite se mit à trembler et, de nouveau émue aux larmes, s’écria :
– Le voilà ! Ton manuscrit, le voilà !
Elle se jeta aux pieds de Woland et s’écria, extasiée :
– Il est tout-puissant ! Tout-puissant !
Woland prit l’exemplaire qu’on lui tendait, le retourna, puis le posa près de lui et, sans sourire, regarda fixement le Maître. Mais celui-ci, on ne sait pour quelle raison, tomba dans l’angoisse et la douleur. Il se leva, et tordit les mains et, s’adressant à la lune lointaine, il gémit en frissonnant :
– Même la nuit, au clair de lune, je ne trouve pas la paix… Pourquoi me tourmente-t-on ? Ô dieux, dieux…
S’accrochant à la robe de chambre, Marguerite se serra contre lui et se mit, elle aussi, à gémir avec des larmes de douleur :
– Mon Dieu, pourquoi ? Pourquoi le remède ne t’a-t-il fait aucun bien ?
– C’est rien, c’est rien, c’est rien, murmura Koroviev en se faufilant près du Maître, c’est rien, c’est rien… Encore un petit verre, et je vais en prendre un aussi pour vous tenir compagnie…
À la lumière de la lune, le petit verre sembla cligner de l’œil et fit du bien au Maître. On le fit rasseoir, et son visage prit une expression paisible.
– Eh bien, tout est clair, dit Woland en tapotant le manuscrit de son long doigt.
– Parfaitement clair, souligna le chat, oubliant sa promesse d’être une hallucination taciturne. Maintenant, la ligne directrice de cet ouvrage m’est à présent claire comme de l’eau de roche. Que dis-tu, Azazello ? demanda-t’il à Azazello qui n’avait rien dit.
– Je dis, nasilla celui-ci, que ce serait une bonne chose de te noyer.
– Sois charitable, Azazello, répondit le chat, et ne souffle pas cette idée à mon souverain maître. Sinon, crois-moi, je t’apparaîtrais chaque nuit, dans le même habit de lune que le pauvre Maître, et je te ferais signe, et je t’inviterais à me suivre. Que t’en semblerait-il, ô Azazello ?
– Eh bien, Marguerite, reprit Woland, dites-moi maintenant tout ce qu’il vous faut.
Les yeux de Marguerite brillèrent, et elle dit à Woland d’un ton suppliant :
– Permettez-moi de lui dire quelque chose à l’oreille.
Woland acquiesça et Marguerite, collant sa bouche à l’oreille du Maître, chuchota quelques mots. Le Maître répondit à haute voix :
– Non, il est trop tard. Je ne désire plus rien dans la vie, sauf te voir. Mais je te le conseille encore une fois : abandonne-moi, tu te perdras avec moi.
– Non, je ne t’abandonnerai pas, répondit Marguerite, puis, se tournant vers Woland, elle dit : Je vous prie de nous ramener dans le sous-sol de la petite rue, près de l’Arbat, et que la lampe soit allumée, et que tout soit comme avant.
Le Maître se mit à rire, embrassa la tête ébouriffée de Marguerite et dit :
– Ah ! ne faites pas attention à ce que dit cette pauvre femme, messire ! Il y a longtemps que le sous-sol est occupé par un autre locataire, et, en général, cela n’arrive jamais que tout soit comme avant. (Il appuya sa joue sur la tête de son amie qu’il prit dans ses bras, et murmura :) Pauvre… pauvre…
– Cela n’arrive jamais, dites-vous ? fit Woland. C’est juste. Mais on peut essayer. Azazello !
À l’instant dégringola du plafond un citoyen en linge de corps, totalement désemparé et au bord de la folie. Il avait – on se demande pourquoi – une casquette sur la tête et une valise à la main. Il frémit de terreur et s’assit.
– Mogarytch ? demanda Azazello à l’homme tombé du ciel.
– Aloysius Mogarytch, répondit celui-ci en tremblant violemment.
– C’est bien vous qui, après avoir lu un article de Latounski sur le roman de cet homme, avez envoyé une dénonciation écrite, comme quoi il détenait de la littérature illégale ? demanda Azazello.
Le citoyen devint bleu, et les larmes du repentir mouillèrent ses yeux.
– Vous vouliez vous installer dans ses deux pièces ? nasilla Azazello de son ton le plus cordial.
Un feulement de chat enragé se fit entendre et Marguerite planta ses ongles dans le visage de Mogarytch en criant d’une voix perçante :
– Tiens ! Apprends ce que c’est qu’une sorcière ! Tiens !
Une certaine confusion s’ensuivit.
– Que fais-tu là ? s’écria le Maître d’une voix pleine de souffrance. Margot, c’est une infamie !
– Je proteste ! Ce n’est pas du tout une infamie ! brailla le chat.
Koroviev tira Marguerite en arrière.
– J’y ai apporté une baignoire…, cria Mogarytch, ensanglanté, en claquant des dents, et, dans son épouvante, il commença à débiter on ne sait quelles sottises : une désinfection… au sulfate…
– C’est très bien d’avoir apporté une baignoire, coupa Azazello d’un ton vigoureusement approbateur. Il a besoin de prendre des bains.
Puis il cria :
– Dehors !
Alors, Mogarytch fut soulevé, renversé les pieds en l’air, et emporté par la fenêtre ouverte.
Les yeux arrondis, le Maître dit à mi-voix :
– Fichtre ! Beau travail ! Bien mieux que ce que m’a raconté Ivan ! (Il promena un regard ébahi autour de lui, et, finalement, s’adressa au chat :) Mais pardon, c’est toi… c’est vous… (Il s’embrouillait, ne sachant comment on parle à un chat.) C’est vous, ce… ce chat qui est monté dans le tramway ?
– C’est moi, confirma le chat, flatté et il ajouta : Je suis heureux de vous entendre vous adresser si poliment à un chat. J’ignore pourquoi, habituellement, on tutoie les chats, bien qu’aucun chat n’ait jamais trinqué avec personne.
– Il me semble, répondit le Maître d’une voix mal assurée, que vous n’êtes pas vraiment un chat… Mais de toute façon, à la clinique, ils vont s’apercevoir de mon absence, ajouta-t-il timidement à l’intention de Woland.
– Allons donc, comment voulez-vous qu’ils s’en aperçoivent ! lui dit Koroviev d’un ton rassurant tandis que des papiers et un livret apparaissaient dans ses mains : Ce sont vos fiches et votre carnet de santé ?
– Oui…
Koroviev lança le tout dans la cheminée.
– Plus de papiers, plus d’homme, dit-il d’un air satisfait. Et ça, c’est le registre de votre propriétaire ?
– Ou… oui.
– Quel nom y est inscrit ? Aloysius Mogarytch ? (Koroviev souffla sur la page du registre.) Hop ! Il n’y est plus, et je vous prie de noter qu’il n’y a jamais été. Et si cet entrepreneur — votre propriétaire — paraît étonné, dites-lui qu’il a vu Aloysius en rêve. Mogarytch ? Quel Mogarytch ? Jamais entendu parler de Mogarytch ! (Le registre se volatilisa des mains de Koroviev.) Et voilà, le registre est de nouveau sur la table de votre entrepreneur.
– Vous avez très bien dit, commenta le Maître, frappé par la perfection du travail de Koroviev. Plus de papiers, plus d’homme. Et justement, je n’existe plus, puisque je n’ai plus de papiers.
– Je m’excuse, s’écria Koroviev, mais ça, c’est une hallucination ! Voici vos papiers.
Koroviev remit au Maître ses papiers, puis murmura d’un ton mielleux à Marguerite :
– Et voici vos biens, Marguerite Nikolaïevna (et Koroviev mit dans les mains de Marguerite un cahier aux bords noircis par le feu, une rose séchée, une photographie et, avec un soin particulier, un livret de caisse d’épargne :) et voici les dix mille roubles que vous avez daigné déposer, Marguerite Nikolaïevna. Nous n’avons nul besoin de l’argent d’autrui.
– Que mes pattes se dessèchent si jamais je touche à l’argent d’autrui ! s’écria le chat, le poil hérissé, en dansant sur une valise afin d’y tasser tous les exemplaires du malheureux roman.
– Et vos papiers, aussi, continua Koroviev en les donnant à Marguerite.
Puis il se tourna vers Woland et dit respectueusement :
– C’est tout, messire !
– Non, ce n’est pas tout, répondit Woland en s’arrachant à la contemplation de son globe. Que désirez-vous, chère donna, que je fasse de votre suite ? Personnellement, je n’en ai pas besoin.
À ce moment, Natacha, toujours nue, fit irruption par la porte ouverte, joignit les mains et s’écria :
– Tous mes vœux de bonheur, Marguerite Nikolaïevna ! (Elle salua le Maître d’un signe de tête, et reprit, à l’adresse de Marguerite :) Je le savais bien, où vous alliez !
– Les femmes de chambre savent tout, dit le chat en levant la patte d’un air important. C’est une erreur de croire qu’elles sont aveugles.
– Que veux-tu, Natacha ? dit Marguerite. Retourne à la maison.
– Marguerite Nikolaïevna, ma petite âme ! supplia Natacha en se mettant à genoux. Demandez-leur (de la tête elle indiqua Woland) qu’ils me permettent de rester sorcière. Je ne veux plus retourner à la maison ! Je ne veux pas aller avec l’ingénieur, ni avec le technicien ! Hier, au bal, M. Jacques m’a fait une proposition.
Natacha ouvrit sa main et laissa voir une poignée de pièces d’or.
Marguerite lança à Woland un regard interrogateur. Celui-ci acquiesça d’un signe de tête. Alors Natacha se jeta au cou de Marguerite, lui appliqua un baiser sonore sur la joue et, avec un cri de victoire, s’envola par la fenêtre.
Natacha fut remplacée par Nikolaï Ivanovitch. Il avait retrouvé figure humaine, mais il paraissait extrêmement sombre, voire irrité.
– En voilà un que je vais renvoyer avec grand plaisir, dit Woland en regardant Nikolaï Ivanovitch avec répugnance, avec un exceptionnel plaisir, même, tant sa présence ici est indésirable.
– Je vous prie de me délivrer un certificat, dit Nikolaï Ivanovitch, d’un air hagard, mais avec insistance, un certificat indiquant où j’ai passé la nuit précédente.
– Pour quoi faire ? demanda sévèrement le chat.
– Pour faire que je veux le présenter à la milice, et à ma femme, dit fermement Nikolaï Ivanovitch.
– Habituellement, nous ne donnons pas de certificat, répondit le chat, renfrogné. Mais pour vous, soit, nous allons faire une exception.
Avant que Nikolaï Ivanovitch ait eu le temps de se remettre, Hella, toujours nue, était assise devant une machine à écrire et le chat dictait.
« – Il est certifié par la présente que le porteur de ladite, Nikolaï Ivanovitch, a passé la nuit indiquée à un bal chez Satan, pour lequel il a été recruté en qualité de moyen de transport… » Hella, ajoute, entre parenthèses, « pourceau », « Signé : Béhémoth ».
– Et la date ? dit Nikolaï Ivanovitch d’une voix geignarde.
– Pas de date. Avec une date, ce certificat ne serait pas valable, répliqua le chat en signant le papier.
Puis il se procura, on ne sait où, un tampon, souffla dessus selon toutes les règles, imprima sur le papier les mots « pour ampliation » et fourra le certificat dans les mains de Nikolaï Ivanovitch. Là-dessus, Nikolaï Ivanovitch disparut sans laisser de traces, mais à sa place parut un nouveau visiteur, tout à fait inattendu.
– Qui est-ce encore ? demanda Woland d’un air dégoûté, en protégeant d’une main ses yeux de la lumière des bougies.
Tête basse, Varienoukha soupira et dit d’une voix faible :
– Laissez-moi m’en aller. Je ne peux plus être vampire. Et Rimski, que j’ai failli faire passer de vie à trépas, avec Hella. Je ne suis pas sanguinaire. Laissez-moi partir !
– Que signifient ces divagations ? demanda Woland, les sourcils froncés. Rimski ? Quel Rimski ? Quel est ce galimatias ?
– Daignez ne pas vous inquiéter de ça, messire, dit Azazello. (Puis, s’adressant à Varienoukha :) Au téléphone, on ne se conduit pas comme un goujat. Au téléphone, on ne ment pas. Compris ? Vous ne le ferez plus ?
De joie, tout se brouilla dans la tête de Varienoukha. La figure rayonnante, il balbutia, sans même savoir ce qu’il disait :
– Véritable…, c’est-à-dire, je veux dire… Votre Ma… tout de suite, après déjeuner…
Varienoukha mit la main sur son cœur et regarda Azazello d’un air suppliant.
– Ça va. À la maison ! dit celui-ci, et Varienoukha se dissipa dans l’air.
– Maintenant, laissez-moi seul avec eux, ordonna Woland en montrant le Maître et Marguerite.
L’ordre de Woland fut immédiatement exécuté. Après un moment de silence, Woland dit au Maître :
– Ainsi, vous allez retourner dans votre sous-sol de l’Arbat ? Mais qui écrira, alors ? Et vos rêves, votre inspiration ?
– Je n’ai plus de rêves, ni d’inspiration non plus, répondit le Maître. Personne, autour de moi, ne m’intéresse plus, sauf elle. (Il posa de nouveau la main sur la tête de Marguerite.) On m’a brisé. Tout m’ennuie et je veux retourner dans mon sous-sol.
– Mais votre roman ? Pilate ?
– Il m’est devenu odieux, ce roman, répondit le Maître. J’en ai trop vu à cause de lui.
– Je t’en conjure, dit plaintivement Marguerite, ne dis pas cela. Pourquoi me tourmentes-tu, toi aussi ? Tu sais, pourtant, que j’ai misé toute ma vie sur ton œuvre. Ne l’écoutez pas, messire, dit-elle à Woland, ils l’ont trop tourmenté.
– Mais, enfin, il faut bien écrire quelque chose ? dit Woland. Si vous n’avez plu rien à tirer de ce procurateur, commencez le portrait… je ne sais pas, moi… d’Aloysius…
Le Maître sourit.
– Ça, Lapchennikova refuserait de le publier et, de plus, c’est sans intérêt.
– Et de quoi allez-vous vivre ? Vous serez dans la misère !
– Tant mieux, tant mieux, répondit le Maître en attirant Marguerite et en lui entourant les épaules de son bras. Elle entendra raison et elle me quittera…
– Je ne crois pas, dit Woland entre ses dents. Donc, reprit-il, l’homme qui a composé l’histoire de Ponce Pilate va retourner dans son sous-sol avec l’intention de rester près de sa lampe et de vivre dans la misère ?
Marguerite s’écarta du Maître et dit avec ardeur :
– J’ai fait tout ce que j’ai pu et, tout à l’heure, je lui ai suggéré la solution la plus séduisante. Mais il a refusé.
– Ce que vous lui avez dit à l’oreille, je le sais, objecta Woland, mais ce n’est pas la solution la plus séduisante. Je puis vous annoncer, dit-il au Maître, en souriant, que votre roman vous apportera encore des surprises.
– C’est bien malheureux, répondit le Maître.
– Mais non, mais non, ce n’est pas malheureux, dit Woland. Vous n’avez plus rien à craindre. Eh bien, voilà, Marguerite Nikolaïevna, tout est fait. Avez-vous quelque grief à mon égard ?
– Oh ! messire, comment pouvez-vous !…
– Alors prenez cela en souvenir de moi, dit Woland, qui prit sous un coussin un petit fer à cheval d’or incrusté de diamants.
– Non, non, non, pour quelle raison ?
– Vous voulez que nous nous disputions ? demanda Woland avec un sourire.
Comme il n’y avait pas de poche à son manteau, Marguerite enveloppa le fer à cheval dans une serviette dont elle noua les coins. À ce moment, elle parut étonnée et, regardant par la fenêtre où la lune brillait toujours, elle dit :
– Il y a quelque chose que je ne comprends pas… on dirait qu’il est toujours minuit. Pourtant, ce devrait être le matin depuis longtemps ?
– Par une nuit de fête, il est agréable de retenir un peu l’heure, répondit Woland. Allons, tous mes vœux de bonheur !
Marguerite, dans une attitude de prière, tendit ses deux mains à Woland, mais elle n’osa pas s’approcher de lui et à mi-voix, elle cria :
– Adieu ! Adieu !
– Au revoir ! dit Woland.
Marguerite en sortie de bal noire et le Maître en robe de chambre d’hôpital passèrent dans le corridor de l’appartement de la bijoutière, où brûlait une bougie et où les attendait la suite de Woland. Quand ils furent dans l’entrée, Hella apporta la valise qui renfermait le roman et les pauvres richesses de Marguerite. Le chat aidait Hella.
À la porte de l’appartement, Koroviev s’inclina et disparut. Les autres accompagnèrent le Maître et Marguerite dans l’escalier. Celui-ci était désert. Au moment où ils franchissaient le palier du troisième étage, ils entendirent un léger choc, mais personne n’y prêta attention. Arrivés à la porte d’en bas — la porte de l’escalier 6, — ils s’arrêtèrent ; Azazello souffla en l’air ; ils sortirent alors dans la cour, où la lune ne pénétrait pas, et aperçurent un homme en bottes et casquette qui dormait sur le perron, apparemment d’un sommeil de plomb, puis une grande voiture noire qui stationnait devant l’entrée tous feux éteints. À travers le pare-brise, on distinguait vaguement la silhouette du freux.
Ils allaient y prendre place quand Marguerite, à voix basse mais d’un ton désolé, s’écria :
– Mon Dieu, j’ai perdu le fer à cheval !
– Montez dans la voiture, dit Azazello, et attendez-moi. Je vais voir ce qui se passe et je reviens tout de suite.
Et il s’engouffra sous le porche.
Voici ce qui s’était passé. Quelque temps avant la sortie de Marguerite, du Maître et de leurs compagnons, une femme maigre et sèche était sortie de l’appartement 48, situé au-dessous de celui de la bijoutière. Elle tenait un bidon et un sac à provisions à la main. C’était cette même Annouchka qui, mercredi, pour le malheur de Berlioz, avait renversé de l’huile de tournesol près du tourniquet du square.
Personne ne savait, et ne saura probablement jamais, ce que cette femme faisait à Moscou, ni quels étaient ses moyens d’existence. Tout ce qu’on savait, c’est qu’on pouvait la rencontrer chaque jour soit avec un bidon, soit avec un sac à provisions, soit avec les deux ensemble, à l’échoppe du marchand de pétrole, ou au marché, ou sous la porte cochère de la maison, ou encore dans l’escalier, ou le plus souvent dans la cuisine de l’appartement 48 où demeurait cette Annouchka. En outre, et qui plus est, on n’ignorait pas qu’il suffisait qu’elle se trouvât, ou qu’elle apparût, dans un endroit quelconque pour qu’aussitôt s’y produise un scandale. Par là-dessus, elle avait été surnommée la « Peste ».
Annouchka-la-Peste, on ignore pourquoi, se levait toujours très tôt. Ce jour-là, elle sortit de son lit à une heure indue, peu après minuit. Sa clef tourna dans la serrure, Annouchka glissa le nez par l’entrebâillement de la porte, puis la tête, puis le corps tout entier. Elle referma la porte derrière elle et elle se préparait à aller on ne sait où quand, au palier du dessus, une porte claqua. Quelqu’un dévala l’escalier et atterrit sur Annouchka, qui alla donner de la tête contre le mur.
– Où donc cavales-tu comme ça, en caleçon ? glapit Annouchka en se frottant l’arrière du crâne.
L’homme en caleçon, coiffé d’une casquette et une valise à la main, répondit à Annouchka, les yeux fermés et d’une voix de somnambule :
– Un chauffe-bain… sulfate… le prix d’une désinfection…, puis il se mit à pleurer et aboya : Dehors !
Là-dessus, il s’élança, non dans le sens de la descente, mais en remontant, jusqu’à la fenêtre dont le carreau avait été cassé par le pied de l’économiste. Et là, les pieds en l’air, il s’envola dans la cour. Oubliant sa tête, Annouchka poussa un cri et se précipita à son tour à la fenêtre. Allongée sur le ventre, elle passa la tête au-dehors, s’attendant à voir sur l’asphalte, éclairé par la lanterne de la cour, le corps disloqué de l’homme à la valise. Mais l’asphalte était parfaitement net.
Il ne restait plus qu’à supposer que cet étrange somnambule s’était envolé de la maison comme un oiseau, sans laisser la moindre trace. Annouchka fit un grand signe de croix et pensa :
– Ben vrai, l’appartement 50 ! C’est pas pour rien qu’on en cause… Il s’en passe de drôles, là-haut !…
Mais elle n’eut pas le temps d’achever sa pensée que la porte du dessus claquait de nouveau. Annouchka se serra contre le mur et elle vit passer furtivement devant elle un citoyen à barbiche, qui avait l’air assez comme il faut, n’eût été que son visage rappelait vaguement — oh, très vaguement ! — à Annouchka l’image d’un porcelet. Mais celui-ci, comme l’autre, quitta la maison par la fenêtre et ne songea pas plus que l’autre à aller s’écraser sur l’asphalte. Cette fois, Annouchka oublia complètement le but de sa sortie et demeura dans l’escalier, se signant à tour de bras, suffoquant et parlant toute seule.
Un troisième personnage, qui n’avait pas de barbiche, mais une figure ronde et glabre, descendit à son tour en courant, peu de temps après les deux autres, et, exactement comme eux, fila par la fenêtre.
Il faut dire, à l’honneur d’Annouchka, qu’elle était fort curieuse. Aussi décida-t-elle d’attendre pour voir s’il n’y aurait pas d’autres prodiges. Enfin, la porte d’en haut se rouvrit. C’était tout un groupe, cette fois, qui descendait, non pas en courant, mais normalement, comme tout le monde. Annouchka quitta la fenêtre et se hâta de regagner sa porte. Elle l’ouvrit et se cacha derrière, ne laissant qu’une fente étroite par laquelle on voyait luire son œil dévoré de curiosité.
Un type, l’air malade — mais peut-être ne l’était-il pas ? — bizarre en tout cas, pâle et mal rasé, coiffé d’une toque noire et vêtu d’une espèce de robe de chambre, descendait l’escalier d’un pas mal assuré. Une petite dame qui portait, à ce que crut voir Annouchka dans la demi-obscurité, une sorte de soutane noire, le tenait précautionneusement par le bras. La petite dame n’était pas pieds nus, pas chaussée non plus, elle avait aux pieds des machins transparents, sûrement étrangers, et tout en lambeaux. « Pff ! En voilà des chaussures ! Mais… elle est toute nue, la petite dame ! Mais oui ! Elle a rien sous sa soutane !… Ben vrai, l’appartement 50 !… » Et Annouchka, le cœur en fête, se régalait à l’avance de ce qu’elle allait pouvoir raconter aux voisines.
Derrière la petite dame si bizarrement accoutrée venait une autre petite dame, toute nue. Elle portait une mallette et, près d’elle, se dandinait un énorme chat noir. Annouchka faillit laisser échapper un cri et elle se frotta les yeux.
Un étranger de petite taille, au regard torve, fermait la marche en boitant. Il était en gilet blanc et cravate, sans veste. Toute la compagnie passa devant Annouchka et continua à descendre. À ce moment, quelque chose heurta le palier.
Quand le bruit des pas se fut éteint, Annouchka se coula comme un serpent dans l’entrebâillement de sa porte, posa son bidon contre le mur et, allongée par terre, elle se mit à fureter sur le palier. Bientôt, elle eut en main une serviette de table qui renfermait un objet lourd. Elle n’en crut pas ses yeux quand elle dénoua la serviette. Annouchka examina l’objet de tout près et ses prunelles s’enflammèrent, comme ceux d’un loup affamé. Un tourbillon passa dans sa tête :
– Rien vu, rien entendu, motus et bouche cousue !… Mon neveu ? Ou bien le débiter en morceaux ?… Les cailloux, on peut les détacher, en placer un à la Petrovka, un autre rue Smolenskaïa… Et ni vu ni connu, motus et bouche cousue !…
Annouchka dissimula sa trouvaille dans son sein, ramassa son bidon et, remettant à plus tard sa course en ville, allait repasser la porte entrouverte de l’appartement quand, sorti le diable sait d’où, se dressa devant elle ce même individu à plastron blanc, sans veste. Il dit doucement :
– Donne le fer à cheval et la serviette.
– Quoi, quelle serviette, quel fer à cheval ? demanda Annouchka avec un étonnement parfaitement feint. Jamais vu de serviette. Vous êtes soûl, citoyen, ou quoi ?
Sans dire un mot de plus, l’homme au gilet blanc, avec des doigts durs et froids comme des barres d’appui dans un autobus, serra le cou d’Annouchka de telle sorte que plus un souffle d’air ne put entrer dans ses poumons. Le bidon tomba des mains d’Annouchka. L’étranger sans veston maintint quelque temps Annouchka dans l’impossibilité de respirer, puis il lui lâcha le cou. Annouchka aspira avidement une gorgée d’air, puis sourit.
– Ah ! mais oui, le fer à cheval ! dit-elle. Tout de suite ! C’était à vous, alors ? Je l’ai trouvé, dans une serviette, et justement je l’avais mis de côté pour que personne ne la ramasse, sinon, hein, adieu la valise !
Ayant récupéré le fer à cheval et la serviette, l’inconnu fit force saluts à Annouchka, lui serra vigoureusement la main et, avec un accent étranger très marqué, la remercia chaleureusement en ces termes :
– Je vous suis profondément reconnaissant, madame. Ce fer à cheval est un souvenir auquel je tiens beaucoup. Et permettez-moi, pour vous remercier de l’avoir gardé, de vous remettre deux cents roubles.
En même temps, il tira l’argent de son gousset et le lui donna. Avec un sourire éperdu, Annouchka s’écria :
– Ah ! je vous remercie mille fois ! Merci ! Merci !
En un clin d’œil, le généreux étranger dévala l’escalier jusqu’au palier du dessous mais, avant de disparaître au tournant, il cria, sans aucun accent cette fois :
– Hé, vieille sorcière, la prochaine fois que tu ramasseras quelque chose qui ne t’appartient pas, ne le cache pas dans ton sein, mais va le porter à la milice !
Les oreilles bourdonnantes et la tête brouillée par tout ce qui s’était passé dans l’escalier, Annouchka continua longtemps, par inertie, à crier :
– Merci ! Merci ! Merci !… alors que l’étranger était déjà loin.
La voiture noire, elle aussi, avait quitté la cour. Après avoir rendu à Marguerite le cadeau de Woland, Azazello lui demanda si elle était bien installée, puis lui fit ses adieux. Hella l’embrassa voluptueusement et le chat lui baisa la main. Tous trois firent des signes d’adieu au Maître rencogné, immobile, dans le fond de la banquette, saluèrent amicalement le chauffeur, puis jugeant superflu de se donner la peine de remonter l’escalier, s’évanouirent dans l’air. Le freux alluma les phares et franchit le porche, passant devant un homme qui dormait à poings fermés. Et les feux de la grande voiture noire se perdirent parmi les autres, dans la bruyante et insomniaque rue Sadovaïa.
Une heure plus tard, au sous-sol de la petite maison sise dans une ruelle proche de l’Arbat, dans la grande pièce où tout était comme avant la terrible nuit d’automne de l’année passée, devant la table toujours couverte de son dessus de table de velours, sous la lampe à abat-jour près de laquelle était posé un vase garni de muguet, Marguerite était assise et pleurait doucement, à la fois de bonheur et du choc éprouvé. Elle avait posé devant elle le cahier rongé par le feu et, à côté, la pile des manuscrits intacts. La maison était silencieuse. Dans la petite chambre voisine, le Maître était étendu sur un divan, couvert de sa robe de chambre d’hôpital, et dormait profondément. Sa respiration était égale et silencieuse.
Marguerite cessa de pleurer, prit l’un des exemplaires intacts où elle retrouva le passage qu’elle lisait avant sa rencontre avec Azazello, sous les murs du Kremlin. Marguerite n’avait pas envie de dormir. Elle caressait tendrement le manuscrit, comme on caresse un petit chat favori, le tournait dans ses mains, le regardait sous toutes ses faces, examinant tantôt la page de titre, tantôt les pages de la fin. L’affreuse pensée la saisit tout à coup que tout cela n’était que sorcellerie, que les manuscrits allaient soudain disparaître de sa vue, qu’elle allait se retrouver dans sa chambre, à la propriété, qu’elle s’y réveillerait et qu’elle n’aurait plus qu’à aller se noyer. Mais ce fut sa dernière terreur – écho des longues souffrances passées. Rien ne disparaissait, le tout-puissant Woland était réellement tout-puissant et Marguerite pouvait, aussi longtemps qu’elle le voudrait — jusqu’à l’aube si elle le désirait, — faire bruisser les feuillets entre ses doigts, les contempler, y poser ses lèvres, relire les mêmes mots :
« Les ténèbres venues de la mer Méditerranée s’étendirent sur la ville haïe du procurateur… oui, les ténèbres… »
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