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Le Maître et Marguerite (2) - A cause de Ponce Pilate... 

mercredi 23 janvier 2013, par Mikhaïl Boulgakov (1891-1940)


En proie à un accès de délire, le poète Biezdomny, après s’être lancé à la poursuite de Woland, fait irruption dans la salle de restaurant de l’organisation des écrivains moscovites en réclamant que l’on arrête un étranger qui a partie liée avec les puissances des ténèbres. On le conduit alors à la clinique psychiatrique du docteur Stravinsky. Il y reçoit la visite d’un inconnu qui occupe la chambre voisine. Biezdomny lui révèle qu’il est interné à cause de Ponce Pilate et, sous le choc de cette confidence, l’inconnu lui raconte sa propre histoire.


Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite [1] ; La RdR, Elisabeth Poulet (lecture, structure de la publication, résumés), Louise Desrenards (animation éditoriale et installation), Régis Poulet (illustration, bio-bibliographie) - avec une présentation et une postface inédites de Hélène Châtelain (la postface à venir au cours du mois suivant) ; publication intégrale en série d’un épisode par jour à partir du 22 janvier 2013 : 1, 2, 3, 4, 5.


Le Maître et Marguerite
(1928-1940)

Mikhaïl Boulgakov



Table des matières [ épisode (2) - À cause de Ponce Pilate [2] ] :

PREMIÈRE PARTIE (suite)

Episode précédent (1)

- CHAPITRE VI
La schizophrénie, comme il a été dit
- CHAPITRE VII
un mauvais appartement
- CHAPITRE VIII
Duel d’un professeur et d’un poète
- CHAPITRE IX
Les inventions de Koroviev
- CHAPITRE X
Des nouvelles de Yalta
- CHAPITRE XI
Le dédoublement d’Ivan

Episode suivant (3)

À propos de cette édition électronique


PREMIÈRE PARTIE
(suite)



CHAPITRE VI
La schizophrénie, comme il a été dit


Il était une heure et demie du matin lorsqu’un homme en blouse blanche et à la barbiche en pointe fit son apparition dans le salon d’attente de la fameuse clinique psychiatrique, récemment bâtie près de Moscou, au bord de la rivière. Ivan Nikolaïevitch était assis sur un divan sous la surveillance de trois infirmiers qui ne le quittaient pas des yeux. Le poète Rioukhine, visiblement très ému, était également présent. Les serviettes qui avaient servi à attacher Ivan Nikolaïevitch gisaient en tas à ses côtés. Les mains et les pieds d’Ivan Nikolaïevitch étaient libres.

En voyant entrer l’homme en blouse blanche, Rioukhine pâlit, toussota, et dit timidement :

– Bonjour, docteur.

Le docteur répondit à son salut par une inclinaison du buste, ce faisant, c’est Ivan Nikolaïevitch qu’il regarda, et non Rioukhine. Ivan demeurait parfaitement immobile, le sourcil froncé et l’air mauvais, et même l’arrivée du médecin ne lui fit pas remuer le petit doigt.

– Docteur, chuchota Rioukhine, on ne sait pourquoi, d’un ton mystérieux, en louchant craintivement vers Ivan Nikolaïevitch, voici le poète bien connu Ivan Biezdomny… euh, voyez-vous… nous craignons… une crise de delirium…

– C’est un gros buveur ? demanda le docteur entre ses dents.

– Non, il lui arrive de boire, bien sûr, mais pas au point de…

– Il a vu des cafards, des rats, des diablotins, des chiens enragés ?

– Non, sursauta Rioukhine. Je l’ai rencontré hier, et ce matin… Il allait parfaitement bien.

– Pourquoi est-il en caleçon ? Vous l’avez pris au lit ?

– Non, docteur, il est arrivé au restaurant dans cette tenue.

– Ahah, ahah, dit le docteur d’un air très content. Mais pourquoi ces écorchures ? Il s’est battu ?

– Il est tombé en sautant une palissade. Et au restaurant il a frappé quelqu’un, et aussi… je ne sais qui…

– Bon, bon, bon, dit le docteur, et, se tournant vers Ivan, il ajouta : Bonjour !

– Salut, saboteur ! répondit Ivan d’une voix forte et méchante.

Rioukhine fut si honteux qu’il n’osa lever les yeux sur le courtois docteur. Mais celui-ci ne parut nullement offensé. D’un geste adroit, qui devait lui être habituel, il ôta ses lunettes, releva le pan de sa blouse, essuya les verres et rangea ses lunettes dans la poche arrière de son pantalon. Puis il demanda à Ivan :

– Quel âge avez-vous ?

– Allez-vous enfin, tous autant que vous êtes, me foutre le camp au diable ? cria grossièrement Ivan, et il tourna le dos.

– Pourquoi vous fâchez-vous ? Vous ai-je dit quelque chose de désagréable ?

– J’ai vingt-trois ans, repartit Ivan, très agité. Et je vais porter plainte contre vous tous. Et contre toi particulièrement, œuf de pou ! ajouta-t-il à l’adresse de Rioukhine.

– Et de quoi voulez-vous vous plaindre ?

– De ce qu’on m’a empoigné, moi, un homme normal, pour me traîner de force dans une maison de fous ! répondit Ivan furieux.

À ce moment, Rioukhine examina Ivan avec plus d’attention, et frémit : il n’y avait décidément aucune trace de folie dans les yeux de ce dernier. De vagues qu’ils étaient à Griboïedov, ils étaient redevenus comme avant, clairs et vifs.

« Mes aïeux ! se dit Rioukhine effrayé. Pas de doute, il est normal ! Quelle histoire ! De quel droit, effectivement, l’avons-nous traîné ici ? Il est normal, normal, il a seulement la tronche… un peu égratignée… »

– Vous vous trouvez, dit le docteur d’un ton placide en s’asseyant sur un tabouret blanc aux pieds étincelants, non pas dans une maison de fous, mais dans une clinique, où il ne viendra à l’idée de personne de vous garder de force si cela n’est pas nécessaire.

Ivan Nikolaïevitch lui jeta un regard méfiant et finit tout de même par grommeler :

– Gloire à Dieu ! Voilà enfin un homme normal parmi un tas d’idiots, dont le premier n’est autre que ce niais, cette nullité de Sachka !

– Qui est donc cette nullité de Sachka ? s’enquit le médecin.

– Lui, Rioukhine, répondit Ivan, et d’un doigt sale, il désigna Rioukhine.

Celui-ci s’empourpra d’indignation. « Et voilà comment il me remercie de la sympathie que je lui ai montrée ! pensa-t-il avec amertume. C’est vraiment une canaille ! »

– Un koulak typique du point de vue psychologique, reprit Ivan Nikolaïevitch (qui s’était décidément mis en tête de démolir Rioukhine) et, qui plus est, un koulak qui se dissimule soigneusement sous un masque de prolétaire. Voyez cette physionomie contrite, et comparez-y les vers tonitruants qu’il a composés pour le 1er mai ! Hé ! hé ! hé !… Flottez drapeaux, déployez-vous ! Mais regardez un peu au-dedans de lui, pour voir ce qu’il pense réellement… Vous en resterez baba ! et Ivan Nikolaïevitch éclata d’un rire lugubre.

Le visage écarlate, Rioukhine respirait avec peine, et songeait qu’en voulant aider un individu qui se révélait, en fin de compte, un ennemi plein de haine, il avait réchauffé un serpent dans son sein. Et le pire, c’est qu’il ne pouvait rien faire : comment se quereller avec un malade mental ?

– Et pourquoi, en somme, vous a-t-on amené chez nous ? demanda le médecin, qui avait écouté avec attention les accusations de Biezdomny.

– Des cornichons malfaisants, que le diable les emporte ! Ils se sont jetés sur moi, m’ont attaché avec je ne sais quels torchons et m’ont traîné dans une camionnette !

– Permettez-moi de vous demander pourquoi vous êtes allé au restaurant dans cette tenue.

– Il n’y a absolument rien d’étonnant à ça, répondit Ivan. Je suis allé me baigner dans la Moskova, et, pendant ce temps on m’a fauché mes vêtements, et on m’a laissé cette saloperie ! Je ne pouvais tout de même pas me promener tout nu dans Moscou ! Je me suis rhabillé avec ce que j’avais sous la main, parce qu’il fallait que je me dépêche d’aller au restaurant de Griboïedov.

Le médecin lança un regard interrogateur à Rioukhine, qui grommela d’un air sombre :

– C’est le nom du restaurant.

– Ah ! ah ! dit le docteur. Et pourquoi étiez-vous si pressé ? Un rendez-vous d’affaires ?

– Pour rattraper le consultant, répondit Ivan Nikolaïevitch en jetant autour de lui des regards anxieux.

– Quel consultant ?

– Vous connaissez Berlioz ? demanda Ivan d’un air significatif.

– Le… compositeur ?

Ivan perdit le fil de ses idées.

– Quoi ? quel compositeur ? Ah ! oui… Mais non ! Le compositeur est simplement un homonyme de Micha Berlioz.

Rioukhine ne voulait pas intervenir, mais l’explication s’imposait :

– Berlioz, le secrétaire du Massolit, a été écrasé ce soir par un tramway, près de l’étang du Patriarche.

– N’invente pas des choses que tu ne connais pas ! cria Ivan avec colère en se tournant vers Rioukhine. C’est moi qui étais là-bas, pas toi ! Et c’est exprès qu’il l’a fait tomber sous le tramway !

– Il l’a poussé ?

– Qui vous parle de « pousser » ? s’écria Ivan, irrité par cette sottise générale. Est-ce que vous vous figurez qu’il a besoin de pousser, lui ? Si vous saviez ce qu’il est capable de faire… Il savait d’avance que Berlioz tomberait sous le tramway !

– À part vous, quelqu’un d’autre a-t-il vu ce consultant ?

– C’est là le malheur : moi et Berlioz, seulement.

– Bien. Et quelles mesures avez-vous prises pour arrêter cet assassin ?

En disant ces mots, le docteur se retourna et jeta un coup d’œil à une femme en blouse blanche, assise à une table dans un coin de la pièce. Celle-ci prit un formulaire qu’elle commença à remplir.

– Quelles mesures ? Eh bien, voilà : dans la cuisine, j’ai pris une bougie…

– Celle-ci ? demanda le docteur en montrant la bougie cassée, qu’on avait posée sur la table, avec l’icône, devant la femme en blanc.

– Celle-ci, oui. Ensuite…

– Et l’icône, c’était pour quoi faire ?

– Euh, oui, l’icône… (Ivan rougit.) C’est l’icône qui leur a fait peur. (Il montra à nouveau Rioukhine du doigt.) Mais le fait est que pour le consultant… à franchement parler… il a des accointances avec les forces du mal… bref, on ne peut pas le prendre comme ça.

À ces mots, on ne sait pourquoi, les infirmiers se redressèrent, comme au garde-à-vous, et ne quittèrent pas Ivan des yeux.

– Des accointances, certainement ! continua celui-ci. C’est un fait irrévocable. Il a parlé personnellement avec Ponce Pilate. Inutile de me regarder comme ça, je dis la vérité ! Il a tout vu, la terrasse du palais, les palmiers… Bref, il était chez Ponce Pilate, je peux le jurer.

– Tiens, tiens…

– Alors voilà : j’ai épinglé l’icône sur ma poitrine et j’ai couru…

À ce moment, une horloge sonna deux coups.

– Hé là ! s’écria Ivan en sautant sur ses pieds. Deux heures, et je suis là à perdre mon temps avec vous ! Excusez-moi, où est le téléphone ?

– Montrez-lui le téléphone, ordonna le médecin aux infirmiers.

Ivan saisit le récepteur. Pendant ce temps, la femme en blanc demanda à mi-voix à Rioukhine :

– Il est marié ?

Rioukhine sursauta, et répondit :

– Célibataire.

– Syndiqué ?

– Oui.

– La milice ? cria Ivan dans l’appareil. Allô ! La milice ? Camarade milicien, donnez immédiatement l’ordre d’envoyer cinq motocyclistes, avec des mitraillettes, pour arrêter un consultant étranger. Quoi ? Venez me chercher, je vous accompagnerai… Ici le poète Biezdomny, qui vous parle de la maison de fous de… Quelle est votre adresse ? (chuchota-t-il en se tournant vers le docteur et en couvrant l’appareil de sa main. Puis il reprit le téléphone et cria :) Vous m’entendez ? Allô !… Allô !… Ah ! cochonnerie ! (vociféra Ivan, et il lança le combiné contre le mur. Puis il marcha vers le docteur, lui tendit la main, dit sèchement :) Au revoir, et fit un pas vers la sortie.

– Pardonnez-moi, mais où voulez-vous aller ? dit le médecin en regardant Ivan dans les yeux. Il fait nuit noire, en caleçon… Allons, vous ne vous sentez pas bien, restez chez nous.

– Laissez-moi passer, dit Ivan aux infirmiers qui s’étaient rassemblés devant la porte. Allez-vous me laisser passer, oui ou non ? cria le poète d’une voix terrible.

Rioukhine se mit à trembler. La femme en blanc pressa un bouton à sa table, ce qui fit surgir de la surface de verre une petite boîte brillante et une ampoule scellée.

– Ah ! c’est comme ça ? proféra Ivan en jetant autour de lui des regards de bête traquée. Très bien, alors… Adieu !

Et il se jeta la tête la première dans le rideau qui masquait la fenêtre.

Le choc fut plutôt violent, mais les vitres, derrière le rideau, furent à peine ébranlées, et l’instant d’après, Ivan Nikolaïevitch se débattait dans les bras des infirmiers. Il râlait, essayait de mordre, criait :

– Qu’est-ce que c’est que ces carreaux que vous avez foutus aux fenêtres ? Je veux partir ! Je veux partir !

La seringue brilla dans les mains du médecin, la femme déchira d’un coup la manche usée de la blouse russe et empoigna le bras avec une force qui n’avait rien de féminin. Une odeur d’éther monta dans la pièce. Ivan faiblit entre les bras des quatre personnes qui le tenaient, et l’habile médecin profita de ce moment pour enfoncer l’aiguille. Ivan fut maintenu encore quelques secondes, puis on l’allongea sur le divan.

– Bandits ! s’écria-t-il en sautant du divan, mais il y fut aussitôt recouché.

À peine l’eut-on lâché qu’il se dressait de nouveau, mais cette fois il retomba de lui-même. Il se tut, roula des yeux hagards, puis, inopinément, bâilla, et fit un sourire plein de rancœur.

– Vous avez tout de même réussi à me boucler (dit-il, bâillant encore une fois, et soudain, il s’étendit, posa la tête sur un coussin, la main sous la joue comme un enfant, et balbutia d’une voix endormie, sans animosité :) Bon, très bien… vous paierez tout ça… faites ce que vous voudrez, je vous aurai prévenus… Ce qui m’intéresse le plus, pour l’instant, c’est Ponce Pilate… Pilate… et il ferma les yeux.

– Un bain, la chambre 117 aux isolés, et un garde auprès de lui, ordonna le docteur en remettant ses lunettes.

À ce moment, Rioukhine sursauta encore : une porte blanche à deux battants venait de s’ouvrir, au-delà de laquelle on apercevait un corridor faiblement éclairé par des veilleuses bleues. Une couchette entra par cette porte, roulant silencieusement sur ses roues caoutchoutées. On y déposa Ivan désormais calmé, puis la couchette s’enfonça dans le corridor, et la porte se referma sur elle.

– Docteur, chuchota Rioukhine fortement ému, il est donc réellement malade ?

– Oh ! oui, répondit le docteur.

– Mais qu’est-ce qu’il a ? demanda timidement Rioukhine.

Le docteur regarda Rioukhine avec lassitude et répondit mollement :

– Troubles moteurs de la parole… Interprétations délirantes… Un cas certainement complexe. Schizophrénie, vraisemblablement. Et par là-dessus, l’alcoolisme…

Rioukhine n’y comprit rien, sauf une chose : que les affaires d’Ivan Nikolaïevitch allaient plutôt mal. Il soupira et demanda :

– Mais pourquoi parle-t-il tout le temps de ce consultant ?

– Il a sans doute vu quelqu’un qui a frappé son imagination déréglée. Mais c’est peut-être une hallucination…

Quelques minutes plus tard, la camionnette ramenait Rioukhine à Moscou. Le jour se levait, et la lumière des réverbères sur la chaussée était déjà inutile, déplaisante même. Le chauffeur grogna avec colère que sa nuit était fichue, et poussa sa voiture à fond, la faisant déraper dans les virages.

La forêt se fit plus clairsemée puis disparut, ainsi que la rivière derrière un tournant, et un décor disparate accourut à la rencontre de la camionnette : palissades, guérites, piles de planches, hauts poteaux de bois sec, espèces de mâts où étaient enfilées des bobines, tas de cailloux, terre tailladée en tous sens par des fossés et des rigoles — en un mot, on sentait que Moscou était là, tout près, et que, juste après le prochain tournant, elle allait vous tomber dessus et vous avaler.

Rioukhine était secoué et ballotté, et l’espèce de billot sur lequel il était assis semblait faire tous ses efforts pour s’échapper sous lui. Les serviettes du restaurant, abandonnées là par Pantaleon et le milicien qui l’avait précédé en trolleybus, traînaient à l’arrière de la camionnette. Rioukhine essaya de les attraper, puis, on ne sait pourquoi, bougonna d’un ton acerbe : « Hé ! Au diable, après tout ! Qu’est-ce que j’ai à me démener comme un imbécile ? » et il les rejeta d’un coup de pied et cessa de les regarder.

Le passager de la camionnette était d’une humeur épouvantable. Il était évident que sa sinistre visite à la maison de douleur avait laissé en lui une trace profonde. Rioukhine essaya de comprendre d’où lui venait son tourment. Du corridor aux lampes bleues, dont l’image restait gravée dans sa mémoire ? De la pensée qu’il n’est pas au monde de plus grand malheur que de perdre la raison ? Oui, oui, de cela aussi, bien sûr. Mais c’était là, en quelque sorte, une idée générale. Il y avait autre chose. Mais quoi ? L’offense — voilà quoi. Oui, oui, les paroles offensantes que Biezdomny lui avait jetées en pleine figure. Et le malheur, ce n’est pas tellement qu’elles étaient offensantes. C’est qu’elles exprimaient la vérité.

Le poète cessa de regarder le paysage et, les yeux fixés sur le plancher sale et bringuebalant, il se mit à marmonner et à gémir, se rongeant lui-même.

Sa poésie, oui… Il avait maintenant trente-deux ans ! Quel avenir a-t-il, en effet ? Il continuerait à composer un certain nombre de poèmes, chaque année. — Jusqu’à la vieillesse ? — Oui, jusqu’à la vieillesse. Et que lui apporteraient ces poèmes ? La gloire ?

Quelle absurdité ! Ne te leurre donc pas toi-même ! La gloire n’appartiendra jamais à ceux qui écrivent de mauvais vers. Et pourquoi sont-ils mauvais ? La vérité, il a dit la vérité ! — s’écria Rioukhine, sans pitié pour lui-même — je ne crois pas un mot de ce que j’écris …

Complètement envahi par cet accès de neurasthénie, le poète chancela et faillit choir : sous lui, le plancher avait cessé de remuer. Rioukhine leva la tête et s’aperçut que, depuis longtemps déjà, il était à Moscou, et que, de plus, le jour se levait, que les nuages étaient frangés d’or, que sa camionnette, engagée dans une file de véhicules, était arrêtée à l’entrée d’un boulevard et que, tout près de lui, sur un piédestal, un homme métallique se tenait debout, la tête légèrement inclinée, et contemplait le boulevard avec indifférence.

D’étranges pensées jaillirent alors dans la tête malade du poète. « Voilà un exemple de vraie chance… » Rioukhine se dressa de toute sa taille à l’arrière du camion, leva la main et toucha, on ne sait pourquoi, l’homme de bronze qui ne touchait personne. « … Quoi qu’il ait entrepris dans sa vie, quoi qu’il lui soit arrivé, tout a été à son avantage, tout a tourné à sa gloire ! Mais qu’a-t-il donc fait ? Je ne conçois pas… Qu’y a-t-il de particulier dans ces mots : Sombre soir où la tempête ? Je ne comprends pas !…

Quelle chance, quelle chance il a eue ! — acheva brusquement Rioukhine avec fiel, en sentant le camion s’ébranler — ce garde blanc qui a tiré, qui lui a tiré dessus, lui a fracassé la hanche, et lui a assuré ainsi l’immortalité… »

La colonne de voitures s’ébranla. À peine deux minutes plus tard, c’est un poète tout à fait malade, et même vieilli, qui arrivait à la terrasse de Griboïedov. Elle était déjà presque déserte. Dans un coin, un groupe de convives vidaient leurs verres, et au centre se trémoussait un conférencier connu, coiffé d’une calotte, une coupe de champagne à la main.

Rioukhine, les bras chargés de serviettes, fut accueilli avec affabilité par Archibald Archibaldovitch, et débarrassé aussitôt des maudits torchons. N’eussent été les tourments qu’il avait soufferts à la clinique et dans le camion, Rioukhine aurait sans doute éprouvé du plaisir à raconter tout ce qui s’était passé à la maison de santé, en colorant ce récit de quelques détails de son cru. Mais pour l’instant il n’en avait nulle envie. De plus — et si peu observateur qu’il fût d’ordinaire — Rioukhine, après son supplice dans la camionnette, sut fouiller du regard, pour la première fois, le pirate, et comprendre que celui-ci, bien qu’il s’apprêtât à poser mille questions sur Biezdomny et même à s’écrier « Aïe, aïe, aïe ! », au fond, se fichait éperdument du sort de Biezdomny et n’éprouvait à son égard aucune compassion. « Et bravo ! Et il a raison ! » pensa Rioukhine avec une méchanceté cynique et autodestructrice, et, interrompant son histoire de schizophrénie, il demanda :

– Archibald Archibaldovitch, un peu de vodka me…

Le pirate prit un air de sympathie et murmura :

– Mais naturellement… tout de suite…, et il fit signe à un garçon.

Un quart d’heure plus tard, Rioukhine, complètement seul et replié sur lui-même devant un plat de poisson, buvait petit verre sur petit verre en confessant qu’il ne pouvait plus rien changer à sa vie, et qu’il ne lui restait qu’à oublier.

Le poète avait dépensé sa nuit en pure perte, pendant que d’autres festoyaient, et il comprenait qu’il lui était impossible de la recommencer. Il suffisait, au lieu de regarder la lampe, de lever les yeux vers le ciel pour se rendre compte que la nuit était partie sans retour. Les garçons se hâtaient de débarrasser les tables et d’ôter les nappes. Les chats qui furetaient aux alentours de la tonnelle avaient un air matinal. Irrésistiblement, le jour investissait le poète.



CHAPITRE VII
Un mauvais appartement


Si, le matin du lendemain, on avait dit à Stepan Likhodieïev : Stepan, tu seras fusillé si tu ne te lèves pas à l’instant même !

Stepan aurait répondu, d’une voix languissante et à peine perceptible :

– Fusillez-moi, faites de moi ce que vous voudrez, mais je ne me lèverai pas.

Se lever ? Il avait l’impression qu’il ne pouvait même pas ouvrir les yeux, parce que, si jamais il s’en avisait, un éclair allait fulgurer et faire voler sa tête en éclats. Dans cette tête carillonnait une lourde cloche, entre les globes des yeux et les paupières closes flottaient des taches brunes frangées d’un vert éblouissant, et, pour comble, Stepan sentait monter en lui une nausée, et cette nausée lui semblait avoir un rapport étroit avec les sons obsédants d’un phonographe.

Il essaya de rassembler ses souvenirs, mais il se rappela seulement qu’hier soir sans doute — et où ? il n’en savait rien — il se tenait debout, une serviette de table à la main, et tentait d’embrasser une dame, en lui promettant que demain, à midi précis, il viendrait chez elle. La dame refusait en disant :

– Non, non, demain je ne serai pas chez moi !

Mais Stepan insistait opiniâtrement :

– Inutile, je vous assure que je viendrai !

Mais qui était cette dame, et quelle heure il était, et quel jour était-on, et quel mois — Stepan l’ignorait absolument, et, qui pis est, il ne parvenait pas à savoir où il se trouvait. Il voulut tirer au clair, tout au moins, cette dernière question, et pour ce faire il décolla, non sans peine, sa paupière gauche. Dans la pénombre, quelque chose lui envoya un reflet blafard. Stepan, à la longue, reconnut le trumeau, et comprit qu’il était étalé de tout son long sur son propre lit, c’est-à-dire sur l’ancien lit de la bijoutière, dans la chambre à coucher. À ce moment, il ressentit un choc si douloureux dans sa tête qu’il ferma les yeux et poussa un gémissement.

Expliquons-nous : ce matin-là, Stepan Likhodieïev, directeur du théâtre des Variétés, se réveilla chez lui, dans l’appartement qu’il partageait par moitié avec le défunt Berlioz, dans une grande maison de six étages dont la façade donnait sur la rue Sadovaïa.

Il faut dire que cet appartement — le n°50 — jouissait, depuis longtemps déjà, d’une réputation, sinon déplorable, pour le moins étrange. Deux ans auparavant, il avait encore pour propriétaire la veuve d’un bijoutier nommé de Fougères. Anna Frantzevna de Fougères, une dame de cinquante ans fort respectable et douée d’un grand sens pratique, avait concédé à des locataires trois des cinq pièces principales de l’appartement : l’un d’eux se nommait, je crois, Bielomout, quant à l’autre, son nom s’est perdu.

Et voilà que, deux ans auparavant, commencèrent à se produire des faits inexplicables : des gens disparaissaient de cet appartement sans laisser de traces.

Une fois — c’était un jour férié — un milicien se présenta à l’appartement, fit appeler dans le vestibule le deuxième locataire (celui dont le nom s’est perdu), et lui dit qu’on le priait de passer au commissariat, juste pour une minute, afin de signer quelque papier. Le locataire ordonna à Anfissa, l’ancienne et fidèle servante d’Anna Frantzevna, de répondre, au cas où on lui téléphonerait, qu’il serait de retour dans dix minutes, et il sortit avec le correct milicien en gants blancs. Mais il ne revint pas au bout de dix minutes. En fait, il ne revint jamais. Et le plus curieux, c’est que le milicien avait manifestement disparu avec lui.

La dévote — ou, pour parler plus franchement —, la superstitieuse Anfissa déclara sans ambages à Anna Frantzevna, fort affectée par l’événement, qu’il s’agissait là de sorcellerie, et qu’elle savait parfaitement qui avait enlevé le locataire et le milicien, mais que, comme la nuit tombait, elle n’avait pas envie de le dire.

Or, il suffit, comme on le sait, que la sorcellerie commence pour que plus rien ne l’arrête. Le second locataire disparut, si l’on s’en souvient bien, un lundi ; le mercredi suivant, Bielomout fut comme englouti par la terre, dans des circonstances différentes, il est vrai. Le matin, comme d’habitude, une voiture passa le prendre pour l’emmener à son bureau. Elle l’emmena donc, mais elle ne ramena personne. Elle-même, d’ailleurs, ne revint pas.

La consternation et la peine qu’en éprouva Mme Bielomout sont rebelles à la description. Mais hélas l’une et l’autre ne durèrent point. Le soir même, en rentrant avec Anfissa de sa maison de campagne où elle était partie, on ne sait pour quelles raisons, en toute hâte, Anna Frantzevna ne trouva plus la citoyenne Bielomout à l’appartement. Bien plus : sur les portes des deux pièces occupées par les époux Bielomout étaient apposés les scellés.

Deux jours passèrent, cahin-caha. Le troisième jour, Anna Frantzevna, qui pendant tout ce temps avait souffert d’insomnie, se rendit une fois de plus en hâte à sa maison de campagne… Est-il nécessaire de dire qu’elle ne revint pas ?

Demeurée seule, Anfissa pleura tout son soûl, puis s’alla coucher, vers les deux heures du matin. On ignore ce qu’il advint d’elle ensuite, mais les voisins racontèrent qu’ils avaient entendu des bruits dans l’appartement 50 toute la nuit, et que les fenêtres étaient restées éclairées jusqu’au matin. C’est alors qu’on s’aperçut qu’Anfissa n’était plus là.

Dans la maison, toutes sortes de légendes coururent longtemps sur ces disparitions et sur l’appartement maudit. On raconta, par exemple, que cette maigre et dévote Anfissa, paraît-il, portait sur son sein décharné, dans un petit sac de peau de chamois, vingt-cinq gros diamants appartenant à Anna Frantzevna. Que, paraît-il, dans le cellier à bois de cette maison de campagne où Anna Frantzevna se rendait si hâtivement, on avait découvert comme par hasard un fabuleux trésor, constitué précisément de diamants, ainsi que de pièces d’or à l’effigie du tsar… Et cætera et ainsi de suite… Mais nous ne répondons pas de ce que nous ignorons.

Quoi qu’il en soit, l’appartement ne demeura vide et scellé qu’une semaine ; après quoi vinrent y emménager feu Berlioz avec son épouse, et ce même Stepan, également avec son épouse. Et, tout à fait naturellement, à peine furent-ils installés dans l’appartement maléfique qu’il leur arriva le diable sait quoi. Plus précisément, en l’espace d’un mois, les deux épouses disparurent. Mais ce ne fut pas, cette fois, sans laisser de traces. En ce qui concerne la femme de Berlioz, on racontait qu’elle avait été vue à Kharkov en compagnie d’un maître de ballet. Quant à celle de Stepan, elle avait été retrouvée, soi-disant, dans un hospice charitable, où — ajoutaient les mauvaises langues — le directeur des Variétés lui-même, grâce à ses innombrables relations, s’était débrouillé pour lui trouver une chambre, mais à la seule condition qu’il ne fût plus question d’elle rue Sadovaïa…

Ainsi donc, Stepan poussa un gémissement. Il voulut appeler Grounia, la bonne, pour lui réclamer un cachet de pyramidon, mais il fut assez lucide pour se rendre compte que c’était idiot, que Grounia n’avait évidemment pas de pyramidon sur elle. Il essaya alors d’appeler Berlioz à l’aide, et par deux fois il cria d’une voix geignarde « Micha… Micha… », mais, comme vous le pensez bien, il ne reçut aucune réponse. Dans l’appartement régnait le plus complet silence.

Ayant remué les doigts de pieds, Stepan en déduisit qu’il était en chaussettes. Il tendit alors une main tremblante vers sa cuisse, afin de déterminer s’il avait gardé, ou non, son pantalon, mais il ne put parvenir à aucune conclusion précise. Constatant enfin qu’il était seul et abandonné, que personne ne viendrait à son secours, il résolut de se lever, quels que fussent les efforts inhumains que cela lui coûterait.

Stepan ouvrit ses paupières collées et vit dans le trumeau le reflet d’un homme aux cheveux hérissés en tous sens, au visage bouffi couvert de poils raides et noirs, aux yeux boursouflés, vêtu d’une chemise sale avec faux col et cravate, en caleçon et chaussettes.

Ainsi se vit-il dans le trumeau, et à côté de la glace, il découvrit la présence d’un inconnu vêtu de noir et coiffé d’un béret noir.

À cette vue Stepan s’assit sur le lit et écarquilla autant que faire se pouvait ses yeux injectés de sang. C’est l’inconnu qui rompit le premier le silence, en prononçant, d’une lourde voix de basse et avec un accent étranger, ces mots :

– Bonjour, très sympathique Stepan Bogdanovitch !

Il y eut une pause puis Stepan réussit à articuler, au prix d’un terrible effort :

– Que voulez-vous ? et il fut ébahi de ne pas reconnaître sa propre voix.

Il avait prononcé le mot « que » d’une voix de soprano, « voulez » d’une voix de basse, et quant au mot « vous », il refusa simplement de sortir.

L’inconnu eut un petit sourire bienveillant et tira de son gousset une grosse montre en or sur le couvercle de laquelle était serti un triangle de diamant. Il la laissa sonner onze coups et dit :

– Onze heures. Et une heure, exactement, que j’attends votre réveil, puisque vous m’avez recommandé d’être chez vous à dix heures. Me voici !

Stepan chercha à tâtons son pantalon qu’il avait jeté sur une chaise voisine, le trouva, murmura : « Excusez-moi » l’enfila, puis demanda d’une voix rauque :

– Quel est, s’il vous plaît, votre nom ?

Parler lui était pénible. À chaque mot qu’il disait, quelqu’un lui enfonçait dans le cerveau une aiguille qui lui causait une douleur infernale.

– Comment ! Vous avez aussi oublié mon nom ? dit l’inconnu en souriant.

– Je vous demande pardon…, graillonna Stepan, en sentant que sa gueule de bois le gratifiait d’un nouveau symptôme : il avait l’impression que le plancher, autour du lit, s’en allait on ne sait où, et que lui-même allait être précipité la tête la première au fond des enfers, chez le diable et son train.

– Cher Stepan Bogdanovitch, dit le visiteur avec un sourire perspicace, le pyramidon ne vous sera d’aucun secours. Suivez le vieux et sage précepte : guérir le mal par le mal. La seule chose qui puisse vous ramener à la vie, c’est deux petits verres de vodka, avec quelques hors-d’œuvre épicés, froids et chauds.

Stepan était un homme astucieux et, quoique malade, il se rendait bien compte que, puisqu’on l’avait trouvé dans cet état, mieux valait tout avouer.

– À franchement parler, commença-t-il d’une langue légèrement embarrassée, hier j’ai un peu…

– Pas un mot de plus ! dit le visiteur, et il fit pivoter son fauteuil, découvrant une petite table sur laquelle Stepan, les yeux ronds, aperçut un plateau où des tranches de pain blanc voisinaient avec une coupelle de caviar pressé et une petite assiette contenant des bolets marinés ; il y avait encore une cassolette odorante et enfin de la vodka, dans un volumineux carafon qui avait appartenu à la bijoutière. Mais ce qui étonna surtout Stepan, c’est que la vodka devait être glacée, car la carafe était couverte de buée. Au reste, il n’y avait là rien d’incompréhensible car il reposait sur un rince-doigts rempli de glace. Bref, le service était soigné et fort convenable.

Pour éviter que l’étonnement de Stepan ne prît une dimension pathologique, l’inconnu lui versa prestement un demi-verre de vodka.

– Et vous ? dit Stepan d’une voix aiguë.

– Avec plaisir !

D’une main tremblante, Stepan porta son verre à sa bouche, tandis que l’inconnu vidait le sien d’un trait. Après avoir mastiqué un peu de caviar, Stepan accoucha de ces mots :

– Et vous, que… mangez pas ?

– Mille grâces, je ne mange jamais, répondit l’inconnu, et il versa à chacun un second verre.

La cassolette, une fois ouverte, révéla des saucisses chaudes à la sauce tomate.

Et voici que, devant les yeux de Stepan, ces maudites taches vertes s’effacèrent, il se sentit capable de prononcer les mots sans peine, et surtout, des souvenirs lui revinrent. Il se rappela que la veille au soir il se trouvait à Skhodno, dans la villa de l’auteur de sketches Khoustov et que ce même Khoustov l’y avait emmené en taxi. Il se rappelait même qu’ils avaient pris ce taxi près du Métropole, et qu’il y avait encore avec eux un acteur, pas un acteur, non… enfin, avec un phonographe dans une mallette. Oui, oui, oui, c’était à la villa ! Même que ce phonographe, il s’en souvenait, faisait hurler les chiens. Seule cette dame, que Stepan voulait embrasser, demeurait un mystère… le diable sait qui cela pouvait être… elle travaillait à la radio, semble-t-il, ou peut-être pas…

Ainsi, la lumière se faisait un peu sur la journée de la veille. Mais Stepan, à présent, s’intéressait beaucoup plus à la journée d’aujourd’hui, et en particulier à l’apparition dans sa chambre de cet inconnu, accompagné, qui plus est, de hors-d’œuvre et de vodka. Et cela, il eût été bon de l’expliquer !

– Eh bien, j’espère que maintenant, vous vous rappelez mon nom ?

Mais Stepan ne put que faire un geste d’impuissance tout en souriant d’un air confus.

– Sapristi ! Et je sens qu’après la vodka, hier, vous avez bu du porto. Voyons, voyons, peut-on faire une chose pareille ?

– Je voudrais vous demander… que tout cela reste entre nous, n’est-ce pas ? dit Stepan d’un ton obséquieux.

– Mais naturellement, naturellement ? Par contre, cela va de soi, je ne puis répondre de Khoustov.

– Comment ! Vous connaissez Khoustov ?

– Hier, dans votre cabinet, je n’ai fait qu’entrevoir cet individu mais un seul coup d’œil à sa figure m’a suffi pour me rendre compte que c’était un salaud, un intrigant, un opportuniste et un lèche-bottes.

« Absolument exact ! » pensa Stepan, frappé par la vérité, la brièveté et la précision de ce portrait de Khoustov.

Oui, la journée d’hier se recollait par morceaux, mais le directeur des Variétés demeurait très inquiet. En effet, dans cette fameuse journée, un énorme trou noir restait béant. Car — excusez-moi — Stepan n’avait jamais vu cet inconnu en béret dans son cabinet.

– Woland, professeur de magie noire, dit le visiteur avec autorité en voyant l’embarras de Stepan, et il raconta tout depuis le début.

Arrivé hier à Moscou, venant de l’étranger, il se présenta immédiatement chez Stepan et il proposa une série de représentations aux Variétés. Stepan téléphona à la Commission des spectacles de la région de Moscou où il régla cette question (Stepan pâlit et battit des paupières), puis il signa avec le professeur Woland un contrat pour sept représentations (Stepan ouvrit la bouche), et convint avec Woland que celui-ci viendrait chez lui pour régler les détails, ce matin à dix heures… Woland était donc venu. En arrivant, il fut accueilli par Grounia, la bonne, qui lui expliqua qu’elle venait elle-même d’arriver pour faire le ménage, que Berlioz n’était pas là, et que, si le visiteur désirait voir Stepan Bogdanovitch, il n’avait qu’à aller directement dans sa chambre. Stepan Bogdanovitch dormait si profondément que, quant à elle, elle n’allait pas se risquer à le réveiller. Voyant dans quel état se trouvait Stepan Bogdanovitch, l’artiste envoya Grounia au magasin d’alimentation le plus proche, pour la vodka et les hors-d’œuvre, à la pharmacie pour la glace, et…

– Permettez-moi de vous régler ce que je vous dois, gémit Stepan complètement abasourdi, et il se mit chercher son portefeuille.

– Jamais de la vie ! Ce n’est rien ! s’écria l’artiste en tournée, et il refusa d’en entendre davantage.

La question de la vodka et des hors-d’œuvre était donc éclaircie. Malgré cela, Stepan faisait peine à voir ; c’est que, décidément, il ne se souvenait d’aucun contrat, et — qu’on le tue si on veut — il n’avait pas vu ce Woland hier. Khoustov oui, mais Woland non.

– Si vous le permettez, j’aimerais jeter un coup d’œil sur ce contrat, demanda faiblement Stepan.

– Bien sûr, je vous en prie…

Stepan regarda le papier et resta figé d’effroi. Tout y était : d’abord, une signature hardie, de la propre main de Stepan, et… en marge, de l’écriture penchée du directeur financier Rimski, un bon à tirer pour le paiement à l’artiste Woland de la somme de dix mille roubles, à valoir sur les trente-cinq mille roubles qui lui étaient dus pour sept représentations. De plus, un reçu de Woland était joint, comme quoi il avait déjà touché ces dix mille roubles !

« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » pensa le malheureux Stepan, pris de vertige. Était-ce le sinistre début des pertes de mémoire ? Or, puisque le contrat était là, il va de soi que continuer à exprimer des doutes eût été, purement et simplement, commettre une inconvenance. Stepan demanda à son hôte la permission de s’absenter une minute, et, toujours en chaussettes, il se rendit rapidement dans le vestibule, au téléphone. En passant, il cria en direction de la cuisine :

– Grounia !

Mais personne ne répondit. Il jeta un regard à la porte du cabinet de Berlioz qui donnait sur le vestibule, et là il demeura, comme on dit, cloué sur place. La poignée de la porte était attachée par une cordelette scellée au chambranle par un énorme cachet de cire.

« Félicitations ! Il ne manquait plus que ça ! » s’exclama une voix dans la tête de Stepan. Dès cet instant, ses pensées se mirent à courir sur deux voies, mais comme toujours en cas de catastrophe, dans la même direction, du diable sait laquelle. Il se fit dans la tête de Stepan une bouillie difficile à décrire. D’un côté cette diablerie, le béret noir, la vodka glacée et cet invraisemblable contrat… et de l’autre côté, comme si tout cela ne suffisait pas, les scellés sur la porte ! Allez raconter à qui vous voudrez que Berlioz est capable de ceci ou de cela, personne ne voudra vous croire, personne, parole ! Et pourtant, les scellés étaient bien là ! Oui…

À ce moment, de petites idées extrêmement désagréables se mirent à grouiller dans la cervelle de Stepan, à propos d’un article que, comme un fait exprès, il avait récemment refilé à Mikhaïl Alexandrovitch pour être publié dans sa revue. Un article, entre nous, tout à fait stupide ! Et inutile, et en outre, chichement payé…

Le rappel de l’article fit accourir immédiatement le souvenir d’une conversation équivoque qui avait eu lieu dans ce même endroit — Stepan se le rappelait parfaitement, — dans la salle à manger, le soir du 24 avril, au cours d’un dîner en tête à tête de Stepan et Mikhaïl Alexandrovitch. À vrai dire, naturellement, on ne pouvait qualifier cette conversation d’« équivoque » au plein sens du terme (Stepan n’eût jamais accepté de tenir une telle conversation), mais enfin, elle avait porté sur un sujet en quelque sorte superflu. On aurait pu tout aussi bien, citoyens, ne pas l’engager. Et sans les scellés, il est hors de doute que cette conversation aurait pu passer pour une bagatelle parfaitement négligeable. Mais voilà, avec les scellés…

« Ah ! Berlioz, Berlioz ! (Le cerveau de Stepan était en ébullition.) C’est tout simplement inconvenable ! »

Mais ce n’était pas le moment de pleurer sur son sort, et Stepan forma le numéro du cabinet de Rimski, directeur financier des Variétés. La position de Stepan était délicate : d’une part, l’étranger pouvait être offensé de voir Stepan contrôler ses dires après avoir vu le contrat ; et, d’autre part, la conversation avec le directeur financier allait être extrêmement difficile. Impossible, en effet, de lui demander simplement : « Dites-moi, est-ce que j’ai conclu hier, un contrat avec un professeur de magie noire pour trente-cinq mille roubles ? » Non, non, ce genre de question était absolument à rejeter !

– Oui ! fit dans le téléphone la voix rude et désagréable de Rimski.

– Bonjour, Grigori Danilovitch, dit Stepan d’une voix faible, ici Likhodieïev. Voilà ce que… hm… hm… j’ai chez moi ce… hé… cet artiste, Woland… Alors, voilà… je voulais vous demander, comment ça s’arrange, pour ce soir ?…

– Ah ! le magicien noir ? répondit Rimski. Les affiches vont arriver tout de suite.

– Ah ! bon…, dit Stepan d’une voix molle. Eh bien, au revoir…

– Vous serez là bientôt ? demanda Rimski.

– Dans une demi-heure, répondit Stepan, qui raccrocha aussitôt et serra dans ses deux mains sa tête brûlante.

« Ah ! bien. En voilà une sale histoire ! Mais qu’est-ce que j’ai à la mémoire, hein, citoyens ? »

Les convenances, cependant, interdisaient à Stepan de s’attarder plus longtemps dans le vestibule. Un plan lui vint aussitôt à l’esprit : cacher par tous les moyens cet invraisemblable trou de mémoire, et, en premier lieu, interroger habilement l’étranger pour lui faire dire ce qu’il avait exactement l’intention de montrer au théâtre des Variétés, dont la destinée était confiée à Stepan.

À ce moment, Stepan tourna le dos à l’appareil et, dans la glace de l’entrée que l’indolente Grounia n’avait pas nettoyée depuis fort longtemps, il aperçut distinctement un étrange personnage, long comme une perche et muni d’un pince-nez (ah ! si Ivan Nikolaïevitch avait été là ! Il aurait tout de suite reconnu le personnage !). Puis le reflet disparut. Stepan, angoissé, explora plus attentivement le vestibule et, pour la seconde fois, il chancela : dans la glace passait un chat noir d’une taille excessivement développée, qui disparut à son tour.

Le cœur de Stepan cessa de battre un instant, et il tituba comme assommé.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? pensa-t-il. Est-ce que je deviens fou ? D’où sortent ces reflets ? » Il parcourut le vestibule des yeux et cria, effrayé :

– Grounia ! Qu’est-ce que c’est que ce chat qui se balade chez nous ? D’où sort-il ? Et cet autre ?

– Ne vous inquiétez pas, Stepan Bogdanovitch, répondit une voix, qui n’était pas celle de Grounia, mais celle du visiteur depuis la chambre à coucher. Ce chat est à moi. Ne vous énervez pas. Quant à Grounia, elle n’est pas là, je l’ai envoyée à Voronej. Elle se plaignait que vous ne lui donniez jamais de congé.

Ces mots étaient si inattendus et si absurdes que Stepan décida qu’il avait mal compris. Effaré, il retourna au galop dans la chambre… et resta cloué sur le seuil. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête et une fine rosée de sueur couvrit son front.

Le visiteur n’était plus seul dans la chambre. Le second fauteuil était occupé par l’étrange individu qui, tout à l’heure, s’était reflété dans la glace du vestibule. Maintenant on le voyait parfaitement, avec ses petites moustaches de duvet, un verre de son lorgnon qui brillait, et l’autre verre absent. Mais il y avait pis encore, dans cette chambre : sur un pouf de la bijoutière, un troisième personnage se prélassait dans une pose désinvolte. C’était le chat noir aux dimensions effrayantes, un petit verre de vodka dans une patte, et une fourchette, au bout de laquelle il avait piqué un champignon mariné, dans l’autre.

La chambre, déjà faiblement éclairée, s’obscurcit tout à fait aux yeux de Stepan. « Voilà donc, pensa-t-il, comment on devient fou… » et il se cramponna au chambranle de la porte.

– À ce que je vois, vous êtes un peu étonné, très cher Stepan Bogdanovitch ? s’enquit Woland auprès de Stepan qui claquait des dents. Il n’y a pourtant aucune raison de s’étonner. Voici ma suite.

À ces mots, le chat but sa vodka, tandis que la main de Stepan glissait le long du chambranle et retombait.

– Et cette suite a besoin de place, continua Woland, de sorte que l’un de nous est de trop dans cet appartement. Et celui qui est de trop ici, me semble-t-il, c’est vous.

– C’est lui, c’est lui ! entonna d’une voix chevrotante le long personnage à carreaux, en parlant de Stepan à la troisième personne. En général, depuis un certain temps, il se conduit comme un cochon, que c’en est effrayant. Il se soûle, profite de sa situation pour avoir des liaisons féminines, n’en fiche pas une rame, et, d’ailleurs, ne peut rien faire, parce qu’il n’entend absolument rien à la tâche qui lui est confiée. Il jette de la poudre aux yeux de ses supérieurs !

– Il utilise les voitures de l’État pour son compte, et à tout bout de champ ! cafarda le vilain chat, en bouffant son champignon.

C’est alors que l’appartement fut le théâtre d’un quatrième et dernier événement, et, cette fois, Stepan glissa à terre et ne put que griffer, d’une main impuissante, le chambranle de la porte.

Un individu émergea directement du trumeau. Il était de petite taille mais ses épaules étaient extraordinairement larges. Il portait un chapeau melon, et une canine saillait de sa bouche, rendant hideuse sa physionomie, par elle-même singulièrement abjecte. Pour comble, ses cheveux étaient d’un roux flamboyant.

– D’une manière générale, dit le nouveau venu en se mêlant incontinent à la conversation, je ne comprends pas comment il a pu devenir directeur. (La voix du rouquin était excessivement nasillarde.) Il est directeur comme moi je suis évêque.

– Tu ne ressembles pas à un évêque, Azarello, fit remarquer le chat en attirant à soi la casserole de saucisses.

– C’est bien ce que je dis, nasilla le rouquin. (Puis, se tournant vers Woland, il ajouta avec respect :) Puis-je, messire, l’expédier aux cinq cents diables ?

– Ouste ! cracha le chat en hérissant ses poils.

La chambre se mit alors à tourner autour de Stepan. Sa tête heurta le chambranle et, perdant conscience, il pensa « Je meurs… »

Mais il ne mourut point. Entrouvrant les yeux, il vit qu’il était assis sur de la pierre. En outre, il était environné d’un bruit continu. Lorsqu’il eut ouvert les yeux convenablement, il s’aperçut que ce bruit était celui de la mer. Bien plus, la crête des vagues atteignait ses pieds. Bref, il était assis à l’extrémité d’un môle ; le ciel, au-dessus de lui, était d’un bleu lumineux, et derrière lui, une ville blanche s’étendait à flanc de montagne.

Ne sachant comment on se comporte ordinairement en pareil cas, Stepan se mit debout sur ses jambes vacillantes et suivit la jetée en direction du rivage.

Un homme se tenait debout sur le môle. Il fumait et crachait dans la mer. Il regarda Stepan d’un œil féroce, et cessa de cracher.

Stepan ne trouva alors rien de mieux que de s’agenouiller devant le fumeur inconnu et de proférer :

– Dites-moi, je vous en supplie, quelle est cette ville ?

– Fichtre ! dit l’insensible fumeur.

– Je ne suis pas soûl ! protesta Stepan d’une voix rauque. Il m’est arrivé quelque chose… je suis malade… Où suis-je ? Quelle est cette ville ?

– Ben, c’est Yalta…

Stepan poussa un faible soupir et s’écroula sur le flanc, heurtant de la tête les pierres de la jetée chauffée par le soleil. Et il perdit conscience.



CHAPITRE VIII
Duel d’un professeur et d’un poète


Au moment précis où, à Yalta, Stepan perdait conscience — c’est-à-dire vers onze heures et demie du matin, — la conscience revenait à Ivan Nikolaïevitch Biezdomny qui s’éveillait d’un long et profond sommeil. Il passa un moment à essayer de comprendre comment et pourquoi il se trouvait dans cette chambre inconnue aux murs blancs, avec cette étonnante table de nuit en métal brillant et ce store blanc derrière lequel on devinait la lumière du soleil.

Ivan secoua la tête, s’assura ainsi qu’elle ne lui faisait pas mal, et se rappela tout d’un coup qu’il était dans une clinique. Cette pensée ressuscita le souvenir de la mort de Berlioz, mais sans bouleverser Ivan outre mesure. Maintenant qu’il avait dormi, Ivan Nikolaïevitch était plus calme et pouvait réfléchir avec plus de lucidité. Après être resté quelque temps immobile sur ce lit élastique, doux et confortable et d’une propreté parfaite, Ivan aperçut, à côté de lui, un bouton de sonnette. Suivant l’habitude commune de toucher les objets sans nécessité, Ivan appuya le doigt dessus. Il s’attendait à quelque sonnerie, ou à la venue de quelqu’un, comme d’ordinaire lorsqu’on presse un bouton, mais ce qui se produisit fut tout autre.

Au pied du lit d’Ivan s’alluma un cylindre de verre dépoli où était inscrit le mot : « Boire ». Le cylindre demeura immobile un instant, puis se mit à tourner, jusqu’à ce que s’allume le mot : « Infirmière ». Cet ingénieux cylindre, cela va de soi, étonna vivement Ivan Nikolaïevitch. Le mot « Infirmière » fut ensuite remplacé par l’inscription : « Appelez le docteur ».

– Hum…, fit Ivan, ne sachant que faire avec ce cylindre.

Mais le hasard le servit. Au mot « Assistance », il pressa le bouton une seconde fois. En réponse, le cylindre émit un léger bourdonnement, s’arrêta, s’éteignit, et une grosse femme sympathique, vêtue d’une blouse blanche immaculée, entra dans la chambre et dit à Ivan :

– Bonjour !

Vu les circonstances, Ivan jugea ces salutations déplacées, et ne répondit pas. Car enfin, on bouclait dans une maison de santé un homme parfaitement sain d’esprit, et, en plus, on faisait semblant de trouver cela normal !

Pendant ce temps, la femme, sans rien perdre de son air placide, releva le store, simplement en appuyant sur un bouton. Aussitôt le soleil entra à flots dans la chambre, à travers un grillage à large mailles qui descendait jusqu’au sol. Derrière le grillage on découvrait un balcon, au-delà duquel serpentait une rivière dont l’autre rive était occupée par un charmant bois de pins.

– Veuillez prendre votre bain, dit la femme, et sous ses doigts une cloison s’ouvrit toute seule, donnant accès à un cabinet de toilette-salle de bains remarquablement aménagé.

Ivan était bien résolu à ne pas engager la conversation avec cette femme, mais en voyant le puissant jet d’eau déversé dans la baignoire par un robinet étincelant, il ne put s’empêcher de dire ironiquement :

– Hé, dites donc ! C’est comme au Métropole !

– Oh ! non, répondit la femme avec orgueil, c’est bien mieux. Vous ne trouverez nulle part de pareille installation, même à l’étranger. Des savants et des médecins viennent spécialement ici pour visiter notre clinique. Chaque jour, nous recevons des touristes étrangers.

Au mot « touristes », Ivan se rappela son consultant de la veille. Il s’assombrit, regarda la femme de travers et dit :

– Des touristes… Vous êtes tous à genoux devant les touristes ! N’empêche, en attendant, qu’il y a touristes et touristes. Celui que j’ai rencontré hier, par exemple, il n’était pas piqué des vers !

Ivan allait se mettre à parler de Ponce Pilate, mais il se retint à temps, en se disant avec juste raison que son histoire était sans intérêt pour cette femme, qui de toute manière ne pouvait pas l’aider.

Lorsque Ivan Nikolaïevitch fut propre, on lui fournit exactement tout ce dont peut avoir besoin un homme qui sort du bain : une chemise bien repassée, un caleçon, des chaussettes. Et ce ne fut pas tout : ouvrant une petite armoire, la femme lui en montra l’intérieur et dit :

– Que désirez-vous : une robe de chambre, ou un pyjama ?

Ainsi enchaîné d’autorité à son nouveau logis, Ivan faillit lever les bras au ciel devant le sans-gêne de la femme, mais il se contenta de mettre le doigt, sans rien dire, sur un pyjama de finette ponceau.

Ensuite, Ivan Nikolaïevitch fut conduit, par un corridor désert et silencieux, jusqu’à un cabinet de dimensions colossales. Déterminé à considérer tout ce qu’il voyait, dans cet établissement merveilleusement équipé, avec ironie, Ivan baptisa aussitôt ce cabinet « l’usine-cuisine ».

Il y avait de quoi. On y voyait des armoires vitrées de toutes dimensions, remplies d’instruments nickelés qui étincelaient, des fauteuils extraordinairement compliqués, des lampes ventrues munies d’abat-jour resplendissants, une quantité considérable de flacons et de fioles, et des becs Bunsen, et des fils électriques, et des appareils totalement inconnus.

Dès son entrée dans le cabinet, Ivan fut pris en main par trois personnages : deux femmes et un homme, tous trois vêtus de blanc. On l’emmena tout d’abord dans un coin, devant une petite table, avec l’intention évidente de lui poser des questions.

Ivan réfléchit alors à la situation. Trois voies s’ouvraient devant lui. La première était extrêmement tentante : se précipiter sur ces lampes et tout ce fourbi aux formes alambiquées, les fracasser en mille morceaux et envoyer le tout au diable et à son train, pour protester ainsi contre une détention arbitraire. Mais l’Ivan de ce matin-là différait sensiblement de l’Ivan de la veille, et cette première voie lui apparut bien vite sujette à caution. Il risquait ainsi d’ancrer en eux l’idée qu’il était un fou furieux. Ivan abandonna donc cette première voie. Il y en avait une deuxième : se mettre immédiatement à raconter l’histoire du consultant et de Ponce Pilate. Cependant, l’expérience de la veille tendait à montrer que ce récit ne serait pas cru, ou tout au moins serait compris, en quelque sorte, de travers. Ivan rejeta donc également cette deuxième voie et choisit la troisième : s’enfermer dans un silence méprisant.

Il ne put, cependant, réaliser complètement ce projet, et bon gré mal gré, il lui fallut bien répondre — quoique parcimonieusement et d’un ton maussade — à toute une série de questions. On lui demanda absolument tout sur sa vie passée, jusques et y compris quand et comment il avait attrapé, quinze ans auparavant, la scarlatine. Ayant ainsi rempli une page entière sur le compte d’Ivan, la femme en blanc la tourna et passa à l’interrogatoire sur les parents et la famille du poète. Ce fut alors une véritable litanie : qui était décédé, quand et de quoi, était-ce de la boisson, avait-il des maladies vénériennes, et ainsi de suite. Pour conclure, on demanda un récit des événements qui s’étaient produits la veille au Patriarche, mais sans insister outre mesure, et les nouvelles de Ponce Pilate furent accueillies sans étonnement.

La femme céda alors Ivan à l’homme en blanc, qui le traita d’une tout autre manière : il ne lui posa aucune question. Il lui prit sa température, mesura son pouls, le regarda dans les yeux en éclairant ceux-ci à l’aide d’une petite lampe. Puis l’autre femme vint aider l’homme : ils le piquèrent dans le dos avec on ne sait quoi, mais sans lui faire mal, lui dessinèrent, avec le manche d’un petit marteau, des signes mystérieux sur la poitrine, lui frappèrent les genoux d’un léger coup de marteau, ce qui lui fit sauter les jambes en l’air, lui piquèrent le doigt et lui prirent quelques gouttes de sang, lui firent une autre piqûre à la saignée du coude, lui passèrent au bras une sorte de bracelet de caoutchouc…

Ivan se contentait de sourire avec amertume, en pensant combien tout cela était bizarre et bête ! Qu’on y songe, seulement ! Il voulait les prévenir du danger qu’ils couraient tous du fait d’un consultant inconnu, il avait fait ce qu’il pouvait pour s’en emparer, et tout ce qu’il avait obtenu comme résultat, c’était de se retrouver dans un mystérieux cabinet, pour raconter un tas de billevesées sur son tonton Théodore qui habitait Vologda et buvait comme un trou. Bêtise intolérable !

Enfin, on le laissa tranquille. Il fut réexpédié dans sa chambre, où on lui donna une tasse de café, deux œufs à la coque et du pain blanc avec du beurre. Après avoir tout mangé et bu, Ivan décida d’attendre la venue d’un chef de cet établissement, et d’obtenir de celui-ci qu’il fasse preuve à son égard d’attention et de justice.

Il n’eut guère à attendre. Quelques instants seulement après son petit déjeuner, la porte de sa chambre s’ouvrit brusquement, pour livrer passage à toute une foule en blouses blanches. En tête marchait d’un pas étudié un homme de quarante-cinq ans environ, rasé comme un acteur, avec un regard avenant, quoique extrêmement perçant, et des manières courtoises. Sa suite lui prodiguait les marques d’attention et le respect, de sorte que son entrée fut majestueuse et solennelle. « Comme Ponce Pilate ! » pensa Ivan.

Aucun doute possible : c’était un chef. Il s’assit sur un tabouret, et tous les autres restèrent debout.

– Docteur Stravinski, se présenta-t-il en posant sur Ivan un regard amical.

– Tenez, Alexandre Nikolaïevitch, dit un homme à la barbiche soignée en tendant au chef la feuille couverte de notes qui concernait Ivan.

« Ils sont allés me concocter tout un dossier », pensa Ivan. Le chef parcourut le document d’un œil professionnel, en émaillant sa lecture de quelques « hm, hm… », puis il échangea avec son entourage quelques phrases dans une langue peu connue. « Et il parle latin, comme Pilate », pensa Ivan avec tristesse. Mais à ce moment, un mot le fit tressaillir. C’était le mot « schizophrénie », déjà prononcé la veille — hélas ! — par ce maudit étranger à l’étang du Patriarche, et que venait de répéter le professeur Stravinski. « Ça aussi, il le savait ! » pensa Ivan avec angoisse.

Le chef semblait s’être donné pour règle d’être toujours d’accord et toujours content, quoi que lui dise son entourage, et d’exprimer cet état d’esprit en répétant à tout propos : « Parfait, parfait »…

– Parfait ! dit Stravinski en rendant la feuille à quelqu’un.

Puis il s’adressa à Ivan :

– Vous êtes poète ?

– Poète, oui, répondit sombrement Ivan, qui ressentit tout à coup, pour la première fois de sa vie, un inexplicable dégoût pour la poésie, et à qui le souvenir de ses propres vers parut aussitôt, on ne sait pourquoi, très désagréable.

Avec une grimace, il demanda à son tour à Stravinski :

– Vous êtes professeur ?

En réponse, Stravinski inclina la tête avec une parfaite obligeance.

– Et vous êtes un chef, ici ? continua Ivan.

Stravinski s’inclina de nouveau.

– J’ai à vous parler, dit Ivan Nikolaïevitch d’un air significatif.

– Je suis là pour cela, répondit Stravinski.

– Voilà ce qu’il y a, commença Ivan, sentant que son heure était venue. D’abord, on me prend pour un fou, et personne ne veut m’écouter !…

– Mais si, nous vous écoutons, et très attentivement, dit Stravinski d’un ton grave et rassurant. Quant à vous prendre pour un fou, nous ne nous le permettrions en aucun cas.

– Alors écoutez-moi : hier soir, à l’étang du Patriarche, j’ai rencontré un personnage mystérieux, étranger sans l’être, qui savait d’avance que Berlioz allait mourir, et qui avait vu personnellement Ponce Pilate.

La suite du professeur écoutait le poète sans bouger et en silence.

– Pilate ? Celui qui… vivait du temps de Jésus-Christ ? demanda Stravinski en plissant les yeux pour dévisager Ivan.

– Lui-même.

– Ah ! ah ! dit Stravinski. Et ce Berlioz est mort sous un tramway ?

– Mais oui, justement, hier, j’étais là quand le tramway lui a coupé la tête. Or, cet énigmatique citoyen…

– Celui qui connaît Ponce Pilate ? demanda Stravinski qui, décidément, se distinguait par la vivacité de son intelligence.

– Précisément, confirma Ivan en examinant Stravinski. Donc, il avait dit d’avance qu’Annouchka avait renversé l’huile de tournesol… et c’est justement à cet endroit-là qu’il a glissé ! Qu’est-ce que vous dites de ça, hein ? demanda Ivan d’un air lourd de sous-entendus, avec un espoir que ses paroles produiraient une forte impression.

Mais il n’y eut aucune forte impression, et c’est en toute simplicité que Stravinski posa la question suivante :

– Qui est donc cette Annouchka ?

La question désarçonna quelque peu Ivan, dont le visage s’altéra.

– Mais Annouchka n’a aucune importance ici ! dit-il nerveusement. Le diable le sait, qui elle est. Une idiote quelconque, de la rue Sadovaïa. L’important, c’est qu’il connaissait d’avance, comprenez-vous, d’avance, le coup de l’huile de tournesol ! Vous me comprenez ?

– Je comprends parfaitement, répondit sérieusement Stravinski. (Et, tapotant du bout des doigts le genou du poète, il ajouta :) Ne vous troublez pas, et continuez.

– Je continue, dit Ivan en essayant de se mettre au diapason de Stravinski, car il savait maintenant, d’amère expérience, que seule une conduite pondérée pouvait lui être de quelque utilité. Donc cet affreux individu (et il ment, quand il dit qu’il est consultant !) possède, en quelque sorte, un pouvoir extraordinaire !… Par exemple, vous lui courez après, et rien à faire pour le rattraper… Et, avec lui, il y a encore ce couple, qui n’est pas mal non plus, dans son genre : une espèce d’échalas avec des verres cassés, et ce chat, d’une taille incroyable, qui voyage tout seul en tramway. De plus — et Ivan, que personne n’interrompait, parlait avec une conviction et une chaleur sans cesse croissantes, — il était en personne sur la terrasse avec Ponce Pilate, cela ne fait absolument aucun doute. Alors, qu’est-ce que ça veut dire, hein ? Il faut immédiatement le faire arrêter, sinon il causera des malheurs indescriptibles.

– Et c’est cela que vous cherchez — à le faire arrêter ? Je vous ai bien compris ? demanda Stravinski.

« Il est intelligent, pensa Ivan. Il faut reconnaître que, parmi les intellectuels, on rencontre parfois, à titre exceptionnel, des gens intelligents. On ne peut le nier. » Et il répondit :

– Vous m’avez parfaitement compris ! Et comment ne pas chercher à le faire arrêter, hein ? Rendez-vous compte ! Et au lieu de cela, on me garde ici de force, on me fiche une lampe dans les yeux, on me plonge dans une baignoire, et on me demande je ne sais quoi sur tonton Théodore !… Alors qu’il est mort depuis belle lurette ! J’exige qu’on me relâche immédiatement !

– Eh bien, parfait ! répondit Stravinski. Maintenant tout est clair. Effectivement, pour quelle raison garderait-on en clinique un homme sain d’esprit ? Très bien donc. Je vais vous laisser partir tout de suite, si vous me dites que vous êtes normal. Je ne vous demande pas de le prouver, mais simplement de le dire. Ainsi, vous êtes normal ?

Il se fit un profond silence. La grosse femme qui, au début de la matinée, s’était montrée aux petits soins pour Ivan, regardait le professeur avec dévotion, et Ivan pensa encore une fois : « Il est positivement intelligent ! »

L’offre du professeur lui plaisait extrêmement. Pourtant, avant de répondre, il réfléchit très longuement, en plissant le front. Enfin, il répondit d’un ton ferme :

– Je suis normal.

– Voilà qui est parfait ! s’écria Stravinski, l’air soulagé. Et s’il en est ainsi, raisonnons logiquement. Prenons votre journée d’hier. (Il tourna la tête, et on lui donna immédiatement la feuille d’Ivan.) En cherchant un inconnu qui s’était présenté à vous comme une relation de Ponce Pilate, vous avez accompli hier les actes suivants. (Stravinski se mit à déplier un à un ses longs doigts, en regardant tantôt la feuille, tantôt Ivan.) Vous vous êtes épinglé une icône sur la poitrine. Exact ?

– Exact, reconnut Ivan d’un air maussade.

– En tombant d’une palissade, vous vous êtes abîmé la figure. Oui ? Vous vous êtes présenté au restaurant en tenant une bougie allumée, en caleçon, et, au restaurant, vous avez frappé quelqu’un. On vous a attaché et on vous a conduit ici. Une fois là, vous avez téléphoné à la milice pour demander des mitraillettes. Ensuite, vous avez tenté de vous jeter par la fenêtre. Oui ? Une question se pose alors : est-il possible, en agissant de la sorte, d’arrêter ou de faire arrêter quelqu’un ? Si vous êtes un homme normal, vous répondrez de vous-même : c’est absolument impossible. Vous désirez partir d’ici ? Comme il vous plaira. Mais, permettez-moi de vous le demander, où comptez-vous aller ?

– À la milice, naturellement, répondit Ivan d’un ton déjà moins ferme, et en perdant quelque peu contenance sous le regard du professeur.

– Directement en sortant d’ici ?

– Hm… oui.

– Et vous ne passerez pas d’abord chez vous ? demanda vivement Stravinski.

– Mais je n’aurai pas le temps d’y passer ! Si je vais jusque là-bas, pendant ce temps-là, il aura tout loisir de filer !

– Bien. Et de quoi allez-vous parler en premier lieu, à la milice ?

– De Ponce Pilate, répondit Ivan Nikolaïevitch, dont les yeux se voilèrent d’un brouillard opaque.

– Eh bien, c’est parfait ! s’écria Stravinski d’un air résigné, et, se tournant vers l’homme à la barbiche, il ordonna : Fiodor Vassilievitch, inscrivez, je vous prie, le citoyen Biezdomny sur le registre de sortie. Mais veillez à ce que sa chambre reste libre, et inutile de faire changer la literie. Dans deux heures, le citoyen Biezdomny sera de retour ici. Enfin, ajouta-t-il en se tournant vers le poète, je ne vous souhaite pas de réussir dans vos démarches, car je ne crois pas à un iota de cette réussite. À tout à l’heure !

Il se leva, et, aussitôt, sa suite s’agita.

– Et pour quel motif serai-je de retour ici ? demanda Ivan, inquiet.

– Pour le motif suivant : dès l’instant où vous entrerez en caleçons dans un poste de milice et où vous leur direz que vous avez vu un homme qui connaît personnellement Ponce Pilate, ils vous ramèneront ici sans traîner, et vous vous retrouverez dans cette même chambre.

– Les caleçons ? qu’est-ce qu’ils viennent faire ici ? demanda Ivan, complètement désemparé.

– Avant tout, il y a Ponce Pilate. Mais les caleçons aussi. Avant de vous laisser sortir, il faudra bien qu’on vous reprenne le linge de l’État, et nous vous rendrons vos effets personnels. Or, vous êtes arrivé ici en caleçons. De plus, vous n’avez absolument pas l’intention de passer chez vous, bien que je vous l’aie suggéré tout à l’heure. Ajoutez cela à Pilate… et tout est dit.

Il se passa alors quelque chose d’étrange chez Ivan Nikolaïevitch. Il lui sembla que sa volonté se brisait d’un coup. Il se sentit faible, et prêt à quémander un conseil.

– Mais alors, que faire ? demanda-t-il, timidement cette fois.

– Ah ! voilà qui est parfait ! répondit Stravinski. Voilà une question éminemment raisonnable. Maintenant, je vais vous dire ce qui vous est réellement arrivé. Hier, quelqu’un vous a causé une très grande frayeur, puis a achevé de vous déconcerter avec des histoires sur Ponce Pilate et autres choses du même genre. À bout de nerfs, complètement hors de vous, vous avez alors parcouru la ville en racontant, à votre tour, des histoires sur Ponce Pilate. Il est tout à fait naturel, dans ces conditions, qu’on vous ait pris pour un fou. Maintenant, une seule chose peut vous sauver : le repos complet. Et il est indispensable que vous restiez ici.

– Mais il faut absolument l’arrêter ! s’écria Ivan, d’un ton déjà suppliant.

– Certainement ! Mais pourquoi vous charger de tout, tout seul ? Inscrivez sur un papier vos soupçons et vos accusations contre cet homme. Rien de plus simple, ensuite, que de transmettre votre déclaration à qui de droit, et si, comme vous le supposez, nous avons affaire à un criminel, tout sera vite découvert. J’y mettrai une seule condition : évitez une trop forte tension d’esprit, et essayez de penser un peu moins à Ponce Pilate. Moins on en raconte, mieux cela vaut ! Vous savez, si on croyait tout ce que les gens racontent…

– D’accord ! proclama Ivan d’un air résolu. Donnez-moi une plume et du papier.

– Donnez-lui du papier et un petit bout de crayon, ordonna Stravinski à la grosse femme, puis il dit à Ivan : Mais je vous conseille de ne rien écrire aujourd’hui.

– Si, si, aujourd’hui même ! s’écria Ivan, soudain alarmé.

– Bon, très bien. Mais ne vous fatiguez pas le cerveau. Si vous n’y arrivez pas aujourd’hui, vous y arrivez demain.

– Et lui, il s’en ira !

– Mais non, répliqua Stravinski avec conviction, il ne s’en ira nulle part, je vous le garantis. Et rappelez-vous qu’ici, nous vous aiderons par tous les moyens, et que, sans cela, vous ne pourriez rien faire. Vous m’entendez ? demanda Stravinski d’un air significatif. (Puis il prit les deux mains d’Ivan Nikolaïevitch dans les siennes, et le regarda longuement et fixement, en répétant :) Nous vous aiderons… vous m’entendez ?… Ici, nous vous aiderons… Peu à peu, vous vous sentirez soulagé… ici, c’est le calme, la paix… nous vous aiderons…

Ivan Nikolaïevitch se mit inopinément à bâiller, et son visage s’amollit.

– Oui, oui, dit-il faiblement.

– Eh bien, parfait, conclut machinalement Stravinski, et il se leva.

– Au revoir !

Il tendit la main à Ivan. À la porte, il se retourna et dit à l’homme à la barbiche :

– Oui, essayez l’oxygène… et les bains.

L’instant d’après, Stravinski et sa suite avaient disparu de la vue d’Ivan Nikolaïevitch. Derrière le grillage de la fenêtre, dans la lumière de midi, le bois, sur l’autre rive, étalait gaiement sa parure de printemps, et la rivière étincelait.



CHAPITRE IX
Les inventions de Koroviev


Nicanor Ivanovitch Bossoï, président de l’association des locataires de l’immeuble situé au n° 302 bis, rue Sadovaïa à Moscou, où avait vécu le défunt Berlioz, était accablé des pires tracas. Cela avait commencé la nuit précédente, qui était celle du mercredi au jeudi.

À minuit, comme nous le savons déjà, une commission, dont faisait partie Geldybine, se présenta à la porte de l’immeuble, appela Nicanor Ivanovitch, l’informa du décès de Berlioz, et se rendit en sa compagnie à l’appartement 50.

Là, les scellés furent apposés sur les manuscrits et les affaires du défunt. Ni la femme de ménage Grounia, ni le frivole Stepan Bogdanovitch n’étaient à l’appartement à cette heure. La commission annonça à Nicanor Ivanovitch que les manuscrits du mort seraient emportés pour être triés et classés, que son logement — c’est-à-dire les trois pièces qui constituaient anciennement le bureau, la salle à manger et le salon de la bijoutière — était remis à la disposition de l’association des locataires, et que le reste des affaires du défunt serait placé sous sa garde, dans les lieux, jusqu’à ce que les héritiers se soient fait connaître.

La nouvelle de la mort de Berlioz se répandit dans toute la maison avec une vitesse quasi surnaturelle, et le jeudi, dès sept heures du matin, des gens commencèrent à téléphoner à Bossoï, puis à se présenter en personne avec des demandes leur donnant droit, prétendaient-ils, au logement du défunt. En l’espace de deux heures, le nombre de demandes qui furent ainsi présentées à Nicanor Ivanovitch s’éleva à trente-deux.

On alléguait l’exiguïté intolérable de son logement, l’impossibilité de continuer à vivre dans le voisinage immédiat de bandits. Il y avait là, entre autre perles, le récit (d’une puissance littéraire peu commune) d’un vol de raviolis perpétré dans l’appartement 31 (le voleur avait fourré lesdits raviolis dans la poche de son veston sans même prendre la peine de les envelopper dans un papier). En outre, deux personnes promettaient de se suicider et une femme faisait l’aveu d’une grossesse secrète.

On attirait Nicanor Ivanovitch dans le vestibule de son appartement, on le tirait par la manche, on lui chuchotait quelque chose à l’oreille, on lui adressait des clins d’œil, on lui promettait de ne pas demeurer en reste.

Ce supplice se prolongea jusqu’à midi passé, heure à laquelle Nicanor Ivanovitch se sauva tout simplement de chez lui, pour aller se réfugier dans le bureau de la gérance, près de l’entrée principale ; mais quand il vit que là aussi, on montait la garde et qu’on guettait sa venue, il dut s’enfuir encore. Poursuivi à la trace à travers la cour asphaltée, il réussit enfin à se débarrasser de ses persécuteurs en se cachant à l’entrée de l’escalier 6. De là, il monta au quatrième étage, où se trouvait cette cochonnerie d’appartement 50.

Nicanor Ivanovitch, qui était gros et poussif, reprit son souffle sur le palier, puis sonna. Mais personne n’ouvrit. Il sonna une deuxième fois, puis une troisième, et commença à maugréer et à jurer tout bas. Mais la porte demeura close. Sa patience épuisée, Nicanor Ivanovitch tira de sa poche un trousseau de clefs — les doubles des clefs des appartements, conservés au bureau de la gérance, — ouvrit la porte avec autorité et entra.

– Hé, la bonne ! cria Nicanor Ivanovitch dans la demi-obscurité du vestibule. C’est quoi déjà, ton nom ? Grounia, hein ? Qu’est-ce que tu fabriques ?… T’es morte ?

Personne ne répondit.

Nicanor Ivanovitch sortit alors de la serviette qu’il avait sous le bras un mètre pliant, fit sauter les scellés qui fermaient le cabinet de feu Berlioz, ouvrit la porte et fit un pas en avant. Il fit un pas en avant certes, mais en resta là. Il eut un sursaut de stupéfaction et demeura figé sur le seuil.

À la table du défunt était assis un citoyen inconnu, maigre et dégingandé, vêtu d’une veste à carreaux, coiffé d’une casquette de jockey, un lorgnon sur le nez… bref, toujours le même.

– Qui que vous êtes, citoyen ? demanda Nicanor Ivanovitch effaré.

– Bah ! Nicanor Ivanovitch ! jeta le citoyen inattendu d’une voix de ténor chevrotante, mais perçante.

Puis, se levant brusquement, il se mit en devoir de secouer la main de Nicanor Ivanovitch sous prétexte de lui témoigner ses respects. Cet accueil ne procura aucun plaisir au président des locataires.

– Je m’excuse, dit-il avec méfiance, mais qui donc que vous êtes ? Un officiel ?

– Hé ! Nicanor Ivanovitch ! s’exclama l’inconnu d’un ton de familiarité cordiale. Qu’est-ce qu’un officiel et qu’est-ce qu’un non-officiel ? Tout dépend du point de vue auquel on se place pour voir les choses. Tout cela est changeant et conventionnel. Aujourd’hui, je ne suis pas officiel, et demain, hop ! me voilà officiel ! Quand ce n’est pas le contraire, ce qui arrive, avouons-le, assez fréquemment.

Ces considérations ne parurent nullement satisfaisantes au président-gérant de l’immeuble. Déjà fort soupçonneux par nature, il conclut de ce verbiage que le citoyen n’était sûrement pas un officiel, mais plutôt, probablement, un parasite.

– Mais à la fin, qui que vous êtes ? Votre nom ? demanda le président d’un ton de plus en plus rude, et il fit même un pas vers l’inconnu.

– Mon nom ? répondit le citoyen sans se troubler le moins du monde devant la brusquerie du gérant. Eh bien, disons, Koroviev. Mais vous ne voulez pas manger un morceau ? Sans cérémonie, hein ?

– Pardon ? Non mais, qu’est-ce que vous me chantez là ? dit Nicanor Ivanovitch indigné (il faut avouer, bien que ce ne soit pas très agréable, que Nicanor Ivanovitch était, par nature, plutôt mal embouché). D’abord, c’est défendu de s’installer dans les pièces du mort ! Qu’est-ce que vous faites ici ?

– Asseyez-vous donc, Nicanor Ivanovitch, se récria le citoyen sans se démonter, et, d’un air empressé, il offrit un fauteuil au président.

Tout à fait furieux cette fois, Nicanor Ivanovitch repoussa le fauteuil et brailla :

– Vous allez-t’y me dire qui vous êtes ?

– Eh bien, voyez-vous, je fais fonction d’interprète attaché à la personne d’un étranger qui réside dans cet appartement, se présenta le soi-disant Koroviev, et il fit claquer les talons de ses souliers rouges mal cirés.

Nicanor Ivanovitch ouvrit la bouche. La présence d’un étranger, accompagné qui plus est d’un interprète, dans cet appartement, constituait pour lui une extrême surprise, et il exigea des explications.

L’interprète les lui fournit volontiers. M. Woland, artiste étranger, avait été aimablement invité par le directeur des Variétés, Stepan Bogdanovitch Likhodieïev, à loger dans son propre appartement pendant la durée de ses représentations, soit environ une semaine, et c’est en ce sens que Likhodieïev avait écrit hier à Nicanor Ivanovitch, en le priant d’inscrire l’étranger à titre provisoire, cependant que lui-même, Likhodieïev, s’en irait à Yalta.

– Il m’a rien dit du tout, dit le gérant abasourdi.

– Fouillez donc dans votre serviette, Nicanor Ivanovitch, suggéra doucereusement Koroviev.

Nicanor Ivanovitch, haussant les épaules, ouvrit sa serviette et y trouva la lettre de Likhodieïev.

– C’est-y que je l’aurais complètement oubliée ? balbutia Nicanor Ivanovitch en contemplant d’un air stupide l’enveloppe décachetée.

– Ça arrive, ça arrive, Nicanor Ivanovitch ! jacassa Koroviev. C’est de la distraction, de la simple distraction. Surmenage et élévation de la tension sanguine, voilà ce qu’il a, notre cher ami Nicanor Ivanovitch ! Je suis moi-même horriblement distrait ! À l’occasion, devant un petit verre, je vous raconterai quelques épisodes de ma biographie, qui vous feront pouffer de rire !

– Et Likhodieïev, quand est-ce qu’il part à Yalta ?

– Mais il est en route, il est en route ! s’écria l’interprète. Il est même déjà arrivé ! le diable sait où il est ! et l’interprète agita les bras comme des ailes de moulin à vent.

Nicanor Ivanovitch déclara qu’il lui fallait maintenant voir lui-même cet étranger, mais il se heurta à un refus catégorique de l’interprète : impossible. Il est occupé. Il dresse le chat.

– Le chat, je peux vous le montrer, si cela vous fait plaisir, proposa Koroviev.

Mais Nicanor Ivanovitch, à son tour, refusa. Alors l’interprète fit au gérant une proposition inattendue, mais des plus intéressantes : attendu que M. Woland ne voulait à aucun prix vivre à l’hôtel, et que, de plus, il était habitué à avoir toutes ses aises, l’association des locataires ne pourrait-elle lui accorder, juste pour une semaine, c’est-à-dire pour la durée des représentations de Woland à Moscou, la jouissance de tout l’appartement, y compris, donc, des trois pièces du défunt ?

– Après tout, ça lui est bien égal, au défunt, susurra Koroviev. Vous serez bien d’accord avec moi que désormais, de cet appartement, il n’en a que faire ?

Perplexe, Nicanor Ivanovitch objecta que, normalement, les étrangers devaient loger au Métropole, et jamais dans des appartements particuliers…

– Il faut que je vous dise, chuchota Koroviev : il est capricieux en diable ! Monsieur ne veut pas ! Monsieur n’aime pas les hôtels ! Vous savez, j’en ai jusque-là, de ces touristes étrangers ! se plaignit Koroviev sur un ton de confidence, en appliquant son doigt sur son cou filandreux. Croyez-moi, ils me feront mourir ! Quand ce ne sont pas des salauds venus dans le seul but d’espionner ils n’arrêtent pas de vous tourmenter avec leurs caprices : et ceci ne va pas, et cela ne va pas non plus !… Et pour votre association, Nicanor Ivanovitch, ce serait tout profit, ce serait réellement avantageux. Pour l’argent, il n’est pas regardant. (Koroviev jeta un regard autour de lui et chuchota à l’oreille du gérant :) et il est millionnaire !

Dans la proposition de l’interprète, il y avait un côté pratique évident. C’était une proposition sérieuse. Mais, bizarrement, il y avait comme un manque de sérieux dans sa façon de parler, dans ses vêtements, et dans cet affreux pince-nez, si visiblement inutile. Il en résulta, dans l’âme du gérant, une impression vague, mais pénible. Il décida néanmoins d’accepter la proposition. Le fait est hélas, qu’il y avait dans la caisse de l’association un trou énorme. À l’automne, il faudrait acheter du mazout pour le chauffage, mais avec quels sous — mystère. Peut-être qu’avec l’argent du touriste, on pourrait s’en tirer… Mais Nicanor Ivanovitch, toujours prudent et pratique, déclara qu’il fallait d’abord voir à régler la question avec le bureau de l’Intourist.

– Mais naturellement ! vociféra Koroviev. Bien sûr, qu’il faut régler ça ! Absolument ! Voici le téléphone, Nicanor Ivanovitch, réglez donc ça tout de suite ! Et pour l’argent, chuchota-t-il en conduisant le gérant au téléphone, dans le vestibule, pour l’argent, ne vous gênez pas. À qui en prendre, sinon à lui ! Si vous voyiez la villa qu’il possède à Nice ! L’été prochain, tenez, quand vous irez à l’étranger, allez-y tout exprès : vous en serez soufflé !

Auprès de l’Intourist, les choses furent arrangées, directement par téléphone, avec une célérité si extraordinaire qu’elle laissa le président pantois. Selon toute apparence, ils connaissaient déjà, là-bas, l’intention de M. Woland de loger dans l’appartement de Likhodieïev, et ils n’y voyaient aucune objection !

– Eh bien, c’est merveilleux ! glapit Koroviev.

Un peu étourdi par la volubilité assourdissante de l’interprète, le gérant déclara que l’association des locataires était d’accord pour mettre l’appartement 50, pendant une semaine, à la disposition de l’artiste Woland, au prix de… (ici, Nicanor Ivanovitch se troubla un peu, et dit :)… Cinq cents roubles par jour.

Alors, Koroviev acheva d’abasourdir le président. Jetant un regard de voleur du côté de la chambre, où l’on entendait le bruit étouffé des chutes de l’énorme chat, il susurra :

– Ce qui, pour une semaine, fait trois mille cinq cents ?

Nicanor Ivanovitch crut qu’il allait ajouter : « Dites donc, vous avez bon appétit, Nicanor Ivanovitch ! » mais Koroviev dit tout autre chose :

– Voyons, ce n’est pas une somme, ça ! Demandez cinq mille, il paiera.

Souriant, dans son désarroi, d’un air complice, Nicanor Ivanovitch se retrouva, sans savoir comment, devant le bureau du défunt, où Koroviev, avec un savoir-faire et une rapidité remarquables, établit un contrat en deux exemplaires. Cela fait, il disparut dans la chambre à coucher, dont il revint presque aussitôt : les deux exemplaires portaient le large paraphe de l’étranger. Le président signa à son tour, et Koroviev lui demanda un petit reçu pour cinq…

– En toutes lettres, Nicanor Ivanovitch !… mille roubles.

Sur quoi, s’exprimant d’une manière qui ne convenait pas du tout au sérieux de l’affaire : « Ein, zwei, drei !… », il posa devant le gérant cinq liasses de billets neufs.

Celui-ci se mit à compter les billets, interrompu par les propos bouffons — « Les bons comptes font les bons amis », « L’œil du maître engraisse le cheval » — d’un Koroviev décidément en veine de facéties.

Après quoi Koroviev lui remit le passeport de l’étranger, pour son enregistrement provisoire. Nicanor Ivanovitch le rangea, avec le contrat et l’argent, dans sa serviette, puis, sans pouvoir s’en empêcher, il sollicita d’un air pudique des billets de faveur, si c’était possible…

– Quelle question, voyons ! hennit Koroviev. Combien de billets voulez-vous, Nicanor Ivanovitch : douze, quinze ?

Ahuri, le gérant expliqua qu’il lui en fallait tout juste deux, pour lui et pour Pélagie Antonovna, sa femme.

Aussitôt, Koroviev tira un carnet de sa poche et signa d’un geste large une invitation pour deux personnes, au premier rang. De la main gauche, il la glissa prestement dans la poche de Nicanor Ivanovitch, tandis que, de la droite, il lui fourrait dans les mains une liasse crissante.

Nicanor Ivanovitch y jeta un coup d’œil, devint écarlate, et fit mine de la repousser.

– C’est défendu…, bredouilla-t-il.

– Taisez-vous donc, lui souffla Koroviev à l’oreille, chez nous c’est défendu, mais chez les étrangers, ça se fait. Vous l’offenseriez, Nicanor Ivanovitch, et ce ne serait pas bien. Vous vous êtes donné du mal…

– Mais on risque gros, chuchota le gérant d’une voix à peine perceptible, en regardant autour de lui.

– Allons donc, où sont les témoins ? lui glissa Koroviev dans l’autre oreille. Hein, où sont-ils ? Pourquoi avoir peur ?…

Le gérant soutint par la suite qu’il s’était produit alors une sorte de miracle : la liasse s’était glissée d’elle-même dans sa serviette. L’instant d’après, le président se retrouvait dans l’escalier, les jambes un peu molles, voire rompues. Un tourbillon de pensées se déchaînait dans sa tête. Tournoyaient ensemble la villa de Nice, le dressage du chat, l’assurance qu’effectivement il n’y avait pas de témoins, et l’idée que le billet de faveur ferait grand plaisir à Pélagie Antonovna. C’étaient des pensées décousues, mais dans l’ensemble agréables. Et cependant, quelque part au tréfonds de son âme, un aiguillon piquait le gérant. L’aiguillon de l’inquiétude. En outre, au même instant, une idée nouvelle vint le frapper comme un coup de poing : comment l’interprète était-il entré dans le cabinet, puisqu’il y avait les scellés sur la porte ? Et comment se faisait-il que lui, Nicanor Ivanovitch, n’eût pas songé à le lui demander ? Pendant un moment, le gérant contempla l’escalier avec des yeux de veau, puis il résolut de cracher sur tout ça et de ne pas se triturer la cervelle avec des questions aussi embrouillées…

À peine le président des locataires avait-il quitté l’appartement qu’une voix au timbre bas sortait de la salle à manger :

– Ce Nicanor Ivanovitch ne me plaît pas. C’est un coquin et un fesse-mathieu. Ne pourrait-on faire en sorte qu’il ne mette plus les pieds ici ?

– Messire, il vous suffit d’ordonner…, répondit Koroviev on ne sait d’où, et d’une voix qui, loin de chevroter, était au contraire nette et sonore.

Aussitôt, le maudit interprète était dans le vestibule, composait un numéro au téléphone et débitait, on ne sait pourquoi, d’un ton excessivement larmoyant :

– Allô ! Je juge de mon devoir de vous informer que le président de notre association de locataires, au 302 bis, rue Sadovaïa, Nicanor Ivanovitch Bossoï, se livre au trafic de devises. En ce moment même, à son appartement, le 35, dans la bouche d’aération de ses cabinets, il y a un paquet, enveloppé de papier journal, qui contient quatre cents dollars. Ici Timothée Kvastsov, habitant le même immeuble, appartement 11. Mais je vous en supplie, que mon nom ne soit pas mentionné ! Je crains la vengeance du susnommé président.

Et il raccrocha, la canaille !

Ce qui se passa ensuite à l’appartement 50, nous l’ignorons, mais nous savons bien ce qui se passa chez Nicanor Ivanovitch. Aussitôt rentré, il s’enferma au verrou dans les cabinets, tira de sa serviette la liasse que l’interprète l’avait contraint d’accepter, et constata qu’elle contenait quatre cents roubles. Nicanor Ivanovitch enveloppa cette liasse dans un morceau de journal et fourra le paquet dans la bouche d’aération.

Cinq minutes plus tard, le président de l’association des locataires se mettait à table dans sa petite salle à manger. Son épouse apporta de la cuisine des filets de harengs découpés avec soin et abondamment parsemés de ciboulette. Nicanor Ivanovitch remplit de vodka un petit verre à bordeaux, le but, le remplit encore, le but, pêcha du bout de sa fourchette trois morceaux de filet de hareng… et on sonna à la porte. Et cette sonnette retentit juste au moment où Pélagie Antonovna apportait une soupière fumante, dans laquelle il suffisait de jeter un coup d’œil pour deviner la présence, au plus épais du borchtch rouge flamboyant, — ce qui n’a pas son égal au monde — d’un os à moelle.

Nicanor Ivanovitch avala sa salive et gronda comme un chien de garde :

– Allez-vous faire foutre ! Pas moyen de manger en paix… Laisse entrer personne, je suis pas là… Et pour l’appartement, dis-leur qu’ils cessent de nous casser les pieds, il y aura réunion dans une semaine.

Tandis que son épouse allait ouvrir, Nicanor Ivanovitch, à l’aide d’une louche, extrayait des profondeurs fumantes où il était plongé un gros os à moelle fendu sur le côté. Au même instant, deux citoyens pénétraient dans la salle à manger, suivis de Pélagie Antonovna, très pâle. Ayant jeté un regard à ces deux personnages, Nicanor Ivanovitch devint blême, et se leva.

– Où sont les commodités ? demanda d’un air soucieux le premier entré, qui portait une chemise blanche à la russe, boutonnée sur le côté.

Un choc sourd vint de la table. C’était Nicanor Ivanovitch qui venait de laisser tomber la louche sur la toile cirée.

– Par ici, par ici, dit précipitamment Pélagie Antonovna.

Les nouveaux venus s’engagèrent immédiatement dans le couloir.

– Qu’est-ce que vous voulez ? demanda faiblement Nicanor Ivanovitch. On n’a jamais vu ça… Vous avez-t’y seulement des papiers ?… je m’excuse…

Sans s’arrêter, le premier exhiba un papier à Nicanor Ivanovitch, tandis que le deuxième, déjà perché sur un tabouret dans les cabinets, fouillait de la main dans la bouche d’aération. Le regard de Nicanor Ivanovitch s’obscurcit. Le papier de journal ôté, la liasse apparut, non de roubles, mais de billets inconnus, les uns verts, les autres bleus, avec le portrait d’on ne sait quel vieux bonhomme. Tout cela d’ailleurs, Nicanor Ivanovitch ne le voyait que vaguement : des taches dansaient devant ses yeux.

– Des dollars dans la bouche d’aération…, dit pensivement le premier citoyen.

Puis il demanda à Nicanor Ivanovitch, d’un air doux et poli :

– C’est à vous ce petit paquet ?

– Non ! cria Nicanor d’une voix terrible. C’est… c’est des ennemis qui l’ont caché là !…

– Ça se peut, dit le premier, qui ajouta, toujours avec douceur : Bon, maintenant, il faut nous donner le reste.

– Mais j’ai rien ! Rien, je le jure devant Dieu, et j’ai jamais eu ça entre les mains ! cria le gérant avec désespoir.

Il se rua vers une commode, ouvrit un tiroir à grand bruit, et en sortit sa serviette, tout en poussant des exclamations sans suite :

– J’ai le contrat… c’est cette vermine, l’interprète… c’est lui… Koroviev… il a un lorgnon…

Il ouvrit la serviette, regarda dedans, y plongea la main, devint bleu et lâcha la serviette dans la soupe. Car dedans, il n’y avait rien : ni la lettre de Stepan, ni contrat, ni passeport étranger, ni argent, ni billet de faveur. En un mot — rien, sauf le mètre pliant.

– Camarades ! hurla le président comme un fou. Arrêtez-les ! Il y a des esprits mauvais dans la maison !

Nul ne sait ce qui, à ce moment, passa par la tête de Pélagie Antonovna. Toujours est-il qu’elle joignit les mains et s’écria :

– Ivanytch, repens-toi ! Ils en tiendront compte !

Les yeux injectés de sang, Nicanor Ivanovitch brandit le poing au-dessus de la tête de sa femme :

– Hou, maudite bête !

Mais, pris de faiblesse, il se laissa tomber sur une chaise, résigné, de toute évidence, à l’inéluctable.

Pendant ce temps, sur le palier, devant la porte de l’appartement du gérant, Timothée Kondratievitch Kvastsov, dévoré de curiosité, collait au trou de la serrure tantôt une oreille, tantôt un œil.

Cinq minutes plus tard, les locataires qui se trouvaient dans la cour virent leur président traverser celle-ci pour l’entrée principale, en compagnie de deux personnages. Ils racontèrent que Nicanor Ivanovitch paraissait « dans tous ses états », qu’il titubait comme un homme ivre et marmonnait on ne sait quoi.

Une heure plus tard encore, un citoyen inconnu fit son apparition au n° 11 au moment précis où Timothée Kondratievitch racontait à ses voisins, en se pourléchant de satisfaction, comment le président avait été « balayé ». D’un signe du doigt, l’inconnu attira Timothée Kondratievitch hors de la cuisine, l’emmena dans le vestibule, lui murmura quelques mots, et tous deux disparurent.



CHAPITRE X
Des nouvelles de Yalta


Au moment même où le malheur s’abattait sur Nicanor Ivanovitch, dans la même rue Sadovaïa, non loin du 302 bis, deux personnes se trouvaient dans le cabinet de travail de Rimski, le directeur financier des Variétés : Rimski lui-même, et l’administrateur des Variétés, Varienoukha.

Situé au premier étage du théâtre, le vaste cabinet prenait jour par deux fenêtres sur la rue Sadovaïa, et par une troisième sur le jardin d’été où étaient installés des buvettes, un stand de tir et une scène de plein air. Cette troisième fenêtre s’ouvrait dans le dos du directeur financier assis à son bureau. Outre ce bureau, l’ameublement consistait en un paquet de vieilles affiches qui, en leur temps, avaient orné les murs, une petite table portant une carafe d’eau, quatre fauteuils et, reposant sur une tablette dans un coin, la maquette poussiéreuse d’un décor oublié. Bien entendu, on trouvait aussi, à gauche de Rimski, près de son bureau, un vieux coffre-fort de dimensions médiocres, dont la peinture était tout écaillée.

Assis à son bureau, Rimski était depuis le matin de fort méchante humeur. Varienoukha, au contraire, était plein d’animation, et semblait même déborder d’une énergie singulièrement fébrile. Au reste, cette énergie était sans emploi.

Varienoukha s’était réfugié dans le cabinet du directeur financier pour échapper à la meute des quémandeurs de billets de faveur, qui lui empoisonnaient l’existence, particulièrement les jours de changement de programme. Ce qui était justement le cas aujourd’hui. À chaque fois que le téléphone se mettait à sonner, Varienoukha décrochait immédiatement et mentait sans vergogne :

– Qui ? Varienoukha ? Il n’est pas là. Il est sorti.

– Téléphone encore à Likhodieïev, s’il te plaît, dit Rimski avec irritation.

– Mais il n’est pas chez lui. J’y ai même envoyé Karpov, et il n’a trouvé personne.

– Le diable sait ce qui se passe ! bougonna Rimski en donnant une chiquenaude à sa machine à calculer.

La porte s’ouvrit, et un ouvreur entra, traînant un épais rouleau d’affiches complémentaires fraîchement imprimées. On pouvait y lire en grosses lettres rouges sur fond vert :

Aujourd’hui et chaque jour

au théâtre des Variétés

hors programme

LE PROFESSEUR WOLAND

Séances de magie noire. Tous ses secrets révélés.

Varienoukha déroula une affiche sur la moquette, prit du recul, l’examina d’un œil approbateur, et ordonna à l’ouvreur de faire coller immédiatement tous les exemplaires.

– Très bon… ça attire l’œil ! observa-t-il tandis que l’ouvreur sortait.

– Et moi, je n’aime pas, mais pas du tout, cette fantaisie, grogna Rimski en regardant l’affiche avec animosité, derrière ses lunettes d’écaille. Du reste, je m’étonne qu’on l’ait autorisé à monter ça.

– Tu as tort, Grigori Danilovitch ! Il y a là un calcul extrêmement subtil. Tout le sel de la chose, c’est qu’il révèle ses secrets.

– Je ne sais pas, je ne sais pas. Pour moi, je ne vois pas le moindre sel là-dedans… Dire qu’il faut toujours qu’il invente des histoires de ce genre !… Si, au moins, il nous l’avait montré, son magicien ! Tu l’as vu, toi ? Où l’a-t-il déniché, le diable le sait !

Le fait est que Varienoukha, pas plus que Rimski, n’avait vu le magicien. Hier, Stepan était entré en coup de vent (« comme un fou », selon l’expression de Rimski) dans le bureau du directeur financier avec un brouillon de contrat. Il avait donné de l’argent à Woland. Le magicien s’était aussitôt éclipsé, et, sauf Stepan, personne ne l’avait vu.

Rimski tira sa montre, vit qu’elle indiquait deux heures cinq, et laissa éclater son exaspération. Il y avait de quoi ! Likhodieïev avait téléphoné vers onze heures pour dire qu’il serait là dans une demi-heure, et non seulement il n’était pas venu, mais il avait disparu de chez lui !

– Et je n’ai pas que ça à faire ! rugit Rimski en plantant son doigt dans un tas de papiers qui attendaient sa signature.

– Il est peut-être tombé, comme Berlioz, sous un tramway ? dit Varienoukha en maintenant contre son oreille le récepteur du téléphone, où l’on entendait les appels insistants, prolongés et parfaitement vains de la sonnerie.

– Ça ne serait pas un mal…, murmura Rimski entre ses dents.

À ce moment entra une femme coiffée d’une casquette, vêtue d’une vareuse d’uniforme et d’une jupe noire et chaussée d’espadrilles. D’un petit sac accroché à sa ceinture, elle tira un carré de papier blanc et un cahier, et demanda :

– Variétés, c’est ici ? Télégramme urgent. Signez là.

Varienoukha traça vaguement une espèce de zigzag sur le cahier, et, dès que la porte eut claqué derrière la femme, il décacheta le pli. Il lut le télégramme, battit des paupières, et le passa à Rimski.

Le texte du télégramme était ainsi rédigé :

YALTA. VARIÉTÉS. MOSCOU. AUJOURD’HUI ONZE HEURES TRENTE BUREAU POLICE CRIMINELLE S’EST PRÉSENTÉ INDIVIDU CHÂTAIN CHEMISE DE NUIT PANTALON PAS DE BOTTES APPARENCE MALADE MENTAL DIT S’APPELER LIKHODIEÏEV DIRECTEUR VARIÉTÉS – STOP – TÉLÉGRAPHIER POLICE YALTA OÙ SE TROUVE DIRECTEUR LIKHODIEÏEV — STOP — FIN.

– Bravo ! Et à la tienne, Étienne ! s’écria Rimski. Encore une surprise !

– Le faux Dimitri ! dit Varienoukha. (Puis, reprenant le téléphone, il appela :) Allô ! Le télégraphe ! Veuillez prendre un télégramme urgent, pour le compte des Variétés. Vous y êtes ? « Police criminelle Yalta… Directeur Likhodieïev à Moscou-stop-Directeur financier Rimski »…

Nonobstant la nouvelle de l’imposteur de Yalta, Varienoukha se remit à chercher Stepan au téléphone partout où il pouvait se trouver, mais naturellement, il ne le trouva nulle part.

Au moment où Varienoukha, appareil en main, se demandait où il allait pouvoir téléphoner encore, la femme qui avait apporté le premier télégramme entra de nouveau et remit une nouvelle dépêche à l’administrateur. Varienoukha l’ouvrit en hâte, la lut et émit un sifflement.

– Quoi encore ? demanda Rimski avec un tic nerveux.

Varienoukha lui tendit le télégramme sans répondre, et le directeur financier put y lire ces mots :

SUPPLIE CROIRE ENVOYÉ YALTA PAR HYPNOTISME WOLAND — STOP — TÉLÉGRAPHIEZ POLICE CONFIRMATION MON IDENTITÉ — STOP — LIKHODIEÏEV.

Rimski et Varienoukha, rapprochant leurs têtes, relurent le télégramme, et, après l’avoir relu, ils se regardèrent fixement, la bouche ouverte.

– Citoyens ! s’écria enfin la femme, mécontente. Signez, et après vous pourrez rester la bouche ouverte tant que vous voudrez. C’est des télégrammes que je porte !

Varienoukha, sans quitter le télégramme des yeux, griffonna une signature sur le cahier sans le regarder, et la femme disparut.

– Enfin, tu as bien parlé avec lui, vers onze heures, au téléphone ? demanda l’administrateur profondément perplexe.

– Mais c’est complètement ridicule ! cria Rimski d’une voix aiguë. Que je lui aie parlé ou non, il ne peut pas être en ce moment à Yalta ! C’est ridicule !

– Il est soûl…, dit Varienoukha.

– Qui est soûl ? demanda Rimski, et de nouveau ils se regardèrent bouche bée.

Qu’un imposteur, ou un fou quelconque, eût télégraphié de Yalta, cela ne faisait aucun doute. Mais voilà qui était étrange : comment donc le mystificateur de Yalta pouvait-il connaître Woland, arrivé seulement d’hier à Moscou ? Et comment pouvait-il savoir qu’il y avait un rapport entre Likhodieïev et Woland ?

– Hypnotisme…, dit Varienoukha, répétant le mot du télégramme. Où a-t-il pu apprendre l’existence de Woland ?

Ses yeux cillèrent, puis il s’écria résolument :

– Mais non ! C’est absurde !… Absurde, absurde !

– Et où loge-t-il, ce Woland, que le diable emporte ? demanda Rimski.

Varienoukha se mit immédiatement en communication avec le bureau de l’Intourist, et, à la complète stupéfaction de Rimski, il lui apprit que Woland logeait dans l’appartement de Likhodieïev. Varienoukha forma alors le numéro de celui-ci, puis écouta longuement bourdonner la sonnerie. Parmi ces bourdonnements, il perçut soudain une voix lointaine, basse et lugubre, qui chantait : « … Rochers, mon abri… », et il en conclut que, quelque part, un poste de TSF s’était glissé dans le réseau des communications téléphoniques.

– Ça ne répond pas, dit Varienoukha en raccrochant. Si j’essayais encore le téléph…

Sa phrase demeura inachevée. La même femme venait d’apparaître, pour la troisième fois, à la porte. Tous deux — Rimski et Varienoukha — se levèrent aussitôt. Elle tira un papier de son sac, non plus blanc cette fois, mais gris.

– Ça devient vraiment intéressant, murmura entre ses dents Varienoukha en accompagnant du regard la femme qui se hâtait de sortir.

Rimski prit la feuille le premier. Sur le fond gris sombre du papier photographique, on distinguait nettement, écrites en noir, les lignes suivantes :

PREUVE MON ÉCRITURE MA SIGNATURE TÉLÉGRAPHIEZ CONFIRMATION FAITES SURVEILLER SECRÈTEMENT WOLAND LIKHODIEIEV.

Depuis vingt ans qu’il s’occupait de théâtre, Varienoukha en avait vu de toutes les couleurs. Mais là, il sentit qu’un épais brouillard envahissait son esprit, et il ne trouva rien d’autre à prononcer qu’un lieu commun, en l’occurrence complètement inepte :

– Ce n’est pas possible !

Rimski, lui, agit tout autrement. Il se leva, ouvrit la porte et, de là, aboya à l’intention d’une ouvreuse assise sur un tabouret :

– Que personne n’entre ici, sauf les facteurs ! et il ferma la porte à clef.

Cela fait, il prit dans son bureau une poignée de papiers et se mit à confronter avec soin les lettres épaisses et penchées à gauche du bélinogramme avec l’écriture des notes de service manuscrites de Stepan. Il compara également les signatures, ornées d’un paraphe en hélice. Varienoukha, penché sur la table, envoyait son haleine chaude dans le cou de Rimski.

– L’écriture est bien de lui, dit enfin le directeur financier d’un ton ferme ; et Varienoukha répéta en écho :

– Bien de lui.

En regardant attentivement le visage de Rimski, l’administrateur fut passablement étonné des changements qui s’y étaient produits. Déjà naturellement maigre, le directeur financier semblait avoir encore maigri, et même vieilli, et ses yeux cerclés d’écaille avaient perdu toute leur acuité habituelle. De plus, on y lisait non seulement de l’anxiété, mais aussi comme une profonde affliction. Quant à Varienoukha, il fit tout ce qu’est censé faire un homme au comble de l’étonnement. Il se mit à aller et venir dans le bureau, leva les bras comme un crucifié, but un plein verre de l’eau jaunâtre qui stagnait dans la carafe, et finalement s’écria :

– Je ne comprends pas ! Je ne comprends pas ! Je-ne-comprends-pas !

Rimski regardait par la fenêtre et semblait entièrement absorbé par ses pensées. Le directeur financier se trouvait, à vrai dire, dans une situation extrêmement difficile. Il lui fallait, ici même, sur place, découvrir des explications ordinaires à des faits qui ne l’étaient pas du tout.

Plissant les yeux, il se représentait Stepan en chemise de nuit et sans bottes, grimpant ce matin, vers onze heures et demie, dans un avion inconnu capable de voler à une vitesse extraordinaire, puis le même Stepan, toujours à onze heures et demie, descendant en chaussettes sur l’aérodrome de Yalta… le diable sait ce que c’est !

Mais peut-être n’était-ce pas Stepan qui lui avait parlé au téléphone, ce matin, de son propre appartement ? Si, si, c’était bien Stepan ! Il connaissait tout de même la voix de Stepan ! Et même si, aujourd’hui, ce n’était pas Stepan qui lui avait parlé, c’était bien Stepan qui, pas plus tard qu’hier soir, était venu de son bureau ici même, dans ce cabinet, avec ce contrat idiot, et qui avait irrité le directeur financier par la dangereuse légèreté de sa conduite. Aurait-il pu s’en aller ainsi, par le train ou l’avion, sans rien dire au théâtre ? Et s’il avait pris l’avion hier soir, il n’aurait pas pu arriver là-bas avant midi. Peut-être que si, quand même ?

– Yalta est à combien de kilomètres ? demanda Rimski.

Varienoukha interrompit son va-et-vient et cria :

– J’y ai pensé ! Il y a longtemps que j’y ai pensé ! Par chemin de fer, jusqu’à Sébastopol, il y a environ mille cinq cents kilomètres, et de là à Yalta encore au moins quatre-vingts ! Par air, bien sûr, ça fait moins.

Hum… Oui… Les trains, par conséquent, sont hors de question. Mais alors quoi ? Un avion de chasse ! Mais qui, et dans quel avion, laisserait Stepan monter en chaussettes ? Et pourquoi ? Bon, il avait peut-être ôté ses bottes en arrivant à Yalta ? Mais encore une fois, pourquoi ? Et puis, même avec des bottes, on ne l’aurait pas laissé monter dans un avion de chasse ? Et puis les avions de chasse n’ont rien à faire ici ! Car enfin, les télégrammes disent qu’il s’est présenté à la police à onze heures trente alors qu’il parlait encore au téléphone à Moscou à… attendez voir (à ce moment, Rimski eut la vision du cadran de sa montre).

Rimski se rappela où étaient les aiguilles… Horreur ! Elles indiquaient onze heures vingt minutes !

Que fallait-il en conclure ? Si l’on admettait qu’immédiatement après sa conversation téléphonique, Stepan s’était précipité à l’aérodrome et qu’il y était arrivé, disons en cinq minutes, ce qui, du reste était également inconcevable, il fallait en conclure que l’avion, ayant décollé à l’instant même, avait couvert en cinq minutes plus de mille kilomètres ! Et que par conséquent, cet avion était capable de parcourir en une heure plus de douze mille kilomètres. C’était impossible. Stepan n’était donc pas à Yalta… Que restait-il donc ? L’hypnotisme ? Il n’y a pas d’hypnotisme au monde qui permette de projeter un homme à plus de mille kilomètres ! Alors peut-être le rêvait-il qu’il était à Yalta ? Oui, peut-être que lui, il rêvait, mais la police de Yalta ? Non, non excusez-moi, ça ne s’est jamais vu !… Et pourtant ils avaient bien télégraphié de là-bas ?

Littéralement, le visage du directeur financier faisait peur à voir. À ce moment, la poignée de la porte fut tournée et secouée de l’extérieur, et l’on entendit l’ouvreuse crier farouchement :

– Non ! C’est défendu ! Ils sont en conférence ! Tuez-moi si vous voulez, vous n’entrerez pas !

Rimski, avec effort, parvint à se dominer, puis décrocha le téléphone et dit :

– Passez-moi Yalta en communication urgente.

« Pas bête ! » s’exclama intérieurement Varienoukha.

Mais la communication avec Yalta ne put être établie. Rimski raccrocha et dit :

– Ça, c’est le comble : la ligne est coupée !

Cette coupure de la ligne parut singulièrement l’affecter, et même le plonger dans l’indécision. Après quelques instants d’hésitation, il reprit le téléphone d’une main, pour noter de l’autre ce qu’il disait :

– Prenez un télégramme urgent. Variétés, oui. Yalta, Police criminelle. Oui. « Aujourd’hui vers onze heures trente, Likhodieïev m’a parlé au téléphone Moscou-stop-Ensuite n’est pas venu au bureau l’avons cherché téléphone sans résultat — stop — Confirmons écriture — stop — Prenons mesures surveillance artiste-Directeur financier Rimski. »

« Pas bête du tout ! » pensa Varienoukha, mais il ne put achever sa pensée car une autre idée traversait son esprit « Mais c’est bête ! Il ne peut pas être à Yalta, c’est impossible ! »

Voici, pendant ce temps, ce que fit Rimski : il rassembla soigneusement les télégrammes qu’il avait reçus et la copie du sien, les plia ensemble, les glissa dans une enveloppe, cacheta celle-ci, y inscrivit quelques mots et la tendit à Varienoukha en disant :

– Porte ça toi-même, et tout de suite, Ivan Savelïevitch. Eux, ils s’en débrouilleront.

« Ça, c’est vraiment pas bête ! » pensa Varienoukha, et il rangea l’enveloppe dans sa serviette. Puis, à tout hasard, il composa encore une fois le numéro de l’appartement de Stepan, écouta, et soudain se mit à cligner de l’œil et à faire des grimaces d’un air gai et mystérieux.

Rimski allongea le cou.

« Pouvez-vous me passer l’artiste Woland ? demanda Varienoukha d’un ton suave.

– Monsieur est occupé, répondit l’appareil d’une voix chevrotante. Qui le demande ?

– L’administrateur des Variétés, Varienoukha.

– Ivan Savelïevitch ? cria joyeusement l’appareil. Terriblement heureux d’entendre votre voix ! Comment va la santé ?

Merci, répondit Varienoukha très surpris. Mais qui est à l’appareil ?

– Son assistant, son assistant et interprète Koroviev ! jacassa le téléphone. Tout à votre service, très aimable Ivan Savelïevitch ! Disposez de moi, absolument à votre guise. Eh bien ?

– Pardon, mais… Stepan Bogdanovitch Likhodieïev n’est pas chez lui ?

– Hélas ! non, cria l’appareil. Non ! Il est parti !

– Où cela ?

– À la campagne, faire une balade en voiture.

– Co… comment ? Une ba… balade ?… Mais quand rentrera-t-il ?

– Il a dit « Je vais juste respirer un peu de bon air, et je reviens ».

– Bon… merci, dit Varienoukha désemparé. Heu… voulez-vous être assez aimable pour dire à M. Woland qu’il passera ce soir en troisième partie ?

– À vos ordres. Comment donc. Sans faute. Immédiatement. Je n’y manquerai pas. Je vais lui dire, crachota le combiné par saccades.

– Eh bien, bonne chance, dit Varienoukha ahuri.

– Je vous prie d’accepter, dit l’appareil, mes salutations et mes souhaits les meilleurs, les plus chaleureux ! Bonne chance ! Bon succès ! Bonheur complet ! Tout !

– Et voilà, naturellement ! Je l’avais bien dit ! s’écria l’administrateur surexcité, en raccrochant. Pas question de Yalta, il est à la campagne !

– Eh bien, si c’est ça, dit le directeur financier en blêmissant de colère, c’est vraiment une cochonnerie sans nom !

À ce moment, l’administrateur fit un bond et poussa une exclamation qui fit sursauter Rimski :

– C’est ça ! Je me rappelle ! À Pouchkino, on vient d’ouvrir une tchébouretchnaïa qui s’appelle « Yalta » ! Tout est clair ! Il est allé là-bas, il s’est soûlé, et maintenant il nous envoie des télégrammes !

– Ça, c’est trop fort ! répondit Rimski, dont les joues tremblaient et dont les yeux brûlaient véritablement d’une terrible colère. Mais je t’assure que cette promenade lui coûtera cher !… (Soudain, il resta court, puis ajouta d’un on hésitant :) Mais… et la police ?…

– Sottises ! C’est encore un de ses tours ! trancha l’expansif administrateur, puis il demanda : Et l’enveloppe, je la porte quand même ?

– Absolument, répondit Rimski.

Et la porte s’ouvrit : c’était encore elle… « Elle ! » pensa Rimski avec une angoisse inexplicable. Et tous deux se levèrent pour accueillir l’employée des postes.

Cette fois, le télégramme disait :

MERCI POUR CONFIRMATION ENVOYER URGENCE CINQ CENTS ROUBLES BUREAU POLICE PRENDS AVION DEMAIN POUR MOSCOU LIKHODIEÏEV.

– Il est complètement fou, dit faiblement Varienoukha.

Rimski, faisant teinter ses clefs, ouvrit le coffre-fort, y prit de l’argent, compta cinq cents roubles, sonna, donna l’argent à un garçon de courses et l’envoya au central télégraphique.

– Tu n’y penses pas, Grigori Danilovitch ! proféra Varienoukha qui n’en croyait pas ses yeux. À mon avis, tu envoies cet argent pour rien.

– On nous le renverra, répondit calmement Rimski. Mais je te garantis qu’il va en répondre, de ce petit pique-nique !

Puis, montrant du doigt la serviette de Varienoukha, il ajouta :

– Vas-y, Ivan Savelïevitch, ne perds pas de temps.

Varienoukha, serviette sous le bras, quitta le bureau.

Il descendit au rez-de-chaussée, vit une longue queue à la caisse, apprit de la caissière que d’ici une heure, on pourrait afficher « complet », parce que le public était venu en foule dès qu’on avait collé les affiches supplémentaires, ordonna à la caissière de ne pas vendre les trente meilleures places de loges et de parterre, quitta la caisse au pas de course, se débarrassa au passage d’importuns qui quémandaient des billets gratuits. À ce moment retentit la sonnerie aigrelette du téléphone.

– Oui ! cria Varienoukha.

– Ivan Savelïevitch ? demanda une voix nasillarde excessivement déplaisante.

– Il n’est pas au théâtre ! commença Varienoukha.

Mais le téléphone lui coupa aussitôt la parole :

– Ne faites pas la bête, Ivan Savelïevitch, et écoutez moi. Vous ne porterez ces télégrammes nulle part et vous ne les montrerez à personne.

– Qui parle ? rugit Varienoukha. Cessez ces plaisanteries, citoyen ! Vous serez tout de suite découvert ! Votre numéro ?

– Varienoukha, répliqua la voix répugnante, tu comprends le russe ? Ne porte pas les télégrammes.

– Vous continuez ? vociféra l’administrateur furieux. Alors, attendez ! Vous allez payer ça !

Il lança encore une menace quelconque, puis se tut, car il s’aperçut qu’à l’autre bout du fil, plus personne ne l’écoutait.

À ce moment, une ombre envahit rapidement le petit bureau. Varienoukha se précipita hors de la pièce, claqua la porte derrière lui et, par une sortie latérale, gagna en courant le jardin d’été.

L’administrateur se sentait plein d’excitation et d’énergie. Après cet insolent coup de téléphone, il était certain qu’une bande de voyous était en train de tramer de mauvaises plaisanteries, et que ces plaisanteries étaient liées à la disparition de Likhodieïev. Le désir de démasquer les malfaiteurs étouffait presque l’administrateur, et en même temps — si étrange que cela paraisse — il sentait naître en lui l’avant-goût de quelque chose d’agréable. Il en est souvent ainsi quand un homme tend à devenir le centre de l’attention générale, quand il va apporter quelque part une nouvelle sensationnelle.

Dans le jardin, le vent souffla au visage de l’administrateur et lui emplit les yeux de sable, comme pour lui barrer la route, comme pour le mettre en garde. Au premier étage, une fenêtre claqua, et les vitres faillirent voler en éclats, un frisson angoissé parcourut la cime des érables et des tilleuls. Il faisait de plus en plus sombre et frais. L’administrateur se frotta les yeux et vit le ciel de Moscou, au ras des toits, se couvrir d’une lourde nuée d’orage, ventrue et jaune. Au loin, on entendit un grondement.

Bien qu’il fût très pressé, Varienoukha fut pris de l’envie irrésistible de faire un détour de quelques secondes par les cabinets d’aisances du jardin pour vérifier en passant si l’électricien avait bien mis un grillage autour de la lampe.

Varienoukha passa devant le stand de tir et s’enfonça dans l’épais bosquet de lilas au milieu duquel se dressait l’édicule bleuâtre des cabinets. L’électricien était un homme de parole : la lampe suspendue sous le toit, du côté « hommes », était entourée d’un grillage métallique tout neuf, mais l’administrateur fut chagriné de voir que, même dans les ténèbres qui précédaient l’orage, on distinguait parfaitement des graffiti, tracés au crayon ou au charbon, sur les murs des cabinets.

– Qu’est-ce que c’est que c…, commença l’administrateur, mais à ce moment, il entendit derrière lui une voix qui ronronnait :

– C’est vous, Ivan Savelïevitch ?

Varienoukha sursauta, se retourna et vit un individu de petite taille, mais gros, avec une physionomie qui le faisait ressembler curieusement à un chat.

– Oui, c’est moi, dit Varienoukha d’un ton hostile.

– Très, très heureux, reprit d’une voix miaulante le petit gros à tête de chat, et tout à coup, se déployant de toute sa taille, il frappa Varienoukha sur l’oreille avec une telle force que la casquette de l’administrateur s’envola de sa tête et disparut sans retour dans la lunette d’un cabinet.

Le gros lui asséna un coup, les cabinets s’illuminèrent, l’espace d’un éclair, d’une lueur frémissante, et dans le ciel un coup de tonnerre y répondit. Puis une nouvelle lueur fulgura, et l’administrateur entrevit un deuxième individu, petit mais de carrure athlétique, aux cheveux rouges comme le feu… une taie [3] sur un œil, une canine saillante… Celui-là, un gaucher sans doute, cogna l’administrateur sur l’autre oreille. En réponse, il y eut un nouveau grondement dans le ciel, et l’averse se mit à tomber sur le toit de planches des cabinets.

– Mais quoi, cama…, balbutia d’une voix éteinte l’administrateur, qui s’aperçut au même instant que le mot « camarades » ne convenait pas du tout à des bandits qui attaquaient un homme dans des cabinets publics, et reprit d’une voix rauque : Citoy…, mais sentit aussitôt qu’ils ne méritaient pas non plus ce titre, sur quoi il reçut, sans voir d’où il venait, un troisième coup, un coup terrible, tel que le sang jaillit de son nez et coula sur sa chemise.

– Qu’est-ce que t’as dans ta séérviette, parasite ? cria d’une voix perçante celui qui ressemblait à un chat. Des télégrammes ? On t’a bien prévenu, par téléphone, de ne les porter nulle part ? On t’a prévenu, je te demande ?

– On m’a prévu… prévin… prévenu, suffoqua l’administrateur.

– Et tu y vas quand même ? Donne ta séérviette, canaille ! cria l’homme aux cheveux rouges de la même voix nasillarde qui avait parlé au téléphone, et il arracha la serviette des mains tremblantes de Varienoukha.

Tenant chacun l’administrateur par un bras ils le traînèrent hors du jardin et s’engagèrent avec lui, d’un pas rapide, dans la rue Sadovaïa. Toutes les puissances de l’orage étaient maintenant déchaînées, l’eau mugissante se précipitait avec fracas dans les bouches d’égout, partout des vagues se gonflaient et bouillonnaient, l’eau jaillissait des gouttières et déferlait des toits, débordant des tuyaux de descente engorgés, des torrents écumants dégringolaient des portes cochères. Tout ce qui vivait avait déserté la rue Sadovaïa, et il n’y avait plus personne pour venir au secours d’Ivan Savelïevitch. Sautant les ruisseaux boueux illuminés par les éclairs, les bandits mirent à peine quelques secondes pour traîner l’administrateur à demi mort jusqu’au 302 bis. Ils s’engouffrèrent sous le porche, où, pieds nus, deux femmes se pressaient contre le mur, souliers et bas à la main. Ensuite, ils foncèrent jusqu’à l’escalier 6, et Varienoukha, dans un état voisin de la folie, fut hissé jusqu’au cinquième étage et jeté sur le plancher d’un vestibule obscur qu’il connaissait bien : celui de l’appartement de Stepan Likhodieïev.

Là, les deux brigands disparurent, pour faire place à une jeune fille rousse complètement nue dont les yeux brillaient d’un éclat phosphorique.

Varienoukha comprit que la partie la plus redoutable de son aventure commençait, et, poussant un gémissement, il se colla contre le mur. Mais la jeune fille vint se placer tout contre l’administrateur et lui posa ses mains sur les épaules. Les cheveux de Varienoukha se dressèrent sur sa tête. Car, même à travers le tissu froid et imbibé d’eau de sa chemise, il sentit que ces deux mains étaient encore plus froides — qu’elles étaient froides comme la glace.

– Laisse-moi t’embrasser, dit tendrement la jeune fille, et, tout près de ses yeux, Varienoukha vit deux yeux étincelants.



CHAPITRE XI
Le dédoublement d’Ivan


De l’autre côté de la rivière, le bois de pins, qu’une heure plus tôt le soleil de mai illuminait encore, commença à se brouiller et à se fondre dans une grisaille indistincte.

Puis un rideau de pluie uniforme voila la fenêtre. Des paraphes de feu rayèrent le ciel qui explosa de toutes parts et des lueurs effrayantes frémirent, inondant la chambre du malade.

Ivan, assis sur le bord de son lit, pleurait doucement en contemplant les eaux troubles de la rivière dont la surface bouillonnante se couvrait de bulles. À chaque coup de tonnerre, il poussait un cri plaintif et couvrait son visage de ses mains. Des feuilles de papier noircies par l’écriture d’Ivan jonchaient le sol. Elles avaient été éparpillées par le vent qui s’était engouffré dans la chambre avant le déchaînement de l’orage.

Les tentatives du poète de rédiger une déclaration concernant l’épouvantable professeur n’avaient abouti à rien. Pourtant, dès qu’il eut reçu des mains de la grosse infirmière, qu’on appelait Prascovia Fiodorovna, un bout de crayon et du papier, il se frotta les mains d’un air affairé et s’installa avec empressement à sa petite table. Le début lui vint aisément.

« À la milice. Déposition d’Ivan Nikolaïevitch Biezdomny membre du Massolit. Hier soir, je me suis rendu avec le défunt M.A. Berlioz à l’étang du Patriarche… »

Et là, le poète s’arrêta, plongé dans l’embarras, principalement par le mot « défunt ». Il y avait là, certainement, une ineptie : comment cela « je me suis rendu avec le défunt » ? Les défunts ne se promènent pas ! Effectivement, on allait le prendre pour un fou !

Ces réflexions faites, Ivan Nikolaïevitch corrigea sa première version, ce qui donna ceci : « … avec M.A. Berlioz, par la suite défunt… » mais l’auteur n’en fut pas plus satisfait. Une troisième rédaction s’imposait, mais le résultat fut encore plus mauvais : « Berlioz, qui est tombé sous un tramway… », d’autant plus qu’à ce moment vint se mêler à l’affaire ce compositeur du même nom, totalement inconnu, mais qui obligea Ivan à ajouter : « pas le compositeur… ».

Après s’être évertué quelque temps sur le problème des deux Berlioz, Ivan biffa tout et décida de commencer directement par quelque chose de très fort, afin d’accrocher immédiatement l’attention du lecteur : il écrivit que le chat était monté dans le tramway, puis il revint à l’épisode de la tête coupée. Cette tête et les prédictions du consultant le firent penser à Ponce Pilate, et, pour se montrer le plus convaincant possible, Ivan décida de raconter in extenso l’histoire du procurateur, depuis le moment où celui-ci était apparu sous le péristyle du palais d’Hérode revêtu de son manteau blanc à doublure sanglante.

Ivan travailla avec application, raturant des mots, en ajoutant d’autres, et il essaya même de dessiner Ponce Pilate, puis le chat sur ses pattes de derrière. Mais ces dessins ne lui furent d’aucune aide, et plus il avançait, plus sa déposition devenait confuse et incompréhensible.

Lorsque la nuée menaçante monta de l’horizon puis s’étendit, avec sa frange fuligineuse, au-dessus du bois de pins, et que des rafales de vent se mirent à souffler, Ivan, épuisé, sentit qu’il ne viendrait jamais à bout de sa déposition. Négligeant de ramasser les feuilles que le vent avait dispersées à travers la chambre, il se mit à pleurer, doucement et amèrement. Quand l’orage éclata, la bonne Prascovia Fiodorovna alla voir le poète. Fort alarmée de le trouver en pleurs, elle ferma le store afin que les éclairs n’effrayassent pas le malade, ramassa les feuillets qui traînaient sur le plancher et, les gardant à la main, courut chercher le docteur.

Celui-ci vint dans la chambre, fit une piqûre au bras d’Ivan et lui affirma d’un ton persuasif qu’il ne fallait plus pleurer, que tout cela allait passer, que bientôt tout serait changé, tout serait oublié.

Il apparut que le médecin avait dit vrai. Bientôt, en effet, le bois reprit son aspect antérieur. Chacun de ses arbres se dessina avec netteté sur le ciel qui, lavé par l’orage, avait recouvré toute la pureté de son azur. De même, la rivière reprit son cours paisible. La profonde mélancolie qui s’était emparée d’Ivan commença à le quitter aussitôt après la piqûre. Étendu sur son lit, calmé, le poète contemplait maintenant avec intérêt l’arc-en-ciel qui se déployait au-dessus de la vallée.

Les choses durèrent ainsi jusqu’au soir, et Ivan ne vit même pas l’arc-en-ciel s’effacer, ni le ciel devenir pâle et mélancolique, ni le bois s’assombrir.

Après avoir bu du lait chaud, Ivan s’étendit à nouveau sur son lit et s’étonna des changements survenus dans ses propres pensées. Dans sa mémoire, la figure maudite du chat démoniaque s’adoucit et la tête coupée perdit son caractère effrayant. Cessant d’y penser, Ivan se dit qu’en fin de compte, cette clinique n’était pas mal du tout, que Stravinski était un homme fort sensé et une célébrité, et qu’avoir affaire à lui était la chose la plus agréable du monde. Ajoutons à cela qu’après l’orage, l’air du soir était d’une fraîcheur et d’une douceur délicieuses.

La maison de douleur s’endormait. Dans les couloirs silencieux, les globes blancs de verre dépoli s’éteignirent, tandis que s’allumaient, conformément au règlement, les faibles lumières bleues des veilleuses. Derrière les portes, sur les chemins de caoutchouc qui couraient le long des corridors, les petits pas précautionneux des infirmières ne se firent plus entendre que de loin en loin.

Ivan gisait maintenant dans un état de molle langueur. Regardant tantôt la lampe à abat-jour qui, du plafond, répandait dans la chambre une lumière atténuée, tantôt la lune qui se levait derrière le bois noir, il conversait avec lui-même :

– Pourquoi, en somme, ai-je été si bouleversé que Berlioz soit tombé sous le tramway ? raisonnait le poète. En fin de compte, je me soucie de lui comme d’un bouton de culotte ! Car après tout, nous n’étions parents ni d’Ève ni d’Adam. Si l’on examine la question avec les lunettes de l’objectivité, il appert qu’au fond, je ne connaissais même pas réellement le défunt. En effet, que savais-je de lui ? Rien du tout, sinon qu’il était affligé d’une calvitie et d’une éloquence épouvantables. Ensuite, citoyens, continua Ivan en adressant son discours on ne sait à qui, essayons de démêler ceci : qu’est-ce qui m’a pris, voulez-vous me le dire, de m’emporter jusqu’à la fureur contre ce mystérieux consultant, professeur et magicien, avec son œil noir et vide ? Pourquoi toute cette absurde poursuite, en caleçon et une bougie à la main, puis cette incongrue séance de guignol au restaurant ?

– Hé là, hé là ! dit l’ancien Ivan à l’Ivan nouveau d’une voix sévère qui résonna, bien qu’intérieure peut-être, à son oreille. Tout de même, il savait d’avance que Berlioz aurait la tête coupée, non ? Comment donc ne pas en être bouleversé ?

– Allons, camarades, de quoi parlons-nous au juste ? répliqua le nouvel Ivan à l’ancien, à l’Ivan désuet. Qu’il y ait là une affaire louche, même un enfant le comprendrait. Ce professeur est une personne peu ordinaire, et énigmatique à cent pour cent ! Mais c’est là, justement, tout l’intérêt de la chose ! Un homme qui a connu personnellement Ponce Pilate : que pouvez-vous souhaiter de plus intéressant ? Et, au lieu de faire tout ce raffut imbécile à l’étang du Patriarche, n’aurait-il pas été plus intelligent de lui demander poliment la suite des aventures de Pilate et de ce détenu, Ha-Nozri ? Au lieu de ça, je me suis occupé le diable sait de quoi ! Un directeur de revue qui se fait écraser : vous parlez d’un événement ! Hé quoi, la revue va-t-elle cesser de paraître pour autant ? Que faire donc ? L’homme est mortel et, comme quelqu’un l’a très justement dit, inopinément mortel. Eh bien, Dieu ait son âme ! Il y aura un nouveau directeur, et même, probablement, encore plus éloquent que l’ancien !

Sur ces mots, le nouvel Ivan s’assoupit un instant, puis demanda au vieil Ivan d’une voix fielleuse :

– En sorte que j’ai l’air de quoi, moi, dans cette histoire ?

– D’un crétin ! répondit distinctement une voix de basse venue on ne sait d’où, qui n’appartenait à aucun des deux Ivan et qui ressemblait étrangement à la basse du professeur.

Non seulement Ivan, on ne sait pourquoi, ne se sentit pas offensé, mais il fut même agréablement surpris par le mot « crétin ». Il sourit, et se laissa glisser dans une paisible torpeur. À pas feutrés, le sommeil gagnait Ivan, et déjà il voyait en songe les palmiers aux troncs en pattes d’éléphant, et le chat qui passait devant lui — un chat qui n’avait plus rien d’affreux, un chat très amusant même, — et, en un mot, Ivan était sur le point de sombrer définitivement dans le rêve quand tout à coup le grillage de la fenêtre s’écarta sans bruit. En même temps, une mystérieuse silhouette surgit sur le balcon, se déroba aux rayons de la lune et menaça Ivan du doigt.

Sans aucune frayeur, Ivan se souleva sur son lit et constata qu’un homme se tenait sur le balcon. Et cet homme, appuyant son doigt sur ses lèvres, murmura :

– Chut !…



[ ... ]


P.-S.

L’illustration est de l’artiste Wolfgang Hutter.

À propos de cette édition électronique :

- Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe "Ebooks libres et gratuits" :
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- Janvier 2006

Source : Mikhaïl Boulgakov, LE MAÎTRE ET MARGUERITE (1928-1940).

Élaboration de ce livre électronique :
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Actualité du Maître et Marguerite et de Mikhaïl Boulgakov en janvier/février 2013 à Paris, (La RdR).

Notes

[1Mikhaïl Boulgakov,
LE MAÎTRE ET MARGUERITE, roman (1928-1940). Traduction en français de Claude Ligny (1967) - libre de droits ; 334 pages ; téléchargement : ebooks libres et gratuits. Table des matières :

PREMIÈRE PARTIE

- CHAPITRE I Ne parlez jamais à des inconnus
- CHAPITRE II Ponce Pilate
- CHAPITRE III La septième preuve
- CHAPITRE IV Poursuite
- CHAPITRE V Ce qui s’est passé à Griboïedov
- CHAPITRE VI La schizophrénie, comme il a été dit
- CHAPITRE VII Un mauvais appartement
- CHAPITRE VIII Duel d’un professeur et d’un poète
- CHAPITRE IX Les inventions de Koroviev
- CHAPITRE X Des nouvelles de Yalta
- CHAPITRE XI Le dédoublement d’Ivan
- CHAPITRE XII La magie noire et ses secrets révélés
- CHAPITRE XIII Apparition du héros
- CHAPITRE XIV Gloire au coq !
- CHAPITRE XV Le songe de Nicanor Ivanovitch
- CHAPITRE XVI Le supplice
- CHAPITRE XVII Une journée agitée
- CHAPITRE XVIII Des visiteurs malchanceux

DEUXIÈME PARTIE

- CHAPITRE XIX Marguerite
- CHAPITRE XX La crème d’Azazello
- CHAPITRE XXI Dans les airs
- CHAPITRE XXII Aux chandelles
- CHAPITRE XXIII Un grand bal chez Satan
- CHAPITRE XXIV Réapparition du maître
- CHAPITRE XXV Comment le procurateur tenta de sauver Judas de Kerioth
- CHAPITRE XXVI L’enterrement
- CHAPITRE XXVII La fin de l’appartement 50
- CHAPITRE XXVIII Les dernières aventures de Koroviev et Béhémoth
- CHAPITRE XXIX Où le sort du Maître et de Marguerite est décidé
- CHAPITRE XXX Il est temps ! Il est temps
- CHAPITRE XXXI Sur le mont des Moineaux
- CHAPITRE XXXII Grâce et repos éternel

ÉPILOGUE.

Le site http://www.masterandmargarita.eu/ ; l’article éponyme @ fr.wikipedia.

[2Le découpage du roman en cinq épisodes, leur numérotation et leurs titres pour repères, sont un choix arbitraire de La RdR afin d’organiser la publication en série.

[3Taie : tache opaque sur la cornée. (Note du correcteur - ELG.)

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