Le Maître et Marguerite
(1928-1940)
Mikhaïl Boulgakov
Table des matières [ épisode (5) - Le chemin de lune [2] ] :
DEUXIÈME PARTIE (suite et fin)
ÉPILOGUE
– CHAPITRE XXV
Comment le procurateur tenta de sauver Judas de Kerioth
– CHAPITRE XXVI
L’enterrement
– CHAPITRE XXVII
La fin de l’appartement 50
– CHAPITRE XXVIII
Les dernières aventures de Koroviev et Béhémoth
– CHAPITRE XXIX
Où le sort du Maître et de Marguerite est décidé
– CHAPITRE XXX
Il est temps ! Il est temps
– CHAPITRE XXXI
Sur le mont des Moineaux
– CHAPITRE XXXII
Grâce et repos éternel
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À propos de cette édition électronique
DEUXIÈME PARTIE
(Suite et fin)
CHAPITRE XXV
Comment le procurateur tenta de sauver Judas de Kerioth
Les ténèbres venues de la mer Méditerranée s’étendirent sur la ville haïe du procurateur. Les passerelles qui reliaient le Temple à la redoutable tour Antonia disparurent, l’insondable obscurité descendue du ciel engloutit les dieux ailés qui dominaient l’hippodrome, le palais des Asmonéens avec ses meurtrières, les bazars, les caravansérails, les ruelles, les piscines… Ainsi disparut Jérusalem, la grande ville, comme effacée de la surface du monde. Les ténèbres dévoraient tout, semant la terreur parmi tout ce qui vivait, à Jérusalem et dans ses alentours. L’étrange nuée venue de la mer s’abattit sur la ville vers la fin de ce jour qui était le quatorzième du mois printanier de Nisan.
Son ventre noir pesait déjà sur le Crâne Chauve, où les bourreaux avaient hâtivement achevé les condamnés à coups de lance, elle s’appesantissait sur le Temple et, de la colline où celui-ci était édifié, ses flots fuligineux roulaient vers la Ville Basse dont ils envahissaient les rues. Elle se coulait par les étroites fenêtres et, dans les ruelles tortueuses, chassait les gens vers les maisons. Peu pressée de rendre l’eau dont elle était gorgée, elle se contentait d’émettre, de temps à autre, des éclairs de feu. Quand une lueur crevait l’amoncellement de fumées noires, on voyait surgir dans la déchirure des ténèbres, comme un roc, l’imposante masse du Temple couverte d’écailles étincelantes. Mais la lueur s’éteignait instantanément et, de nouveau, le Temple était plongé dans un néant noirâtre. À plusieurs reprises, il surgit ainsi pour disparaître à nouveau et, à chaque fois, cette disparition était accompagnée par un grondement de catastrophe.
D’autres lueurs frémissantes firent surgir de l’abîme le palais d’Hérode le Grand, situé face au Temple sur la colline de l’Ouest, et les terrifiantes statues d’or sans yeux se découpèrent sur le fond noir, les bras tendus vers le ciel. Puis le feu céleste se déroba et le sourd fracas du tonnerre renvoya au gouffre les idoles d’or.
Soudain, la pluie jaillit, torrentielle. L’orage s’était mué en ouragan. À l’endroit même où, vers le milieu du jour, près d’un banc de marbre du jardin, s’étaient entretenus le procurateur et le grand prêtre, le tonnerre éclata comme un coup de canon et un grand cyprès fut brisé net comme une brindille. Sous le péristyle, en même temps qu’une poussière d’eau mêlée de grêle, s’engouffrèrent des roses arrachées, des feuilles de magnolia, de menues branches et des tourbillons de sable. L’ouragan ravageait le jardin.
Un seul homme se trouvait à ce moment sous les colonnes et cet homme était le procurateur.
Il n’était plus assis dans un fauteuil, mais étendu sur un lit de repas, près d’une petite table basse garnie de mets et de cruchons de vin. Un second lit était placé de l’autre côté de la table, mais il était vide. Aux pieds du procurateur s’étalait une mare rouge comme du sang, que jonchaient les débris d’un cruchon brisé, et que personne n’avait nettoyée. Le serviteur qui, avant l’orage, avait dressé cette table pour le procurateur avait, on ne sait pourquoi, perdu contenance sous le regard de celui-ci, comme s’il craignait de l’avoir mal servi, et le procurateur, pris de colère, avait jeté le cruchon sur le sol de mosaïque en disant :
– Pourquoi évites-tu de me regarder en face quand tu sers ? Aurais-tu volé quelque chose ?
Le visage noir du serviteur africain était devenu gris et, les yeux remplis d’une terreur mortelle, il s’était mis à trembler au point qu’il avait failli casser un deuxième cruchon. Mais la colère du procurateur s’était envolée aussi vite qu’elle était venue. L’Africain s’était précipité pour ramasser les morceaux et essuyer la tache, mais le procurateur l’avait congédié d’un geste de la main, et l’esclave s’était enfui. Et la tache était restée.
Au moment où se déchaîna l’ouragan, l’Africain était caché près d’une niche où se trouvait la statue d’une femme nue à la tête inclinée ; il craignait de se montrer inopportunément à la vue du procurateur et, en même temps, il avait peur, en restant là, de manquer à son appel.
Étendu sur son lit dans la demi-obscurité de l’orage, le procurateur se servait lui-même des coupes de vin qu’il buvait à longs traits. De temps en temps, il allongeait la main et rompait de petits morceaux de pain qu’il mangeait, gobait quelques huîtres et mâchait du citron, puis buvait de nouveau.
Sans le mugissement des trombes d’eau, sans les coups de tonnerre qui menaçaient, semblait-il, d’aplatir le toit du palais, sans le bruit sec des grêlons qui rebondissaient sur les marches de la terrasse, on aurait pu entendre le procurateur grommeler et parler tout seul. Et si les fugaces crépitements du feu céleste s’étaient changés en une lumière continue, un observateur aurait pu voir que les yeux du procurateur, rougis par ses dernières nuits sans sommeil et par le vin, exprimaient l’impatience, que le Procurateur, s’il regardait de temps en temps les deux roses blanches qui étaient venues se noyer dans la flaque rouge, tournait constamment son visage vers le jardin, face aux tourbillons d’eau et de sable, qu’il attendait quelqu’un, et qu’il attendait avec impatience.
Un certain temps s’écoula et, devant les yeux du procurateur, le rideau de pluie s’éclaircit un peu. En dépit de toute sa fureur, l’ouragan faiblissait. Déjà, on n’entendait plus de craquements ni de chutes de branchages. Les éclairs et les coups de tonnerre se raréfiaient. Au-dessus de Jérusalem, ce n’était plus un linceul violet frangé de blanc qui s’étendait, mais un ciel ordinaire, cotonneux et gris — une nuée d’arrière-garde. L’orage fuyait vers la mer Morte.
On pouvait maintenant distinguer le bruissement de la pluie, les bruits de l’eau qui courait dans les chéneaux et dévalait en cascades les marches du grand escalier que le procurateur avait descendu quelques heures plus tôt pour aller annoncer la sentence sur la place. Enfin, on perçut le clapotis d’une fontaine, jusqu’alors complètement étouffé. Le ciel s’éclaircit. Dans l’océan gris qui courait vers l’est s’ouvrirent des fenêtres bleues.
À ce moment, à travers le crépitement affaibli et intermittent de la pluie, le procurateur saisit de lointains appels de trompettes, mêlés au piétinement assourdi de centaines de sabots de chevaux. À ces bruits, il sortit de son immobilité et son visage s’anima. C’était l’aile de cavalerie qui revenait du mont Chauve. À en juger par la direction du bruit, elle traversait la place où avait été annoncée la sentence.
Enfin, le procurateur entendit les pas si impatiemment attendus. Des sandales claquèrent sur les dalles mouillées de l’escalier qui menait à la terrasse supérieure du jardin, juste devant le péristyle. Le procurateur tendit le cou et ses yeux brillèrent de joie.
Entre les deux lions de marbre apparut d’abord une tête dissimulée sous un capuchon, puis le corps d’un homme complètement trempé vêtu d’un manteau qui lui collait au corps. C’était l’homme qui, avant la sentence, avait échangé quelques mots à voix basse avec le procurateur, dans une chambre obscure du palais, et qui, durant le supplice, était demeuré assis sur un tabouret à trois pieds, jouant avec un bâton.
Sans prendre garde aux flaques d’eau, l’homme au capuchon traversa la terrasse, s’avança sur le sol de mosaïque du péristyle et, levant le bras, dit d’une voix de ténor sonore et agréable :
– Santé et joie au Procurateur !
L’homme parlait latin.
– Dieux ! s’écria Pilate. Mais vous n’avez plus un poil de sec ! Quel ouragan, hein ! Entrez immédiatement chez moi, je vous prie, et faites-moi le plaisir de vous changer.
Le nouveau venu rejeta son capuchon en arrière, découvrant sa tête complètement mouillée aux cheveux collés sur le front. Un sourire poli se dessina sur son visage rasé et il refusa d’aller se changer, affirmant que cette petite pluie ne lui avait été d’aucun désagrément.
– Je ne veux rien entendre, dit Pilate en frappant dans ses mains.
À ce bruit, les esclaves sortirent de leur cachette. Pilate leur ordonna de prendre soin de son hôte puis, aussitôt après, de servir un plat chaud.
Il ne fallut que très peu de temps à l’homme au capuchon pour se sécher la tête, changer de vêtements et de chaussures, et pour remettre, en général, de l’ordre dans sa toilette. Un instant plus tard, il reparaissait dans le péristyle vêtu d’un manteau militaire pourpre, chaussé de sandales propres et les cheveux peignés.
Cependant, le soleil était revenu à Jérusalem. Avant de plonger dans la Méditerranée et de disparaître, il envoya des rayons d’adieu à la ville haïe du procurateur, dont quelques-uns vinrent dorer les marches du péristyle. Revenue à la vie, la fontaine chantait à cœur joie, des pigeons se promenaient à nouveau dans les allées, sautant par-dessus les branches cassées et picorant on ne sait quoi dans le sable détrempé. La flaque rouge avait été essuyée, les débris du cruchon balayés et, sur la table, fumait un plat de viande.
– J’écoute les ordres du procurateur, dit l’homme en s’approchant de la table.
– Vous n’écouterez rien du tout tant que vous ne serez pas assis et que vous n’aurez pas bu de vin, dit aimablement Pilate en désignant le second lit.
L’homme s’y étendit et l’esclave lui servit une coupe d’épais vin rouge. Un autre serviteur, se penchant avec précaution sur l’épaule de Pilate, remplit la coupe du procurateur. Après quoi, celui-ci les renvoya tous deux d’un geste.
Pendant que son hôte mangeait et buvait, Pilate, tout en dégustant son vin à petits coups, le dévisageait à travers la fente étroite de ses paupières. C’était un homme d’âge moyen, doué d’un agréable visage rond et net, et d’un nez charnu. Ses cheveux étaient d’une couleur indéfinissable. Pour l’instant, comme ils n’étaient pas encore secs, ils paraissaient clairs. Il eût été difficile de déterminer sa nationalité. Le trait essentiel de son visage était, peut-être, son expression de bonhomie, quelque peu gâtée, du reste, par ses yeux ou, plus précisément, non par ses yeux eux-mêmes, mais par la façon qu’il avait de regarder son interlocuteur. Habituellement, il dissimulait ses petits yeux sous des paupières mi-closes — paupières un peu étranges, légèrement bouffies. Le mince regard qu’elles laissaient filtrer alors brillait d’une malice sans méchanceté. Il faut croire, sans doute, que l’hôte du procurateur était enclin à l’humour. Mais, par moments, chassant complètement cette lueur d’humour, l’homme ouvrait soudain ses paupières et posait sur son interlocuteur un regard insistant, comme s’il voulait étudier rapidement quelque tache insoupçonnée sur le nez de celui-ci. Cela durait peu : les paupières retombaient, la fente s’étrécissait et la lueur du regard révélait à nouveau un esprit débonnaire et malicieux.
L’invité ne refusa pas une seconde coupe de vin, avala quelques huîtres avec une visible jouissance, goûta aux légumes cuits, mangea un morceau de viande. Rassasié, il fit l’éloge du vin :
– Excellent cru, procurateur. N’est-ce pas du falerne ?
– C’est du vin de Cécube. Il a trente ans, répondit avec affabilité le procurateur.
La main sur le cœur, l’hôte refusa de manger un morceau de plus, déclarant qu’il n’avait réellement plus faim. Pilate remplit alors sa coupe et son invité en fit autant. Les deux convives versèrent alors quelques gouttes de vin dans le plat de viande, et le procurateur, levant sa coupe, prononça à haute voix :
– À nous, et à toi, César, père des Romains, le meilleur et le plus aimé des hommes !…
Ils burent leur coupe d’un trait, et les esclaves africains emportèrent les reliefs, ne laissant sur la table que les fruits et les cruchons. Derechef, le procurateur congédia les serviteurs et demeura seul avec son hôte sous les colonnes.
– Eh bien ! dit Pilate à mi-voix, que pouvez-vous me dire sur l’état des esprits dans cette ville ?
Involontairement, son regard se porta au-delà des terrasses du jardin où, en contrebas du palais, les colonnes et les toits dorés par les derniers rayons du soleil s’éteignaient peu à peu.
– Je pense, procurateur, dit l’homme, que l’état des esprits, à Jérusalem, est maintenant satisfaisant.
– On peut donc se porter garant que toute menace de désordre est écartée ?
– On ne peut se porter garant, répondit le visiteur en regardant Pilate avec amabilité, que d’une chose au monde : la puissance du grand César.
– Que les dieux lui accordent une longue vie ! enchaîna immédiatement Pilate. Et la paix universelle ! (Il se tut un moment puis reprit :) De sorte qu’à votre avis, on peut retirer les troupes ?
– Je pense que la cohorte de la légion Foudre peut s’en aller, répondit l’hôte de Pilate, et il ajouta : Ce serait bien si, en l’honneur de son départ, elle défilait dans la ville.
– Excellente idée, approuva le procurateur. Après-demain, je lui donnerai l’ordre de lever le camp, et je partirai moi aussi. Et — je le jure par le festin des douze dieux, je le jure par les Lares — je donnerais beaucoup pour pouvoir le faire dès aujourd’hui.
– Le procurateur n’aime pas Jérusalem ? demanda l’invité avec bonhomie.
– Miséricorde ! s’écria le procurateur en souriant. Il n’y a pas au monde de lieu plus désespérant ! Je ne parle même pas de la nature et du climat : bien que je tombe malade à chaque fois que je viens ici, il n’y aurait là encore que demi-mal ! Mais ces fêtes !… Tous ces mages, ces sorciers, ces enchanteurs, ces troupeaux de pèlerins !… Des fanatiques, des fanatiques !… Les tracas, tenez, que me cause cette seule histoire de Messie, dont ils se sont mis, tout à coup, à attendre la venue pour cette année ! À chaque minute, je m’attends à être témoin d’un carnage, excessivement désagréable… Je passe mon temps à déplacer des troupes, à lire des plaintes et des dénonciations, pour la moitié au moins, d’ailleurs, dirigées contre moi-même ! Avouez que c’est à mourir d’ennui ! Oh ! s’il n’y avait pas le service de l’Empereur !
– Oui, les fêtes, ici, sont fatigantes, acquiesça l’invité.
– Je souhaite de tout mon cœur qu’elles se terminent au plus tôt, reprit énergiquement Pilate. Je pourrai enfin retourner à Césarée. Le croirez-vous, cette délirante construction — le mouvement de la main du procurateur, qui parcourut l’enfilade des colonnes, désigna clairement le palais d’Hérode — me rend positivement fou. Y passer la nuit m’est impossible. Jamais le monde n’a connu architecture plus étrange !… Oui, enfin, revenons à nos affaires. Avant tout, ce maudit Bar-Rabbas vous cause-t-il des ennuis ?
À ces mots, l’hôte projeta son singulier regard sur la joue droite du procurateur. Mais celui-ci laissait errer au loin un regard chargé d’ennui et contemplait avec une moue méprisante la partie de la ville qui s’étendait à ses pieds et qui s’estompait peu à peu dans le crépuscule. Le regard de son hôte s’estompa lui aussi, et ses paupières retombèrent.
– Il faut croire, dit l’invité tandis que de légères rides fronçaient son visage rond, que, désormais, Bar n’est pas plus dangereux qu’un agneau. Il n’aura plus guère la possibilité de provoquer des émeutes.
– Il est trop célèbre ? demanda Pilate dans un petit rire.
Le procurateur, comme toujours, a parfaitement compris la question.
– En tout cas, dit le procurateur d’un air soucieux en levant un doigt long et mince orné d’une pierre noire, il faudra…
– Oh ! le procurateur peut être certain que tant que je serai en Judée, Bar ne pourra pas faire un pas sans être suivi à la trace.
– Alors, je suis tranquille. Du reste, je suis toujours tranquille quand vous êtes là.
– Le procurateur est trop bon !
– Maintenant, parlez-moi du supplice, dit Pilate.
– Que désire savoir, précisément, le procurateur ?
– N’y a-t-il pas eu, de la part de la foule, quelque tentative, quelque manifestation séditieuse ? C’est là le principal, naturellement.
– Absolument rien, dit l’invité.
– Parfait. Et vous avez constaté personnellement que la mort avait fait son œuvre ?
– Le procurateur peut en être certain.
– Mais, dites-moi… leur a-t-on donné le breuvage avant de les attacher aux piloris ?
– Oui. Mais lui (l’hôte de Pilate ferma les yeux), il a refusé.
– Qui donc ? demanda Pilate.
– Excusez-moi, hegemon ! s’écria l’hôte. N’ai-je pas dit son nom ? Ha-Nozri !
– Le fou ! dit Pilate avec une grimace, tandis qu’une veine battait sous son œil gauche. Mourir des brûlures du soleil ! À quoi bon refuser ce qui vous est offert conformément à la loi ? En quels termes a-t-il exprimé son refus ?
– Il a dit (l’hôte de Pilate ferma de nouveau les yeux) qu’il était reconnaissant, et qu’il ne faisait reproche de sa mort à personne.
– Reconnaissant à qui ? Aucun reproche à qui ? demanda sourdement Pilate.
– Cela, hegemon, il ne l’a pas dit…
– N’a-t-il pas essayé de faire de la propagande en présence des soldats ?
– Non, hegemon, il n’a pas été bavard, cette fois. La seule chose qu’il a dite, c’est que, parmi tous les défauts humains, il considérait que l’un des plus graves était la lâcheté.
– À propos de quoi a-t-il dit cela ? demanda Pilate d’une voix fêlée qui surprit le visiteur.
– Personne ne l’a compris. En général, son attitude était bizarre. Comme toujours, d’ailleurs.
– Qu’a-t-il fait de bizarre ?
– Eh bien, il essayait tout le temps de regarder dans les yeux de ceux qui l’entouraient et, à chaque fois, il souriait d’une espèce de sourire égaré.
– Rien d’autre ? demanda Pilate d’une voix rauque.
– Rien d’autre.
Le procurateur heurta sa coupe en y versant du vin. Il la but d’un trait, et dit :
– Voici l’affaire : bien que nous n’ayons pu — du moins jusqu’à présent — lui découvrir de fidèles ou d’adeptes, nous ne pouvons non plus garantir qu’il n’en ait eu aucun.
L’invité, qui écoutait attentivement, acquiesça.
– Aussi, afin d’éviter toute surprise, continua le procurateur, je vous prie de faire disparaître, immédiatement et sans bruit, les corps des trois condamnés et de les enterrer discrètement et à l’insu de tous, de telle sorte qu’on n’entende plus jamais parler d’eux.
– À vos ordres, hegemon, dit l’hôte, qui se leva et ajouta : Vu l’importance de cette affaire et son caractère délicat, permettez-moi d’aller m’en occuper tout de suite.
– Non, restez encore un moment, dit Pilate en arrêtant son hôte d’un geste. Il y a deux autres questions à régler. Voici la première : les mérites considérables que vous avez montrés dans le difficile travail que vous avez eu à accomplir en qualité de chef du service secret auprès du procurateur de Judée m’autorisent –- et je m’en réjouis -– à en informer Rome.
Le visage rose, l’invité se leva et s’inclina devant le procurateur :
– Je ne fais que remplir mon devoir au service de l’Empereur, dit-il.
– Mais je voudrais vous demander, continua l’hegemon, si l’on vous propose une mutation avec avancement, de refuser et de rester ici. Il m’en coûterait beaucoup de me séparer de vous. Ils trouveront bien un autre moyen de vous récompenser.
– Je suis heureux de servir sous vos ordres, hegemon.
– Cela me fait grand plaisir. Maintenant, la deuxième question. Elle concerne ce… comment, déjà… Judas, de Kerioth.
L’hôte lança au procurateur son regard particulier qu’il éteignit, comme de coutume, aussitôt.
– On dit, continua le procurateur en baissant la voix, qu’il aurait touché de l’argent pour avoir reçu chez lui, avec tant de cordialité, ce philosophe insensé.
– Il va en toucher, rectifia doucement le chef du service secret.
– La somme est-elle importante ?
– Cela, personne ne peut le savoir, hegemon.
– Pas même vous ? demanda Pilate avec un étonnement élogieux.
– Hélas ! pas même moi, répondit calmement son interlocuteur. Mais ce que je sais, c’est qu’il touchera cet argent ce soir. Il est convoqué pour aujourd’hui au palais de Caïphe.
– Ah ! le vieux grippe-sou ! dit en riant le procurateur. Car c’est bien un vieillard, n’est-ce pas ?
– Le procurateur ne se trompe jamais, mais cette fois il est dans l’erreur, répondit aimablement l’hôte. L’homme de Kerioth est un jeune homme.
– Tiens ! Et pouvez-vous me tracer rapidement son portrait ? Un fanatique ?
– Oh ! non, procurateur.
– Bien. Et quoi encore ?
– Il est très beau.
– Ensuite ? Il a bien, sans doute, quelque passion ?
– Dans cette ville énorme, il est difficile de bien connaître tout le monde, procurateur…
– Non, non, Afranius ! Ne diminuez pas vos mérites.
– Il n’a qu’une passion, procurateur. (L’invité fit une brève pause.) La passion de l’argent.
– Et que fait-il ?
Afranius leva la tête vers le plafond, réfléchit, puis répondit :
– Il travaille chez l’un de ses parents, qui tient une boutique de change.
– Ah ! bon. Bon, bon, bon. (Le procurateur se tut, regarda s’ils étaient bien seuls, et dit à voix basse :) Voici ce qu’il y a : Aujourd’hui, j’ai été informé qu’il serait assassiné cette nuit.
À ces mots, non seulement l’hôte projeta son étrange regard sur le procurateur, mais il le maintint quelque temps. Après quoi, il répondit :
– Procurateur, vous avez exprimé une opinion beaucoup trop flatteuse à mon sujet et, pour moi, je ne mérite pas un rapport à Rome. Car je n’ai pas eu cette information.
– Vous méritez les plus hautes récompenses, répliqua le procurateur. Mais cette information existe.
– Et oserai-je vous demander de qui vous la tenez ?
– Permettez-moi de ne pas vous le dire pour l’instant, d’autant plus qu’il s’agit de renseignements fortuits, d’origine douteuse, et par conséquent suspects. Mais je suis obligé de tout prévoir. C’est mon devoir, et de plus je crois à mes pressentiments, car ils ne m’ont jamais trompé. Toujours est-il que, d’après mes informations, un des amis clandestins de Ha-Nozri, indigné par la monstrueuse trahison de ce changeur, doit s’entendre avec des complices pour l’assassiner cette nuit, puis déposer l’argent de la trahison chez le grand-prêtre avec ce mot : « Reprends cet argent maudit. »
Le chef du service secret n’envoya pas son regard surprenant à l’hegemon, mais continua d’écouter, les yeux mi-clos. Pilate reprit :
– Imaginez la chose. Croyez-vous qu’il sera agréable au grand-prêtre, une nuit de fête, de recevoir pareil cadeau ?
– Non seulement cela lui sera désagréable, dit l’hôte en souriant, mais je pense, procurateur, que cela provoquera un très grand scandale.
– Je suis exactement de cet avis. C’est pourquoi je vous prie de vous occuper de cette affaire, c’est-à-dire de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection de Judas de Kerioth.
– L’ordre de l’hegemon sera exécuté, dit Afranius, mais je dois rassurer l’hegemon : le projet de ces scélérats est presque irréalisable. Songez-y (l’hôte se retourna, puis reprit :), dépister son homme, le tuer, découvrir combien il a touché, puis trouver le moyen de retourner cet argent à Caïphe, tout cela en une seule nuit ? Cette nuit ?
– Et pourtant, ils l’égorgeront cette nuit, répéta Pilate obstiné. Je vous le dis, j’en ai le pressentiment ! Et en aucun cas mes pressentiments ne m’ont trompé.
Le visage du procurateur se crispa, et d’un geste bref, il frotta ses mains moites.
– À vos ordres, répondit docilement l’invité. (Puis il se leva, se redressa et, soudain, demanda d’un ton rude :) Ainsi, ils vont l’assassiner, hegemon ?
– Oui, répondit Pilate, et je mets tout mon espoir dans votre efficacité, qui fait l’admiration de tous.
L’hôte rajusta sa lourde ceinture sous son manteau et dit :
– Mes respects, et tous mes vœux de joie et de santé !
– Ah ! mais, s’écria Pilate à mi-voix, j’avais complètement oublié ! Je vous dois de l’argent !…
L’invité s’étonna.
– Mais non, procurateur, vous ne me devez rien.
– Comment, rien ? Quand je suis entré à Jérusalem, rappelez-vous cette foule de mendiants… je voulais leur jeter de l’argent, mais je n’en avais pas sur moi, et je vous en ai emprunté.
– Oh ! procurateur, ce n’était qu’une bagatelle !
– Il ne faut rien oublier, pas même les bagatelles.
Pilate se tourna, souleva son manteau posé sur un fauteuil derrière lui, trouva dessous une bourse de cuir qu’il tendit à son hôte. Celui-ci la prit, s’inclina et la cacha sous son manteau.
– J’attends, dit Pilate, votre rapport sur l’enterrement, ainsi que sur cette affaire de Judas, cette nuit, vous m’entendez, Afranius, cette nuit même. La garde aura l’ordre de me réveiller dès que vous vous présenterez ici. Je vous attends.
– Mes respects, dit le chef du service secret.
Puis, tournant le dos, il quitta le péristyle. On entendit le crissement du sable mouillé sous ses pieds, puis le claquement de ses sandales sur le marbre quand il passa entre les deux lions. Ses jambes, puis son corps et enfin son capuchon disparurent. Le procurateur s’aperçut alors que le soleil était parti, et que le crépuscule tombait.
CHAPITRE XXVI
L’enterrement
Ce crépuscule fut peut-être la cause du brutal changement qui se produisit dans l’aspect du procurateur. Il parut vieilli tout d’un coup, voûté et, de plus, anxieux. Il promena un regard inquiet autour de lui et, sans raison apparente, sursauta, en posant les yeux sur le fauteuil vide sur le dossier duquel était jeté son manteau. La nuit de fête s’approchait, les ombres du soir jouaient sous les colonnes, et le procurateur fatigué avait probablement cru voir quelqu’un assis dans le fauteuil vide. Cédant à la peur, le procurateur remua le manteau. Puis il le laissa retomber et se mit à arpenter le péristyle, tantôt se frottant les mains fébrilement, tantôt revenant vivement à la table pour saisir sa coupe de vin, tantôt s’arrêtant pour contempler d’un œil stupide la mosaïque du sol, comme s’il essayait d’y déchiffrer on ne sait quels caractères…
Pour la seconde fois de la journée, il était en proie à l’angoisse. Pressant sa tempe, où la douleur infernale du matin n’avait laissé qu’une sourde réminiscence un peu lancinante, le procurateur s’efforça de comprendre d’où lui venait cette souffrance morale. Il le comprit vite, mais il essaya alors de se donner le change. Dans la journée, c’était évident, il avait laissé échapper quelque chose sans retour, et maintenant il voulait rattraper cette perte par des actions médiocres, insignifiantes et, surtout, trop tardives. Et pour se donner le change, il essayait de se persuader que ces actions — ce qu’il faisait en ce moment, ce soir — n’avaient pas moins d’importance que la sentence du matin. Mais il n’y parvenait que bien mal.
Au cours de l’une de ces allées et venues, il s’arrêta brusquement et siffla. En réponse, un aboiement étouffé retentit dans l’ombre, et d’un bond surgit du jardin un gigantesque chien gris aux oreilles pointues, muni d’un collier clouté d’or.
– Banga, Banga, appela le procurateur d’une voix faible.
Le chien se dressa sur ses pattes de derrière et posa ses pattes de devant sur les épaules de son maître, de sorte qu’il faillit le renverser. Puis il lui lécha la joue. Le procurateur s’assit dans le fauteuil. Banga, la langue pendante et la respiration courte, se coucha aux pieds de son maître. La joie qui brillait dans ses yeux signifiait que l’orage — la seule chose au monde que craignît l’animal intrépide — était fini, et aussi qu’il était de nouveau là, près de cet homme qu’il aimait, respectait et considérait comme l’être le plus puissant de la terre, grâce à quoi le chien concluait qu’il devait être lui-même un être extraordinaire, supérieur et privilégié. Cependant, alors qu’il ne regardait même pas son maître, mais le jardin qui s’estompait dans le soir, le chien sentit tout de suite que l’homme était malheureux. Aussi, changeant de position, il se leva, se plaça de côté, et posa ses pattes de devant et sa tête sur les genoux du procurateur, maculant légèrement de sable mouillé les pans du manteau. Cette attitude de Banga signifiait sans doute qu’il voulait consoler son maître, et qu’il était prêt à partager son malheur. Il essaya également d’exprimer cela par ses yeux, levés vers le visage de son maître, et par le frémissement de ses oreilles dressées. Et c’est ainsi que tout deux, l’homme et le chien, pleins d’amour l’un pour l’autre, accueillirent la nuit de fête, sous le péristyle.
Pendant ce temps, l’hôte du procurateur avait fort à faire. Après avoir quitté la terrasse supérieure du jardin qui s’étendait devant le péristyle, il descendit jusqu’à la seconde terrasse et là, tournant à droite, il se dirigea vers les casernements installés dans l’enceinte du palais. Dans ces casernes étaient logées les deux centuries qui étaient arrivées avec le procurateur à Jérusalem pour les fêtes, ainsi que la garde secrète du procurateur, dont l’hôte de Pilate avait le commandement. L’homme n’y demeura pas plus de dix minutes, mais, au bout de ces dix minutes trois fourgons, chargés chacun d’outils de terrassement et d’une barrique d’eau, quittèrent la cour des casernes. Ils étaient accompagnés de quinze hommes à cheval, vêtus de manteaux gris. Les fourgons et leur escorte quittèrent le palais par une porte de derrière, prirent à l’ouest, franchirent l’enceinte de la ville et gagnèrent par un chemin de traverse la route de Bethléem qu’ils suivirent vers le nord ; parvenus au carrefour de la porte d’Hébron, ils s’engagèrent sur la route de Jaffa, que le cortège des condamnés avait suivie dans la journée. Il faisait déjà nuit, et la lune montait à l’horizon.
Peu de temps après le départ des fourgons, l’hôte du procurateur, revêtu maintenant d’une tunique sombre et usagée, quittait à cheval les murs du palais. Il se dirigeait non vers la sortie de la ville, mais vers le centre. Quelque temps plus tard, on pouvait le voir mettre pied à terre devant la forteresse Antonia, située au nord, à proximité immédiate du majestueux édifice du Temple. Dans la forteresse, l’homme ne demeura également qu’un court instant, après quoi on retrouva sa trace dans l’enchevêtrement des ruelles tortueuses de la Ville Basse. Mais là, il était à dos de mulet.
L’invité de Pilate connaissait fort bien la ville, aussi n’eut-il aucune peine à trouver la rue qu’il cherchait. Elle s’appelait rue des Grecs, à cause d’un certain nombre de boutiques grecques qui y étaient installées. C’est à l’une d’elles, où l’on faisait commerce de tapis, que l’homme arrêta sa mule. Il en descendit et attacha la bête à un anneau de la porte cochère. La boutique était déjà fermée. L’homme poussa la porte bâtarde située à côté de l’entrée du magasin et pénétra dans une petite cour carrée entourée de remises. Il tourna le coin de la cour et se trouva devant la terrasse couronnée de lierre d’une maison d’habitation, Il inspecta les alentours. Dans la petite maison comme dans les remises, il faisait noir. On n’avait pas encore allumé la lumière. L’homme appela à mi-voix :
– Niza !
Une porte grinça et, sur la terrasse, dans l’ombre de la nuit tombante, parut la silhouette d’une jeune femme sans voile. Elle se pencha sur la rambarde, fouillant l’ombre avec inquiétude pour essayer de reconnaître le visiteur. Quand elle l’eut reconnu, elle lui adressa un sourire de bienvenue en le saluant de la tête et de la main.
– Tu es seule ? demanda doucement Afranius, en grec.
– Oui, chuchota la jeune femme. Mon mari est parti ce matin pour Césarée. (Elle jeta un coup d’œil à la porte et ajouta :) Mais la servante est à la maison.
Puis elle fit un geste qui signifiait : « Entrez. »
Afranius jeta un dernier regard autour de lui et gravit les quelques marches de pierre, puis la femme et lui disparurent à l’intérieur de la maison. Le temps qu’y passa Afranius fut très court : moins de cinq minutes. En quittant la terrasse, il rabattit son capuchon plus bas sur ses yeux, et gagna la rue. Dans les maisons, les flambeaux s’allumaient déjà, mais on se bousculait encore dans les rues pour les préparatifs de la fête, et Afranius, sur son mulet, se perdit dans le flot des piétons et des cavaliers. Où alla-t-il ensuite ? – nul ne le sait.
Restée seule, la femme qu’Afranius avait appelée Niza entreprit de changer de vêtements. Elle semblait très pressée. Mais, quelque difficulté qu’elle eût à trouver les affaires dont elle avait besoin dans la chambre obscure, elle n’alluma pas de flambeau et n’appela pas sa servante. Ce n’est que lorsqu’elle fut prête, et que sa tête fut couverte d’un voile sombre, qu’on put entendre sa voix :
– Si on me demande, tu diras que je suis en visite chez Oenantha.
À ces mots répondirent, dans l’obscurité, les grognements de la vieille servante :
– Chez Oenantha ? Oh ! cette Oenantha ! Ton mari t’a pourtant défendu d’aller chez elle ! C’est une maquerelle, ton Oenantha ! Va, je le dirai à ton mari…
– Allons, tais-toi donc ! répliqua Niza, et, comme une ombre, elle se glissa hors de la maison.
Les sandales de Niza claquèrent sur les dalles de pierre de la cour. En grognant, la servante referma la porte qui donnait sur la terrasse. Niza était partie.
Au même moment, dans une autre ruelle tortueuse, qui descendait par degrés vers une piscine, sortait d’une maison d’aspect misérable, dont le pignon donnait sur la rue et les fenêtres sur une cour, un jeune homme à la barbe soigneusement taillée, coiffé d’un turban blanc dont le rabat lui tombait sur les épaules, vêtu d’un taleth de fête bleu dont l’ourlet inférieur était orné de glands, et chaussé de crissantes sandales neuves. Ce bel homme au nez busqué, élégamment habillé pour la grande fête, marchait d’un pas alerte, doublant les passants qui se hâtaient de rentrer chez eux pour le repas solennel, et regardant les fenêtres s’allumer les unes après les autres. Le jeune homme suivait le chemin qui, passant devant un bazar, conduisait au palais du grand prêtre Caïphe, situé au pied de la colline où était bâti le Temple.
Quelques instants plus tard, on le vit dans le palais de Caïphe. Et quelque temps après, on l’en vit sortir.
Après sa visite au palais en proie à l’agitation de la fête, où brûlaient déjà chandeliers et torches, le jeune homme reprit d’un pas plus alerte, plus gai encore, le chemin de la Ville Basse. À l’endroit où la rue débouchait sur la place du bazar, il fut dépassé, dans la cohue en effervescence, par une jeune femme au pas léger, presque dansant, dont la tête était cachée jusqu’aux yeux par un voile noir. En passant, elle releva son voile un bref instant, jeta un regard du côté du jeune homme, puis, loin de ralentir son pas, l’accéléra au contraire, comme si elle voulait se dérober à la vue de l’homme qu’elle venait de dépasser.
Or, non seulement le jeune homme avait remarqué cette femme, mais il l’avait reconnue. Et, en la reconnaissant, il sursauta, s’arrêta, regarda avec perplexité son dos qui s’éloignait, puis s’élança à sa poursuite. Il manqua renverser un passant qui portait une cruche, mais il parvint à rattraper la femme ; haletant d’émotion, il cria :
– Niza !
La jeune femme se retourna, dévisagea l’homme d’un air froid et contrarié, et dit sèchement en grec :
– Ah ! c’est toi, Judas ? Je ne t’avais pas reconnu tout de suite. D’ailleurs, c’est très bien. On dit chez nous que celui qu’on voit sans le reconnaître deviendra riche…
Fort troublé, au point que son cœur sautait dans sa poitrine comme un oiseau sous une couverture, Judas demanda, dans un chuchotement entrecoupé, de crainte que les passants ne l’entendent :
– Mais… où vas-tu donc, Niza ?
– Qu’est-ce que cela peut te faire ? répondit Niza avec hauteur et elle ralentit le pas.
Déconcerté, Judas murmura avec des intonations enfantines dans la voix :
– Mais comment… mais nous étions d’accord pour… Je voulais aller chez toi, tu m’avais dit que tu y serais toute la soirée…
– Ah ! non, non (répondit Niza en avançant d’un air capricieux sa lèvre inférieure, de sorte que son visage, le plus joli visage que Judas eût jamais vu de sa vie, lui parut encore plus joli), je m’ennuyais. Vous avez votre fête, mais moi, que veux-tu que je fasse ? Que je reste assise à t’écouter faire le soupirant sur ma terrasse ? Et à avoir peur que la servante n’aille tout raconter à mon mari ? Non, non. J’ai décidé d’aller dans la campagne, écouter les rossignols.
– Dans la campagne ? demanda Judas, complètement perdu. Toute seule ?
– Naturellement, toute seule, répondit Niza.
– Écoute, permets-moi de t’accompagner, demanda Judas qui étouffait.
Ses idées se brouillèrent, et il oublia tout au monde pour ne regarder, d’un air suppliant, que les yeux bleus de Niza, qui maintenant lui paraissaient noirs.
Niza ne répondit rien et allongea le pas.
– Pourquoi ne dis-tu rien, Niza ? demanda Judas d’un ton plaintif, en réglant son pas sur celui de la jeune femme.
– Mais je ne vais pas m’ennuyer, avec toi ? demanda tout à coup Niza en s’arrêtant.
La plus totale confusion régna dans la tête de Judas.
– Bon, très bien, dit enfin Niza d’un ton radouci, allons-y.
– Mais où, où ?
– Attends… entrons dans cette cour pour réfléchir, sinon, j’ai peur que quelqu’un de connaissance ne me voie et n’aille ensuite raconter à mon mari que je me promène dans la rue avec un amoureux.
S’éclipsant du bazar, Niza et Judas se retrouvèrent sous la porte cochère d’une cour inconnue.
– Va au jardin d’oliviers (chuchota Niza en rabattant son voile sur ses yeux et en tournant le dos à un homme qui entrait à ce moment sous le porche, un seau à la main) à Gethsémani, de l’autre côté du Cédron. Tu as compris ?
– Oui, oui, oui…
– Je pars devant, continua Niza, mais ne me suis pas, prends un autre chemin. Je pars devant… Quand tu traverseras le ruisseau… Tu sais où est la grotte ?
– Je sais, je sais…
– Passe devant le pressoir à olives, prends le chemin qui monte et tourne vers la grotte. Je serai là. Mais ne t’avise pas de partir tout de suite après moi, sois patient, attends d’abord ici.
Sur ces mots, Niza quitta le porche comme si elle n’avait jamais parlé avec Judas.
Judas resta seul quelque temps, s’efforçant de rassembler ses pensées qui fuyaient en débandade. Parmi elles, il y avait celle-ci : comment expliquerait-il à sa famille son absence au repas solennel ? Judas chercha quelque mensonge, mais dans son trouble il fut incapable d’inventer quelque chose de convenable, et il s’éloigna de la porte cochère sans même se rendre compte de ce qu’il faisait.
Au lieu de continuer vers la Ville Basse, il changea de route et reprit la direction du palais du Caïphe. La ville était déjà en fête. Autour de Judas, non seulement les fenêtres étaient illuminées, mais on entendait la récitation des psaumes. Au milieu de la rue, les retardataires pressaient leurs ânons, criant après eux et leur donnant des coups de fouet. Les jambes de Judas marchaient toutes seules, il passa sans les voir sous les terribles tours moussues de la forteresse Antonia, il n’entendit pas les sonneries de trompettes qui retentissaient à l’intérieur, il ne prêta aucune attention à une patrouille de cavaliers romains qui éclairaient leur route à la lueur tremblante d’une torche.
Contournant la tour, Judas aperçut en se retournant deux gigantesques flambeaux à cinq branches qui brûlaient à une hauteur vertigineuse au-dessus du Temple. Mais Judas n’en eut qu’une vision confuse. Il lui sembla seulement qu’au-dessus de Jérusalem s’étaient allumées dix lampes d’une taille colossale qui luttaient d’éclat avec la seule lampe qui ne cessait de s’élever, de plus en plus, haut, sur la ville, la lune.
Judas était à présent indifférent à tout ce qui l’entourait. Il se dirigeait à grands pas vers la porte de Gethsémani, désireux de quitter la ville au plus vite. De temps à autre, entre les dos et les visages des passants, il croyait voir surgir furtivement devant lui une petite silhouette dansante, qui l’attirait à sa suite. Mais ce n’était qu’une illusion. Judas savait que Niza avait une forte avance sur lui. Judas passa rapidement devant une rangée de boutiques de changeurs et atteignit enfin la porte de Gethsémani. Quoique brûlant d’impatience, il fut contraint de s’y arrêter. Des chameaux entraient dans la ville, suivis par une patrouille militaire syrienne, que Judas couvrit en pensée de malédictions…
Mais tout a une fin. Le bouillant Judas était déjà hors des murs de la ville. À sa gauche, il vit un petit cimetière auprès duquel étaient dressées quelques tentes rayées de pèlerins. Traversant une route poussiéreuse inondée de lune, Judas courut au ruisseau du Cédron. Sautant de pierre en pierre, tandis que l’eau murmurait sous ses pieds, il atteignit la rive opposée, du côté de Gethsémani, et constata avec joie que la route qui passait en bas des jardins était déserte. Non loin de là, on apercevait la barrière à demi effondrée du jardin d’oliviers.
Après l’atmosphère étouffante de la ville, Judas fut frappé du parfum enivrant de la nuit de printemps. À travers la clôture du jardin se répandait par bouffées la senteur des myrtes et des acacias des clairières de Gethsémani.
Personne ne gardait la barrière, il n’y avait personne aux alentours, et, au bout de quelques instants, Judas courait déjà sous l’ombre mystérieuse des énormes oliviers. La route montait. Judas gravissait la pente en respirant péniblement, passant parfois des ténèbres à des aires plus claires où la lune dessinait des arabesques, qui rappelaient à Judas les tapis qu’il avait vus dans la boutique du mari jaloux de Niza.
Au bout d’un moment, Judas aperçut à sa gauche, dans une clairière, le pressoir à olives avec sa lourde roue de pierre, et, à côté de celui-ci, un entassement indistinct de barils. Il n’y avait personne dans le jardin — le travail s’était arrêté au coucher du soleil, — et des chœurs de rossignols s’égosillaient au-dessus de la tête de Judas.
Le but de Judas était proche. Il savait qu’à sa droite, dans les ténèbres, il n’allait pas tarder à entendre le murmure de l’eau qui s’égouttait sur les parois de la grotte. Il en fut bien ainsi. L’air devint plus frais. Judas ralentit le pas et appela doucement :
– Niza !
Mais, au lieu de Niza, il vit se détacher du tronc épais d’un olivier la silhouette trapue d’un homme dans les mains de qui quelque chose brilla et s’éteignit aussitôt. Avec un faible cri, Judas se rejeta en arrière, mais un deuxième homme lui barra la route.
Le premier demanda à Judas :
– Combien as-tu touché ? dis-le, si tu tiens à la vie !
L’espoir s’empara du cœur de Judas, et il cria d’un ton affolé :
– Trente tétradrachmes ! Trente tétradrachmes ! J’ai tout l’argent sur moi ! Tenez ! Prenez-le, mais laissez-moi la vie !
Le premier des deux hommes arracha aussitôt la bourse des mains de Judas. Au même instant, dans son dos, un couteau fendit l’air et se planta sous l’omoplate de l’amoureux. Judas fut précipité en avant, jeta en l’air ses mains aux doigts crispés. L’autre homme cueillit Judas à la pointe de son couteau et le lui enfonça dans le cœur jusqu’à la garde.
– Ni… za…, prononça Judas, non plus de sa voix haute et claire de jeune homme, mais d’une voix basse et chargée de reproche, et il n’émit pas d’autre son. Son corps s’abattit avec une telle force sur le sol que celui-ci résonna.
Alors une troisième silhouette apparut sur le chemin. C’était un homme, enveloppé dans un manteau à capuchon.
– Faites vite, ordonna-t-il.
Les meurtriers empaquetèrent rapidement la bourse, avec une courte lettre que leur donna le troisième, dans un parchemin qu’ils ficelèrent. Le deuxième homme glissa le paquet sous sa chemise, puis les deux assassins quittèrent la route et leurs ombres se perdirent entre les oliviers. Le troisième s’accroupit près du mort et contempla son visage. Dans l’ombre, il apparaissait blanc comme de la craie et d’une ineffable beauté spirituelle.
Quelques secondes plus tard, il n’y avait plus âme qui vive sur le chemin. Le corps inerte gisait, bras écartés. Son pied gauche se trouvait dans une tache de lune, de sorte qu’on voyait distinctement chaque bride de la sandale. Et pendant ce temps, tout le jardin de Gethsémani retentissait du chant des rossignols.
Personne ne sait où allèrent ensuite les deux assassins de Judas, mais le chemin que suivit le troisième homme est connu. Quittant la route, il s’enfonça au plus épais du bois d’oliviers, se dirigeant rapidement vers le sud. Il franchit l’enceinte du jardin loin de l’entrée principale, à l’angle sud, par une brèche dans le mur de pierre. Il atteignit bientôt le Cédron. Il entra dans l’eau et marcha quelque temps dans le courant, jusqu’à ce qu’il aperçût au loin les silhouettes de deux chevaux et d’un homme. Les chevaux étaient aussi dans le ruisseau, et l’eau mouillait leurs sabots. Leur gardien se mit en selle sur une bête, l’homme au capuchon enfourcha l’autre, et tous deux suivirent au pas le cours du ruisseau. On entendait les cailloux rouler sous les sabots des montures. Au bout d’un moment, les cavaliers sortirent de l’eau et montèrent sur la rive de Jérusalem, pour continuer leur marche sous les murailles de la ville. Puis le gardien poussa son cheval, s’éloigna au galop et disparut. Resté seul sur la route, l’homme au capuchon s’arrêta, mit pied à terre, retourna son manteau, tira de ses vêtements un casque plat sans panache et le mit sur sa tête. L’homme qui remonta à cheval, avec sa chlamyde et sa courte épée au côté, avait toute l’allure d’un militaire. Il toucha sa bête, et celle-ci, fougueuse et bien dressée, partit au grand trot, en secouant légèrement son cavalier. Le voyage ne fut pas long, et bientôt le cavalier se présentait à la porte sud de Jérusalem.
Sous la voûte tremblaient et oscillaient les flammes inquiètes des torches. Les soldats de garde, qui appartenaient à la deuxième centurie de la légion Foudre, étaient assis sur des bancs de pierre et jouaient aux dés. En voyant arriver ce cavalier, ils se mirent précipitamment debout celui-ci les salua de la main en passant et entra dans la ville.
La cité en fête était inondée de lumières. Des flambeaux brûlaient à toutes les fenêtres et de toutes parts, se mêlant en un chœur confus et discordant, retentissaient les prières rituelles. Jetant de temps à autre un coup d’œil par une fenêtre ouverte sur la rue, le cavalier pouvait voir des gens assis autour d’une table où était servie de la viande de chevreau, entourée de coupes de vin et de plats d’herbes amères. Sifflotant un air de chanson, il suivait au petit trot les rues désertées de la Ville Basse, en direction de la tour Antonia, et parfois il levait les yeux vers ces flambeaux à cinq branches d’une dimension telle qu’on n’en avait jamais vu de pareils, qui brûlaient au-dessus du Temple, ou vers la lune qui, encore au-dessus, brillait dans le ciel.
Le palais d’Hérode le Grand ne prenait aucune part à la célébration de la nuit pascale. Dans les logements annexes, orientés au sud, où s’étaient installés les officiers de la cohorte romaine et le légat de la légion, des lumières brillaient, et on sentait qu’il y avait là une certaine animation. Mais le corps de bâtiment principal, dont le seul habitant était, bien malgré lui, le procurateur, avec ses colonnes et ses statues d’or, paraissait aveugle et muet sous la vive clarté de la lune. Là, au cœur du palais, régnaient les ténèbres et le silence.
Le procurateur, comme il l’avait dit à Afranius, n’avait du reste pas voulu y rentrer. Il ordonna qu’on lui fasse un lit sous le péristyle, à l’endroit même où il avait dîné et où, ce matin, il avait conduit l’interrogatoire. Le procurateur s’y étendit, mais le sommeil le fuyait. La lune dénudée semblait suspendue, très haut dans le ciel pur, et, durant plusieurs heures, le procurateur ne le quitta pas des yeux.
Enfin, vers minuit, le sommeil eut pitié de l’hegemon. Bâillant à se décrocher la mâchoire, il détacha et laissa glisser son manteau, ôta le ceinturon qui sanglait sa tunique et où était accroché, dans sa gaine, un large coutelas d’acier, le posa sur le fauteuil près du lit, défit ses sandales et s’allongea. Aussitôt, Banga sauta sur le lit et se coucha près de son maître, tête contre tête, et le procurateur, la main posée sur le cou du chien, ferma les yeux. Alors seulement, le chien s’endormit aussi.
Depuis le haut des marches jusqu’au lit, dressé dans la pénombre protectrice, d’une colonne s’étirait un ruban de lune. Et, dès que le procurateur eut perdu toute attache avec les choses qui l’entouraient, il se mit en marche le long de cette route lumineuse, vers le haut, droit en direction de la lune. En songe, il riait même de bonheur en voyant avec quelle merveilleuse aisance tout s’arrangeait sur ce chemin bleu pâle et transparent. Il marchait accompagné de Banga, et près d’eux marchait le philosophe vagabond. Tous deux disputaient de questions graves et compliquées, et aucun d’eux ne pouvait avoir raison de l’autre. Ils ne s’accordaient sur aucun point, ce qui rendait leur discussion particulièrement intéressante, et inépuisable. Il allait de soi que le supplice d’aujourd’hui n’avait été qu’un pur malentendu : d’ailleurs, le philosophe – qui avait émis, entre autres, l’idée si incroyablement absurde que tout le monde était bon –, le philosophe marchait à côté de lui, donc il était vivant.
Naturellement, l’idée même qu’on ait pu supplicier un homme comme lui était horrible. Non, il n’y avait pas eu de supplice ! Non ! Voilà pourquoi cette promenade sur l’échelle de lune était si belle.
On disposait d’autant de temps qu’on le désirait, l’orage ne menacerait d’éclater que dans la soirée, et la lâcheté, incontestablement, était l’un des pires défauts. Ainsi parlait Yeshoua Ha-Nozri. Non, philosophe, je ne suis pas d’accord : la lâcheté est le pire de tous les défauts !
Ainsi, par exemple, l’actuel procurateur de Judée, alors tribun de légion, n’avait pas eu peur lorsque dans la vallée des Vierges, les Germains furieux avaient failli mettre en pièces le géant Mort-aux-rats. Mais de grâce, philosophe ! Pouvez-vous vraiment, avec votre esprit, accepter l’idée qu’à cause d’un homme coupable d’un crime contre César, le procurateur de Judée ruine sa propre carrière ?
– Oui, Oui…, gémit Pilate avec un sanglot.
Bien entendu, il la ruinerait. Ce matin, il aurait rejeté cette idée, mais maintenant, à la nuit, tout bien considéré, il était d’accord pour ruiner sa carrière. Il était prêt à tout pour sauver du supplice ce médecin, ce rêveur insensé qui n’était aucunement coupable !
– Désormais, nous serons toujours ensemble, disait le loqueteux philosophe dont la route avait croisé, on ne sait comment, celle du Chevalier Lance d’Or. Où l’un sera, l’autre sera ! Et lorsqu’on dira mon nom, on dira aussitôt le tien ! Moi, l’enfant trouvé, fils de parents inconnus, et toi, fils d’un roi astrologue et d’une fille de meunier, la belle Pila.
– Oui, je t’en supplie, souviens-toi de moi, le fils de l’astrologue, pria Pilate dans son rêve.
Ayant obtenu l’assentiment du mendiant d’En-Sarid qui marchait à côté de lui, le cruel procurateur de Judée se mit à rire et à pleurer de joie.
Tout cela était fort bien, mais le réveil de l’hegemon n’en fut que plus pénible. Banga gronda, et le chemin de lune bleu et glissant comme une traînée d’huile s’effaça devant le procurateur. Il ouvrit les yeux, et la première chose qui lui revint à la mémoire, c’est que le supplice avait eu lieu. La première chose que fit le procurateur fut, d’un geste habituel, de retenir Banga par le collier. Puis, d’un regard douloureux, il chercha la lune et s’aperçut qu’elle s’était légèrement déplacée de côté, et qu’elle avait pris une teinte plus argentée. Sa lumière était ternie par une lueur inquiète et déplaisante, qui jouait sous les colonnes, juste devant ses yeux. C’était la flamme fuligineuse d’une torche, que tenait à la main le centurion Mort-aux-rats. Quant à celui-ci, il surveillait du coin de l’œil, d’un air effrayé et haineux, l’animal prêt à bondir.
– Du calme, Banga, dit le procurateur d’une voix souffrante, et il toussa. (Se protégeant de la main contre la flamme de la torche, il reprit :) Même la nuit, au clair de lune, je ne trouve pas la paix !… Ô dieux… Vous aussi, vous avez une triste tâche, Marcus. Mutiler des soldats…
Marcus regarda le procurateur avec un profond étonnement, mais celui-ci se ressaisit. Pour corriger l’impression injurieuse produite par ses paroles, il dit :
– Ne soyez pas offensé, centurion. Ma situation, je vous le répète, est encore pire. Que voulez-vous ?
– Le chef de la garde secrète demande à vous voir, annonça calmement Marcus.
– Appelez-le, appelez-le, ordonna le procurateur en s’éclaircissant la gorge et en cherchant ses sandales de ses pieds nus.
La flamme vacilla entre les colonnes, tandis que les caliguae du centurion claquaient sur la mosaïque. Mort-aux-rats sortit dans le jardin.
– Même au clair de lune, je ne trouve pas la paix, se répéta le procurateur en grinçant des dents.
À la place du centurion parut l’homme au capuchon.
– Banga, du calme, dit doucement le procurateur, et il força le chien à baisser la tête.
Avant de commencer à parler, Afranius, selon son habitude, inspecta les alentours et alla fouiller l’ombre du regard. Une fois assuré que, sauf Banga, personne d’indésirable ne se trouvait là, il dit d’une voix assourdie :
– Je vous prie de me faire passer en jugement, procurateur. Vous aviez raison. Je n’ai pas su assurer la protection de Judas de Kerioth, et on l’a tué. Destituez-moi et faites-moi juger.
Afranius eut la sensation que quatre yeux – deux de chien et deux de loup – le regardaient.
Il tira de sa chlamyde une bourse maculée de croûtes de sang et scellée de deux cachets.
– Voici le sac d’argent que les assassins ont porté dans la maison du grand prêtre. Le sang qui s’y trouve est le sang de Judas de Kerioth.
– Combien y a-t-il là-dedans, je suis curieux de le savoir ? dit Pilate en se penchant sur la bourse.
– Trente tétradrachmes.
Le procurateur sourit et dit :
– C’est peu.
Afranius ne répondit rien.
– Où est le cadavre ?
– Ça, je l’ignore, répondit avec une tranquille dignité l’homme à l’éternel capuchon. Ce matin, nous commencerons les recherches.
Le procurateur sursauta et lâcha les brides de ses sandales qu’il ne parvenait pas à rattacher.
– Et cependant, vous êtes certain qu’il a été tué ?
La réponse fut sèche :
– Procurateur, il y a quinze ans que je travaille en Judée. J’ai commencé à servir sous Valerius Gratius. Il n’est pas indispensable que je voie le cadavre pour savoir qu’un homme est mort, et je vous annonce que celui qu’on appelait Judas de Kerioth a été assassiné il y a quelques heures !
– Pardonnez-moi, Afranius, dit Pilate. Je ne suis pas encore bien réveillé, c’est pourquoi je vous ai dit cela. Je dors mal (le procurateur sourit), et je vois tout le temps, en rêve, un rayon de lune. C’est même drôle, figurez-vous, j’ai rêvé que je me promenais le long de ce rayon. Bon. Ce que je voudrais connaître, ce sont vos hypothèses dans cette affaire. Où pensez-vous chercher le corps ? Asseyez-vous, chef du service secret.
Afranius s’inclina, tira le fauteuil plus près du lit et s’assit, heurtant le sol de son épée.
– Je pense le chercher aux alentours du pressoir à olives, dans le jardin de Gethsémani.
– Ah ! bien. Et pourquoi justement là ?
– D’après mes raisonnements, hegemon, Judas n’a été tué ni à Jérusalem même ni loin de la ville. Il a été tué dans les environs immédiats de Jérusalem.
– Je vous considère comme un des plus éminents spécialistes dans votre partie. Je ne sais pas, du reste, ce qu’il en est à Rome, mais dans les colonies, personne ne vous égale. Alors, expliquez-moi pourquoi.
– Je ne puis, en aucun cas, dit Afranius d’une voix égale, admettre l’idée que Judas serait tombé aux mains d’individus suspects dans l’enceinte de la ville. On n’assassine pas secrètement dans les rues. Donc, il aurait fallu l’attirer dans une cave quelconque. Mais mes hommes l’ont déjà cherché dans la Ville Basse et, s’il y était, ils l’auraient forcément trouvé. Il n’est pas dans la ville, je peux vous le garantir. Et s’il avait été tué loin de la ville, le paquet avec l’argent n’aurait pu être déposé si vite. Il a été tué près de la ville, et on a donc trouvé le moyen de l’attirer hors des murs.
– Je ne vois pas du tout comment on a pu s’y prendre !
– C’est bien là, procurateur, le problème le plus difficile de cette affaire, et je ne sais même pas si je parviendrai à le résoudre.
– Effectivement, c’est un mystère ! Un soir de fête, sans que personne sache pourquoi, voilà un croyant qui abandonne le repas pascal, sort de la ville, et meurt. Qui a pu l’attirer, et comment ? Ne s’agirait-il pas d’une femme ? demanda le procurateur avec une soudaine inspiration.
Afranius répondit d’un air calme et sérieux :
– En aucun cas, procurateur. Cette possibilité est absolument exclue. Il faut raisonner logiquement. Qui avait intérêt à la mort de Judas ? Quelques vagabonds exaltés, un petit cercle d’individus où, avant tout, il n’y a pas de femmes. Pour se marier, procurateur, il faut de l’argent. Pour mettre un homme au monde, il en faut aussi. Mais pour assassiner un homme avec l’aide d’une femme, il en faut énormément, et aucun de ces vagabonds n’en a. Il n’y a pas eu de femme dans cette affaire, procurateur. Je dirai même plus : une telle explication du meurtre ne peut que m’embrouiller, me mettre sur une fausse piste et gêner l’enquête.
– Je vois que vous avez entièrement raison, Afranius, dit Pilate. Je me suis simplement permis d’émettre une hypothèse.
– Hélas ! Elle est erronée, procurateur.
– Mais alors ? Alors ? s’écria le procurateur en dévisageant Afranius avec une curiosité avide.
– Je pense qu’il s’agit tout de même d’une question d’argent.
– Remarquable idée ! Mais qui, et sous quel prétexte, a pu lui proposer de lui remettre de l’argent, la nuit, hors de la ville ?
– Oh ! non, procurateur, ce n’est pas cela. Je ne vois qu’une hypothèse : si elle est fausse, je serai probablement incapable de trouver d’autres explications. (Afranius se pencha plus près de Pilate, et chuchota :) Judas voulait dissimuler son propre argent dans une cachette connue de lui seul.
– Explication pleine de finesse. C’est évidemment ainsi que les choses se sont passées. Maintenant, je vous comprends : ce ne sont pas des gens qui l’ont attiré hors de la ville, mais son propre dessein. Oui, oui, c’est cela.
– C’est cela. Judas était méfiant, et il a caché son argent.
– Oui, mais vous avez dit : à Gethsémani… Pourquoi est-ce là, précisément, que vous avez l’intention de le chercher ? J’avoue que je ne saisis pas très bien.
– Oh ! procurateur, c’est extrêmement simple. Personne ne cacherait de l’argent au bord des routes, dans des endroits découverts et déserts. Judas n’était ni sur la route d’Hébron, ni sur la route de Béthanie. Il devait donc se trouver dans un endroit abrité, caché, avec des arbres. C’est très simple : à part Gethsémani, il n’y a pas d’autres endroits de ce genre près de Jérusalem. Et comme il n’a pas pu aller loin…
– Vous m’avez entièrement convaincu. Alors, que faire maintenant ?
– Je vais immédiatement commencer les recherches pour trouver les meurtriers qui ont traqué Judas hors de la ville. Et moi, pendant ce temps, comme je vous l’ai annoncé, je vais passer en jugement.
– Pourquoi ?
– Mes hommes l’ont perdu de vue dans la soirée, au bazar, après qu’il eut quitté le palais de Caïphe. Je ne comprends pas comment cela a pu se produire. C’est la première fois de ma vie que cela arrive. Il avait été pris en filature immédiatement après notre conversation. Mais dans le quartier du bazar, il s’est faufilé on ne sait où, et il a si bien brouillé sa piste qu’il a disparu sans laisser de traces.
– Bon. Je vous déclare que je n’estime pas nécessaire de vous faire passer en jugement. Vous avez fait tout ce que vous pouviez et personne au monde (le procurateur sourit) n’aurait pu faire plus que vous ! Punissez ceux qui étaient chargés de filer Judas et qui l’ont laissé échapper. Mais je vous préviens, je ne veux aucune sévérité particulière dans cette punition. En fin de compte, nous avons fait ce qu’il fallait pour protéger cette canaille ! Ah ! oui, j’oubliais de vous demander (le procurateur se passa la main sur le front), comment se sont-ils débrouillés pour déposer l’argent chez Caïphe ?
– Voyez-vous, procurateur… Ce n’était pas très compliqué. Les vengeurs de Ha-Nozri sont passés derrière le palais de Caïphe, là où il y a une arrière-cour en contrebas de la rue. Ils n’ont eu qu’à jeter le paquet par-dessus le mur.
– Avec un billet ?
– Oui, exactement comme vous l’aviez supposé, procurateur. Et d’ailleurs… Afranius brisa les cachets qui fermaient le paquet et en montra le contenu à Pilate.
– Hé, que faites-vous là, Afranius ? Ce sont les sceaux du Temple !
– Que le procurateur ne s’inquiète pas pour cela, dit Afranius en refermant le paquet.
– Seriez-vous donc en possession de tous les sceaux nécessaires ? demanda Pilate en riant.
– Il ne peut en être autrement, procurateur, répondit Afranius sans rire, et même d’un ton sévère.
– J’imagine l’effet que cela a dû faire chez Caïphe !
– Certes, procurateur, cela a provoqué une vive émotion. On m’a fait venir immédiatement.
Dans l’ombre, on voyait scintiller les yeux de Pilate.
– C’est intéressant, très intéressant…
– J’ose émettre un avis contraire, procurateur. Ce n’était pas intéressant. Cela a été une affaire excessivement ennuyeuse et fatigante. Quand j’ai demandé, au palais de Caïphe, si cet argent n’avait pas servi à payer quelqu’un, on m’a affirmé catégoriquement qu’il ne s’était rien produit de semblable.
– Ah ! bon ? Eh bien, soit, ils n’ont payé personne, donc. Mais il sera d’autant plus difficile de trouver les assassins.
– C’est absolument certain, procurateur.
– Mais dites-moi, Afranius. Il me vient soudain une idée : n’aurait-il pas lui-même mis fin à ses jours ?
– Oh non, procurateur ! (D’étonnement, Afranius se rejeta même en arrière dans le fauteuil.) Pardonnez-moi, mais c’est tout à fait invraisemblable !
– Ah ! tout est vraisemblable, dans cette ville ! Je suis prêt à parier que, d’ici très peu de temps, le bruit de ce suicide courra dans tout Jérusalem.
De nouveau, Afranius lança au procurateur son regard singulier, puis il réfléchit et dit :
– Cela, c’est possible, procurateur.
Bien que, de la sorte, tout fût clair, le procurateur ne pouvait sans doute détacher son esprit de cette histoire de meurtre de l’homme de Kerioth, car il dit – et son ton, même, était un peu rêveur :
– J’aurais bien voulu voir comment ils l’ont tué…
– Ils l’ont tué avec l’art le plus consommé, procurateur, répondit Afranius en regardant Pilate avec quelque ironie.
– Tiens ? Et d’où tenez-vous cela ?
– Ayez l’obligeance, procurateur, de porter votre attention sur cette bourse, dit Afranius. Je vous garantis que le sang de Judas a jailli à flots. Dans ma vie, j’ai vu bien des meurtres.
– De sorte qu’évidemment il ne se relèvera pas ?
– Si, procurateur, il se relèvera, répondit Afranius, en souriant philosophiquement. Quand la trompette du Messie que les gens d’ici attendent résonnera pour lui. Mais, jusque-là, il ne se relèvera pas.
– Bon, il suffit, Afranius. Cette question est claire. Passons à l’enterrement.
– Les condamnés ont été enterrés, procurateur.
– Ô Afranius, vous faire passer en jugement serait un crime. Vous méritez les plus hautes récompenses. Comment cela s’est-il passé ?
Au moment, raconta Afranius, où lui-même s’occupait de l’affaire de Judas, un détachement de la garde secrète, conduit par l’un de ses lieutenants, arrivait à la colline du supplice, à la tombée de la nuit. Mais là-haut, il manquait un corps.
Pilate tressaillit et dit d’une voix rauque :
– Ah ! Pourquoi n’ai-je pas prévu ça ?
– N’ayez aucune inquiétude, procurateur, dit Afranius, qui poursuivit : Mes hommes ramassèrent les corps de Hestas et Dismas, dont les yeux avaient déjà été becquetés par les charognards, puis se mirent tout de suite à la recherche du troisième corps. Ils ne tardèrent pas à le découvrir. Un individu…
– Matthieu Lévi, dit Pilate, d’un ton plus affirmatif qu’interrogateur.
– Oui, procurateur… Matthieu Lévi, qui s’était caché dans une grotte de la pente nord pour attendre la nuit. Le corps nu de Yeshoua Ha-Nozri était près de lui. Quand des hommes de la garde entrèrent dans la grotte avec une torche, Lévi eut une crise de rage et de désespoir. Il criait qu’il n’avait commis aucun crime, et que, légalement, tout homme avait le droit d’enterrer un criminel supplicié, s’il le désirait. Et Matthieu Lévi disait qu’il n’abandonnerait pas ce corps. Il était surexcité, vociférait des mots sans suite, tantôt suppliait, tantôt menaçait ou maudissait.
– Et il a fallu l’empoigner ? demanda sombrement Pilate.
– Non, procurateur, non, répondit Afranius d’un ton tout à fait rassurant. On a réussi à calmer ce fou insolent, en lui expliquant qu’on allait enterrer le corps. Quand il a compris ce qu’on lui disait, il s’est tenu tranquille, mais il a déclaré qu’il ne s’en irait pas, et qu’il voulait participer à l’enterrement. Il a dit qu’il ne partirait pas même si on essayait de le tuer, et il a même offert pour cela un couteau à pain qu’il avait sur lui.
– On l’a chassé ? demanda Pilate d’une voix étranglée.
– Non, procurateur, non. Mon lieutenant l’a autorisé à participer à l’enterrement.
– Quel est celui de vos lieutenants qui s’est occupé de cela ? demanda Pilate.
– Tholmaï, répondit Afranius, et il ajouta avec inquiétude :
– A-t-il commis une faute ?
– Continuez, dit Pilate. Il n’y a pas eu de faute. Je commence même à ne plus savoir que dire, Afranius, car j’ai manifestement affaire à un homme qui ne commet jamais de fautes. Et cet homme, c’est vous.
– On a fait monter Matthieu Lévi dans le fourgon avec les corps des condamnés et deux heures plus tard, on s’arrêtait à un ravin désert, au nord de Jérusalem. Là, le détachement, en travaillant par équipes, a mis à peine une heure pour creuser une grande fosse où ont été enterrés les trois corps.
– Nus ?
– Non, procurateur. Les hommes avaient apporté exprès des tuniques. Et on a mis des anneaux au doigt des condamnés. Des anneaux cochés. Une coche pour Yeshoua, deux pour Dismas et trois pour Hestas. Puis la fosse a été refermée et recouverte de pierres. Les signes distinctifs sont connus de Tholmaï.
– Ah ! si j’avais pu prévoir !… dit Pilate, le visage crispé. J’aurais grand besoin, pourtant, de voir ce Matthieu Lévi…
– Il est ici, procurateur.
Pilate, les yeux arrondis, considéra Afranius quelque temps, puis répondit :
– Je vous remercie pour tout ce qui a été fait dans cette affaire. Je vous prie, demain, de m’envoyer Tholmaï, mais vous lui direz d’avance que je suis content de lui. Et vous, Afranius — le procurateur tira d’une poche de son ceinturon, posé sur la table, une bague qu’il donna au chef du service secret, — je vous prie d’accepter ceci en souvenir de moi.
Afranius s’inclina et dit :
– C’est un grand honneur, procurateur.
– Vous récompenserez de ma part le détachement qui s’est occupé de l’enterrement. Et vous donnerez un blâme à ceux qui étaient chargés de filer Judas. Que Matthieu Lévi vienne tout de suite. Il me faut des détails, maintenant, sur l’affaire de Yeshoua.
– À vos ordres, procurateur, répondit Afranius, et il se retira avec un profond salut.
Le procurateur frappa dans ses mains et cria :
– Holà ! Quelqu’un ! Et de la lumière !
Afranius était déjà dans le jardin que des serviteurs, derrière Pilate, apportaient de la lumière. Trois chandeliers furent posés sur la table, devant le procurateur, et la nuit lunaire se retira aussitôt dans le jardin, comme si Afranius l’avait emportée avec lui. À sa place parut un inconnu de petite taille et d’une grande maigreur, accompagné par le gigantesque centurion. Celui-ci, sur un regard du procurateur, s’éloigna aussitôt et disparut dans le jardin.
Le procurateur observa l’arrivant d’un regard à la fois avide et quelque peu effrayé. C’est ainsi que l’on regarde quelqu’un dont on a beaucoup entendu parler, à qui on a beaucoup pensé, et qu’on voit paraître enfin.
Le nouveau venu, qui pouvait avoir quarante ans, était noiraud, déguenillé, couvert de boue séchée, et dardait par en dessous des regards sauvages. En un mot, il avait un aspect repoussant et ressemblait plutôt à un de ces innombrables mendiants qui s’agglutinent aux terrasses du Temple ou autour des bazars de la crasseuse et bruyante Ville Basse.
Le silence se prolongeait, et il ne fut interrompu que par l’étrange conduite de l’homme appelé par Pilate. Son visage se décomposa soudain, il tituba, et, s’il ne s’était pas rattrapé, de sa main sale, au bord de la table, il serait tombé.
– Qu’est-ce que tu as ? demanda Pilate.
– Rien, répondit Matthieu Lévi avec une sorte de mouvement de déglutition qui dilata un instant son cou nu, gris et décharné.
– Qu’est-ce que tu as ? répéta Pilate. Réponds !
– Je suis fatigué, répondit Lévi en regardant sombrement le sol de mosaïque.
– Assieds-toi, ordonna Pilate, et il lui montra le fauteuil.
Lévi regarda le procurateur avec méfiance, s’approcha du fauteuil, loucha avec effroi sur les accoudoirs dorés, puis s’assit, non pas dans le fauteuil, mais à côté, par terre.
– Peux-tu m’expliquer pourquoi tu ne t’es pas assis dans le fauteuil ? demanda Pilate.
– Je ne suis pas propre, je le salirais, dit Lévi, les yeux au sol.
– On va tout de suite t’apporter à manger.
– Je ne veux pas manger.
– À quoi bon mentir ? demanda doucement Pilate. Cela fait un jour entier que tu n’as rien mangé, peut-être plus. Bon, très bien, si tu ne veux pas manger, ne mange pas. Je t’ai fait appeler pour que tu me montres le couteau que tu as sur toi.
– Les soldats me l’ont pris en m’amenant ici, dit Lévi, et il ajouta d’un air maussade : Il faut que vous me le redonniez, je dois le rendre à la personne à qui je l’ai volé.
– Pourquoi l’as-tu volé ?
– Pour couper les cordes, dit Lévi.
– Marcus ! appela le procurateur.
Le centurion parut sous les colonnes.
– Donnez-moi son couteau.
De l’un des deux étuis de son ceinturon, Mort-aux-rats tira un couteau à pain sale, le tendit au procurateur, et sortit.
– À qui as-tu pris ce couteau ?
– À un boulanger, près de la porte d’Hébron, tout de suite à gauche en entrant dans la ville.
Pilate examina la large lame, dont il essaya, sans savoir pourquoi, le tranchant du bout du doigt, et dit :
– Pour le couteau, ne t’inquiète pas, il sera reporté à la boulangerie. Maintenant, il me faut autre chose : montre-moi le papyrus que tu as sur toi, et où tu as inscrit les paroles de Yeshoua.
Lévi lança un regard haineux à Pilate, et eut un sourire si mauvais que son visage en fut complètement déformé.
– Vous voulez donc tout me prendre ? La dernière chose que je possède ? demanda-t-il.
– Je ne t’ai pas dit : donne, répliqua Pilate. Je t’ai dit : montre.
Lévi fouilla dans sa chemise et en sortit un rouleau de parchemin. Pilate le prit, le déroula, l’étala entre les chandeliers et se mit, en plissant les yeux, à étudier les signes presque indéchiffrables qui y étaient tracés à l’encre. Il était difficile de suivre les lignes chaotiques et Pilate, les sourcils froncés, se pencha tout près du parchemin et essaya de les suivre du doigt. Il réussit néanmoins à constater que ce texte n’était qu’une suite décousue et incohérente de maximes, de dates, de notes domestiques et de fragments poétiques. « … La mort n’existe pas… hier nous avons mangé de délicieux melons de printemps… » », lut Pilate.
Le visage tendu, Pilate lut encore, en grimaçant :
« … Nous verrons le pur fleuve de la vie…, l’humanité regardera le soleil à travers un cristal transparent… »
Pilate sursauta. Les derniers mots qu’il déchiffra au bas du parchemin étaient : « … plus grand défaut… lâcheté… »
Pilate roula le parchemin et le rendit d’un geste brusque à Lévi.
– Prends, dit-il. (Puis, après un silence, il ajouta :) À ce que je vois, tu es un homme de bibliothèque, et tu n’as aucune raison d’errer seul, vêtu comme un mendiant, et sans logis. À Césarée, j’ai une grande bibliothèque. Je suis très riche, et je veux te prendre à mon service. Tu classeras et tu conserveras mes papyrus, et tu seras nourri et habillé.
Lévi se leva et répondit :
– Non. Je ne veux pas.
– Pourquoi ? demanda le procurateur, le visage assombri. Je te déplais… tu as peur de moi ?
Le même sourire mauvais déforma la figure de Lévi, et il dit :
– Non, c’est toi qui auras peur de moi. Cela ne te sera pas facile de me regarder en face, maintenant que tu l’as tué.
– Tais-toi, dit Pilate. Tiens, prends cet argent.
Lévi secoua négativement la tête, et le procurateur reprit :
– Je sais, tu te considères comme un disciple de Yeshoua. Mais je vais te dire une chose : tu n’as absolument rien compris à ce qu’il t’a enseigné. Sinon, tu aurais forcément accepté quelque chose de moi. Souviens-toi qu’avant de mourir, il a dit qu’il ne faisait de reproches à personne. (Pilate leva le doigt d’un air grave, et son visage trembla.) Lui-même aurait certainement accepté. Tu es cruel, lui ne l’était pas. Où iras-tu ?
Lévi s’était levé tout à coup et approché de la table. Il s’y appuya des deux mains et, fixant le procurateur d’un regard brûlant, il murmura :
– Sache, hegemon, qu’à Jérusalem, il y a un homme que je vais tuer. Je voulais te le dire, afin que tu saches qu’il y aura encore du sang.
– Je le sais aussi bien que toi, qu’il y aura encore du sang, répondit Pilate, et tes paroles ne m’étonnent pas. Naturellement, c’est moi que tu veux tuer ?
– Te tuer, je n’y réussirais pas, répondit Lévi dont un rictus découvrit les dents. Je ne suis pas assez bête pour avoir cette intention. Mais je tuerai Judas de Kerioth et, s’il le faut, j’y consacrerai le reste de ma vie.
Une véritable jouissance alluma les yeux du procurateur. Du doigt, il fit signe à Matthieu Lévi de s’approcher et dit :
– Là non plus, tu ne réussiras pas, inutile de t’agiter. Judas a été assassiné cette nuit.
Lévi fit un bond en arrière, roula des yeux hagards et cria :
– Qui a fait cela ?
– Ne sois pas jaloux, dit Pilate en ricanant et en se frottant les mains. Je crains qu’il n’ait eu d’autres partisans que toi.
– Qui a fait cela ? répéta Lévi d’une voix sourde.
Pilate répondit :
– Moi.
Bouche bée, Lévi regarda fixement le procurateur. Celui-ci ajouta d’une voix douce :
– C’est peu de chose, évidemment, mais c’est tout de même moi qui l’ai fait. Alors – tu ne veux pas accepter quelque chose, maintenant ?
Lévi réfléchit, son visage se fit moins dur, et il dit enfin :
– Dis qu’on m’apporte un morceau de parchemin propre.
Une heure plus tard, Lévi n’était plus dans le palais. Le silence de l’aurore n’était plus troublé maintenant que par les pas étouffés des sentinelles dans le jardin. La lune se décolorait rapidement et, à l’autre extrémité du ciel, on apercevait la petite tache blanche de l’étoile du matin. Les flambeaux étaient depuis longtemps éteints. Le procurateur était étendu sur son lit. La main sous la joue, il dormait, et sa respiration était silencieuse.
Près de lui dormait Banga.
C’est ainsi que Ponce Pilate, cinquième procurateur de Judée, accueillit l’aube du quinzième jour du mois de Nisan.
CHAPITRE XXVII
La fin de l’appartement 50
Quand Marguerite arriva aux derniers mots du chapitre qu’elle lisait – « … C’est ainsi que Ponce Pilate, cinquième procurateur de Judée, accueillit l’aube du quinzième jour du mois de Nisan. » — le jour se levait.
Dans la petite cour on entendait, parmi les branches du saule et du tilleul, les moineaux mener leur conversation joyeuse et animée du matin.
Marguerite se leva de son fauteuil, s’étira, et sentit alors seulement que son corps était rompu, et qu’elle n’avait plus qu’une envie : dormir. Il est intéressant de noter que Marguerite avait l’âme parfaitement tranquille. Aucun désordre dans ses pensées, aucun bouleversement à l’idée qu’elle venait de passer une nuit surnaturelle. Rien ne la troublait, ni le souvenir du bal chez Satan, ni le retour, en quelque sorte miraculeux, du Maître, ni le fait d’avoir vu le roman renaître de ses cendres, ni le rétablissement de toutes choses à leur place dans le sous-sol, dont ce vilain mouchard d’Aloysius Mogarytch avait été chassé. Bref, la rencontre de Woland ne l’avait nullement endommagée, du point de vue psychique. Tout était, sans doute, comme cela devait être. Elle passa dans la chambre voisine, s’assura que le Maître dormait d’un sommeil profond et paisible, éteignit la lampe de table inutile, et s’étendit elle-même contre le mur opposé, sur un étroit divan couvert d’un vieux drap déchiré. Une minute plus tard elle dormait, et ce matin-là, elle n’eut aucun rêve. Le silence s’établit dans les deux pièces du sous-sol, le silence régna dans la petite maison de l’entrepreneur, et aucun bruit ne troubla la ruelle écartée.
Mais pendant ce temps, c’est-à-dire à l’aube du samedi, tout un étage d’un établissement moscovite était en éveil, et ses fenêtres, qui donnaient sur une large place asphaltée que des machines spéciales balayaient lentement en vrombissant, brillaient de toutes leurs lumières, faisant pâlir la lueur du jour qui se levait.
Tout cet étage s’occupait exclusivement de l’affaire Woland, et les lampes avaient brûlé toute la nuit dans des dizaines de bureaux.
À proprement parler, l’affaire était claire déjà depuis la veille — le vendredi soir, — quand il avait fallu fermer le théâtre des Variétés, par suite de la disparition complète de son administration, et des horreurs de toutes sortes qui avaient marqué la fameuse séance de magie noire. Mais le fait est qu’à cet étage sans sommeil, de nouvelles pièces venaient continuellement s’ajouter au dossier de l’affaire.
Il appartenait maintenant aux enquêteurs chargés de démêler cette étrange affaire, qui sentait nettement la diablerie, non sans quelques relents d’hypnotisme et de crime, de réunir en une seule pelote les événements extrêmement divers et confus qui s’étaient produits dans tous les coins de Moscou.
Le premier qui dut se rendre à l’étage inondé de lumière électrique fut Arcadi Apollonovitch Simpleïarov, président de la Commission d’acoustique.
Le vendredi, alors qu’il venait de déjeuner dans son appartement, situé dans un immeuble qui donnait sur le pont Kamienny, le téléphone sonna, et une voix d’homme demanda Arcadi Apollonovitch. L’épouse d’Arcadi Apollonovitch, qui avait décroché, répondit d’un air maussade qu’Arcadi Apollonovitch était malade, qu’il s’était allongé pour se reposer, et qu’il ne pouvait venir au téléphone. Cependant, Arcadi Apollonovitch fut tout de même contraint de venir au téléphone. Quand son épouse eut demandé qui était à l’appareil, la voix répondit, et cette réponse fut très brève.
– Tout de suite… à l’instant… dans une seconde…, balbutia l’épouse, habituellement fort hautaine, du président de la Commission d’acoustique.
Et elle fila comme une flèche dans la chambre, pour faire lever Arcadi Apollonovitch du lit où celui-ci était étendu et souffrait les tourments de l’enfer au souvenir de la séance de la veille, et du scandale nocturne qui avait accompagné l’expulsion de la jeune nièce de Saratov.
Il fallut plus d’une seconde, mais moins d’une minute — à la vérité, un quart de minute, — à Arcadi Apollonovitch pour venir au téléphone, en linge de corps et une pantoufle au pied gauche, et y bégayer :
– Oui, c’est moi… allô, à vos ordres…
Son épouse, oubliant sur l’instant les crimes abominables de lèse-fidélité dont le malheureux Arcadi Apollonovitch avait été convaincu, montra une tête effarée à la porte du couloir, désigna du doigt une pantoufle qu’elle tenait en l’air et lui dit en chuchotant :
– Ta pantoufle, mets ta pantoufle… tu vas attraper froid au pied…
À quoi Arcadi Apollonovitch répondit en faisant mine de chasser sa femme de son pied nu et en lui lançant des regards féroces, tout en balbutiant dans l’appareil :
– Oui, oui, oui… bien sûr… je comprends… j’y vais tout de suite…
Et Arcadi Apollonovitch passa toute la soirée à l’étage où se déroulait l’enquête. Conversation pénible — contrariante conversation ! — car il fallut bien parler — avec la sincérité la plus entière — non seulement de cette ignoble séance et de la bagarre dans la loge, mais aussi — accessoirement certes, mais inévitablement — de cette Militsa Andreïevna Pokobatko de la rue Elokhov, et de cette nièce de Saratov, et de bien d’autres choses encore, dont le récit fut pour Arcadi Apollonovitch une source d’inexprimables tourments.
Il va de soi que les indications d’Arcadi Apollonovitch, homme instruit et cultivé, qui fut le témoin — témoin qualifié et intelligent — de l’épouvantable séance, qui donna une description remarquable du mystérieux magicien lui-même, avec son masque, et de ses deux gredins d’assistants, qui sut se rappeler avec précision que le nom du magicien était bien Woland — il va de soi que ces indications firent grandement avancer l’enquête. Lorsque l’on confronta les indications d’Arcadi Apollonovitch celle d’autres témoins — notamment de certaines dames qui avaient souffert des suites de la séance (celle en lingerie violette dont la vue avait violemment choqué Rimski, et, hélas, beaucoup d’autres), et du garçon de courses Karpov qu’on avait envoyé rue Sadovaïa, à l’appartement 50 — on put établir du même coup l’endroit exact où il fallait chercher l’odieux responsable de toutes ces aventures.
On se rendit à l’appartement 50, et plus d’une fois, et non seulement on l’explora avec un soin extrême, mais on alla même jusqu’à sonder tous les murs, examiner les conduits de cheminée, chercher de mystérieuses cachettes. Cependant, toutes ces entreprises demeurèrent sans résultat, et à chaque fois que l’on se rendit à l’appartement, il fut impossible d’y découvrir qui que ce fût, bien que, de toute évidence, il dût y avoir quelqu’un — cela bien que toutes les personnes chargées de superviser d’une façon ou d’une autre les séjours à Moscou d’artistes étrangers eussent répondu résolument et catégoriquement qu’il n’y avait et ne pouvait y avoir à Moscou aucun magicien noir nommé Woland.
Son arrivée n’était enregistrée absolument nulle part, il n’avait présenté absolument à personne ni passeport ni autres papiers, contrats ou conventions, et personne n’avait jamais entendu parler de lui ! Kitaïtsev, président de la section des programmes de la Commission des spectacles, jura par Dieu et par tout ce qu’on voulut que l’introuvable Stepan Likhodieïev ne lui avait jamais envoyé de programme pour aucun Woland, et qu’il n’avait — lui, Kitaïtsev — jamais reçu aucun coup de téléphone à propos de ce Woland. De sorte que lui, Kitaïtsev, ignorait totalement et ne comprenait pas du tout comment et par quels moyens Stepan avait pu admettre pareille séance aux Variétés. Quand on lui apprit qu’Arcadi Apollonovitch avait vu, de ses propres yeux, ce magicien sur la scène, Kitaïtsev se contenta d’écarter les bras et de lever les yeux au ciel. Et rien qu’à l’expression des yeux de Kitaïtsev, on pouvait voir et affirmer sans crainte qu’il était innocent et pur comme le cristal.
Quant à Prokhor Petrovich, président de la Commission générale…
À propos, il rentra dans son costume immédiatement après l’arrivée de la milice dans son cabinet, ce qui plongea Anna Richardovna dans une joie extasiée, et la milice, inutilement dérangée, dans la plus grande perplexité.
À propos encore, une fois revenu à sa place, dans son costume rayé gris, Prokhor Petrovitch approuva totalement les décisions prises par son costume pendant le temps de sa courte absence.
… Quant à Prokhor Petrovich, donc, il ne savait rien, rigoureusement rien, d’un nommé Woland.
Enfin — excusez-moi — c’était une histoire à dormir debout : des milliers de spectateurs, tout le personnel des Variétés, et Arcadi Apollonovitch Simpleïarov lui-même, homme d’une très considérable instruction, avaient vu ce magicien, ainsi que ses trois fois maudits assistants, et pourtant, il était absolument impossible d’en trouver la plus petite trace. Enfin quoi — permettez-moi de vous le demander, — avait-il disparu sous terre immédiatement après son exécrable séance, ou bien — comme certains l’affirmaient — n’était-il, en fin de compte, jamais venu à Moscou ? Si l’on admettait la première hypothèse, il était indubitable que le magicien, en disparaissant, avait emporté toute la tête de l’administration des Variétés ; mais si la deuxième était vraie, n’en découlait-il pas que l’administration du funeste théâtre elle-même, après s’être livrée à on ne sait quelles vilenies (qu’on songe seulement aux vitres brisées dans le cabinet de Rimski et au comportement de Tambour), avait fui Moscou sans laisser de traces ?
Il faut rendre justice à celui qui dirigeait l’enquête. L’introuvable Rimski fut retrouvé avec une étonnante rapidité. Il suffit de rapprocher le comportement de Tambour à la station de taxis voisine du cinéma de certaines dates et de certaines heures — par exemple de celle où s’était terminée la séance ainsi que du moment présumé du départ de Rimski — pour être en mesure de télégraphier à Leningrad. Une heure plus tard (c’était le vendredi soir), la réponse arrivait : Rimski se trouvait au quatrième étage de l’hôtel Astoria, chambre 412, à côté de la chambre où était descendu le chef du répertoire d’un théâtre moscovite en tournée à Leningrad, dans cette chambre où, comme on le sait, le mobilier est gris-bleu avec des dorures, et qui est munie d’une magnifique salle de bains.
Trouvé caché dans une grande armoire de la chambre 412 de l’hôtel Astoria, Rimski fut immédiatement arrêté et interrogé sur place, à Leningrad. Après quoi parvint à Moscou un télégramme qui annonçait que le directeur financier se trouvait dans un état irresponsable, qu’il ne donnait pas, ou ne voulait pas donner, aux questions qu’on lui posait, des réponses sensées, et qu’il ne réclamait qu’une chose : qu’on le cache dans une cellule blindée, gardée par des sentinelles en armes.
Ordre fut donné de Moscou, par télégramme, de ramener Rimski sous bonne garde, et le vendredi soir c’est sous bonne garde que Rimski descendit du train à Moscou.
Ce même vendredi soir, on trouva également la trace de Likhodieïev. Dans toutes les villes, on avait envoyé des télégrammes pour s’informer de Likhodieïev, et c’est de Yalta que vint la réponse : Likhodieïev était à Yalta, mais il venait de partir en aéroplane pour Moscou.
Le seul dont on ne put retrouver la piste fut Varienoukha. L’illustre administrateur de théâtre, que tout Moscou connaissait, semblait s’être volatilisé.
Entre-temps, il fallut se débattre avec les incidents survenus çà et là dans Moscou, en dehors du théâtre des Variétés. Il fallut, entre autres, tenter d’élucider le cas des employés chantants (disons à ce propos que le professeur Stravinski sut y mettre bon ordre en deux heures à peine – au moyen d’injections hypodermiques), ainsi que celui de ceux qui avaient présenté à d’autres personnes ou à des établissements officiels, sous le nom d’argent, le diable sait quoi, et celui des personnes qui avaient été victimes de ces étranges paiements.
On comprendra aisément que le plus désagréable, le plus scandaleux et le plus insoluble de tous ces mystères fut celui de la tête du défunt littérateur Berlioz, volée dans son cercueil dans la grande salle de Griboïedov, en plein jour.
Douze hommes dispersés dans toute la ville essayaient de rattraper, comme sur des aiguilles à tricoter, les maudites mailles de cette ténébreuse affaire.
L’un des enquêteurs se rendit à la clinique du professeur Stravinski, et, en premier lieu, demanda à voir la liste des personnes admises à la clinique au cours des trois derniers jours. C’est ainsi que furent découverts Nicanor Ivanovitch Bossoï et le malheureux présentateur à qui on avait arraché la tête. On ne s’occupa guère d’eux, d’ailleurs. Il était facile de constater que ces deux-là aussi étaient victimes de la bande dirigée par ce mystérieux magicien. Par contre, Ivan Nikolaïevitch Biezdomny intéressa vivement l’enquêteur.
Le vendredi, à la tombée du soir, la porte de la chambre 117 — la chambre d’Ivan — s’ouvrit et livra passage à un jeune homme au visage rond, aux manières calmes et douces, qui ne ressemblait nullement à un enquêteur bien qu’il fût l’un des meilleurs enquêteurs de Moscou. Il vit, allongé sur son lit, un jeune homme pâle, aux traits tirés, dont les yeux trahissaient une totale absence d’intérêt pour ce qui se passait autour de lui, dont les yeux regardaient tantôt au loin, par-dessus la tête des personnes présentes, tantôt à l’intérieur du jeune homme lui-même. L’enquêteur se présenta affablement et dit qu’il était venu parler avec Ivan Nikolaïevitch au sujet des événements qui s’étaient déroulés l’avant-veille à l’étang du Patriarche.
Ah ! quel eût été le triomphe d’Ivan si cet enquêteur était venu le voir plus tôt, ne fût-ce, disons, que dans la nuit du mercredi au jeudi, lorsque Ivan, avec fureur et passion, essayait de faire entendre son récit des événements qui s’étaient déroulés à l’étang du Patriarche ! Son rêve – contribuer à l’arrestation du consultant – s’était donc réalisé, il n’avait plus besoin de courir après quiconque, et c’est lui qu’on venait voir, au contraire, pour écouter son récit de ce qui s’était passé le mercredi soir.
Mais hélas ! Ivan avait changé du tout au tout pendant le temps qui s’était écoulé depuis la mort de Berlioz. Certes, il était prêt à répondre volontiers et avec courtoisie à toutes les questions de l’enquêteur, mais son regard comme ses intonations exprimaient l’indifférence. Le sort de Berlioz ne touchait plus le poète.
Avant l’arrivée de l’enquêteur, Ivan somnolait sur son lit, et des visions flottaient devant ses yeux. Ainsi, il vit une cité étrange, inexplicable et irréelle, avec des blocs de marbre épars, des colonnades délabrées, des toits qui étincelaient au soleil — avec sa noire, lugubre et impitoyable tour Antonia, son palais sur la colline de l’Ouest, enfoncé jusqu’au toit dans la verdure quasi tropicale d’un jardin, avec des statues de bronze qui flamboyaient dans le soleil couchant au-dessus de cette verdure — et il vit marcher sous les murailles de la ville antique des centuries de soldats romains cuirassés.
Dans son demi-sommeil, Ivan vit apparaître, immobile dans un fauteuil, un homme au visage glabre, jaune et agité de tics nerveux, enveloppé dans un manteau blanc à doublure pourpre, qui regardait avec haine la luxuriance de ce jardin étranger. Ivan vit encore une colline jaune et dénudée, où étaient plantés trois poteaux à barre transversale, nus.
Et ce qui s’était passé à l’étang du Patriarche n’intéressait plus le poète Ivan Biezdomny.
– Dites-moi, Ivan Nikolaïevitch, vous étiez vous-même assez loin du tourniquet, quand Berlioz est tombé sous le tramway ? À quelle distance, à peu près ?
Un sourire d’indifférence à peine perceptible erra sur les lèvres d’Ivan, qui répondit :
– J’étais loin.
– Et ce type en pantalon à carreaux, il était tout près du tourniquet ?
– Non, il était assis sur un banc, pas très loin de là.
– Et il ne s’est pas approché du tourniquet au moment où Berlioz est tombé ? Vous vous en souvenez bien ?
– Je m’en souviens. Il ne s’est pas approché. Il se prélassait sur son banc.
Telles furent les dernières questions de l’enquêteur. Après quoi il se leva, tendit la main à Ivan, lui souhaita un prompt rétablissement et exprima l’espoir de lire bientôt de nouveaux vers de lui.
– Non, répondit doucement Ivan. Je n’écrirai plus de vers.
L’enquêteur sourit courtoisement, et se permit d’exprimer la conviction que, si le poète était actuellement dans un état, pour ainsi dire, de dépression, cela s’arrangerait, et très bientôt.
– Non, répondit Ivan, en regardant non pas l’enquêteur, mais au loin, l’horizon qui s’éteignait lentement. Cela ne s’arrangera jamais pour moi. Les vers que j’ai écrits sont de mauvais vers, c’est maintenant que je l’ai compris.
L’enquêteur s’en alla, nanti de renseignements de la plus haute importance. En remontant le fil des événements jusqu’au début, on pouvait enfin atteindre leur source. L’enquêteur ne doutait pas un instant que ces événements eussent commencé par un meurtre à l’étang du Patriarche. Bien entendu, ni Ivan ni ce type à carreaux n’avaient poussé le malheureux président du Massolit sous le tramway, et personne n’avait prêté un concours physique, pour ainsi dire, à sa chute. Mais l’enquêteur était convaincu que Berlioz s’était jeté sous le tramway (ou y était tombé) sous l’effet de l’hypnotisme.
Oui, les renseignements étaient nombreux, et on savait désormais qui attraper au collet, et où. Le hic, cependant, c’est qu’il n’y avait pas moyen de mettre la main sur l’individu. À l’appartement 50 — trois fois maudit ! — il y avait quelqu’un : aucun doute là-dessus, il faut bien le dire. L’appartement répondait de temps à autre aux coups de téléphone, tantôt par un bavardage criard, tantôt d’une voix nasillarde, parfois une fenêtre s’ouvrait, et, de plus on entendait derrière la porte les sons d’un phonographe. Et pourtant, à chaque fois qu’on y pénétrait, on n’y trouvait absolument personne. On y était allé plusieurs fois, et à différentes heures de la journée. On avait passé l’appartement au peigne fin, exploré tous les coins. Depuis longtemps, l’appartement était suspect. On surveillait non seulement l’entrée principale, sous le porche, mais aussi l’entrée de service. De plus, une souricière était tendue sur le toit, près des cheminées. Oui, l’appartement 50 était habité par des farceurs, et il n’y avait rien à faire à cela.
Les choses traînèrent ainsi jusqu’au milieu de la nuit du vendredi au samedi, heure à laquelle le baron Meigel fut reçu solennellement à l’appartement 50 en qualité d’invité. On entendit la porte s’ouvrir et se refermer sur le baron. Exactement dix minutes plus tard, sans sonner ni se faire annoncer d’aucune manière, des hommes visitèrent l’appartement, mais ils ne purent y découvrir non seulement aucun habitant, mais encore — ce qui parut, cette fois, tout à fait insolite — aucune trace du baron Meigel.
Et c’est ainsi, comme on l’a dit, que les choses traînèrent jusqu’à l’aube du samedi matin. À ce moment-là, aux renseignements déjà obtenus s’ajoutèrent de nouvelles données, particulièrement intéressantes. Sur l’aérodrome de Moscou atterrit un avion de six places venu de Crimée. Parmi les voyageurs qui en descendirent figurait un étrange passager. C’était un citoyen assez jeune, mais son visage était mangé d’une barbe drue et piquante, il ne s’était visiblement pas lavé depuis trois jours, ses yeux étaient enflammés et remplis de frayeur, il ne portait aucun bagage, et il était vêtu de manière quelque peu fantasque. Il était coiffé d’un bonnet en peau de mouton, portait un manteau de feutre caucasien par-dessus une chemise de nuit, et ses pieds étaient chaussés de babouches d’intérieur en cuir bleu, toutes neuves. Dès qu’il eut quitté la passerelle par laquelle on descendait de l’avion, on se précipita vers lui. Ce citoyen était attendu, et quelques instants plus tard, l’inoubliable directeur des Variétés, Stepan Bogdanovitch Likhodieïev, comparaissait devant les enquêteurs. C’est lui qui fournit les nouvelles données. Il devint clair, notamment, que Woland s’était introduit aux Variétés sous le déguisement d’un artiste, avait hypnotisé Stepan Likhodieïev, puis avait trouvé le moyen d’envoyer ce même Stepan loin de Moscou, à Dieu sait combien de kilomètres. Les données, donc, s’étaient accrues, mais les choses n’en furent pas facilitées pour autant ; elles en furent même, sans doute, rendues encore plus difficiles, car il était désormais évident que s’emparer d’un individu capable de jouer des tours du genre de celui dont Stepan avait été victime ne serait pas une chose simple. En attendant, Likhodieïev, sur sa propre demande, fut enfermé en lieu sûr — c’est-à-dire dans une cellule, — et devant les enquêteurs comparut à son tour Varienoukha, que l’on venait d’arrêter dans son propre appartement, où il était rentré après une absence dûment constatée de près de deux jours entiers.
Malgré la promesse faite à Azazello de ne plus mentir, l’administrateur commença précisément par un mensonge. Du reste, il ne faut pas le juger trop sévèrement pour cela. Azazello lui avait bien interdit de débiter des goujateries et des mensonges au téléphone, mais, dans le cas présent, l’administrateur parlait sans le concours de cet appareil. Le regard incertain, Ivan Savelievitch Varienoukha déclara que le jeudi après-midi, dans son cabinet des Variétés, il s’était soûlé tout seul, puis qu’il était allé quelque part — mais où ? Il ne s’en souvenait plus — puis qu’il avait encore bu de la vodka quelque part — mais où ? Il ne s’en souvenait pas non plus, — puis qu’il était tombé derrière une palissade quelque part — mais où ? il ne s’en souvenait pas une fois de plus. Ce fut seulement lorsqu’on eut expliqué à l’administrateur que, par son comportement déraisonnable et imbécile, il entravait une enquête très importante et que, bien entendu, il aurait à en répondre, que Varienoukha éclata en sanglots et murmura d’une voix tremblante, en regardant autour de lui, que s’il mentait, c’était uniquement par peur, parce qu’il craignait la vengeance de la bande à Woland, entre les mains de qui il était déjà tombé ; et il demandait, priait, suppliait qu’on veuille bien l’enfermer dans une cellule blindée.
– Pfff, merde alors ! Ça leur ferait pas de mal, une cellule blindée ! grogna l’un de ceux qui dirigeaient l’enquête.
– Ces gredins leur ont fichu une sacrée trouille, dit l’enquêteur qui était allé voir Ivan.
On calma Varienoukha comme on le put, on lui dit qu’il serait protégé sans le secours d’une cellule blindée ni d’aucune cellule et, du coup, on apprit qu’il n’avait jamais bu de vodka derrière une palissade, mais qu’il avait été battu par deux types, un roux avec des canines jaunes et un gros…
– Ah ! oui, qui ressemble à un chat ?
– Oui, oui, oui, chuchota l’administrateur, mourant de peur et regardant sans cesse autour de lui.
Puis il ajouta quelques détails complémentaires, racontant qu’il avait vécu près de deux jours dans l’appartement 50 en qualité de vampire et d’indicateur, et qu’il avait failli être cause de la mort du directeur financier Rimski…
À ce moment, on fit entrer Rimski, ramené à Moscou par le train de Leningrad. Mais ce vieillard à cheveux blancs, grelottant de peur et en plein désarroi psychique, en qui il était fort difficile de reconnaître le directeur financier de naguère, n’accepta pour rien au monde de dire la vérité et fit montre, à cet égard, d’une extrême obstination. Rimski affirma qu’il n’avait jamais vu aucune Hella à la fenêtre de son cabinet la nuit, qu’il n’avait pas vu non plus Varienoukha, mais que simplement, il s’était senti mal et était parti pour Leningrad dans un état d’inconscience. Inutile de dire que le directeur financier conclut son témoignage en demandant à être enfermé dans une cellule blindée.
Annouchka fut arrêtée au moment où elle tentait de remettre à une caissière d’un grand magasin de l’Arbat un billet de dix dollars. Le récit d’Annouchka, à propos de gens qui s’étaient envolés par une fenêtre dans la rue Sadovaïa, et d’un fer à cheval qu’Annouchka, selon ses propres termes, avait ramassé pour le montrer à la milice, fut écouté avec attention.
– Et le fer à cheval était vraiment en or avec des brillants ? demanda-t-on à Annouchka.
– Comme si je ne savais pas reconnaître des brillants, répondit Annouchka.
– Mais l’autre vous a bien donné des billets de dix, comme vous dites ?
– Comme si je ne savais pas reconnaître des billets de dix, répondit Annouchka.
– Bon, et quand se sont-ils transformés en dollars ?
– Je sais rien ! Quels dollars ? Moi, j’ai jamais vu de dollars ! répondit Annouchka d’une voix glapissante. On connaît ses droits ! Ils m’ont donné une récompense, je vais pour acheter de l’indienne avec… suivit un tas de sottises, comme quoi elle n’était pas responsable si le gérant de la maison avait amené au cinquième étage des esprits mauvais qui vous rendaient la vie impossible, etc.
Sur ce, l’enquêteur menaça Annouchka de son porte-plume, parce qu’elle commençait vraiment à fatiguer tout le monde, puis lui délivra un billet de sortie sur papier vert, et, à la satisfaction générale, Annouchka vida les lieux.
Ensuite défila une kyrielle de gens, parmi lesquels Nikolaï Ivanovitch, que l’on venait d’arrêter uniquement à cause de la jalousie et de la bêtise de son épouse, qui avait fait savoir à la milice, dès le matin, que son mari n’était pas rentré. Nikolaï Ivanovitch n’étonna pas outre mesure les enquêteurs lorsqu’il déposa sur la table le burlesque certificat indiquant qu’il avait passé la nuit à un bal chez Satan. En racontant comment il avait transporté par la voie des airs la domestique nue de Marguerite Nikolaïevna, le diable sait où, pour aller se baigner dans une rivière, ainsi que, précédant ce voyage, l’apparition de Marguerite Nikolaïevna elle-même, nue également, à sa fenêtre, Nikolaï Ivanovitch s’écarta un peu de la vérité. Ainsi, par exemple, il ne jugea pas utile de mentionner le fait qu’il était monté à la chambre avec une combinaison bleu ciel à la main et qu’il avait appelé Natacha « Vénus ». Il ressort principalement de son discours que Natacha s’était assise à cheval sur son dos, et par la fenêtre l’avait entraîné hors de Moscou…
– Cédant à la violence, j’ai dû obéir, dit Nikolaï Ivanovitch, qui termina ce conte en demandant que pas un mot de tout cela ne fût communiqué à sa femme. Ce qui lui fut promis.
Les indications fournies par Nikolaï Ivanovitch permirent d’établir que Marguerite Nikolaïevna, comme d’ailleurs sa domestique Natacha, avait disparu sans laisser de trace. Des mesures furent prises pour les retrouver toutes les deux.
La matinée du samedi fut donc marquée par la poursuite de cette enquête, qui ne se relâchait pas une seconde. Pendant ce temps, en ville, naissaient et se répandaient toutes sortes de bruits parfaitement impossibles. Une infime parcelle de vérité s’y dissimulait sous une fastueuse abondance de mensonges. On disait qu’il y avait eu une séance aux Variétés, après laquelle les deux mille spectateurs s’étaient retrouvés dans la rue dans la tenue qu’ils avaient en venant au monde, qu’on avait mis la main sur une imprimerie de faux billets d’une espèce magique, qu’une bande avait kidnappé cinq grosses légumes du monde du spectacle, mais que la milice venait de les retrouver, et bien d’autres choses encore que l’on n’a même pas envie de répéter.
Cependant, l’heure du déjeuner approchait. C’est alors que, dans l’immeuble où se déroulaient les interrogatoires, le téléphone sonna. La rue Sadovaïa informait que le maudit appartement donnait de nouveau des signes de vie. Une fenêtre, disait-on, avait été ouverte de l’intérieur, on y entendait les sons d’un piano et quelqu’un qui chantait, et sur l’appui de la fenêtre, on voyait un chat noir qui se chauffait au soleil.
Vers les quatre heures de ce chaud après-midi, une forte compagnie d’hommes en civil descendit de trois voitures arrêtées à quelque distance de l’entrée du 302 bis rue Sadovaïa. Là, le groupe se divisa en deux groupes plus petits dont l’un gagna directement par l’entrée principale l’escalier 6, tandis que l’autre ouvrait la petite porte, habituellement condamnée, de l’entrée de service. Par les deux escaliers, les deux troupes commencèrent à monter ensemble vers l’appartement 50.
Pendant ce temps, Koroviev et Azazello — Koroviev n’était plus en frac, mais avait repris sa tenue habituelle — finissaient de déjeuner dans la salle à manger. Woland, selon son habitude, était dans la chambre à coucher. Quant au chat, nul ne savait où il était passé. Mais, à en juger par le tintamarre de casseroles qui venait de la cuisine, on pouvait admettre que Béhémoth s’y trouvait, et y faisait l’imbécile, selon son habitude.
– Qu’est-ce que c’est que ces pas dans l’escalier ? demanda Koroviev en tournant distraitement une petite cuiller dans sa tasse de café noir.
– On vient pour nous arrêter, répondit Azazello en avalant un petit verre de cognac.
– Ah ! ah !… eh bien, eh bien…, dit Koroviev.
Les hommes qui montaient par l’escalier principal atteignaient à ce moment le palier du troisième étage, où deux plombiers s’affairaient bruyamment autour d’un radiateur de chauffage central. Les hommes en civil échangèrent avec les plombiers des coups d’œil expressifs.
– Ils sont tous là, murmura l’un des plombiers en donnant un coup de marteau sur le radiateur.
L’homme qui marchait en tête sortit ouvertement de son manteau un mauser noir, tandis qu’un autre, près de lui, tirait de sa poche un trousseau de passe-partout. En général, du reste, la troupe qui montait vers l’appartement 50 était fort convenablement équipée. Deux hommes avaient dans leur poche des filets de soie à mailles serrées, qui pouvaient se déployer en un clin d’œil. Un autre avait un lasso, un autre encore des masques de gaze et des ampoules de chloroforme.
En une seconde, la porte de l’appartement 50 fut ouverte et toute la troupe se trouva dans le vestibule. Au même moment, le claquement d’une porte dans la cuisine indiqua que le deuxième groupe avait atteint en temps voulu l’entrée de service.
Si le succès de cette manœuvre ne fut que partiel, il n’en fut pas moins certain. Les hommes se répandirent immédiatement dans toutes les pièces, et n’y trouvèrent personne. En revanche, ils découvrirent sur la table de la salle à manger les restes d’un déjeuner qu’on venait visiblement d’abandonner. Et dans le salon, sur la tablette de la cheminée, à côté d’une carafe de cristal, était assis un énorme chat noir. Il tenait entre ses pattes un réchaud à pétrole.
Dans un silence total, les envahisseurs contemplèrent ce chat pendant un assez long temps.
– Mm… ouais… en effet, il est gros…, murmura l’un des hommes.
– Je ne fais pas le guignol, je ne touche à personne, je répare mon réchaud, dit le chat en fronçant les sourcils d’un air hostile. Et je juge de mon devoir de vous avertir que la race des chats est antique et intouchable.
– Pas de doute, c’est du travail soigné, dit l’un des envahisseurs à voix basse.
Un autre prononça à voix haute et distinctement :
– Bon, eh bien, venez un peu ici, chat intouchable et ventriloque !
Un filet se déploya aussitôt, mais celui qui l’avait lancé, à l’étonnement de tous, manqua son coup et ne réussit qu’à attraper la carafe, qui tomba et se brisa avec fracas.
– À l’amende ! vociféra le chat. Hourra !
Posant à côté de lui son réchaud à pétrole, il prit derrière son dos un browning. En un clin d’œil, il le braqua sur l’homme le plus proche. Mais une flamme jaillit de la main de celui-ci avant que le chat n’ait eu le temps de tirer, et, tandis que retentissait le coup de feu du mauser, le chat dégringolait de la cheminée la tête en bas, lâchant son browning et entraînant le réchaud à pétrole dans sa chute.
– Tout est fini, dit le chat d’une voix faible et il s’étendit d’un air navré dans une mare de sang. Éloignez-vous de moi une seconde, pour me laisser dire adieu à la terre. Ô mon ami Azazello, gémit-il en perdant abondamment son sang, où es-tu ? (Le chat tourna ses yeux au regard déjà terni vers la porte de la salle à manger :) Tu n’es pas venu à mon secours dans ce combat inégal, tu as abandonné le pauvre Béhémoth, en échange d’un verre — excellent, il est vrai — de cognac ! Mais, quoique ma mort pèse sur ta conscience… je te lègue mon browning…
– Le filet, le filet, le filet…, chuchotait-on nerveusement autour du chat.
Mais le filet en question, le diable sait pourquoi, s’était accroché dans la poche de quelqu’un et refusait de sortir.
– La seule chose qui puisse sauver un chat blessé à mort, dit le chat, c’est une gorgée de pétrole.
Profitant de la confusion qui régnait autour de lui, il colla sa bouche à l’ouverture ronde du réchaud et but une gorgée. Aussitôt, le sang cessa de couler sous sa patte antérieure gauche. Le chat se remit sur pied d’un air vif et alerte, fourra le réchaud sous son bras, remonta d’un bond sur la cheminée et, de là, déchirant les doubles rideaux, il grimpa le long du mur et en deux secondes se trouva juché sur la tringle métallique, très haut au-dessus de la troupe.
Aussitôt, des mains empoignèrent la tenture et l’arrachèrent avec sa tringle, de sorte que le soleil entra à flots dans la pièce. Mais ni le chat, guéri par on ne sait quelle supercherie ni le réchaud à pétrole ne tombèrent. Sans lâcher son réchaud, le chat réussit à se maintenir en l’air et à sauter jusqu’au lustre accroché au centre du plafond.
– Une échelle ! cria-t-on en bas.
– Je vous provoque en duel ! clama le chat en passant au-dessus des têtes, accroché au lustre qui volait comme un balancier.
Dans ses pattes, le browning reparut. Le chat cala le réchaud entre les branches du lustre et, toujours en se balançant au-dessus des têtes des visiteurs, il visa soigneusement et ouvrit le feu sur eux. Le tonnerre des coups de pistolet fit trembler l’appartement. Des éclats de cristal du lustre se répandirent sur le plancher, la glace de la cheminée s’étoila, des petits nuages de plâtre volèrent çà et là, des douilles rebondirent sur le parquet, les carreaux des fenêtres volèrent en éclats, et le pétrole jaillit du réchaud transpercé. Il n’était plus question de prendre le chat vivant, et les visiteurs, avec rage mais en visant soigneusement, déchargeaient leurs mausers dans la tête, le ventre, la poitrine et le dos du chat. Dans la cour, la fusillade provoqua la panique.
Mais cette fusillade dura très peu de temps et s’éteignit d’elle-même. Elle n’avait en effet causé aucun mal, ni au chat ni aux envahisseurs. Non seulement personne n’était mort, mais il n’y avait même pas de blessés. Tout le monde, le chat y compris, était sain et sauf. L’un des visiteurs, pour bien s’en convaincre, envoya cinq balles dans la tête du damné animal, et le chat répondit promptement en vidant sur lui son chargeur. Mais le résultat fut le même : aucun des tireurs n’en ressentit le moindre effet. Le chat continuait de se balancer au lustre, dont les oscillations étaient notablement moins fortes, tout en soufflant, on ne sait trop pourquoi, dans le canon de son browning et en se crachant dans la patte.
Ceux d’en bas se turent, et sur leur visage se dessina l’expression d’une profonde perplexité. C’était le seul, ou tout au moins l’un des rares cas où une fusillade s’était avérée complètement inefficace. On pouvait admettre, bien sûr, que le browning du chat n’était qu’une espèce de jouet, mais on ne pouvait certes pas en dire autant des mausers des visiteurs. Quant à la première blessure du chat — ça, c’était clair et ça ne faisait aucun doute — ce n’était qu’une feinte et un tour de cochon, exactement comme la gorgée de pétrole.
On fit encore une tentative pour attraper le chat. Le lasso fut lancé, mais il s’accrocha à une branche du lustre, et celui-ci, arraché, s’écrasa au sol. Le choc, semble-t-il, ébranla toute la maison, mais ne fut suivi d’aucun effet. Les éclats s’éparpillèrent sur tout le monde, tandis que le chat s’envolait de nouveau pour aller se percher tout en haut du cadre doré de la glace posée sur la cheminée. Il ne manifestait aucune intention de s’enfuir. Au contraire, se sentant relativement en sécurité là où il était, il entama un nouveau discours :
– Je ne comprends absolument pas, dit-il, les causes de cette attitude brutale à mon égard…
Mais ce discours fut interrompu dès le début par une profonde voix de basse sortie on ne sait d’où :
– Que se passe-t-il dans cet appartement ? Cela m’empêche de travailler…
Une autre voix, nasillarde et déplaisante, répondit :
– Naturellement, c’est Béhémoth, le diable l’emporte !
Une troisième voix, chevrotante, ajouta :
– Messire ! on est samedi. Le soleil ne va pas tarder à se coucher. Il est temps.
– Excusez-moi, mais je ne puis poursuivre cette conversation, dit le chat du haut de la glace. Il est temps.
Il jeta son browning par la fenêtre, brisant deux vitres encore intactes. Puis il renversa le pétrole de son réchaud, et ce pétrole prit feu tout seul, en lançant des flammes jusqu’au plafond.
L’incendie se propagea avec une force et une rapidité inhabituelles, même pour du pétrole. Déjà la tapisserie flambait, le rideau arraché avait pris feu et le châssis de la fenêtre commençait à se consumer. Le chat bondit comme un ressort, miaula, sauta, tel un bolide, de la glace sur l’appui de la fenêtre pour y disparaître avec son réchaud. Des coups de feu éclatèrent au-dehors. L’homme posté sur l’échelle d’incendie à la hauteur des fenêtres de la bijoutière tira à plusieurs reprises sur le chat tandis que celui-ci sautait d’une fenêtre à l’autre, en se dirigeant vers le tuyau de descente de la gouttière, au coin de l’immeuble. Le chat escalada ce tuyau et passa sur le toit. Là, malheureusement encore sans résultat, un garde qui surveillait les cheminées tira sur lui, et le chat s’éclipsa dans le soleil déclinant qui inondait la ville.
Pendant ce temps, dans l’appartement, le parquet prenait feu sous les pieds des visiteurs, et dans les flammes, à l’endroit précis où le chat, avec sa blessure simulée, était tombé, on voyait se matérialiser, de plus en plus dense, le cadavre du défunt baron Meigel, son menton dressé vers le plafond et ses yeux vitreux grands ouverts. Mais il n’était déjà plus possible de le tirer de là.
Sautillant sur les lames du parquet en feu, se donnant des claques sur leurs épaules et leurs poitrines qui fumaient, les envahisseurs du salon refluèrent dans le cabinet de travail puis dans le vestibule. Ceux qui étaient dans la salle à manger et dans la chambre s’échappèrent par le corridor. Ceux qui étaient dans la cuisine accoururent aussi et tout le monde se retrouva dans l’entrée. Le salon était déjà rempli de flammes et de fumée. Tout en se sauvant, quelqu’un réussit à former le numéro de téléphone des pompiers et à crier brièvement dans l’appareil :
– Sadovaïa 302 bis !…
Impossible de rester plus longtemps : les flammes jaillissaient dans le vestibule, et on pouvait à peine respirer.
Dès que sortirent, par les fenêtres brisées de l’appartement ensorcelé, les premiers nuages de fumée, des cris de désespoir éclatèrent dans la cour :
– Au feu ! Au feu ! Nous brûlons !
Dans divers appartements de l’immeuble, des gens criaient au téléphone :
– Sadovaïa ! Sadovaïa 302 bis !
Tandis que dans la rue Sadovaïa, on entendait déjà tinter les sinistres coups de cloche sur les longs véhicules rouges qui arrivaient rapidement de tous les coins de la ville, les gens qui s’agitaient dans la cour virent s’envoler avec la fumée, par les fenêtres du cinquième étage, trois silhouettes noires qui paraissaient être des silhouettes d’hommes, et la silhouette d’une femme nue.
CHAPITRE XXVIII
Les dernières aventures de Koroviev et Béhémoth
Les silhouettes furent-elles réellement aperçues, ou ne furent-elles qu’une hallucination des habitants terrifiés de la funeste maison de la rue Sadovaïa — c’est une chose, évidemment, qu’on ne saurait affirmer avec exactitude. Et si elles étaient réelles, où se dirigèrent-elles dans les instants qui suivirent, on ne le sait pas non plus. Où se séparèrent-elles, nous ne sommes pas non plus en mesure de le dire, mais ce que nous savons, c’est qu’environ un quart d’heure après le début de l’incendie rue Sadovaïa, un long citoyen en costume à carreaux, accompagné d’un gros chat noir, se présentait devant les portes vitrées du Magasin étranger, au marché de la place de Smolensk.
Le citoyen se faufila habilement parmi les passants et ouvrit la porte extérieure du magasin. Mais, à ce moment, un petit portier osseux et extrêmement malveillant lui barra le passage et lui dit d’un ton irrité :
– C’est interdit aux chats !
– Je m’excuse, chevrota le long citoyen en portant sa main noueuse à son oreille, comme s’il était sourd. Aux chats, dites-vous ? Mais où voyez-vous des chats ?
Le portier écarquilla les yeux. Il y avait de quoi : nul chat n’était plus aux pieds du citoyen, derrière le dos duquel, en revanche, parut un individu bedonnant qui essayait de passer pour entrer dans le magasin. Ce gros type était coiffé d’une casquette déchirée, sa figure ressemblait vaguement à un museau de chat, et il portait sous son bras un réchaud à pétrole.
Sans raison apparente, ce couple fut tout de suite antipathique au portier misanthrope.
– On ne paie qu’en devises, ici, grogna-t-il en leur jetant un regard coléreux par-dessous la broussaille grise, et comme mangée aux mites, de ses sourcils.
– Mon cher ami, chevrota le long citoyen dont l’œil étincela derrière son lorgnon brisé, qu’est-ce qui vous fait croire que je n’en ai pas ? Vous jugez d’après le costume ? Ne faites jamais cela, ô perle des gardiens ! Vous pourriez commettre une erreur, et des plus grosses. Relisez encore ne serait-ce que l’histoire du fameux calife Haroun-Al-Rachid. Mais pour le moment, laissant provisoirement cette histoire de côté, je tiens à vous dire que je vais me plaindre de vous à votre chef et lui raconter certaines choses à votre sujet, à la suite de quoi vous serez obligé de quitter votre poste entre ces deux portes aux vitres étincelantes.
– Mon réchaud est peut-être plein de devises ! intervint le gros à tête de chat avec emportement, en essayant d’entrer de force dans le magasin.
Le public qui se pressait derrière eux s’impatientait. Le portier regarda avec méfiance et dégoût ce couple insolite, mais s’écarta, et nos deux vieilles connaissances, Koroviev et Béhémoth, entrèrent dans le magasin. Leur premier soin fut d’observer les lieux, après quoi Koroviev déclara, d’une voix sonore qui fut entendue d’un bout à l’autre du magasin :
– Splendide magasin ! Très, très beau magasin !
Les clients qui se pressaient aux comptoirs se retournèrent et, on ne sait pourquoi, regardèrent avec stupéfaction celui qui venait de parler, bien que ses louanges fussent parfaitement fondées.
Par centaines, les pièces d’indienne aux plus riches coloris, les calicots, les mousselines, les coupons de drap s’entassaient sur les rayons. On pouvait voir en perspective d’innombrables piles de boîtes à chaussures, près desquelles des citoyennes étaient assises sur de petites chaises étroites, le pied droit chaussé d’un vieux soulier usagé, et le pied gauche d’un escarpin neuf et reluisant, qu’elles tapotaient d’un air soucieux sur la moquette. Dans le fond du magasin, des phonographes déversaient musique et chansons.
Négligeant toutes ces merveilles, Koroviev et Béhémoth allèrent droit à la jonction des rayons d’alimentation et de confiserie. Là, on était à l’aise : les citoyennes en fichus ou bérets ne se pressaient pas contre les comptoirs, comme elles le faisaient au rayon des tissus.
Devant le comptoir, un homme bas sur pattes, en forme de carré parfait, rasé à avoir les joues bleues et pourvu de lunettes d’écailles, d’un chapeau tout neuf, sans bosselures et à ruban uni, d’un pardessus mauve et de gants de peau glacée de couleur rousse, poussait d’un ton impératif des sortes de mugissements inarticulés. Un vendeur en bonnet bleu et blouse d’une éclatante blancheur servait ce client mauve. À l’aide d’un couteau bien affilé, tout à fait semblable au couteau volé par Matthieu Lévi, il ôtait à un saumon rose à la chair grasse et suintante sa peau à reflets argentés, pareille à celle d’un serpent.
– Ce rayon-là aussi est superbe, avoua Koroviev d’un ton solennel. Et cet étranger est sympathique, ajouta-t-il en montrant du doigt, avec bienveillance, le dos mauve.
– Non, Fagot, non, répondit pensivement Béhémoth. Tu te trompes, mon petit ami : à mon sens, il manque quelque chose à la figure de ce gentleman mauve.
Le dos lilas tressaillit, mais ce ne fut sans doute qu’une coïncidence, puisque cet étranger ne pouvait comprendre ce que disaient en russe Koroviev et son compagnon.
– Z’est pon ? demanda sévèrement le client mauve.
– Sensationnel ! répondit le vendeur en découpant la peau avec des gestes lents et précieux.
– Le pon ch’aime, le maufais non, dit rudement l’étranger.
– Ben voyons ! répondit le vendeur d’une voix triomphante.
Nos deux amis s’éloignèrent alors de l’étranger et de son saumon, et gagnèrent l’extrémité du rayon de la confiserie.
– Il fait chaud aujourd’hui, dit Koroviev à une jeune vendeuse aux joues rouges, dont il ne reçut aucune réponse. Combien, les mandarines ? lui demanda-t-il alors.
– Trente kopecks le kilo, répondit la vendeuse.
– Ça fait mal, remarqua Koroviev en soupirant. Ah… la, la… (Il réfléchit un instant, puis dit à son compagnon :) Mange, Béhémoth.
Le gros cala son réchaud sous son bras, s’empara de la mandarine placée au sommet de la pyramide, l’avala telle quelle avec la peau, et en prit une deuxième.
La vendeuse fut saisie d’horreur.
– Mais vous êtes fou ! cria-t-elle, les joues décolorées. Votre ticket ! Où est votre ticket ?
Et elle lâcha sa pince à bonbons.
– Ma chérie, ma mignonne, ma toute belle, susurra Koroviev en se penchant par-dessus le comptoir et en adressant un clin d’œil à la vendeuse. Côté devises, nous ne sommes pas en fonds aujourd’hui. Qu’y faire ? Mais je vous jure que la prochaine fois, et pas plus tard que lundi prochain, nous paierons tout, rubis sur l’ongle ! Nous habitons tout près, rue Sadovaïa, là où il y a le feu…
Béhémoth, après avoir avalé une troisième mandarine, fourra sa patte dans un ingénieux édifice de tablettes de chocolat, en tira une de la base, à la suite de quoi, naturellement, tout le reste s’écroula, et la mangea avec son enveloppe de papier doré.
Au rayon de la poissonnerie, les vendeurs étaient comme pétrifiés, leur couteau à la main. L’étranger mauve se tourna vers les voleurs, ce qui permit de constater que Béhémoth s’était trompé : rien ne manquait à sa figure, qui avait même, au contraire, quelque chose de trop — des bajoues pendantes et des yeux fuyants.
Tout à fait jaune maintenant, la vendeuse cria lugubrement à travers tout le magasin :
– Palossitch ! Palossitch !
À ce cri, la foule du rayon des tissus accourut. Béhémoth renonça alors aux tentations de la confiserie et alla enfoncer sa patte dans un tonneau qui portait cette inscription : « Harengs de Kertch, premier choix. » Il y pêcha une paire de harengs, les engloutit, et cracha les queues.
Un nouveau cri de désespoir : « Palossitch ! » partit de la confiserie. À la poissonnerie, un vendeur à barbiche vociféra :
– Mais qu’est-ce qui te prend, salopard ?
Cependant, Pavel Iossifovitch arrivait en hâte sur le lieu de l’action. C’était un homme d’une belle prestance. Sa blouse blanche était d’une propreté parfaite, comme celle d’un chirurgien, et de sa poche de poitrine dépassait un crayon. Pavel Iossifovitch, visiblement, était un homme d’expérience. Ayant vu dans la bouche de Béhémoth la queue d’un troisième hareng, il jaugea d’un coup d’œil la situation, comprit tout, et, sans entrer dans des disputes inutiles avec ces effrontés, il fit un geste et ordonna :
– Siffle !
Le portier franchit précipitamment les portes vitrées et aussitôt, au coin de la place de Smolensk, retentit un coup de sifflet de sinistre augure. Le public fit le cercle autour des deux chenapans. C’est alors que Koroviev intervint.
– Citoyens ! s’écria-t-il d’une voix grêle, mais vibrante. Qu’est-ce que c’est que ça ? Hein ? Permettez-moi de vous le demander ! Voici un pauvre homme (Koroviev mit un tremblement dans sa voix en montrant Béhémoth, qui se composa aussitôt un visage éploré), voici un pauvre homme qui a passé ses journées à réparer des réchauds à pétrole. Il a faim… mais où voulez-vous qu’il aille chercher des devises ?
Pavel Iossifovitch, homme habituellement calme et réservé, jeta brutalement :
– Ah ! ça suffit ! et fit un nouveau geste impatient.
Le sifflet du portier, comme égayé, lança un trille.
Mais Koroviev, nullement troublé par l’intervention de Pavel Lossifovitch, continua :
– Hein, où donc ? Je vous pose la question ! Il est épuisé par la faim et la soif, il a chaud ! Eh quoi, ce malheureux a pris, juste pour y goûter, une mandarine. Une mandarine qui coûte en tout et pour tout, trois kopecks. Et les voilà qui se mettent à siffler, comme des rossignols dans la forêt, au printemps, voilà qu’ils alertent la milice, qu’ils la dérangent de son travail ! Et lui, là, il a le droit ? (Koroviev, ce disant, montra du doigt le gros client mauve, dont le visage exprima aussitôt la plus vive inquiétude.) Et qui est-ce ? Hein ? D’où vient-il ? Et pourquoi ? Est-ce qu’on s’ennuyait, sans lui, dites ? Est-ce qu’on l’a invité, dites ? Oh ! naturellement (beugla à pleine voix l’ancien chantre avec un rictus sarcastique) il a, voyez-vous, un bel habit mauve, il est tout bouffi à force de manger du saumon, il a les poches bourrées d’argent étranger ! Mais lui, lui un compatriote, hein ?… Ah ! ça me fait de la peine ! Beaucoup, beaucoup de peine ! gémit Koroviev, comme le garçon d’honneur dans les noces à l’ancienne mode.
Tout ce discours extrêmement bête, inconvenant, et sans doute politiquement nuisible, fit trembler de colère Pavel Iossifovitch. Mais curieusement, à en juger par les regards de la foule attroupée, il était visible que beaucoup de gens l’avaient écouté avec sympathie. Et quand Béhémoth, portant à ses yeux sa manche sale et déchirée, s’écria d’une voix tragique :
– Merci, ami fidèle, d’avoir pris la défense de la victime ! un miracle se produisit.
Un petit vieux paisible et tout à fait correct, un petit vieux pauvre mais propre qui venait d’acheter trois gâteaux aux amandes à la confiserie, se transforma d’un seul coup. Il devint tout rouge, une flamme guerrière s’alluma dans ses yeux, il jeta à terre le petit sac de papier qui contenait ses gâteaux et cria d’une voix grêle, enfantine :
– C’est vrai !
Sur ce, il s’empara d’un plateau, en balaya les restes de la tour Eiffel de chocolat démolie par Béhémoth, le brandit en l’air, fit voler de la main gauche le chapeau de l’étranger et abattit le plateau sur la tête chauve de celui-ci. Le bruit en résonna comme l’eût fait une tôle jetée à terre du haut d’un camion. Blême, l’étranger grassouillet partit à la renverse et alla s’asseoir dans le cuveau de harengs de Kertch, dont il fit jaillir un geyser de saumure. Survint alors un deuxième miracle. En s’affalant dans le tonneau, le client mauve s’écria en un russe parfaitement pur, sans la moindre trace d’accent :
– Au meurtre ! La milice ! Des bandits m’assassinent !
C’est à cause du choc éprouvé, sans doute, qu’il avait pu apprendre ainsi tout d’un coup une langue qu’il ignorait jusqu’alors.
À ce moment, les coups de sifflet du portier cessèrent, et on vit luire, dans la foule des clients en émoi, deux casques de miliciens qui s’approchaient rapidement. Mais le perfide Béhémoth prit son réchaud et, comme un garçon de bains arrosant avec son baquet les bancs de l’étuve, il arrosa de pétrole le comptoir de la confiserie, qui prit feu immédiatement. De hautes flammes jaillirent et coururent le long du comptoir, embrasant les jolis rubans de papier qui ornaient les corbeilles de fruits. Les vendeuses s’enfuirent en hurlant. À peine avaient-elles quitté le comptoir que les rideaux de tulle des fenêtres s’enflammaient, tandis que le pétrole en feu se répandait à terre.
Avec des cris d’épouvante, le public entassé devant la confiserie reflua en désordre, piétinant au passage le désormais inutile Pavel Iossifovitch. À la poissonnerie, les vendeurs, armés de leurs couteaux affilés, galopèrent à la queue leu leu jusqu’à la porte de service, où ils disparurent.
Le citoyen mauve s’arracha de son tonneau, et, tout trempé de jus de harengs, franchit le comptoir par-dessus le saumon et suivit les vendeurs. Sous la pression de la foule qui se sauvait, les vitres des portes tombèrent bruyamment en morceaux. Quant à nos deux vauriens — Koroviev et ce glouton de Béhémoth, — ils filèrent aussi, mais on ne sut ni où ni comment. Par la suite, des témoins oculaires de l’incendie du Magasin étranger racontèrent que les deux voyous s’étaient envolés jusqu’au plafond, et que là, ils avaient éclaté comme ces ballons de baudruche qu’on donne aux enfants. On peut douter, naturellement, que les choses se soient réellement passées ainsi, mais quand on ne sait pas, on ne sait pas.
Ce qu’on sait, par contre, c’est qu’une minute exactement après les événements de la place de Smolensk, Béhémoth et Koroviev se trouvaient sur le trottoir du boulevard, juste devant la maison de la tante de Griboïedov. Koroviev s’arrêta près du grillage et dit :
– Bah ! Mais c’est la Maison des écrivains ! Sais-tu, Béhémoth, que j’ai entendu dire beaucoup de choses excellentes et fort flatteuses sur cette maison ? Observe, mon ami, cette maison attentivement. C’est un plaisir de penser que sous ce toit se cache et mûrit une masse de talents.
– Comme des ananas dans une serre, dit Béhémoth qui, pour mieux admirer la maison de couleur crème et ses colonnes, monta sur le petit mur de béton qui supportait le grillage.
– C’est parfaitement exact, dit Koroviev d’accord avec son inséparable compagnon, et une frayeur délicieuse me serre le cœur quand je pense qu’ici est en train de mûrir l’auteur d’un futur Don Quichotte, ou d’un futur Faust, ou, le diable m’emporte, de futures Âmes mortes ! Hein ?
– Effrayante pensée, confirma Béhémoth.
– Oui, continua Koroviev, on peut s’attendre à voir pousser des plantes étonnantes dans les châssis de cette serre, laquelle réunit sous son toit quelques milliers d’ascètes qui ont décidé de consacrer leur vie au service de Melpomène, Polymnie et Thalie. Imagines-tu le bruit que cela soulèvera quand l’un d’eux offrira au public, pour commencer, un Revizor, ou au pis aller, un Eugène Onéguine ?
– Rien de plus facile à imaginer, dit Béhémoth, toujours d’accord.
– Oui, dit Koroviev en levant le doigt d’un air préoccupé, mais !… Mais, dis-je, et je répète ce « mais » !… À condition toutefois que ces délicates plantes de serre ne soient pas attaquées par quelque micro-organisme, qu’elles ne soient pas rongées à la racine, qu’elles ne pourrissent pas ! Cela arrive aussi aux ananas ! Oh ! la ! la, que oui, cela arrive !
– À propos, dit Béhémoth en passant sa tête ronde par un trou du grillage, que font-ils sous cette pergola ?
– Ils dînent, expliqua Koroviev. J’ajouterai d’ailleurs, mon cher, qu’il y a ici un restaurant tout à fait passable et pas cher du tout. Au fait, comme n’importe quel touriste avant un long voyage, j’éprouve le désir de manger un morceau et de boire une grande chope de bière glacée.
– Moi aussi, répondit Béhémoth, et les deux chenapans s’engagèrent sur l’allée asphaltée ombragée de tilleuls qui menait droit à la pergola du restaurant, lequel n’avait aucun pressentiment du malheur qui s’approchait.
Une citoyenne pâle, en socquettes blanches et petit bonnet blanc à queue, qui avait l’air de fort s’ennuyer, était assise sur une chaise de rotin, près de l’entrée de la pergola ménagée dans la verdure qui grimpait le long du treillage. Devant elle, sur une simple table de cuisine, était ouvert un gros livre, semblable à un livre de comptes, sur lequel la citoyenne, on ne sait pour quelles raisons, inscrivait les noms de ceux qui entraient au restaurant. C’est par cette citoyenne que Koroviev et Béhémoth furent arrêtés.
– Vos certificats ? demanda-t-elle en considérant avec étonnement le lorgnon de Koroviev et le réchaud de Béhémoth, ainsi que le coude déchiré de celui-ci.
– Je vous présente mille excuses, mais de quels certificats parlez-vous ? demanda Koroviev, l’air étonné.
– Vous êtes des écrivains ? questionna à son tour la citoyenne.
– Évidemment, répondit Koroviev avec dignité.
– Vos certificats ? répéta la citoyenne.
– Ma beauté…, commença Koroviev d’un ton câlin.
– Je ne suis pas une beauté, coupa la citoyenne.
– Oh ! quel dommage ! dit Koroviev désappointé, puis il poursuivit : Enfin, si cela ne vous plaît pas d’être une beauté — ce qui serait pourtant fort agréable, — soit, ce sera comme vous voudrez. Mais dites-moi : pour vous convaincre que Dostoïevski est un écrivain, faudrait-il que vous lui demandiez un certificat ? Prenez seulement cinq pages de n’importe lequel de ses romans et, sans aucune espèce de certificat, vous serez tout de suite convaincue que vous avez affaire à un écrivain. D’ailleurs, je suppose que lui-même n’a jamais possédé le moindre certificat ! Qu’en penses-tu ? demanda Koroviev à Béhémoth.
– Je tiens le pari qu’il n’en a jamais eu, répondit celui-ci en posant son réchaud à pétrole à côté du livre et en essuyant son front noirci par la fumée.
– Vous n’êtes pas Dostoïevski, dit la citoyenne déroutée par les raisonnements de Koroviev.
– Hé, hé ! Qui sait, qui sait ? fit celui-ci.
– Dostoïevski est mort, dit la citoyenne, d’un ton qui, déjà, manquait un peu de conviction.
– Je proteste ! s’écria Béhémoth avec chaleur. Dostoïevski est immortel !
– Vos certificats, citoyens, dit la citoyenne.
– De grâce, voilà qui est ridicule, à la fin ! dit Koroviev qui ne désarmait pas. Un écrivain ne se définit pas du tout par un certificat, mais par ce qu’il écrit. Que savez-vous des projets qui se pressent en foule dans ma tête ? Ou dans cette tête-là ?
Il montra la tête de Béhémoth, et celui-ci ôta aussitôt sa casquette, afin que la citoyenne, sans doute, puisse mieux l’examiner.
– Dégagez le passage, citoyens, dit celle-ci, qui devenait nerveuse.
Koroviev et Béhémoth s’écartèrent pour laisser passer un écrivain vêtu d’un costume gris et d’une chemisette blanche, sans cravate, dont le col était largement rabattu sur le revers de son veston, et qui portait un journal sous le bras. L’écrivain salua aimablement la citoyenne, traça sur le livre, en passant, un vague paraphe et entra sous la pergola.
– Hélas ! dit tristement Koroviev, à lui mais pas à nous, pas à nous, cette chope de bière glacée dont toi et moi, pauvres pèlerins, avions rêvé ! Notre situation est triste et embarrassante, et je ne sais que faire.
Pour toute réponse, Béhémoth écarta amèrement les bras, puis remit sa casquette sur sa tête ronde plantée d’une chevelure courte et serrée, fort semblable au pelage d’un chat.
À ce moment, une voix contenue mais impérieuse prononça au-dessus de la tête de la citoyenne :
– Laissez-les entrer, Sophia Pavlovna.
La citoyenne se retourna, stupéfaite. Dans la verdure du treillage venaient d’apparaître un plastron blanc d’habit de soirée et une barbe pointue de flibustier. Celui-ci accueillit les deux vagabonds suspects d’un regard affable, et alla même jusqu’à les inviter d’un geste à entrer. Dans le restaurant qu’il dirigeait, l’autorité d’Archibald Archibaldovitch était une chose avec laquelle on ne badinait pas. Aussi, Sophia Pavlovna demanda-t-elle d’un air soumis à Koroviev :
– Quel est votre nom ?
– Panaïev, répondit courtoisement celui-ci.
La citoyenne inscrivit ce nom et leva des yeux interrogateurs sur Béhémoth.
– Skabitchevski, miaula ce dernier, en montrant, on ne sait pourquoi, son réchaud à pétrole.
Sophia Pavlovna inscrivit également ce nom, puis présenta le livre à la signature des visiteurs. En face de « Panaïev », Koroviev signa : « Skabitchevski » et, en face de « Skabitchevski », Béhémoth signa « Panaïev ».
Achevant d’ébahir Sophia Pavlovna, Archibald Archibaldovitch, avec un sourire charmeur, conduisit ses hôtes à la meilleure table, dans le coin le plus reculé et le mieux ombragé de la pergola, près duquel le soleil jouait gaiement à travers les interstices du treillage. Sophia Pavlovna, clignant des yeux d’étonnement, s’absorba alors dans l’examen des étranges signatures laissées par ces visiteurs imprévus.
Archibald Archibaldovitch surprit les garçons tout autant que Sophia Pavlovna. Il écarta de ses propres mains une chaise de la table, invitant Koroviev à s’y asseoir, fit un clin d’œil à l’un, murmura quelque chose à l’autre, et deux serveurs s’empressèrent autour de ces nouveaux hôtes, dont l’un posa à terre, près de son pied chaussé d’une bottine roussie par le feu, un réchaud à pétrole.
Immédiatement, la vieille nappe tachée de jaune disparut de la table, une nouvelle nappe plus blanche qu’un burnous de Bédouin et crissante d’empesage se déploya comme une aile, et Archibald Archibaldovitch, penché sur l’oreille de Koroviev, chuchota d’un ton expressif :
– Quel régal puis-je vous offrir ? J’ai un filet d’esturgeon tout à fait spécial… réservé pour le banquet du congrès des architectes, mais je peux vous en mettre un de côté…
– Vous… euh… donnez-nous toujours des hors-d’œuvre… heu…, marmonna Koroviev avec bienveillance, en se renversant sur le dossier de sa chaise.
– Je comprends, dit Archibald Archibaldovitch en fermant les yeux d’un air entendu.
En voyant le patron agir ainsi avec ces visiteurs plus que douteux, les garçons laissèrent leurs soupçons de côté et se mirent à l’œuvre sérieusement. Déjà, l’un d’eux présentait une allumette à Béhémoth qui avait tiré de sa poche un mégot et se l’était planté dans la bouche, un autre accourait dans un tintement de cristal vert et plaçait devant chaque assiette un petit verre à alcool, un verre à bordeaux et un de ces grands verres ballons à paroi fine où il fait si bon boire de l’eau minérale pétillante sous la tente de toile… ou plutôt, non, anticipant sur les événements à venir, nous préférons écrire : où il faisait si bon boire de l’eau minérale pétillante sous la tente de toile de l’inoubliable véranda de Griboïedov.
– Que diriez-vous, ensuite, de bons petits filets de gélinottes ? ronronna Archibald Archibaldovitch d’une voix musicale.
L’hôte au lorgnon cassé approuva pleinement la suggestion du commandant du brick corsaire et le regarda avec bonté à travers son inutile pince-nez.
Le romancier Petrakov-Soukhovieï, qui dînait à la table voisine avec son épouse, laquelle finissait de manger une grillade de porc, avait remarqué, avec cette faculté d’observation propre à tous les écrivains, l’empressement d’Archibald Archibaldovitch, et il en était très, très étonné. Quant à son épouse, dame fort respectable, elle était simplement jalouse de l’attention du pirate pour Koroviev, et elle donna même quelques coups de sa petite cuiller sur son verre : « Eh bien, quoi, on nous oublie ?… Cette glace, elle vient ? Qu’est-ce que c’est que ça ?… »
Mais Archibald Archibaldovitch, après avoir adressé à la Petrakova un sourire enjôleur, se contenta de lui envoyer un garçon, lui-même demeurant près de ses chers hôtes. Ah ! c’était un habile homme qu’Archibald Archibaldovitch ! Et très observateur — pas moins, peut-être, que les écrivains eux-mêmes ! Archibald Archibaldovitch était au courant de la séance des Variétés et des nombreux événements survenus ces derniers jours, il avait entendu parler de « chat » et de « pantalon à carreaux, », mais chez lui, contrairement à beaucoup d’autres, cela n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Archibald Archibaldovitch avait tout de suite deviné qui étaient ces visiteurs. Et, l’ayant deviné, il ne se risqua pas, naturellement, à leur chercher querelle. Elle allait bien, Sophia Pavlovna ! Belle idée, vraiment, que d’interdire l’entrée de la pergola à ces deux-là ! D’ailleurs, que pouvait-on attendre d’elle !…
Plantant d’un air hautain sa petite cuiller dans sa crème glacée, la Petrakova jeta des regards mécontents à la table de ces deux espèces de pitres aux vêtements grotesques, qui se couvrait de victuailles comme par magie. Déjà, des feuilles de salade lavées à briller émergeaient d’un ravier de caviar frais… et hop ! sur une desserte spécialement apportée surgissait un seau d’argent embué…
C’est seulement lorsqu’il fut certain que tout était parfait, et lorsqu’il vit accourir, entre les mains d’un garçon, une sauteuse couverte où quelque chose bouillottait, qu’Archibald Archibaldovitch se permit de quitter les deux visiteurs mystérieux, non sans leur avoir murmuré au préalable :
– Excusez-moi ! Une minute seulement ! Je tiens à surveiller personnellement vos filets de gélinottes !
Il s’en fut, et disparut à l’intérieur du restaurant. Si quelque observateur avait pu épier les actes ultérieurs d’Archibald Archibaldovitch, ceux-ci lui eussent paru, sans aucun doute, quelque peu énigmatiques.
Le patron ne se rendit nullement à la cuisine pour surveiller les filets de gélinottes, mais à la réserve du restaurant. Il l’ouvrit avec sa clef, s’y enferma, sortit d’une glacière, avec précaution afin de ne pas tacher sa manchette, deux lourds esturgeons, les enveloppa dans un journal et ficela soigneusement le paquet qu’il mit de côté. Puis il passa dans la pièce voisine, vérifia que son léger manteau doublé de soie et son chapeau étaient à leur place, et seulement alors, se rendit à la cuisine, où le chef découpait avec soin les filets de gélinottes promis par le pirate à ses hôtes.
Il faut dire que dans les actes d’Archibald Archibaldovitch, il n’y avait rien d’étrange ou d’incompréhensible, et que seul un observateur superficiel aurait pu les considérer comme tels. La conduite d’Archibald Archibaldovitch découlait avec une parfaite logique de tout ce qui précédait. La connaissance des événements récents et surtout le flair phénoménal d’Archibald Archibaldovitch suggéraient au patron du restaurant de Griboïedov que le dîner des deux visiteurs, encore qu’abondant et luxueux, serait de très courte durée. Or, son flair n’avait jamais trompé l’ancien flibustier ; il en fut de même cette fois encore.
Koroviev et Béhémoth trinquaient pour la seconde fois avec un petit verre d’excellente vodka Moskovskaïa, deux fois purifiée et bien glacée, quand parut sous la pergola, tout en sueur et en émoi, l’échotier Boba Kandaloupski, célèbre dans Moscou pour son étonnante omniscience. Il vint directement s’asseoir à la table des Petrakov. Il posa sa serviette bourrée de papiers sur la table, et tout aussitôt, fourra ses lèvres dans l’oreille de Petrakov et se mit à lui chuchoter des histoires apparemment fort excitantes. N’en pouvant plus de curiosité, Mme Petrakova, à son tour, colla son oreille aux grosses lèvres molles de Boba. Celui-ci, tout en jetant par moments des regards furtifs autour de lui, chuchotait sans interruption, et l’on pouvait saisir, çà et là, quelques mots :
– Parole d’honneur !… Rue Sadovaïa, rue Sadovaïa !… (Boba baissa encore la voix :) Les balles ne leur font rien !… balles… balles… pétrole… incendie… balles…
– Les menteurs qui répandent des bruits aussi dégoûtants, corna le contralto de Mme Petrakova qui, indignée, avait parlé un peu plus fort que ne l’eût souhaité Boba, on devrait les dénoncer ! Mais ça ne fait rien, on mettra tous ces gens-là au pas ! Ces bobards nous font tant de mal !
– Des bobards, Antonida Porphyrievna ? s’écria Boba, fâché de l’incrédulité de Mme Petrakovna, puis de nouveau, il susurra : Je vous le dis, les balles ne leur font rien !… Et maintenant l’incendie… et eux — en l’air — en l’air !
Et Boba chuchotait, sans se douter que les protagonistes de son récit étaient à quelques pas de lui et se réjouissaient de l’entendre.
Au reste, cette joie fut de courte durée. Trois hommes bottés de cuir, ceinturon serré à la taille et revolver au poing, firent irruption sous la pergola, venant du restaurant. Le premier cria d’une voix de tonnerre :
– Que personne ne bouge !
Et aussitôt, tous trois ouvrirent le feu, visant les têtes de Koroviev et Béhémoth. Criblés de balles, ceux-ci se dissipèrent immédiatement dans les airs. Du réchaud à pétrole jaillit une colonne de feu, droit vers la toile de tente. Un trou béant aux bords noirs s’y ouvrit et s’élargit rapidement en crépitant. Les flammes s’engouffrèrent dans ce trou et montèrent jusqu’au toit de la maison de Griboïedov. Des chemises bourrées de papier posées sur l’appui de la fenêtre d’une salle de rédaction, au deuxième étage, s’embrasèrent d’un coup. Les flammes attaquèrent le rideau, et le feu, ronflant comme si quelqu’un soufflait dessus, s’enfonça en tourbillonnant dans la maison de la tante de Griboïedov.
Quelques secondes plus tard, par les allées asphaltées qui menaient à la grille du boulevard — cette même grille qui, le mercredi soir, avait vu arriver le premier messager du malheur que personne n’avait su écouter, Ivan Biezdomny, — couraient des écrivains qui, n’avaient pas fini de dîner, des serveurs ainsi que Sophia Pavlovna, Boba, Petrakova et Petrakov.
Quand à Archibald Archibaldovitch, qui avait gagné à temps une porte latérale, il franchit cette porte sans courir, d’un pas mesuré et calme, comme un capitaine obligé de quitter le dernier son brick en flammes. Il avait son manteau doublé de soie, et sous son bras, les deux esturgeons raides comme des bâtons.
CHAPITRE XXIX
Où le sort du Maître et de Marguerite est décidé
Au coucher du soleil, deux personnages se tenaient sur la terrasse, qui dominait toute la ville, d’un des plus beaux édifices de Moscou, dont la construction remontait à près de cent cinquante ans. C’étaient Woland et Azazello. D’en bas on ne pouvait les voir, car ils étaient cachés aux regards indiscrets par une balustrade agrémentée de potiches et de fleurs en stuc. Mais eux voyaient la ville presque jusqu’à ses confins.
Woland était assis sur un pliant, et vêtu de son habituelle soutane noire. Sa longue et large épée était plantée verticalement entre deux dalles disjointes de la terrasse, figurant ainsi un cadran solaire. L’ombre de l’épée s’allongeait lentement, mais inexorablement, et rampait vers les souliers noirs de Satan. Tassé sur son pliant, son menton aigu posé sur son poing et une jambe ramenée sous lui, Woland contemplait sans bouger l’immense agglomération de palais, d’immeubles géants, et de masures condamnées à la démolition.
Azazello, qui avait abandonné son accoutrement moderne, c’est-à-dire son veston, son chapeau melon et ses souliers vernis, était tout de noir vêtu, comme Woland. Et, non loin de son seigneur et comme lui, il regardait fixement la ville.
– Quelle ville intéressante, n’est-ce pas ? dit Woland.
Azazello bougea et répondit respectueusement :
– Je préfère Rome, messire.
– Question de goût, dit Woland.
Après un moment de silence, sa voix retentit de nouveau :
– D’où vient cette fumée, sur le boulevard ?
– C’est Griboïedov qui brûle, répondit Azazello.
– Il faut croire que les deux inséparables, Koroviev et Béhémoth, sont passés par là ?
– Cela ne fait aucun doute, messire.
Le silence retomba sur la terrasse, et les deux hommes contemplèrent les mille reflets aveuglants du soleil aux fenêtres ouest des étages supérieurs des énormes immeubles. Et l’œil de Woland flamboyait comme ces fenêtres, bien qu’il tournât le dos au couchant.
Mais à ce moment, quelque chose obligea Woland à regarder du côté de la tour ronde qui émergeait du toit derrière lui. De la muraille de cette tour, en effet, venait de sortir un homme en tunique chaussé de sandales de fortune, déguenillé et barbouillé de glaise. Il portait une barbe noire, et son regard était sombre.
– Bah ! s’écria Woland en dévisageant le nouveau venu d’un air goguenard. Tu es le dernier que je m’attendais à voir ici. Quel est le but d’une visite aussi prévisible qu’importune ?
– Je viens te voir, esprit du mal et seigneur des ombres, dit l’homme en jetant un regard hostile à Woland.
– Si tu viens me voir, pourquoi ne me souhaites-tu pas le bonjour, ex-percepteur d’impôts ? dit Woland d’un ton sévère.
– Parce que je ne veux rien te souhaiter de bon ! répliqua l’autre avec audace.
– Mais il y a une chose dont il faut que tu prennes ton parti, répondit Woland dont la bouche dessina un sourire ironique. À peine es-tu apparu sur ce toit que tu as commis une bourde, et je vais te dire laquelle. Le ton sur lequel tu as parlé semblait signifier que tu refusais les ombres ainsi que le mal. Aie donc la bonté de réfléchir à cette question : à quoi servirait ton bien, si le mal n’existait pas, et à quoi ressemblerait la terre, si on en effaçait les ombres ? Les ombres ne sont-elles pas produites par les objets, et par les hommes ? Voici l’ombre de mon épée. Mais il y a aussi les ombres des arbres et des êtres vivants. Veux-tu donc dépouiller tout le globe terrestre, balayer de sa surface tous les arbres et tout ce qui vit, à cause de cette lubie que tu as de vouloir te délecter de pure lumière ? Tu es bête.
– Je ne discuterai pas avec toi, vieux sophiste, répondit Matthieu Lévi.
– Et tu ne peux pas discuter avec moi, pour la raison que je viens de t’indiquer : tu es bête, répondit Woland, puis il reprit : Bon, sois bref, car tu m’ennuies. Pourquoi es-tu venu ?
– C’est lui qui m’envoyé.
– Et que t’a-t-il ordonné de me dire, esclave ?
– Je ne suis pas un esclave, répondit Matthieu Lévi dont la colère croissait. Je suis son disciple.
– Nous parlons, toi et moi, des langues différentes, comme toujours, dit Woland. Mais les choses dont nous parlons n’en sont pas changées pour autant. Alors ?…
– Il a lu l’œuvre du Maître, dit Matthieu Lévi, et il demande que tu prennes le Maître avec toi et que tu lui accordes le repos. Peux-tu le faire, ou est-ce trop difficile pour toi, esprit du mal ?
– Rien n’est trop difficile pour moi, répondit Woland, et tu le sais très bien. (Il se tut un moment, puis ajouta :) Mais pourquoi ne le prenez-vous pas avec vous, dans la lumière ?
– Il n’a pas mérité la lumière, il n’a mérité que le repos, dit Lévi d’un ton affligé.
– Retourne dire que ce sera fait, répondit Woland, puis il ajouta, l’œil étincelant : Et disparais de ma vue immédiatement.
– Il demande encore que vous preniez aussi celle qui l’a aimé et qui a souffert pour lui, dit Lévi d’une voix où perçait, pour la première fois, une prière.
– Sans toi, nous n’y aurions jamais pensé ! File.
Matthieu Lévi disparut. Woland fit signe à Azazello d’approcher et lui ordonna :
– Vole là-bas et fais le nécessaire.
Azazello quitta la terrasse, et Woland resta seul.
Mais sa solitude ne dura pas longtemps. Des pas retentirent sur les dalles, accompagnés de voix animées, et devant Woland se présentèrent Koroviev et Béhémoth. Celui-ci n’avait plus son réchaud à pétrole, mais il était chargé de divers autres objets. Il serrait sous son bras dodu un petit paysage dans un cadre doré, sur son avant-bras était jetée une blouse de cuisinier à demi brûlée, et dans sa main libre, il tenait un saumon fumé tout entier, avec sa peau et sa queue. Koroviev et Béhémoth sentaient fortement le brûlé. Le mufle de Béhémoth était noir de suie, et sa casquette était à moitié carbonisée.
– Salut, messire ! s’écrièrent ensemble les deux trublions, et Béhémoth agita son saumon.
– Eh bien, vous voilà jolis ! dit Woland.
– Prenez donc, messire ! s’écria Béhémoth, excité et joyeux. On m’a pris pour un maraudeur !
– À en juger par les objets que tu rapportes, répondit Woland en regardant le petit tableau, tu es effectivement un maraudeur.
– Croyez-moi, messire…, commença Béhémoth d’un ton sincère.
– Non, je ne te crois pas, répondit abruptement Woland.
– Messire, je vous jure que j’ai tenté héroïquement de sauver tout ce qui pouvait l’être, mais je n’ai pu sauver que ça.
– Et si tu me disais plutôt pourquoi Griboïedov a brûlé ? demanda Woland.
Avec ensemble, Koroviev et Béhémoth écartèrent les bras et levèrent les yeux au ciel. Béhémoth s’écria :
– Je n’y comprends rien ! Nous étions là, tranquillement assis, en train de manger paisiblement…
– Et tout d’un coup, pan ! pan ! des coups de feu ! poursuivit Koroviev. Affolés par la peur, Béhémoth et moi, nous nous sommes précipités sur le boulevard, poursuivis par nos ennemis, nous avons couru jusqu’à la rue Timiriazev…
– Quand le sens du devoir, reprit Béhémoth, l’a emporté sur notre honteuse frayeur, et nous sommes retournés là-bas.
– Ah ! vous y êtes retournés ? dit Woland. Mais naturellement, la maison était déjà réduite en cendres.
– En cendres ! confirma Koroviev d’une voix désolée. Littéralement en cendres, messire, selon la juste expression que vous avez daigné employer. Rien qu’un tas de tisons !
– Je me suis précipité, raconta Béhémoth, dans la salle des réunions, celle qui a des colonnes, messire, avec l’intention de sauver quelques objets précieux. Ah ! messire, ma femme — si toutefois j’en avais une — a bien risqué vingt fois de rester veuve ! Mais heureusement, messire, je ne suis pas marié, et je vous dirai carrément que je suis heureux de ne pas l’être. Ah ! messire, est-il possible d’échanger la liberté du célibataire contre cet insupportable fardeau !…
– Te voilà reparti dans on ne sait quel galimatias, remarqua Woland.
– Vous avez raison, dit le chat. Je continue. Oui, voyez ce paysage ! Impossible d’emporter autre chose de la salle, je recevais les flammes en pleine figure. J’ai couru, à la réserve, où j’ai pu récupérer ce saumon. J’ai couru à la cuisine, où j’ai sauvé cette blouse. Je considère, messire, que j’ai fait tout mon possible, et c’est pourquoi je ne comprends pas ce que signifie cette expression sceptique que je vois sur votre visage.
– Et que faisait Koroviev, pendant que tu maraudais ? demanda Woland.
– J’aidais les pompiers, messire, répondit Koroviev en montrant son pantalon déchiré.
– Hélas ! dans ces conditions, il faudra évidemment construire une nouvelle maison.
– Elle sera reconstruite, messire, dit Koroviev, j’ose vous l’affirmer.
– Eh bien, reste à souhaiter que la nouvelle soit plus belle que l’ancienne, dit Woland.
– Il en sera bien ainsi, messire, dit Koroviev.
– Et vous devez me croire, ajouta le chat, car je suis un authentique prophète.
– En tout cas, nous sommes là, messire, et nous attendons vos ordres, dit Koroviev d’un ton officiel.
Woland se leva de son pliant, s’approcha de la balustrade, le dos tourné à ses gens, et longuement, seul et silencieux, il regarda au loin. Puis il revint s’asseoir et dit :
– Je n’ai pas d’ordres à vous donner. Vous avez fait tout ce que vous avez pu, et pour l’instant, je n’ai plus besoin de vos services. Vous pouvez vous reposer. L’orage ne va pas tarder, le dernier orage qui achèvera tout ce qui doit l’être. Alors, nous nous mettrons en route.
– Très bien, messire, répondirent les deux bouffons, et ils allèrent se cacher on ne sait où, derrière la tour ronde dressée au milieu de la terrasse.
L’orage dont parlait Woland s’amoncelait déjà à l’horizon. Une nuée noire se levait à l’ouest, qui cachait déjà la moitié du soleil. Bientôt, elle le couvrit entièrement. Sur la terrasse, l’air fraîchit. Quelques instants plus tard, il fit tout à fait sombre.
Les ténèbres venues de l’ouest couvrirent l’énorme ville. Les ponts, les palais furent engloutis. Tout disparut, comme si rien de tout cela n’avait existé sur la terre. Un trait de feu traversa le ciel de part en part. Un coup de tonnerre ébranla la ville. Il se répéta, et ce fut le début de l’orage. Dans l’obscurité, on ne vit plus Woland.
CHAPITRE XXX
Il est temps ! Il est temps
– Tu sais, dit Marguerite, juste au moment où tu t’es endormi, la nuit dernière, j’étais en train de lire la description des ténèbres venues de la mer Méditerranée…, et ces idoles, ah, ces idoles d’or ! Je ne sais pas pourquoi, mais elles ne me laissent pas une minute de repos. Et, en ce moment même, j’ai l’impression qu’il va pleuvoir. Tu sens, comme il fait plus frais, tout d’un coup ?
– Tout cela est très bien, très gentil, répondit le Maître qui fumait et agitait la main pour dissiper la fumée, et ces idoles, elles n’ont plus guère d’importance… en revanche, je n’ai pas la moindre idée de ce que nous allons faire à présent !
Cette conversation se déroulait au coucher du soleil, au moment où Matthieu Lévi apparaissait devant Woland, sur la terrasse. La lucarne du sous-sol était ouverte, et si quelqu’un y avait jeté un regard, il eût été fort étonné de l’étrange aspect des interlocuteurs. Marguerite ne portait, sur son corps nu, qu’un manteau noir, et le Maître était toujours dans sa tenue d’hôpital. La raison en était que Marguerite n’avait rigoureusement rien à se mettre, puisque toutes ses affaires étaient restées à la propriété, et bien que celle-ci fût fort peu éloignée, il n’était même pas question que Marguerite s’y rendît pour prendre des vêtements. Quant au Maître, qui retrouva tous ses costumes dans son armoire comme s’il n’était jamais allé nulle part, il n’avait simplement pas eu le désir de s’habiller, en représentant à Marguerite que de toute manière, il allait se produire quelque chose, qui, nécessairement, serait parfaitement absurde. Il est vrai que, pour la première fois depuis cette nuit d’automne, il s’était rasé (à la clinique, on lui avait coupé la barbe à l’aide d’une tondeuse).
La chambre, elle aussi, avait un aspect bizarre, et il eût été fort difficile de s’y retrouver dans le chaos qui y régnait. Des manuscrits jonchaient le tapis, et il y en avait également sur le divan. Un petit livre traînait sur un fauteuil. Sur la table ronde, un dîner était servi, et plusieurs bouteilles étaient posées entre les hors-d’œuvre. D’où venaient tous ces mets et ces boissons, le Maître et Marguerite l’ignoraient totalement. Ils avaient trouvé tout cela sur la table en s’éveillant.
Le Maître et son amie, qui avaient dormi jusqu’au soir de ce samedi, sentaient que toutes leurs forces étaient revenues, et la seule trace qui restât de leurs tribulations de la veille était, chez tous deux, une légère douleur à la tempe gauche. Par contre, du côté psychique, les changements, chez tous deux, étaient considérables, comme aurait pu s’en convaincre quiconque eût écouté leur conversation dans le sous-sol. Mais nul ne le pouvait. Cette petite maison avait ceci de bon, que les alentours étaient constamment déserts. Les tilleuls et les saules verdissants exhalaient un parfum printanier chaque jour plus intense, que la brise naissante apportait dans le sous-sol.
– Ah ! et puis zut ! s’écria le Maître inopinément. Enfin, si on réfléchit un peu… (il écrasa son mégot dans un cendrier et se prit la tête dans les mains) écoute, tu es quelqu’un d’intelligent et tu n’as jamais été folle… sérieusement, tu es certaine qu’hier, nous étions chez Satan ?
– Absolument certaine, répondit Marguerite.
– Mais voyons, bien sûr, dit ironiquement le Maître. Maintenant, en somme, au lieu d’un fou, il y en a deux : le mari et la femme ! (Il leva le doigt vers le ciel et cria :) Non, c’est… le diable sait ce que c’est ! Le diable, le diable…
Pour toute réponse, Marguerite se renversa sur le divan et éclata de rire, en agitant en l’air ses jambes nues. Puis elle s’écria :
– Oh ! je n’en peux plus… je n’en peux plus !… Non, mais si tu te voyais !…
Quand le Maître eut remonté pudiquement son caleçon long d’hôpital, elle cessa de rire et redevint sérieuse.
– Sans le vouloir, tu viens de dire la vérité, dit-elle. Le diable sait ce que c’est, et le diable, crois-moi, arrangera tout ! (Les yeux soudain brillants, elle sauta sur ses pieds et se mit à danser sur place en chantant à pleine voix :) Comme je suis heureuse, heureuse, heureuse d’avoir fait un pacte avec lui ! Ô Satan, Satan !… Mais tu vas être obligé, mon chéri, de vivre avec une sorcière ! reprit-elle en se jetant dans les bras du Maître, qu’elle prit par le cou et se mit à embrasser sur les lèvres, le nez, les joues.
Les boucles folles de ses cheveux noirs aveuglaient le Maître, dont le front et les joues étaient enflammés par les baisers.
– C’est vrai, tu ressembles tout à fait à une sorcière.
– Je ne le nie pas, répondit Marguerite. Je suis une sorcière, et j’en suis bien contente.
– Très bien, dit le Maître, va pour la sorcière, c’est parfait, c’est magnifique. Ils ont réussi, disons, à me tirer de la clinique… ça aussi, c’est très gentil ! Ils m’ont fait revenir ici, admettons-le. Supposons même qu’on ne nous fera pas rechercher… Mais, par tout ce que tu as de plus sacré, dis-moi comment, et de quoi nous allons vivre. Si je dis ça, c’est par souci pour toi, crois-moi !
À ce moment parurent à la fenêtre des souliers à bout carré et le bas des jambes d’un pantalon de fil-à-fil. Puis ces deux jambes se joignirent aux genoux et la lumière du jour fut masquée par un gros derrière.
– Aloysius, tu es là ? demanda une voix, quelque part au-dessus du pantalon.
– Ça commence, dit le Maître.
– Aloysius ? dit Marguerite en se rapprochant du soupirail. Il a été arrêté hier ! Mais qui le demande ? Qui êtes-vous ?
Instantanément, les genoux et le derrière disparurent et on entendit claquer le portillon, après quoi tout rentra dans l’ordre. Marguerite retomba sur le divan, et se mit à rire au point que des larmes roulèrent sur ses joues. Mais elle se calma bientôt, et son visage changea alors du tout au tout. Elle parla d’un ton grave, et tout en parlant, elle se glissa sur les genoux du Maître, le regarda dans les yeux et se mit à lui caresser la tête.
– Comme tu as souffert, mon pauvre ami, comme tu as souffert ! Moi seule, je le sais. Regarde, tu as des fils blancs dans les cheveux, et autour des lèvres, un pli qui ne s’effacera jamais ! Mon unique, mon chéri, ne pense plus à rien ! Tu as dû trop penser, maintenant, c’est moi qui penserai pour toi. Et je te le jure, je te le jure, tout ira bien, magnifiquement bien !
– Je ne crains rien, Margot, répondit soudain le Maître, qui leva la tête et apparut tel qu’il était à l’époque où il écrivait, racontant quelque chose qu’il n’avait jamais vu, mais dont il savait, sans doute, que cela avait été. Je ne crains plus rien, parce que j’ai déjà tout enduré. On m’a trop fait peur : plus rien, maintenant, ne peut m’effrayer. Mais j’ai pitié de toi, Margot, voilà la question, et voilà pourquoi je répète toujours la même chose. Ressaisis-toi ! À quoi bon gâcher ta vie avec un miséreux et un malade ? Retourne chez toi ! J’ai pitié de toi, c’est pourquoi je te dis cela !
– Ah ! toi, toi…, murmura Marguerite en secouant sa tête ébouriffée. Comme tu es malheureux, et comme tu manques de confiance !… C’est pour toi, hier, que j’ai passé la nuit toute nue, à trembler de fièvre, c’est pour toi que j’ai changé de nature, que j’ai passé plusieurs mois dans une petite pièce sombre, à penser uniquement à l’orage sur Jérusalem, c’est pour toi que j’ai usé mes yeux à pleurer, et maintenant que le bonheur nous tombe dessus, tu me chasses ! C’est bien, je partirai, je partirai, mais sache que tu es un homme cruel ! Ils ont détruit ton âme !
Une amère tendresse emplit le cœur du Maître. Sans raison, il se mit à pleurer et enfouit son visage dans les cheveux de Marguerite. Celle-ci pleura également, et tandis que ses doigts caressaient légèrement les tempes du Maître, elle murmura :
– Oui, des fils, des fils blancs… Sous mes yeux, ta tête se couvre de neige… ah ! chère, chère tête qui a tant souffert ! Et tes yeux, regarde tes yeux ! On y voit le désert… Et tes épaules, ce faix sur tes épaules…
Et les paroles de Marguerite, secouée par les sanglots, devinrent incohérentes.
Alors le Maître s’essuya les yeux, fit lever Marguerite de ses genoux, se leva lui-même et dit d’une voix ferme :
– Assez. Tu m’as fait honte. Plus jamais je ne manquerai de courage, et je ne reviendrai plus sur cette question, sois tranquille. Je sais que nous sommes tous deux victimes de ma maladie mentale, que je t’ai sans doute transmise… Eh bien, nous la supporterons ensemble.
Marguerite approcha ses lèvres de l’oreille du Maître et murmura :
– Je le jure sur ta vie, je le jure sur le fils de l’astrologue que ton intuition a recréé !
– Bon, tant mieux, tant mieux, répondit le Maître, et en riant, il ajouta : Bien sûr, quand des gens, comme toi et moi, sont dépouillés de tout, quand on leur a tout pris, ils cherchent leur salut auprès des forces de l’au-delà ! Eh bien, soit, cherchons de ce côté.
– Ah ! voilà, voilà, tu es comme avant, tu ris ! dit Marguerite. Mais va au diable avec tes grands mots. De l’au-delà ou pas de l’au-delà, qu’est-ce que ça peut faire ? J’ai faim ! et elle attira le Maître vers la table.
– Je me demande si toute cette nourriture ne va pas tout d’un coup disparaître sous terre ou s’envoler par la fenêtre, dit celui-ci, tout à fait calmé.
– Elle ne s’envolera pas.
Au même instant, à la lucarne, une voix nasillarde prononça :
– Paix sur vous.
Le Maître sursauta, mais Marguerite, déjà habituée à l’inhabituel, s’exclama :
– Mais c’est Azazello ! Ah ! comme c’est gentil, comme c’est bien ! (Elle murmura au Maître :) tu vois, ils ne nous abandonnent pas !
Et elle courut ouvrir.
– Ferme au moins ton manteau ! lui cria le Maître.
– Je me fiche de tout ça, maintenant, répondit Marguerite qui était déjà dans le corridor.
Azazello, dont l’œil unique étincelait, s’inclina et souhaita le bonsoir au Maître, et Marguerite s’écria :
– Ah ! comme je suis contente ! Jamais de ma vie je n’ai été aussi contente ! Mais pardonnez-moi, Azazello, de me montrer toute nue !
Azazello lui dit de ne pas s’inquiéter, et affirma qu’il avait déjà vu non seulement des femmes nues, mais même des femmes avec la peau complètement arrachée. Sur ce, il prit volontiers place à table, après avoir déposé dans un coin un paquet enveloppé de brocart sombre.
Marguerite servit à Azazello un verre de cognac, qu’il but avec plaisir. Le Maître, qui ne le quittait pas des yeux, se pinçait de temps à autre le dos de la main gauche, sous la table. Mais cela ne servit à rien. Azazello ne s’évanouit pas comme une vision, et, à vrai dire, il n’y avait aucune nécessité à ce qu’il disparût. Ce petit homme roux n’avait rien de redoutable, n’eût été cette taie sur un œil — mais cela arrive bien en dehors de toute sorcellerie, — et aussi ce costume un peu extraordinaire — une sorte de robe, ou de soutane, — mais si on y réfléchit bien, cela se voit aussi, parfois. De plus, il savait boire le cognac, comme font les braves gens — cul sec et sans rien avaler. Grâce à ce même cognac, le Maître sentit ses oreilles bourdonner, et il pensa :
« Non, c’est Marguerite qui a raison… Bien sûr, celui qui est là, assis devant moi, est un envoyé du diable. Moi-même, d’ailleurs, et pas plus tard que la nuit d’avant-hier, j’ai démontré à Ivan que celui qu’il avait rencontré à l’étang du Patriarche n’était autre que Satan, et voilà que cette idée me fait peur, et que je me mets à radoter à propos d’hypnotiseurs et d’hallucinations… Au diable les hypnotiseurs !… »
Il examina Azazello plus attentivement, et il découvrit dans le regard de celui-ci quelque chose de contraint, comme une pensée qu’il se retiendrait d’exposer, pour l’instant. « Il n’est pas venu en simple visite, il est chargé d’une mission », pensa le Maître.
Son sens de l’observation ne l’avait pas trompé. Après avoir bu un troisième verre de cognac — qui ne produisait sur lui aucun effet — Azazello prit la parole en ces termes :
– Voilà un confortable sous-sol, le diable m’emporte ! La seule question qui se pose est celle-ci : que faire, dans ce charmant sous-sol ?
– C’est exactement ce que je dis, répondit le Maître en riant.
– Pourquoi me tourmentez-vous, Azazello ? demanda Marguerite. N’importe quoi !
– Comment, comment ! s’écria Azazello. Je ne songeais pas un instant à vous tourmenter. C’est ce que je dis aussi : n’importe quoi ! Ah ! oui ! Un peu plus, j’oubliais… Messire m’a chargé de vous transmettre ses salutations, et il m’a aussi ordonné de vous dire qu’il vous invitait à faire avec lui une petite promenade, si vous le désirez, bien entendu. Eh bien, qu’en dites-vous ?
Sous la table, Marguerite toucha du pied la jambe du Maître.
– Avec grand plaisir, dit aussitôt le Maître, en étudiant le visage d’Azazello.
Celui-ci continua :
– Nous espérons, alors, que Marguerite Nikolaïevna ne refusera pas ?
– Je ne refuserai certainement pas, dit Marguerite, dont la jambe toucha de nouveau celle du Maître.
– Merveilleux ! s’écria Azazello. Voilà comme j’aime faire les choses ! Une, deux, et hop, c’est fait ! Ce n’est pas comme l’autre fois, dans le jardin Alexandrovski !
– Ah ! ne m’en parlez plus, Azazello, j’étais bête, à ce moment-là. D’ailleurs, il ne faut pas me juger trop sévèrement : ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre un esprit malin !
– Je vous crois ! confirma Azazello. Et si c’était tous les jours, ce serait bien agréable !
– Moi aussi, j’aime la vitesse, dit Marguerite excitée, j’aime la vitesse et j’aime être nue… Comme avec le mauser — pan ! Ah ! comme il tire bien ! s’écria-t-elle en se tournant vers le Maître. Un sept de pique sous un oreiller, il le touche où on veut !…
Marguerite commençait à être ivre, et ses yeux brillaient.
– Voilà que j’oubliais encore ! s’écria Azazello en se claquant le front. Décidément, je suis fourbu, et je perds la tête ! Oui, Messire vous envoie un cadeau (il s’adressa au Maître), une bouteille de vin. Et je vous prie de remarquer que c’est le même vin que buvait le procurateur de Judée. Du Falerne.
Pareille rareté ne pouvait, naturellement, que susciter un vif intérêt chez le Maître et chez Marguerite. Azazello tira de son enveloppe de sombre brocart funéraire un flacon entièrement couvert de moisissure. On huma le vin, on le versa dans les verres, on le regarda au jour de la fenêtre que l’orage imminent assombrissait. Et tout prit la couleur du sang.
– À la santé de Woland ! s’écria Marguerite en levant son verre.
Tous trois portèrent les verres à leurs lèvres et burent une longue gorgée. Aussitôt, la pâle lumière qui annonçait l’orage s’éteignit devant les yeux du Maître et, la respiration coupée, il sentit que c’était la fin. Il vit encore la pâleur mortelle qui se répandait sur le visage de Marguerite tandis que d’un geste impuissant elle essayait de tendre les bras vers lui, qu’elle s’effondrait sur la table puis glissait à terre.
– Empoisonneur !… put encore crier le Maître.
Il voulut saisir un couteau sur la table pour en frapper Azazello, mais sa main glissa sans force le long de la nappe. Tout ce qui l’entourait se teinta de noir, puis disparut. Il tomba à la renverse, et en tombant, il s’ouvrit la tempe sur le coin du bureau.
Quand les deux empoisonnés ne bougèrent plus, Azazello entra en action. En premier lieu, il s’élança par la fenêtre, et un instant plus tard, il était à la propriété qu’habitait Marguerite Nikolaïevna. Toujours précis et ponctuel, Azazello voulait vérifier si tout avait été exécuté convenablement. Il put constater que tout était en ordre. Il vit une femme à l’air morose, qui visiblement attendait le retour de son mari, sortir de sa chambre à coucher, puis soudain, pâlir mortellement, porter la main à son cœur et crier faiblement :
– Natacha… quelqu’un… à moi…, puis s’effondrer sur le parquet du salon, sans avoir pu atteindre le cabinet de travail.
– Tout va bien, dit Azazello.
En un instant, il fut auprès des amoureux étendus sur le sol. Marguerite gisait le visage contre le tapis. De sa main de fer, Azazello la retourna comme une poupée, et il scruta le visage tourné vers lui et qui se modifiait à vue d’œil. Même dans l’obscurité de l’orage qui s’épaississait peu à peu, on pouvait voir s’effacer cet air de sorcière qu’elle avait depuis quelque temps : yeux qui louchaient légèrement, figure exubérante et un peu cruelle. Les traits de la morte s’éclairèrent, s’adoucirent enfin, et son rictus carnassier fit place à une expression figée de souffrance féminine. Azazello desserra les dents blanches et versa dans la bouche quelques gouttes du vin qui lui avait servi de poison. Marguerite poussa un soupir, puis se redressa sans l’aide d’Azazello, s’assit et demanda faiblement :
– Pourquoi, Azazello, pourquoi ? Qu’est-ce que vous m’avez fait ?
Elle vit le Maître étendu, frissonna et murmura :
– Je n’aurais jamais cru… vous, un assassin ?
– Mais non, voyons, mais non, répondit Azazello. Il va se réveiller tout de suite. Pourquoi donc êtes-vous si nerveuse ?
Marguerite le crut sans hésiter, tant la voix du démon roux était convaincante. Elle se remit sur pied, vive et pleine d’énergie, et aida Azazello à donner du vin au Maître. Celui-ci ouvrit les yeux mais son regard était sombre et il répéta avec haine son dernier mot :
– Empoisonneur…
– Ah ! voilà la récompense habituelle d’un bon travail : l’injure ! dit Azazello. Seriez-vous donc aveugle ? Hâtez-vous, alors, de recouvrer la vue !
Le Maître se leva, promena autour de lui un regard maintenant vif et clair, et demanda :
– Que signifie cette nouveauté ?
– Elle signifie, répondit Azazello, qu’il est temps. L’orage gronde déjà, entendez-vous ? Il fait de plus en plus sombre. Les chevaux raclent la terre de leur sabot, le petit jardin frissonne. Allons, faites vos adieux à tout cela, hâtez-vous.
– Ah ! je comprends…, dit le Maître, regardant à nouveau autour de lui. Vous nous avez tués, nous sommes morts. Quelle habileté ! Quel à-propos ! Maintenant, je comprends tout.
– Hé, de grâce ! dit Azazello. Est-ce vous qui parlez ainsi ? Votre amie vous appelle Maître, vous êtes capable de penser, comment donc pourriez-vous être mort ? Avez-vous besoin, pour vous considérer comme vivant, d’être assis dans ce sous-sol, en chemise et caleçon d’hôpital ? C’est ridicule !
– J’ai tout compris, toutes vos paroles ! s’écria le Maître. N’en dites pas plus ! Vous avez mille fois raison !
– Ô grand Woland ! Grand Woland ! répéta Marguerite en écho. Comme son imagination est supérieure à la mienne ! Mais ton roman, ton roman, cria-t-elle au Maître, emporte ton roman, quel que soit le lieu où nous nous envolerons !
– Inutile, répondit le Maître, je le sais par cœur.
– Et tu n’en oublieras pas un mot… pas un seul ? demanda Marguerite qui se serra contre son amant et essuya le sang de sa tempe blessée.
– Ne t’inquiète pas. Désormais, je n’oublierai plus jamais rien.
– Alors le feu ! s’écria Azazello. Le feu, par quoi tout a commencé, et par quoi nous achevons toutes choses !
– Le feu ! cria Marguerite d’une voix éclatante.
La lucarne s’ouvrit brutalement, et le vent fit voler le rideau. Un bref coup de tonnerre roula gaiement dans le ciel. Azazello fourra sa main griffue dans le poêle, en sortit une braise fumante et mit le feu à la nappe. Il alluma également un paquet de vieux journaux sur le divan, puis un manuscrit, et le rideau de la fenêtre.
Le Maître, déjà grisé par la future chevauchée, balaya d’une étagère un livre qui tomba sur la table, en froissa les pages sur la nappe en feu, et le livre s’enflamma joyeusement.
– Brûle, brûle, vie passée !
– Brûle, souffrance ! cria Marguerite.
La chambre ondulait déjà dans les tourbillons pourpres. Les trois personnages franchirent la porte dans un nuage de fumée, grimpèrent l’escalier et sortirent dans la petite cour. La première chose qu’ils y aperçurent fut, assise par terre, la cuisinière de l’entrepreneur. Autour d’elle étaient répandues des pommes de terre et quelques bottes d’oignons. L’état dans lequel se trouvait la cuisinière était compréhensible. Près de la remise, en effet, trois chevaux noirs s’ébrouaient, bronchaient, et leurs sabots impatients projetaient des jets de terre. Marguerite fut la première à sauter en selle, suivie d’Azazello, puis du Maître. Avec un gémissement déchirant, la cuisinière leva la main pour faire un signe de croix, mais Azazello lui cria d’un ton menaçant :
– Je vais te couper la main ! puis il siffla, et les chevaux, brisant les branchages des tilleuls, bondirent et s’enfoncèrent dans les nuages bas et noirs.
À ce moment, une épaisse fumée sortit de la fenêtre du sous-sol, et de la cour monta le cri faible et pitoyable de la cuisinière :
– Au feu…
Déjà, les chevaux passaient au-dessus des toits de Moscou.
– Je voudrais faire mes adieux à la ville…, cria le Maître à Azazello qui chevauchait devant lui.
Le reste de sa phrase se perdit dans le fracas du tonnerre. Azazello acquiesça d’un signe de tête, et lança son cheval au galop. La nuée d’orage se rapprochait à toute allure des cavaliers volants mais nulle goutte de pluie ne s’en échappait.
Les voyageurs survolèrent un boulevard, où ils virent de petites silhouettes courir pour se mettre à l’abri. Les premières gouttes tombaient. Puis ils survolèrent des tourbillons de fumée, tout ce qui restait de la maison de Griboïedov. Ils survolèrent la ville, que noyait déjà l’obscurité. Au-dessus d’eux jaillissaient des éclairs. Aux toits succéda un océan de verdure. Alors la pluie se déversa sans retenue, transformant les cavaliers en trois grosses bulles flottant dans l’eau.
Cette sensation de vol était déjà familière à Marguerite, mais pas au Maître qui s’étonna de la rapidité avec laquelle ils arrivèrent au but, vers celui à qui il voulait dire adieu, parce qu’il n’avait personne d’autre à qui le dire. Dans la grisaille de la pluie, il reconnut tout de suite la clinique de Stravinski, avec la rivière et le bois sur l’autre rive qu’il avait eu tout loisir d’étudier. Tous trois atterrirent dans une clairière, près d’un bosquet, non loin de la clinique.
– Je vous attends ici ! cria Azazello en mettant ses mains en porte-voix, tantôt illuminé par un éclair, tantôt se fondant dans la grisaille. Faites vos adieux, mais dépêchez-vous !
Le Maître et Marguerite sautèrent à bas de leur selle et traversèrent le jardin comme des fantômes aquatiques. Un instant plus tard, d’un geste familier, le Maître ouvrait le grillage du balcon de la chambre 117. Marguerite le suivait, et ils entrèrent chez Ivanouchka. Dans le fracas et les mugissements de l’orage, personne ne les avait vus ni entendus. Le Maître s’arrêta près du lit.
Ivanouchka était allongé, immobile, comme la première fois qu’il avait observé l’orage, dans cette maison où il avait trouvé le repos. Mais il ne pleurait plus, comme alors. Quand il eut reconnu la silhouette obscure descendue vers lui du balcon, il se redressa, tendit les bras et dit joyeusement :
– Ah ! c’est vous ! Moi qui vous ai tant attendu ! Vous voilà enfin, mon voisin !
Le Maître répondit :
– Me voilà, mais malheureusement je ne pourrai plus être votre voisin. Je m’envole pour toujours, et je ne suis venu que pour vous dire adieu.
– Je le savais, je l’avais deviné, répondit doucement Ivan, puis il demanda : L’avez-vous rencontré ?
– Oui, répondit le Maître. Et je suis venu vous dire adieu, parce que vous êtes la seule personne à qui j’ai parlé, ces derniers temps.
Le visage d’Ivan s’éclaira, et il dit :
– C’est bien d’être passé par ici. Et moi, je tiendrai parole, je n’écrirai plus de mauvaise poésie. C’est autre chose qui m’intéresse, maintenant (Ivanouchka sourit, et son regard dépourvu de raison se porta au-delà du Maître), j’écrirai autre chose. En restant couché ici, vous savez, j’ai compris bien des choses.
Ému par ces paroles, le Maître s’assit au bord du lit et répondit :
– Ah ! c’est bien, c’est bien. Vous écrirez la suite de son histoire.
– Mais vous, vous ne le ferez pas ? (Il baissa la tête, puis ajouta, pensif :) C’est vrai… qu’est-ce que je vais demander là ?…
Et Ivanouchka regarda le plancher d’un air effrayé.
– Non, dit le Maître, dont la voix parut à Ivan assourdie, comme étrangère. Je n’écrirai plus rien sur lui. J’aurai d’autres occupations.
Un coup de sifflet perça le grondement de l’orage.
– Vous entendez ? demanda le Maître.
– C’est le bruit de l’orage…
– Non, c’est moi qu’on appelle, il est temps, dit le Maître en se levant.
– Attendez ! Un mot encore, demanda Ivan. Et elle, vous l’avez retrouvée ? Elle vous était restée fidèle ?
– La voici, répondit le Maître en montrant le mur.
De la paroi blanche se détacha la silhouette sombre de Marguerite qui s’approcha du lit. Elle regarda le jeune homme qui y était couché, et une profonde tristesse emplit ses yeux.
– Pauvre, pauvre…, dit-elle à voix basse, et elle se pencha sur le lit.
– Comme elle est belle, dit Ivan d’un ton dépourvu d’envie, mais avec tristesse et une sorte de tendresse paisible. Vous voyez comme les choses se sont bien arrangées pour vous. Pour moi, ce ne sera pas si bien… (Il réfléchit un instant et ajouta, songeur) Et peut-être que si, après tout…
– Oui, oui, chuchota Marguerite en se penchant tout près de lui. Je vais vous donner un baiser et, pour vous, tout s’arrangera comme il faut… Vous pouvez me croire, j’ai vu, je sais…
Le jeune homme mit ses bras autour de son cou, et elle lui donna un baiser.
– Adieu, mon élève, dit le Maître d’une voix à peine distincte, et il commença à s’effacer dans l’air.
Puis il disparut, et Marguerite disparut avec lui. La grille du balcon se referma.
Ivanouchka tomba dans un grand désordre d’esprit. Il s’assit sur son lit, jeta des regards inquiets autour de lui, gémit, parla tout seul, se leva. L’orage, qui redoublait de fureur, sema visiblement l’angoisse dans son âme. Ce qui le troublait aussi, c’est que, derrière sa porte, son oreille accoutumée au perpétuel silence de ces lieux percevait distinctement des pas furtifs et inquiets, et un son de voix étouffées. Pris d’un tremblement nerveux, il appela :
– Prascovia Fiodorovna !
Mais Prascovia Fiodorovna entrait déjà et le regardait, étonnée et alarmée :
– Quoi ? Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. C’est l’orage qui vous tourmente ? Allons, ce n’est rien, ce n’est rien… On va s’occuper de vous tout de suite… j’appelle le docteur…
– Non, Prascovia Fiodorovna, inutile d’appeler le docteur, dit Ivan en regardant avec agitation non pas Prascovia Fiodorovna, mais le mur. Je n’ai rien de spécial, et je me débrouille bien tout seul, n’ayez pas peur. Mais dites-moi plutôt, demanda-t-il d’un ton cordial, que s’est-il passé à côté, dans la chambre 118 ?
– Au 118 ? répéta Prascovia Fiodorovna, le regard fuyant. Mais rien, rien du tout.
Mais sa voix sonnait faux, et Ivan s’en aperçut immédiatement.
– Hé, Prascovia Fiodorovna ! Vous qui dites toujours la vérité… vous avez peur que je ne devienne furieux ? Non, Prascovia Fiodorovna, aucun danger. Vous feriez mieux de parler franchement parce que, derrière le mur, j’entends tout.
– Votre voisin vient de mourir, murmura Prascovia Fiodorovna, incapable de contenir plus longtemps sa franchise et sa bonté.
Enveloppée par la lueur d’un éclair, elle regarda Ivan avec frayeur. Mais rien de terrible n’arriva. Simplement, Ivanouchka leva le doigt d’un air important et dit :
– Je le savais ! Et je peux vous affirmer, Prascovia Fiodorovna, qu’une autre personne vient de mourir dans la ville. Je sais même qui c’est. (Ivan eut un sourire mystérieux.) C’est une femme !
CHAPITRE XXXI
Sur le mont des Moineaux
L’orage fut emporté au loin et un arc-en-ciel multicolore enjamba toute la ville, buvant l’eau de la Moskova. Trois silhouettes sombres se tenaient immobiles en haut d’une colline, entre deux bosquets. C’étaient Woland, Koroviev et Béhémoth, en selle sur des chevaux noirs, contemplant la ville étalée au-delà de la rivière, où le soleil couchant, brisé en milliers d’éclats, étincelait aux fenêtres tournées vers l’ouest, et les tours semblables à des jouets de massepain du monastère Novodievitchi.
Il y eut un bruissement dans l’air, et Azazello, entraînant dans le sillage de son manteau noir le Maître et Marguerite, vint se poser avec eux près du groupe immobile.
– Il a fallu vous causer quelques désagréments, Marguerite Nikolaïevna, et à vous, Maître, dit Woland après un moment de silence. Mais vous ne m’en tiendrez pas rigueur, et je pense que vous n’aurez pas à le regretter. Eh bien, ajouta-t-il en se tournant vers le Maître, faites vos adieux à la ville, il est temps.
Et le gant noir à poignet évasé de Woland indiqua les innombrables soleils qui flamboyaient sur les vitres en fusion, et le brouillard de vapeurs qui montait de la ville chauffée toute la journée.
Le Maître mit pied à terre et, s’éloignant des autres, gagna d’un pas rapide le bord escarpé de la colline. Sa cape noire traînait sur le sol derrière lui. Il s’arrêta et regarda la ville. Dans les premiers instants, une tristesse poignante s’insinua dans son cœur. Mais, très vite, elle fit place à une anxiété douceâtre, une nostalgie de tzigane errant.
– Pour toujours !… Il faut se pénétrer de cette idée…, murmura le Maître en passant sa langue sur ses lèvres sèches et gercées.
Prêtant l’oreille aux mouvements de son âme, il fut à même de les analyser avec précision. Son émotion se changea, lui sembla-t-il, en un sentiment de profonde et cruelle offense. Mais ce ne fut qu’une impression fugitive, qui disparut pour être remplacée, bizarrement, par une orgueilleuse indifférence et, enfin, par le pressentiment d’un perpétuel repos.
Le groupe des cavaliers attendait le Maître en silence, regardant la longue silhouette noire qui, au bord du précipice, gesticulait, tantôt levant la tête comme pour essayer de faire porter son regard, par-dessus la ville, jusqu’aux confins de celle-ci, tantôt la laissant retomber sur sa poitrine comme pour examiner l’herbe foulée et maigre à ses pieds.
Le silence fut rompu par Béhémoth, qui s’ennuyait.
– Permettez-moi, Maître, dit-il, de siffler avant notre départ, en guise d’adieu.
– Tu vas faire peur à la dame, dit Woland. De plus, n’oublie pas que les scandales que tu as provoqués aujourd’hui sont terminés.
– Oh ! non, non, messire, dit Marguerite, assise en amazone sur sa selle, les mains aux hanches et sa longue traîne pendant jusqu’à terre. Permettez-lui de siffler. La pensée de ce long voyage me rend triste. N’est-il pas vrai, messire, que cette tristesse est naturelle même quand le voyageur sait qu’au bout de sa route il trouvera le bonheur ? Qu’il nous fasse rire, sinon je crains que cela ne se termine par des larmes, et notre voyage en serait gâché !
Woland se tourna vers Béhémoth et acquiesça d’un signe de tête. Tout joyeux, Béhémoth sauta à terre, enfonça ses doigts dans sa bouche, gonfla ses joues, et siffla. Les oreilles de Marguerite tintèrent douloureusement, et son cheval se cabra. Dans le bois voisin, des branches mortes tombèrent des arbres, et toute une bande de corneilles et de moineaux s’envola. Des colonnes de poussière descendirent en tourbillonnant jusqu’à la rivière, et, dans un tramway qui longeait le quai, on vit les casquettes de quelques passagers s’envoler et tomber à l’eau.
Le coup de sifflet fit sursauter le Maître, mais il ne se retourna pas. Ses gesticulations redoublèrent, et il leva le poing vers le ciel, comme pour menacer toute la ville. Béhémoth regarda autour de lui d’un air faraud.
– C’est un coup de sifflet, je ne discute pas, remarqua dédaigneusement Koroviev. C’est effectivement un coup de sifflet, mais si on veut dire les choses sans parti pris, c’est un coup de sifflet très moyen !
– Hé, je ne suis pas chantre d’église, moi, répliqua Béhémoth avec dignité en gonflant ses joues, et en adressant un clin d’œil inattendu à Marguerite.
– Tiens, laisse-moi faire, je vais essayer en souvenir du passé, dit Koroviev en se frottant les mains et en soufflant sur ses doigts.
– Mais fais bien attention de n’estropier personne ! dit la voix sévère de Woland.
– Faites-moi confiance, messire, répondit Koroviev, la main sur le cœur. C’est pour rire, simplement pour rire…
Alors il parut s’allonger, comme s’il était en caoutchouc. Les doigts de sa main droite s’entrelacèrent en une étrange pyramide, puis il s’enroula sur lui-même comme un ressort et, se détendant soudain d’un seul coup, il siffla.
Marguerite n’entendit pas le coup de sifflet, mais en vit les effets en même temps qu’elle était rejetée, elle et son ardent coursier, à soixante-dix pieds de là. À côté d’elle, un chêne fut déraciné, et toute la colline se crevassa, jusqu’à la rivière. Un énorme morceau du rivage, quai et restaurant compris, glissa dans l’eau. La rivière bouillonna, se souleva, rejetant sur l’autre rive basse et verdoyante le tramway intact ainsi que ses passagers. Aux pieds du cheval de Marguerite, qui s’ébrouait, vint s’abattre, tué par le sifflement de Fagot, un choucas.
Ce coup de sifflet effraya fort le Maître. Il se prit la tête dans les mains, et revint en courant vers le groupe de ses compagnons de voyage.
– Eh bien, lui demanda Woland du haut de son cheval, tous les comptes sont réglés ? Les adieux sont faits ?
– Les adieux sont faits, répondit le Maître et, apaisé, il leva sur Woland un regard franc et hardi.
Alors, sur la colline, roula comme un son de trompe la voix terrible de Woland : « Il est temps ! » accompagnée d’un brusque coup de sifflet et d’un ricanement, dus à Béhémoth.
D’un coup de reins, les chevaux enlevèrent leur cavalier dans les airs et prirent le galop. Marguerite sentait son fougueux coursier ronger son frein et tirer sur les rênes. Le manteau de Woland, gonflé par le vent, se déploya au-dessus de la cavalcade, masquant une partie du firmament qu’envahissait l’ombre du soir. Quand ce voile noir s’écarta un instant, Marguerite regarda derrière elle et vit que les tours bigarrées au-dessus desquelles voltigeait un aéroplane avaient depuis longtemps disparu. La ville tout entière avait été engloutie par la terre et n’en subsistaient que brouillards et fumées.
CHAPITRE XXXII
Grâce et repos éternel
Ô dieux, dieux ! comme la terre est triste, le soir ! Que de mystères, dans les brouillards qui flottent sur les marais ! Celui qui a erré dans ces brouillards, celui qui a beaucoup souffert avant de mourir, celui qui a volé au-dessus de cette terre en portant un fardeau trop lourd, celui-là sait ! Celui-là sait, qui est fatigué. Et c’est sans regret, alors, qu’il quitte les brumes de cette terre, ses rivières et ses étangs, qu’il s’abandonne d’un cœur léger entre les mains de la mort, sachant qu’elle — et elle seule — lui apportera la paix.
Fatigués eux aussi, les chevaux enchantés avaient considérablement ralenti leur allure, et la nuit inéluctable les rattrapait. La sentant derrière son dos, même le turbulent Béhémoth se tint coi. Les griffes accrochées au pommeau de sa selle, il volait, silencieux et grave, la queue étalée.
La nuit commença à couvrir d’un noir linceul les bois et les prés, et tout en bas, au loin, elle alluma de petites lumières tristes, de petites lumières étrangères, désormais inutiles et sans intérêt pour Marguerite et pour le Maître. La nuit rattrapa la cavalcade, descendit sur elle et l’enveloppa, tout en semant çà et là, dans le ciel mélancolique, de petites taches de lumière pâle — les étoiles.
La nuit se fit plus dense, ses ténèbres roulèrent côte à côte avec les cavaliers, happèrent les manteaux, les arrachèrent des épaules, et révélèrent les déguisements. Et quand Marguerite, rafraîchie par le vent, ouvrit les yeux, elle put voir quels changements étaient survenus dans l’aspect de ceux qui volaient autour d’elle, chacun vers son but. Quand, par-delà la crête lointaine d’une forêt, le disque pourpre de la lune monta à leur rencontre, tous les faux-semblants avaient disparu, éparpillés dans les marais, les oripeaux fugaces de la sorcellerie s’étaient noyés dans le brouillard.
On aurait eu peine, maintenant, à reconnaître Koroviev-Fagot, soi-disant interprète auprès d’un mystérieux spécialiste qui n’avait nul besoin d’interprète, dans celui qui chevauchait en ce moment à côté de Woland, à droite de Marguerite. Celui qui, dans un costume de cirque déchiré, avait quitté le mont des Moineaux sous le nom de Koroviev-Fagot, était devenu un chevalier sévèrement vêtu de violet, dont le visage lugubre ignorait le sourire, qui chevauchait en faisant tinter doucement les chaînettes d’or de ses rênes. Le menton appuyé contre sa poitrine, il ne regardait pas la lune, il ne s’intéressait pas à la terre. À côté de Woland, il songeait, sans doute, à quelque préoccupation personnelle.
– Pourquoi a-t-il changé ainsi ? demanda Marguerite à Woland dans le sifflement du vent.
– Ce chevalier, répondit Woland en tournant vers Marguerite son visage où l’œil flamboyait doucement, s’est permis un jour une plaisanterie malheureuse. Le calembour qu’il avait composé à propos de la lumière et des ténèbres n’était pas très bon. À la suite de cela, le chevalier a été obligé de plaisanter un peu plus, et un peu plus longtemps qu’il n’en avait l’intention. Mais cette nuit est une nuit de règlements de compte. Le chevalier a payé, et son compte est clos.
La nuit arracha également la queue touffue de Béhémoth, le dépouilla de son pelage dont elle dispersa les touffes dans les marais. Celui qui avait été un chat, chargé de divertir le prince des ténèbres, était maintenant un maigre adolescent, un démon-page, le meilleur bouffon qui eût jamais existé au monde. À présent il se tenait coi, et volait sans bruit, offrant son jeune visage à la lumière qui ruisselait de la lune.
À l’écart des autres, étincelant dans son armure d’acier, chevauchait Azazello. La lune avait également changé son visage. Ses absurdes et horribles chicots jaunes avaient complètement disparu, et son œil borgne s’était révélé faux. Les deux yeux d’Azazello étaient identiques — vides et noirs, — et son visage était blanc et glacé. Azazello avait maintenant son aspect authentique, son aspect de démon des déserts arides, de démon-tueur.
Marguerite ne pouvait se voir, mais elle voyait parfaitement combien le Maître lui-même avait changé. Ses cheveux avaient blanchi sous la lune et s’étaient rassemblés, derrière sa tête, en une queue qui volait au vent. Et lorsque le vent faisait voler le manteau qui dissimulait les jambes du Maître, Marguerite voyait luire et s’éteindre alternativement, aux talons de ses grosses bottes, les roulettes de ses éperons. Comme le démon-page, le Maître ne quittait pas la lune des yeux, mais il lui souriait comme à un être connu et aimé, et il grommelait on ne sait quoi pour lui-même, selon une habitude acquise dans la chambre 118.
Woland, enfin, avait repris lui aussi son aspect véritable. Marguerite n’aurait su dire de quoi étaient faites ses rênes — peut-être des rayons de lune tressés en chaînes, — ni même son cheval — une masse de ténèbres ayant pour crinière un nuage, — ni ses éperons — peut-être de pâles étoiles.
Cette chevauchée silencieuse dura longtemps encore, jusqu’au moment où le paysage, en bas, se modifia à son tour. Les forêts mélancoliques avaient sombré dans l’obscurité de la terre, engloutissant avec elles les lames blafardes des fleuves. Des roches erratiques apparurent, jetant des reflets de plus en plus vifs, tandis qu’entre elles se creusaient des ravins ténébreux, où ne pénétrait pas la lumière de la lune.
Woland arrêta son cheval sur un haut plateau morne et rocailleux. Les cavaliers avancèrent alors au pas, écoutant les sabots ferrés de leurs chevaux écraser le granit et les cailloux. La lune inondait la plate-forme d’une lumière d’un vert éclatant, et Marguerite discerna bientôt, au cœur de cette contrée déserte, la forme blanche d’un homme assis dans un fauteuil. Cet homme était peut-être sourd, ou bien profondément absorbé dans ses pensées. Toujours est-il qu’il n’entendit pas le sol pierreux trembler sous le poids des chevaux, et les cavaliers s’approchèrent de lui sans le déranger dans son immobilité.
La lune, dont la lumière était plus intense que celle du meilleur lampadaire électrique, permit à Marguerite de constater que l’homme assis, dont les yeux paraissaient aveugles, se frottait continuellement les mains d’un geste bref, tandis que ses yeux fixaient sans le voir le disque de la lune. Marguerite aperçut également, couché près du lourd fauteuil de pierre qui jetait de fugitives étincelles à la lueur lunaire, un énorme chien de couleur sombre, aux oreilles pointues, qui, comme son maître, fixait la lune d’un regard chargé d’angoisse. Aux pieds de l’homme assis gisaient les morceaux d’une cruche brisée, entre lesquels s’étalait une inaltérable flaque d’un rouge noirâtre.
Les cavaliers s’arrêtèrent.
– Ils ont lu votre roman, dit Woland en se tournant vers le Maître. Ils ont seulement dit que, malheureusement, il n’était pas terminé. Aussi ai-je voulu vous montrer votre héros. Voilà près de deux mille ans qu’il est assis sur ce plateau, et qu’il dort ; mais quand arrive la pleine lune, comme vous le voyez, il est tourmenté par l’insomnie. Et il n’est pas seul à en souffrir : elle torture également son fidèle gardien, ce chien. S’il est exact que la lâcheté est le plus grave des défauts, on ne saurait, sans doute, en accuser cet animal. La seule chose que craignait ce mâtin intrépide, c’était l’orage. Mais quoi, celui qui aime doit partager le sort de l’être aimé.
– Que dit-il ? demanda Marguerite, tandis qu’une ombre de compassion passait sur son visage parfaitement calme.
– Il dit toujours la même chose, répondit Woland. Il dit que même au clair de lune, il ne peut trouver la paix, et que sa tâche est détestable. Voilà ce qu’il dit toujours quand il ne dort pas, et quand il dort, il voit toujours la même chose : un chemin de lune, et il veut aller le long de ce chemin en conversant avec le détenu Ha-Nozri, parce qu’il affirme qu’il n’a pas eu le temps de tout lui dire jadis, en ce lointain jour de printemps, le quatorzième du mois de Nisan. Mais hélas, on ne sait trop pourquoi, il ne parvient pas à aller sur ce chemin, et personne ne vient à lui. Que faire alors ? Il ne lui reste donc plus qu’à converser avec lui-même. Et comme il faut bien un peu de variété, il lui arrive assez souvent d’ajouter à son discours sur la lune que ce qu’il hait le plus au monde, c’est son immortalité et sa célébrité inouïe. Et il ajoute qu’il échangerait volontiers son sort contre celui de ce vagabond déguenillé de Matthieu Lévi.
– Douze mille lunes pour une seule lune jadis, n’est-ce pas vraiment trop ? demanda Marguerite.
– Quoi ? C’est l’histoire de Frieda qui recommence ? Mais soyez rassurée, Marguerite. Toutes choses seront comme il se doit car telle est la loi du monde.
– Délivrez-le ! cria brusquement Marguerite de la voix perçante qu’elle avait quand elle était sorcière.
À ce cri, un rocher se détacha de la montagne et dégringola dans un ravin sans fond, dont les parois retentirent longuement du fracas de sa chute. Marguerite n’aurait pu dire, d’ailleurs, si ce fracas était dû à la chute du rocher, ou au rire de Satan. Quoi qu’il en soit, Woland riait en regardant Marguerite.
– Inutile de crier dans la montagne, dit-il. De toute manière, il est habitué aux éboulements, et il y a longtemps que cela ne le fait même plus sursauter. Vous ne pouvez pas intercéder pour lui, Marguerite, pour la bonne raison que celui avec qui il désire tant parler l’a déjà fait.
Woland se tourna de nouveau vers le Maître et dit :
– Eh bien, maintenant, vous pouvez terminer votre roman en une phrase !
On eût dit que le Maître attendait ce moment, tandis que, debout et immobile, il regardait le procurateur. Il joignit les mains en porte-voix, et cria de telle sorte que l’écho roula par les montagnes sans arbres et sans vie :
– Tu es libre ! Libre ! Il t’attend !
Les monts transformèrent la voix du Maître en un tonnerre, et ce tonnerre provoqua leur ruine. Les infernales parois rocheuses s’effondrèrent. Seule la plate-forme au fauteuil de pierre demeura debout. Dans le gouffre noir où les murailles s’étaient écroulées s’alluma une ville immense que dominaient des idoles étincelantes, dressées au-dessus d’un jardin qui, au cours de milliers de lunes, avait poussé avec une luxuriance fantastique. Et voici que la longue attente du procurateur était récompensée et que le chemin de lune était là qui s’étendait aux portes du jardin. Le chien aux oreilles pointues fut le premier à s’y lancer. L’homme au manteau blanc et à la sanglante doublure se leva de son fauteuil et cria quelque chose d’une voix rauque et cassée. On ne pouvait discerner s’il pleurait ou s’il riait, ni le sens de ses cris. On put seulement constater qu’à la suite de son fidèle gardien, il s’élança à son tour, frénétiquement, sur le chemin de lune.
– Et moi, dois-je le suivre ? demanda anxieusement le Maître, en touchant ses rênes.
– Non, répondit Woland. À quoi bon se précipiter sur les traces de ce qui n’est déjà plus ?
– Alors, je dois aller là-bas ? dit le Maître en se retournant pour désigner, surgie soudain des lointains, la ville qu’ils venaient de quitter avec ses monastères aux tours semblables à des jouets de massepain et les mille éclats de soleil brisé qui étincelaient aux vitres des maisons.
– Non plus, répondit Woland, dont la voix épaissie coula sur les rochers. Maître romantique ! Celui qu’aspire tant à voir le héros imaginé par vous et que vous venez de délivrer, celui-là a lu votre roman. (Woland se tourna vers Marguerite :) Marguerite Nikolaïevna ! On est forcé d’admettre que vous avez essayé d’imaginer, pour le Maître, le meilleur avenir ; mais, en vérité, ce que je vous propose, et ce que Yeshoua a demandé pour vous, est encore meilleur ! (Woland se pencha sur sa selle pour se rapprocher du Maître :) Laissez-les seuls tous les deux, dit-il, en montrant la direction prise par le procurateur. Ne les dérangeons pas. Peut-être arriveront-ils enfin à se mettre d’accord sur quelque chose… (Woland fit un geste de la main, et Jérusalem s’éteignit.) Et là-bas, c’est la même chose, dit Woland en se retournant. Que feriez-vous dans le sous-sol ? (Les éclats du soleil s’éteignirent à leur tour.) À quoi bon ? continua Woland d’une voix douce et convaincante. Ô Maître trois fois romantique ! N’avez-vous pas envie, l’après-midi, de vous promener avec votre amie sous les cerisiers, qui commencent à fleurir, et le soir, d’écouter de la musique de Schubert ? N’auriez-vous aucun plaisir à écrire, à la lueur des chandelles, avec une plume d’oie ? Ne voudriez-vous pas, comme Faust, vous pencher sur une cornue avec l’espoir de réussir à modeler un nouvel homuncule ? Alors là-bas, là-bas ! Là-bas, il y a déjà une maison qui vous attend, et un vieux serviteur, et les bougies sont déjà allumées, et elles seront bientôt éteintes, parce que, bientôt, l’aube se lèvera pour vous. Prenez ce chemin, Maître, prenez ce chemin ! Et adieu, car pour moi, il est temps !
– Adieu ! lancèrent d’une seule voix le Maître et Marguerite.
Et insoucieux des routes et des chemins, le noir Woland se précipita à grand fracas dans l’abîme, suivi de sa bruyante escorte. Alentour, il n’y eut plus ni rochers, ni plateau, ni chemin de lune, ni Jérusalem. Les chevaux noirs avaient disparu aussi. Et le Maître et Marguerite virent se lever l’aube promise. Elle succéda immédiatement à la pleine lune de minuit. Le Maître marchait avec son amie, dans l’éblouissement des premiers rayons du matin, sur un petit pont de pierres moussues. Ils le franchirent. Le ruisseau resta en arrière des amants fidèles, et ils s’engagèrent dans une allée sablée.
– Écoute ce silence, dit Marguerite, tandis que le sable bruissait légèrement sous ses pieds nus, écoute, et jouis de ce que tu n’as jamais eu de ta vie – le calme. Regarde, devant toi, voilà la maison éternelle que tu as reçue en récompense. Je vois déjà une fenêtre à l’italienne, et les vrilles d’une vigne vierge, qui grimpe jusqu’au toit. Voilà ta maison, ta maison pour l’éternité. Je sais que ce soir, ceux que tu aimes viendront te voir — ceux qui t’intéressent et qui ne te causeront aucune inquiétude. Ils joueront de la musique, ils chanteront pour toi, et tu verras : quelle lumière dans la chambre, quand brûleront les chandelles ! Tu t’endormiras, avec ton éternel vieux bonnet de nuit tout taché, tu t’endormiras avec le sourire aux lèvres. Ton sommeil te donnera des forces, et tu te mettras à raisonner sagement. Et tu n’auras plus jamais l’idée de me chasser. Quelqu’un veillera sur ton sommeil, et ce sera moi.
Ainsi parla Marguerite, en se dirigeant avec le Maître vers leur maison éternelle, et le Maître eut le sentiment que les paroles de Marguerite coulaient comme un filet d’eau, comme coulait en murmurant le ruisseau qu’ils avaient laissé derrière eux.
Et la mémoire du Maître, cette mémoire inquiète, percée de mille aiguilles, commença à s’éteindre. Quelqu’un rendait la liberté au Maître, comme lui-même venait de rendre la liberté au héros créé par lui : ce héros parti dans l’infini, parti sans retour, ce fils d’un roi astrologue qui, en cette nuit du samedi au dimanche, avait reçu sa grâce, le cruel cinquième procurateur de Judée, le chevalier Ponce Pilate.
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Mais tout de même ? Que se passa-t-il à Moscou après que Woland et sa suite au grand complet eurent quitté la capitale en s’envolant du mont des Moineaux en ce samedi soir au coucher du soleil ?
Il n’entre pas dans notre propos de conter les invraisemblables et affligeantes rumeurs dont le bourdonnement têtu assourdit la capitale tout entière avant de se répandre à la rapidité de l’éclair jusque dans les coins les plus éloignés et les plus perdus de la province.
L’auteur de ces lignes véridiques, un jour qu’il se rendait à Théodosia, a entendu personnellement, dans le train, raconter qu’à Moscou, deux mille personnes étaient sorties d’un théâtre à poil — au sens littéral du terme — et que dans cette tenue, elles étaient rentrées chez elles en taxi.
Les mots « esprits malins » se chuchotaient dans les queues pour le lait, dans les tramways, dans les magasins, dans les appartements, dans les cuisines, dans les trains, ceux de banlieue et ceux de grandes lignes, dans les grandes gares et dans les petites gares, dans les villas et sur les plages.
Il va de soi que les gens les plus évolués et les plus cultivés ne prenaient aucune part à ces histoires d’esprits malins qui auraient visité la capitale, et que même, ils en riaient et s’efforçaient de faire entendre raison à ceux qui les racontaient. Mais un fait, comme on dit, est un fait, et lui tourner le dos sans explications est chose impossible : quelqu’un était venu dans la capitale. Les débris charbonneux qui restaient de Griboïedov, sans compter bien d’autres choses, n’en témoignaient que trop éloquemment.
Les gens cultivés avaient adopté le point de vue des enquêteurs officiels : c’était là le travail d’une bande d’hypnotiseurs et de ventriloques, qui possédaient leur art à la perfection.
Tant à Moscou qu’au-dehors, toutes les mesures nécessaires à leur capture furent évidemment prises, avec célérité et énergie mais, fort malheureusement, sans résultat. Celui qui se donnait le nom de Woland avait disparu avec tous ses complices, et il ne reparut ni ne se manifesta ni à Moscou ni nulle part. Aussi l’hypothèse naquit-elle tout naturellement qu’il avait fui à l’étranger, mais là non plus sa présence ne fut jamais signalée.
L’enquête dura fort longtemps. Il faut dire aussi qu’en vérité, l’affaire était monstrueuse ! Sans même parler des quatre maisons incendiées et des centaines de personnes conduites à la folie, il y avait eu des morts. En tout cas, on pouvait en dénombrer deux avec certitude : Berlioz d’abord, puis ce malheureux guide des curiosités de la capitale au Bureau des étrangers — le ci-devant baron Meigel. Ces deux-là avaient bel et bien été assassinés. Les ossements calcinés du second furent découverts rue Sadovaïa, à l’appartement 50, lorsqu’on eut maîtrisé l’incendie. Oui, il y avait des victimes et ces victimes exigeaient une enquête.
D’autres vinrent s’y adjoindre même après le départ de Woland. J’ai nommé — et cela est bien triste — les chats noirs.
Une centaine environ de ces animaux paisibles, utiles et amis de l’homme, furent exécutés à coups de feu ou exterminés par d’autres procédés, en différentes localités du pays. Une quinzaine de chats, parfois dans un état lamentable, furent présentés aux postes de milice de différentes villes. C’est ainsi qu’à Almavir un citoyen dont nous ignorons le nom présenta à la milice une de ces innocentes bêtes, les pattes de devant attachées.
Le citoyen en question surprit ce chat au moment où l’animal, d’un air fourbe (hé, que peut-on y faire, si les chats ont cet air-là ? Il ne leur vient pas de ce qu’ils sont vicieux, mais de ce qu’ils craignent toujours qu’un être plus puissant qu’eux — chien ou homme — ne leur cause quelque dommage ou ne leur fasse quelque injure. L’un, comme l’autre, est très facile, mais il n’y a aucun honneur à cela, je l’affirme, aucun, aucun !), d’un air fourbe, donc, allait se glisser derrière une touffe de bardane.
Le citoyen se jeta sur le chat et arracha sa cravate de son cou pour l’attacher, tout en grognant d’un ton venimeux et lourd de menaces :
– Ah ! ah ! À ce que je vois, on vient nous faire une petite visite à Almavir, monsieur l’hypnotiseur ? Mais ici, on n’a pas peur de vous ! Et ne faites pas semblant d’être muet ! On sait bien à quel oiseau on a affaire !
Et le citoyen mena le chat à la milice, traînant la pauvre bête par ses pattes de devant garrottées avec une cravate verte, et la contraignant, à l’aide de légers coups de pied, à marcher sur ses pattes de derrière.
– Avez-vous fini, criait le citoyen accompagné par les sifflets d’une bande de galopins, avez-vous fini de faire l’imbécile ? Ça ne vous servira à rien ! Marchez donc comme tout le monde, s’il vous plaît !
Le chat noir ne pouvait que rouler des yeux de martyr. Privé par la nature du don de la parole, il n’avait aucun moyen de se disculper. Le pauvre animal dut son salut, en premier lieu, à la milice, et en second lieu, à sa maîtresse, une vieille veuve tout à fait respectable. Dès que le chat fut au poste, on s’aperçut que le citoyen exhalait une forte odeur d’alcool, en conséquence de quoi ses déclarations furent accueillies avec le plus grand scepticisme. Entre-temps, comme la vieille avait appris par ses voisins qu’on avait fait main basse sur son chat, elle courut à la milice, et fort heureusement, arriva à temps. Elle fournit sur son chat les références les plus flatteuses, expliqua qu’elle le connaissait depuis cinq ans, époque à laquelle il n’était qu’un petit chaton, déclara qu’elle répondait de lui comme d’elle-même, et témoigna qu’il n’avait jamais fait aucun mal et n’était jamais allé à Moscou. C’est à Almavir qu’il était né, c’est à Almavir qu’il avait grandi, et appris à attraper les souris.
Le chat fut détaché et rendu à sa maîtresse, après avoir bu, il est vrai, cette coupe amère : apprendre par expérience ce que sont l’erreur et la calomnie.
Outre les chats, un certain nombre de gens eurent à souffrir des désagréments, mais de médiocre importance. Il y eut un certain nombre d’arrestations. Entre autres, furent maintenus quelque temps en détention : à Leningrad, les citoyens Wolman et Wolper ; à Saratov, Kiev et Kharkov, trois Volodine, à Kazan, un Volokh ; et à Penza — mais là, on ne voit pas du tout pourquoi — le docteur ès sciences chimiques Vietchinkïevitch. Il est vrai que c’était un brun, de taille gigantesque, au teint fortement basané.
On s’empara également, en divers endroits, de neuf Korovine, quatre Korovkine et deux Karavaïev.
On obligea un quidam à descendre du train de Sébastopol, à la gare de Bielgorod, menottes aux poignets. Ce citoyen avait imaginé de divertir ses compagnons de voyage en leur montrant des tours de cartes.
À Iaroslav, en pleine heure du déjeuner, un citoyen entra dans un restaurant en portant sous son bras un réchaud à pétrole, qu’il venait de reprendre chez le réparateur. Dès qu’ils le virent, les deux portiers abandonnèrent leur poste au vestiaire et s’enfuirent. Derrière eux s’enfuirent tous les clients, ainsi que le personnel de service. Par la même occasion — mais on n’a jamais su comment, — toute la recette disparut de la caisse.
Il y eut encore beaucoup d’incidents de ce genre, oubliés maintenant. Et en général, une grande effervescence des esprits.
Encore et encore, rendons justice aux enquêteurs officiels ! Tout fut fait, non seulement pour arrêter les malfaiteurs, mais aussi pour tirer au clair toutes leurs machinations. Et tout fut tiré au clair, et force est de reconnaître que ces éclaircissements furent éminemment sensés et irréfutables.
Les représentants des autorités, aidés de psychiatres expérimentés, établirent que les membres de cette bande criminelle — ou peut-être l’un d’eux seulement, et les soupçons tombèrent alors de préférence sur Koroviev — étaient des hypnotiseurs d’une force peu commune, capables de se faire voir en des endroits où ils ne se trouvaient pas en réalité, et dans des positions illusoires, excentriques. De plus, ils pouvaient suggérer à volonté à ceux qui leur tombaient sous la main que telles choses ou gens se trouvaient là où elles n’étaient pas, et inversement, effacer de leur champ de vision telles choses ou gens qui, en réalité, se trouvaient dans ce champ de vision.
À la lumière de ces explications, tout devenait d’une clarté évidente, même un fait qui avait vivement ému les citoyens et qui, apparemment, était inexplicable : l’invulnérabilité du chat, criblé de balles dans l’appartement 50 lorsqu’on avait tenté de s’emparer de sa personne.
Mais, naturellement, il n’y avait jamais eu de chat sur le lustre, personne n’avait riposté à coups de browning, et on avait tiré sur une place vide, cependant que Koroviev, après avoir suggéré aux personnes présentes que le chat faisait du scandale sur le lustre, avait très bien pu se trouver derrière le dos des tireurs, ricanant et se délectant de son pouvoir de suggestion, considérable certes, mais malheureusement utilisé à des fins criminelles. Et c’est lui, bien sûr, qui avait mis le feu à l’appartement, en y répandant du pétrole.
Quant à Stepan Likhodieïev, évidemment, il ne s’était jamais envolé pour Yalta (un tour de ce genre était au-dessus des capacités même d’un Koroviev), et il n’avait jamais envoyé de télégramme de là-bas. Lorsque, épouvanté par un tour de Koroviev qui lui avait montré le chat piquant un champignon mariné du bout de sa fourchette, il était tombé en syncope dans l’appartement de la bijoutière, il y était demeuré dans cet état, jusqu’au moment où Koroviev, pour se moquer de lui, l’avait affublé d’un bonnet de feutre et envoyé à l’aérodrome de Moscou, non sans avoir suggéré préalablement aux représentants de la police criminelle qui accueillirent Stepan que celui-ci descendait de l’avion de Sébastopol.
La police criminelle de Yalta confirma, il est vrai, qu’elle avait reçu Stepan pieds nus et qu’elle avait envoyé à Moscou des télégrammes à son sujet. Mais on ne put retrouver dans les dossiers aucune copie de ces télégrammes, ce qui conduisit à la conclusion, affligeante mais inéluctable, que cette bande d’hypnotiseurs possédait le pouvoir d’hypnotiser à grande distance, et qui plus est non seulement des personnes isolées, mais des groupes entiers.
Dans ces conditions, les criminels pouvaient mener à la folie des gens doués de la plus solide constitution psychique. À quoi bon parler, ici, de broutilles telles que jeux de cartes dans la poche d’autrui au parterre, robes de dames disparues, bérets qui font « miaou », et ainsi de suite ! Des facéties de ce genre sont à la portée de tout hypnotiseur professionnel de force moyenne sur n’importe quelle scène, de même que le tour pas très malin de la tête arrachée au présentateur. Le chat qui parle ? Billevesée encore ! Pour montrer aux gens un chat de cette espèce, il suffit de posséder les premiers rudiments de la ventriloquie, et personne, certainement, ne saurait mettre en doute le fait que l’art de Koroviev allait beaucoup plus loin que ces rudiments.
Il s’agissait bien de jeux de cartes et de fausses lettres ! Futilités que tout cela ! Mais c’était lui, Koroviev, qui avait poussé Berlioz sous le tramway, l’exposant à une mort certaine. C’était lui qui avait rendu fou le pauvre poète Ivan Biezdomny en le forçant à rêver les yeux ouverts et à voir, dans d’affreux cauchemars, la ville antique de Jérusalem, la colline du mont Chauve, aride et brûlée de soleil et les trois hommes cloués sur des piloris. C’était lui et sa bande qui avaient obligé Marguerite Nikolaïevna et sa bonne Natacha à quitter Moscou sans laisser de traces. Disons à ce propos que l’enquête s’occupait de cette affaire avec une particulière attention. La question qu’il fallait éclaircir était celle-ci : les deux femmes avaient-elles été enlevées par la bande d’assassins et d’incendiaires, ou bien s’étaient-elles enfuies de leur plein gré avec ce groupe criminel ? En se fondant sur le témoignage absurde et excessivement embrouillé de Nikolaï Ivanovitch, en prenant en considération l’étrange lettre que Marguerite Nikolaïevna avait laissé à son mari, — lettre insensée où elle écrivait qu’elle s’en allait en qualité de sorcière ! — et en tenant compte du fait que Natacha était partie en abandonnant sur place la totalité de ses vêtements et de son linge, les enquêteurs finirent par conclure que maîtresse et servante avaient été hypnotisées, comme beaucoup d’autres, et enlevées par la bande dans cet état. On émit également l’idée, probablement tout à fait justifiée, que les criminels avaient été attirés par la beauté des deux femmes.
Une chose, cependant, demeurait complètement obscure pour les enquêteurs : c’était le motif qui avait pu pousser la bande à enlever d’une clinique psychiatrique un malade mental qui se donnait à lui-même le titre de Maître. On ne réussit jamais à établir ce motif, pas plus qu’on ne réussit à découvrir le nom du malade enlevé. Celui-ci disparut donc pour toujours avec le sobriquet impersonnel de « numéro 118 du bâtiment 1 ».
Ainsi donc, presque tout fut expliqué, et l’enquête prit fin, comme prennent fin toutes choses.
Les années passèrent, et les citoyens oublièrent peu à peu Woland, Koroviev et compagnie. De nombreux changements survinrent dans l’existence de ceux qui avaient été victimes de Woland et de ses complices. Si médiocres et insignifiants que soient ces changements, il faut néanmoins en faire état.
Georges Bengalski, par exemple, passa trois mois à la clinique, où il se rétablit. Mais à sa sortie il ne put reprendre son travail de présentateur aux Variétés, et cela, précisément à l’époque de la plus grande affluence du public : le souvenir de la magie noire et de ses secrets révélés était trop cuisant. Bengalski abandonna les Variétés car il se rendait compte que se produire chaque soir devant deux mille personnes, être à chaque fois immanquablement reconnu, et, bien entendu, être soumis à des questions goguenardes du genre : « Alors, on est mieux sans tête, ou avec ? », tout cela serait par trop pénible.
En outre, le présentateur avait perdu une grande part de sa jovialité, chose si importante dans sa profession. Il lui resta la désagréable et pénible habitude, à chaque retour de la pleine lune de printemps, de tomber dans un état anxieux, d’attraper soudain son cou à deux mains en regardant autour de lui avec épouvante, puis de se mettre à pleurer. Ces accès ne duraient pas, mais tant qu’ils duraient il n’était évidemment pas question pour Georges d’exercer son métier. Il se mit donc en congé et vécut de ses économies, lesquelles lui suffisaient, selon ses modestes estimations, pour vivre quinze ans.
Il s’en alla donc et ne rencontra plus jamais Varienoukha qui, de son côté, acquit une immense popularité et l’affection de tous pour sa bonté et sa courtoisie incroyables, même dans le milieu des administrateurs de théâtre. Les chasseurs de billets de faveur, par exemple, ne l’appelaient plus autrement que « notre papa-gâteau ». À toute heure, quiconque téléphonait aux Variétés entendait dans l’appareil une voix douce, quoique profondément mélancolique, qui disait : « Je vous écoute », et si l’on demandait alors Varienoukha au téléphone, la même voix répondait avec empressement : « Lui-même, à votre service. » Mais que cette courtoisie faisait souffrir Ivan Savelïevitch Varienoukha !
Stepan Likhodieïev n’eut plus à répondre aux téléphones du théâtre des Variétés. Dès sa sortie de clinique, où il passa huit jours, il fut muté à Rostov, où il fut nommé directeur d’un grand magasin d’alimentation. Le bruit court qu’il a complètement cessé de boire du porto, et qu’il ne boit plus que de la vodka aux bourgeons de cassis, qui lui fait grand bien. On dit aussi qu’il est devenu taciturne, et qu’il évite les femmes.
Le départ de Stepan Bogdanovitch des Variétés n’a pas apporté à Rimski la joie dont il avait rêvé si avidement pendant nombre d’années. Après la clinique et un séjour aux eaux de Kislovodsk, le directeur financier des Variétés, vieux petit vieillard branlant du chef, demanda sa mise à la retraite. Il est intéressant de noter que c’est l’épouse de Rimski, et non lui, qui porta cette demande aux Variétés. Grigori Danilovitch n’eut pas le courage, même en plein jour, d’aller dans cette maison où il avait vu, par la vitre fêlée de la fenêtre inondée de lune, un long bras serpenter jusqu’à l’espagnolette inférieure.
Libéré de son service aux Variétés, le directeur financier trouva une place dans un guignol pour enfants de la banlieue de Moscou. Dans ce théâtre, il n’eut plus à se préoccuper de questions d’acoustique avec le très honorable Arcadi Apollonovitch Simpleïarov. Quant à celui-ci, il fut séance tenante muté à Briansk, en qualité de directeur d’une petite conserverie de champignons. Encore aujourd’hui, les Moscovites consomment ses lactaires salés ou ses cèpes marinés sur lesquels ils ne tarissent pas d’éloges, de sorte qu’ils se réjouissent extrêmement de cette mutation. Certes, c’est maintenant une affaire enterrée, mais il faut dire que les rapports d’Arcadi Apollonovitch avec l’acoustique clochaient un peu, et que, quelque effort qu’il ait fait pour l’améliorer dans nos théâtres, telle elle était, telle elle est restée.
Au nombre de ceux qui, comme Arcadi Apollonovitch, rompirent avec le théâtre, il convient d’ajouter Nicanor Ivanovitch Bossoï, bien que celui-ci n’eût aucun rapport avec l’activité théâtrale, si l’on excepte toutefois son goût très vif pour les billets gratuits. Désormais, non seulement Nicanor Ivanovitch ne va plus jamais au théâtre, ni en payant ni gratuitement, mais il change même de figure quand on parle de théâtre devant lui. Outre le théâtre, il déteste tout autant, et même plus encore, le poète Pouchkine et l’artiste de talent Savva Potapovitch Kouroliessov. Et celui-ci à un tel point que l’an dernier, lorsqu’il lut dans son journal un entrefilet encadré de noir annonçant que Savva Potapovitch venait d’être terrassé en pleine gloire par une attaque, Nicanor Ivanovitch devint écarlate — il s’en fallut de peu qu’il ne suivît l’exemple de Savva Potapovitch — et rugit : « Bien fait pour lui ! » Et le soir même Nicanor Ivanovitch, que la mort du populaire acteur avait plongé dans un océan de pénibles souvenirs, s’isola, et avec, pour toute compagnie, la lune qui éclairait la rue Sadovaïa, prit une cuite carabinée. Et chaque petit verre allongeait la ribambelle maudite des figures détestées, parmi lesquelles on reconnaissait Sergueï Gerardovitch Dunchil, la belle Ida Herculanovna, le rouquin propriétaire d’un troupeau d’oies, et le sincère Nikolaï Kanavkine.
Au fait : que leur arriva-t-il, à tous ceux-là ? Allons donc ! Il ne leur arriva rien, voyons, et il ne pouvait rien leur arriver, puisqu’ils n’avaient jamais existé, pas plus que le sympathique animateur, ni le théâtre, ni cette vieille avare de tante qui laissait pourrir des devises dans sa cave, ni, bien entendu, les trompettes d’or et les insolents cuisiniers. Tout cela n’avait été qu’un rêve de Nicanor Ivanovitch, provoqué par l’influence de ce saligaud de Koroviev. Le seul être vivant à s’immiscer dans ce rêve fut précisément Savva Potapovitch, pour la seule raison que, grâce à ses fréquentes interventions à la radio, il resurgit à ce moment-là dans la mémoire de Nicanor Ivanovitch. Lui existait, les autres — non.
Mais peut-être Aloysius Mogarytch n’existait-il pas non plus ? — Oh ! que si ! Non seulement celui-ci existait, mais il existe toujours, et il occupe précisément le poste abandonné par Rimski, c’est-à-dire le poste de directeur financier des Variétés.
Reprenant ses esprits vingt-quatre heures environ après sa visite à Woland, dans un train, quelque part en direction de Viatka, Aloysius s’aperçut qu’en quittant Moscou, dans le sombre désordre de ses idées, il avait oublié de mettre son pantalon, mais que par contre — absolument sans savoir pourquoi — il avait volé le registre des locataires de l’entrepreneur, dont il n’avait aucun besoin. Après avoir acheté au chef de train, pour une somme colossale, un vieux pantalon taché de graisse, Aloysius descendit à Viatka et reprit le train pour Moscou. Mais hélas ! il ne retrouva pas la maison de l’entrepreneur. La vieille bâtisse et tout le saint-frusquin avaient été complètement nettoyés par le feu. Mais Aloysius était un homme doué d’un prodigieux esprit d’initiative. Quinze jours plus tard, il habitait déjà dans une belle chambre, rue Brioussov, et quelques mois après, il prenait place dans le cabinet de Rimski. Et, de même que jadis la présence de Stepan était une torture pour Rimski, de même aujourd’hui, la présence d’Aloysius est une torture pour Varienoukha. Ivan Savelïevitch ne rêve que d’une chose : que cet Aloysius soit chassé des Variétés et envoyé où on voudra, pourvu qu’on ne le voie plus. Car, ainsi que le chuchote parfois Varienoukha en très petit comité, une ordure pareille à cet Aloysius, il n’en a jamais rencontré de sa vie, et de la part de cet Aloysius, il s’attend à tout ce qu’on peut imaginer.
Il est possible, d’ailleurs, que l’administrateur fasse preuve, ici, d’une certaine partialité. Aloysius ne se distingue par aucune activité louche, ni en général par aucune activité d’aucune sorte, si l’on excepte, évidemment, le fait d’avoir nommé quelqu’un d’autre à la place du buffetier Andreï Fokitch Sokov. Lequel Andreï Fokitch est mort d’un cancer du foie à la clinique de l’arrondissement de l’Université, neuf mois après l’arrivée de Woland à Moscou…
Oui, plusieurs années passèrent, et les événements véridiquement décrits dans ce livre s’estompèrent, puis s’effacèrent des mémoires. Mais pas chez tous, pas chez tous.
Chaque année, dès qu’arrive la fête de la pleine lune de printemps, on voit apparaître vers le soir, sous les tilleuls qui ombragent l’étang du Patriarche, un homme de trente ou trente-cinq ans. Un homme aux cheveux roussâtres, aux yeux verts, modestement vêtu. C’est le professeur Ivan Nikolaïevitch Ponyriev, chargé de recherche à l’Institut d’histoire et de philosophie.
En arrivant sous les tilleuls, il s’assied toujours sur ce banc où il s’était assis jadis, quand un certain Berlioz, depuis longtemps oublié de tous, était venu voir pour la dernière fois de sa vie la lune se briser en mille morceaux. Elle est là, toute ronde, d’abord blanche quand tombe le soir, puis dorée avec une tache sombre en forme de dragon, et elle vogue au-dessus de l’ex-poète Ivan Nikolaïevitch, tout en restant suspendue à sa place, là-haut.
Ivan Nikolaïevitch est au courant de tout, il sait tout, il a tout compris. Il sait que dans sa jeunesse, il a été victime d’hypnotiseurs criminels, qu’après cela il a été soigné, puis guéri. Mais il sait aussi qu’il y a quelque chose qu’il ne parvient pas à dominer. Il ne parvient pas à dominer cette pleine lune de printemps. Dès que commence à se rapprocher, dès que commence à grandir et à se teinter d’or l’astre qui jadis était monté plus haut encore que deux gigantesques flambeaux à cinq branches, Ivan Nikolaïevitch devient nerveux, inquiet, il perd l’appétit et le sommeil, il attend que la lune s’épanouisse. Et dès que commence la pleine lune, personne ne peut retenir Ivan Nikolaïevitch à la maison. Il sort à la tombée du soir et se dirige vers l’étang du Patriarche.
Assis sur son banc, Ivan Nikolaïevitch se parle à lui-même, avec sincérité, il fume et il observe en clignant des yeux tantôt la lune, tantôt le tourniquet d’impérissable mémoire.
Ivan Nikolaïevitch passe ainsi une heure ou deux. Puis il se lève et, toujours suivant le même itinéraire, par la rue Spiridonov, les yeux vides et le regard absent, il gagne les petites rues du quartier de l’Arbat.
Il passe devant l’échoppe du marchand de pétrole, tourne là où pend un vieux bec de gaz accroché de travers, et se glisse jusqu’à une grille derrière laquelle il voit un jardin touffu mais encore dénudé et au milieu de celui-ci, éclairée par la lune du côté où avance une tourelle en encorbellement munie d’une fenêtre à trois battants, le reste étant noyé dans l’ombre — une vaste propriété de style gothique.
Le professeur ne sait pas ce qui l’attire vers cette grille, ni qui habite cette propriété, mais il sait qu’à la pleine lune, il est incapable de lutter contre lui-même. De plus, il sait que dans le jardin, derrière la grille, il assistera inévitablement au même spectacle.
Il voit d’abord, assis sur un banc, un homme corpulent et d’un certain âge, portant barbiche et lorgnon, dont les traits rappellent un peu — oh, très peu ! — la physionomie d’un pourceau. Ivan Nikolaïevitch trouve toujours cet habitant de la propriété dans la même pose rêveuse, le regard tourné vers la lune, Ivan sait que l’homme assis, après avoir admiré la lune, dirigera immanquablement son regard vers la fenêtre de la tour, qu’il fixera intensément, comme s’il attendait qu’elle s’ouvre soudain et qu’apparaisse dans l’encadrement quelque chose d’inhabituel.
Ce qui se passe ensuite, Ivan Nikolaïevitch le connaît par cœur. Il doit à ce moment se dissimuler avec plus de soin derrière la grille, car l’homme commence à tourner la tête de tous côtés d’un air très agité, ses yeux hagards essaient de voir quelque chose en l’air, puis il sourit avec extase, et tout à coup il joint les mains dans une attitude de voluptueuse tristesse ; après quoi, d’une voix assez forte, il se met simplement à grommeler :
– Vénus ! Vénus !… Quel idiot !
– Dieux, dieux ! murmure alors Ivan Nikolaïevitch en se cachant derrière la grille, mais sans quitter de ses yeux brûlants le mystérieux inconnu. Encore une victime de la lune… Oui, encore une victime, comme moi…
Mais l’homme assis poursuit son discours :
– Quel idiot je fais ! Pourquoi, pourquoi ne me suis-je pas envolé avec elle ? Que craignais-tu donc, vieil âne ? Au lieu de ça, je me fais délivrer un certificat !… Hé, patiente donc, maintenant, vieux crétin !…
Et cela continue ainsi jusqu’au moment où, du côté obscur de la propriété, on entend battre une fenêtre. On y voit paraître une vague forme blanche, tandis qu’éclate une aigre voix de femme :
– Nikolaï Ivanovitch, où êtes-vous ? En voilà des fantaisies ! Vous voulez attraper la malaria ? Rentrez boire votre thé !
Sur quoi, naturellement, l’homme assis revient à la réalité et répond d’une voix fausse :
– C’est l’air, je voulais simplement respirer un peu d’air, ma bonne amie ! L’air est très bon !…
Puis il se lève, d’un geste furtif montre le poing à la fenêtre qui s’est refermée au rez-de-chaussée, puis rentre à pas traînants dans la maison.
– Il ment, il ment ! Ô dieux, quel menteur ! marmonne alors Ivan Nikolaïevitch en s’éloignant de la grille. Ce n’est pas du tout le bon air qui l’attire dans le jardin, il voit quelque chose dans cette lune de printemps, et aussi en l’air, au-dessus du jardin ! Ah ! je donnerais cher pour pénétrer son secret, pour savoir quelle est cette Vénus qu’il a perdue, et pourquoi il fouille inutilement l’air de ses mains dans l’espoir de l’attraper…
Et le professeur rentre chez lui, tout à fait malade. Sa femme fait semblant de ne pas remarquer son état, et le presse simplement d’aller se coucher. Mais elle-même ne se couche pas ; elle s’assied sous la lampe avec un livre, et contemple le dormeur avec des yeux chargés d’amertume. Elle sait qu’à l’aube Ivan Nikolaïevitch s’éveillera soudain avec un cri de douleur, se mettra à pleurer et à s’agiter. C’est pourquoi elle a devant elle, sur le napperon de la lampe, une aiguille qui trempe dans l’alcool et une ampoule remplie d’un liquide couleur de thé foncé.
Ensuite, la pauvre épouse de ce grand malade sera libre et pourra s’endormir sans crainte. Après la piqûre, Ivan Nikolaïevitch se rendort jusqu’au matin avec un visage heureux qui trahit des rêves, inconnus d’elle, de bonheur suprême.
Ce qui, la nuit de la pleine lune, éveille ainsi le savant et lui arrache un cri déchirant, est un rêve, toujours même. Il voit un bourreau sans nez, surnaturel, qui, avec une sorte d’exclamation étouffée, bondit pour enfoncer sa lance dans le cœur de Hestas, attaché au pilori et privé de raison. Mais ce bourreau est moins épouvantable encore que la lumière surnaturelle qui paraît descendre d’une sorte de nuée épaisse, qui bouillonne et se répand sur terre, comme cela ne peut arriver qu’en un temps de catastrophe universelle.
Après la piqûre, tout change au regard du dormeur. Du lit à la fenêtre s’étend un large chemin de lune, sur lequel marche un homme en manteau blanc à doublure sanglante, montant vers la lune. À côté de lui marche un jeune homme en tunique déchirée, dont le visage est mutilé. Tous deux parlent avec chaleur, discutent, cherchent à se mettre d’accord sur quelque chose.
– Dieux, dieux ! dit l’homme au manteau blanc en tournant un visage orgueilleux vers son compagnon. Quel supplice vulgaire ! Mais dis-moi, s’il te plaît (et là le visage hautain devient suppliant), il n’a pas eu lieu, hein ? Dis, je t’en prie, il n’a pas eu lieu ?
– Bien sûr que non, il n’a pas eu lieu, répond l’autre d’une voix rauque. C’est un rêve que tu as fait.
– Et tu peux le jurer ? demande obséquieusement l’homme au manteau.
– Je le jure ! répond son compagnon, dont les yeux, on ne sait pourquoi, sourient.
– C’est tout ce que je voulais ! s’écrie l’homme au manteau d’une voix brisée, et il continue de monter, toujours plus haut, vers la lune, entraînant son compagnon. Derrière eux, marche, calme et majestueux, dressant ses oreilles pointues, un gigantesque chien.
Alors le chemin de lune se met à bouillonner, une rivière de lune en jaillit et commence à se répandre de toutes parts. La lune règne et s’amuse, la lune danse et folâtre. Alors, dans le courant de la rivière, prend forme une femme d’une exorbitante beauté, qui amène vers Ivan, en le tenant par la main, un homme au visage barbu et au regard effrayé. Ivan le reconnaît aussitôt. C’est le numéro 118, c’est son visiteur nocturne. Dans son rêve, Ivan Nikolaïevitch tend les bras vers lui et demande avidement :
– C’est donc ainsi que cela s’est terminé ?
– C’est ainsi que cela s’est terminé, mon cher élève, répond le numéro 118.
Et la femme s’approche d’Ivan et lui dit :
– Bien sûr, c’est ainsi. Tout est fini, tout a une fin… Et moi, je vais vous baiser au front, et pour vous, tout ira comme il faut…
Elle se penche sur Ivan et le baise au front. Ivan plonge son regard dans ses yeux et tend les bras vers elle, mais elle s’éloigne, s’éloigne, et s’en va avec son compagnon vers la lune.
Alors la lune se déchaîne, frénétique. Elle déverse un torrent de lumière sur Ivan, elle projette des gouttes de lumière dans toutes les directions, la chambre commence à être noyée de lune, des vagues agitent la lumière, celle-ci monte, submerge le lit… C’est alors qu’Ivan Nikolaïevitch dort avec un visage heureux.
Au matin, il s’éveille, taciturne, mais parfaitement calme, et guéri. Sa mémoire harcelée s’apaise, et jusqu’à la prochaine pleine lune, plus personne ne viendra troubler le professeur : ni le meurtrier sans nez de Hestas, ni le cruel cinquième procurateur de Judée — le chevalier Ponce Pilate.