Dans son précédent ouvrage intitulé La pensée métisse, on pouvait lire que "les métissages appartiennent à une classe d’objets face auxquels l’historien paraît assez désarmé". L’historien préfère les ensembles stables et définis, considérant le mélange des peuples et des cultures comme un phénomène transitoire entre deux périodes de stabilité politique et culturelle conçues comme des "retours à la normale". Gruzinski se référait dans ce livre aux travaux de Prigogine et à une physique moderne pour laquelle les phénomènes irréguliers et instables comme les nuages comptaient davantage que la régularité mécanique de l’horloge, symbole par excellence de l’objet de la physique classique. "Les mouvements du système fluctuent entre la régularité absolue et l’irrégularité absolue, entretenant une marge importante d’imprévisibilité", écrivait l’historien, en se questionnant sur la possibilité de décrypter ce mélange des cultures provoqué par la Conquête espagnole, au lieu de se concentrer sur les figures d’une identité figée et souvent fictive.
Avec Les quatre parties du monde, nous sommes dans un système particulièrement fluctuant, celui de l’histoire universelle de la première moitié du dix-septième siècle, au temps de la splendeur de la Monarchie catholique ibérique régnant sur de nombreuses parties d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. La scène mondiale est vue de Mexico, par un chroniqueur issu de la petite noblesse indienne, et non plus par un érudit européen. L’effet de ce renversement de point de vue est saisissant, et permet d’embrasser tous les entrecroisements culturels de l’époque. Chimalpahin est qualifié d’"écrivain métis" (mais quel écrivain ne l’est pas, à partir du moment où il s’ouvre à la diversité des cultures ?), associant dans ses chroniques les deux univers que sont la société amérindienne et l’Europe occidentale. Ainsi, le 18 septembre 1610, il rend compte d’un événement survenu en France cinq mois plus tôt, l’assassinat d’Henri IV, avant d’évoquer l’ordination d’un dominicain, Tomás de Rivera, à Mexico, "ville métisse" où vivent Européens, Asiatiques, Africains et Amérindiens. À la même époque, au Japon, des peintres représentent le roi Henri IV accompagné de l’empereur Charles Quint, du Grand Turc et du roi d’Ethiopie, chacun symbolisant les différents continents reliés par des passerelles… Chimalpahin lui-même s’intéressait au Japon, et en bon chroniqueur relate la visite d’une délégation nippone à Mexico : "Tous étaient habillés comme ils s’habillent là-bas avec une sorte de gilet et une ceinture autour de la taille, où ils portaient leur katana d’acier, qui est une sorte d’épée ; ils avaient aussi une mantille ; les sandales qu’ils chaussaient étaient d’un cuir finement tanné, qu’on appelle peau de chamois, c’étaient comme des gants pour les pieds. Ils ne se montraient pas timorés, ce n’étaient pas des gens calmes ou humbles, ils avaient au contraire l’aspect d’aigles féroces". On imagine la scène, tout aussi forte et impressionnante que l’arrivée des Espagnols à la cour de Moctezuma un siècle plus tôt.
Le livre de Gruzinski nous raconte les innombrables échanges qui eurent lieu entre les "quatre parties du monde" en ouvrant constamment de nouvelles perspectives, même si Mexico peut faire figure de centre, car point de passage stratégique pour les conquérants espagnols et portugais entre Asie et Europe. On peut se laisser séduire par cet immense livre d’images - très richement illustré - aux entrecroisements multiples qui concernent autant les hommes que les objets qu’ils façonnent. Au cœur de cette entreprise de décentrement du regard occidental, il y a le concept d’"objet métis", concept assez complexe puisqu’il englobe de multiples opérations assez difficiles à démêler, jamais séparables d’un contexte particulier, aussi bien temporel que spatial. Après avoir multiplié les exemples de métissage culturel, Gruzinski note : "La mondialisation ibérique métisse en occidentalisant, et occidentalise en métissant". À travers le métissage, c’est la puissance culturelle de l’Occident qui s’imprime en profondeur dans les corps et les esprits, même si des indigènes issus de la noblesse indienne intègrent dans leurs œuvres certains éléments de leur propre culture ; éléments certes païens, mais qui à travers leur fonction surtout décorative n’empêchent pas le message chrétien de l’œuvre de passer et l’esthétique occidentale de s’imposer.
Le livre dans son ensemble fait la part belle à ces objets métis - tels ces crânes mexicains en cristal de roche sculptés par des Italiens -, esthétisant les suites de la Conquête au point souvent de gommer la violence extraordinaire de celle-ci, mentionnée ici et là très rapidement. Or comment analyser les phénomènes de métissage sans la toile de fond de l’invasion militaire et économique brutale que représenta l’arrivée de Cortés et de ses troupes un siècle plus tôt ? L’enquête commençant en 1580, cet arrière-plan manque bien souvent, qui donnerait évidemment une autre tonalité à l’étude des croisements culturels. D’or et de métaux précieux il est question, mais sur les pièces offertes à la cour des puissances européennes, jamais à travers l’exploitation des mines et des hommes que ces objets symbolisent aussi, et sans doute davantage que les connexions culturelles. On a ainsi le sentiment assez souvent d’être devant une écriture historique préoccupée avant tout d’esthétique, mais très peu des événements sans lesquels la notion de métissage efface la réalité à laquelle elle est intrinsèquement liée : celle d’un processus d’acculturation et d’appauvrissement généralisé d’une population indigène dont la plupart des membres n’eurent pas la chance d’associer la mythologie de la Renaissance aux anciens mythes aztèques, car il fallait pour cela être issu de la noblesse indienne (il n’est ainsi pas étonnant que les héros de cette histoire soient pour la plupart des érudits). Comment penser le métissage sans ce fond de douleur qui lui donne son véritable sens, loin de notre propre usage de ce concept, devenu un stéréotype appliqué arbitrairement à tous les phénomènes de croisement culturel ?
L’auteur distingue très nettement mondialisation et globalisation. La mondialisation ibérique est représentée par le métissage, phénomène interprété de manière positive (toute œuvre métisse étant ici un bienfait puisqu’elle promouvrait l’amitié entre les peuples), la globalisation est imposition unilatérale d’une idéologie ou d’une croyance (il est ainsi question de l’aristotélisme, imposé comme le système de pensée occidental aux peuples soumis). Cette distinction nous paraît extrêmement discutable. Si l’on intègre le fond historique de violences et de saccages - ne serait-ce qu’à Mexico-Tenochtitlan - dans l’analyse de cette "mobilisation ibérique", comment ne pas voir dans le métissage tel qu’il est décrit ici - simple mélange, sans que soit mise en avant une possible et légitime subversion des valeurs occidentales par des formes et pensées amérindiennes - une entreprise d’acculturation généralisée propre à la "globalisation" ? Un chapitre est bien consacré aux révoltes de la plèbe de Mexico, mais sans que cela affecte dans le fond l’analyse des échanges culturels et économiques entre Amérique et Europe, ni entre les autres parties du monde. Peut-on ainsi "sauver" le métissage des conditions socio-économiques dans lesquelles il s’est produit, en même temps que de sa finalité : approvisionnement des pays européens en objets de prestige ? Cette question nous a taraudé en lisant cet ouvrage : métis ou non, les objets mis en circulation ne nous obligent-ils pas à les aborder avant tout en fonction de leur valeur marchande, sans se laisser bercer par leur beauté souvent singulière ? Le métissage comme stratégie culturelle et politique n’est-il pas lui aussi au service d’un commerce impitoyable, en ce que des siècles durant il a appauvri les populations les plus faibles et participé d’un système capitaliste européen naissant ? Ici abordé dans son originalité chatoyante, l’objet métis semble totalement détaché de l’asservissement et de la brutalité dont il est issu, au nom d’une modernité (métisse bien sûr) qui justifierait tout et gommerait l’histoire antécédente. La comparaison de ces mélanges qui est faite avec des exemples de métissage contemporain - dans le cinéma de Hong Kong notamment - confirme le sentiment d’une mise à plat de ces phénomènes, comme si c’était le caractère totalement aléatoire et somme toute gratuit de ces rencontres qui devait primer. D’où l’impression dominante qu’en éclairant le Mexique sous la coupe des envahisseurs occidentaux à l’aide de l’idéologie moderne de l’hybridation généralisée, la destruction de la culture précolombienne par les Espagnols paraît justifiée, puisque l’horizon indépassable de la modernité est le mariage de toutes les formes, peu importe son coût en terme humain.
Des penseurs comme Nietzsche ne se faisaient pas d’illusion sur ce que le métissage pouvait signifier sur un plan historique. Ainsi, il avait qualifié le "métis européen" d’"individu plutôt débile", sachant sur quel fond d’asservissement économique de la planète et de dévaluation intellectuelle ce métissage se produisait. Un peu plus tard, Segalen, voyant les puissances européennes coloniser Tahiti, affirmait son éloge du Divers, conscient que les "échanges" qui se produiraient entre la culture maorie et les nouveaux maîtres seraient au seul bénéfice des seconds. Les objets métis de la modernité capitaliste sont avant tout l’expression d’une politique préoccupée de valeur marchande, on peut certes les admirer sur un plan esthétique, mais sans être dupe de ce que signifie leur "modernité" : une soumission totale aux lois devenues universelles de l’échange économique et de la communication. On préfèrera peut-être se souvenir de l’usage subversif que faisaient les surréalistes et le premier d’entre eux, André Breton, des objets africains ou américains ancestraux, s’en servant justement pour conjurer le sort d’une colonisation trop honteuse.