Né à Soumgaït en 1970, diplômé à Moscou de physique théorique, auteur d’essais, de romans et de recueils poétiques, Alexander Ilichevsky a été finaliste ou lauréat de multiples prix littéraires. L’un d’eux, le prix Bolchaïa Kniga, a couronné en 2010 Le Persan. La remarquable traduction de ce roman par Hélène Sinany révèle une prose touffue alliant observation et spéculation, dotée d’un lexique très précis où abondent les termes de spécialité (géologie, botanique, biologie, etc.). En effet, plutôt que de modeler ses personnages en les délimitant, Ilichevsky repousse leurs limites pour faire rayonner leurs potentialités. Non content de nommer les choses et d’inventorier le monde, il vise à embrasser les divers niveaux d’existence – physique, métaphysique et poétique – de chaque réalité, ce qui génère un texte foisonnant.
Les deux protagonistes de la fiction se nomment Ilia Dubnov et Hachem Siggidi. Géologue parcourant le monde d’un chantier de prospection à l’autre, Iia tient le rôle du narrateur. C’est sous le signe de la mer et du pétrole qu’il a grandi dans la république soviétique d’Azerbaïdjan : avec un père spécialiste du matériel d’extraction au large, son enfance s’est déroulée sur l’îlot d’Artem qu’une simple digue relie à la presqu’île d’Apchéron. Ilia possède un don particulier, celui d’entendre sous terre bouillonner, gronder, voire chanter le pétrole. Il a aussi une idée fixe : chercher l’origine du vivant, selon une formule appelée Luca (Last Universal Common Ancestor), dans une protobactérie à extraire du noir liquide. Persuadé qu’il la détectera dans son Apchéron natal, il revient au pays après dix-sept ans d’absence. Bien des choses ont changé. L’enseignement laïc naguère dispensé à l’école soviétique fait face maintenant à la résurgence de l’Islam chiite : à Bakou se montrent de jeunes barbus et des femmes en hidjab. D’une zone de pêche autrefois fructueuse au bord de la Caspienne, les Russes sont partis : des réfugiés d’Iran les ont remplacés, qui connaissent mal le métier et qui de plus ont abattu les arbres d’une rare forêt primitive. Les réserves naturelles tombent en déréliction : Hachem, son adjoint Abbas et leur équipe s’emploient avec passion à préserver ce qui reste. La différence des cultures qui se manifeste ici oppose moins des lieux éloignés l’un de l’autre, comme l’Azerbaïdjan et la Californie (où vit maintenant la mère d’Ilia) que l’Azerbaïdjan à lui-même au fil de l’Histoire : l’ère conquérante de l’essor pétrolier, quand les Nobel et les Rotschild faisaient de Bakou un foyer de modernité industrielle, urbanistique et culturelle, contraste avec l’époque soviétique, qui referma la région sur elle-même ; quant à l’indépendance reconquise, elle hésite entre désorganisation et reconstruction.
Le retour d’Ilia lui permet de renouer avec Hachem, son ami d’enfance. C’est lui, le Persan, d’abord parce qu’il est natif d’Iran, d’où sa famille s’est exilée après la révolution de 1979. Ensuite parce que, tout en rejetant les religions et leurs tendances dominatrices, Hachem s’identifie à des mystiques persans, et notamment à Fazlullah Naïmi, fondateur du houroufisme, qui vécut à Bakou au XVIe siècle. Enfin parce que cet ami répond au désir d’Ilia de « comprendre l’attirance russe pour la Perse », que d’aucuns expliquent par « le désir de partir le plus loin possible du pouvoir gouvernemental, vers l’autonomie et la bonne vie » (p. 338). Hachem est un libre penseur autant qu’un hérétique, un savant autant qu’un mystique : il refuse l’apologétique obscurantiste des prédicateurs et veut intégrer les avancées de la science à l’univers des fidèles. Les autorités religieuses jettent sur lui l’anathème, mais les gens simples lui font confiance, révérant à la fois le scientifique, le derviche marginal et le protecteur du patrimoine national. Ses collaborateurs et ses adeptes se regroupent dans une sorte de coopérative écologique dénommée le « régiment Khlebnikov de l’Apchéron », en hommage au poète russe qui, comme les houroufites, attribuait une valeur sacrée à la langue.
« La Russie m’a cassé la tête toute ma vie avec sa puissance impériale, et ça continue, avec en plus des idées et des interprétations » (p. 89), déclare Ilia qui parle de ses « liens malvenus » (p. 38) avec ce pays. Rien n’aurorise à faire de cet expatrié l’exact porte-parole de l’auteur, qui écrit en russe et dont ce roman constitue, par sa langue, par ses thèmes, par la forte présence de Khlebnikov avec son cycle de vers dits « persans », par la présence aussi des amis du poète (Rudolf Abich, Yakov Blumkine, Aleksei Kosterine), le témoignage d’une culture partagée de part et d’autre du Caucase. On sait qu’il y a chez Khlebnikov un « mythe perse », « une subtile fusion de la mythologie perse et de l’histoire russe par la médiation de son double mythopoétique, Stepan Razin, associé à la Perse dans les légendes populaires russes » [1]. Justement, Ilichevsky évoque Razin, auquel Khlebnikov consacra un long poème, et fait allusion à la princesse persane que le rebelle aurait, selon une chanson populaire, enlevée : ce n’est là qu’un échantillon des références entrecroisées par le roman. Mais c’est d’abord à la découverte d’un Azerbaïdjan méconnu qu’il nous convie. L’auteur se fonde sur ses souvenirs d’enfance (seul élément autobiographique du livre, déclare-t-il) et sur de vastes lectures concernant l’histoire, la géographie, la culture, les milieux naturels. Quand Ilia renoue avec Hachem, ce dernier lui parle des outardes houbara qu’on ne chasse qu’au faucon - une chasse prisée des Arabes : cet élément devient un fil conducteur menant à la fin tragique du Persan. La réserve naturelle du Shirvan, son lieu de travail, est après l’Apchéron un autre épicentre du livre. De beaux développements mettent sous nos yeux la steppe et les créatures qui la peuplent ou qui la survolent. Pôle d’aimantation de l’imaginaire libertaire et mystique, la zone frontalière avec l’Iran recèle des paysages aussi divers que la steppe brûlée de la Mougane et la forêt du Hirkan avec sa « luxuriance baroque » (p. 353). Un chapitre précieux est dévolu à la ville de Bakou, à son histoire et à ses mythes, ainsi qu’aux personnalités l’ayant illustrée : le lexique final dressé par la traductrice n’est pas superflu pour éclairer tous ces points.
D’un chapitre à l’autre Ilichevsky change de lieu, de sujet ou de point de vue perceptif : le lecteur goûte le plaisir de la prolifération et de l’imprévisibilité. Mais cette qualité a son revers, car plusieurs passages forment digression : l’auteur dit pourtant avoir coupé dans un manuscrit qui comptait mille pages, supprimant surtout l’épisode hollandais... dont il reste quand même un fragment. La visite en Israël avec l’ami américain Kerry, à la recherche d’un certain Vobline qui a disparu (chap. 7), paraît superflue, si ce n’est que Hachem, bien plus tard, mentionnera Vobline en passant (p. 534). L’histoire de Wasmus, contée par Kerry (chap. 21), ressemble elle aussi à une excroissance. Le texte aurait donc gagné à être encore allégé. À partir du chap. 24, l’auteur ne se préoccupe plus toujours d’élaborer la forme narrative, se contentant de préambules tels que « c’est Hachem qui parle » (p. 477) ou « c’est Hachem qui raconte » (p. 495), livrant son érudition comme il plaquerait une fiche ainsi présentée : « résumé du cours sur les faucons que j’avais exigé de Hachem et soigneusement noté dans un cahier » (p. 480). Toutefois ces réserves n’ont rien de dissuasif. Tant de pages superbes de richesse sensorielle - marcher dans la steppe (p. 265), pêcher au cormoran (p. 232) - ou qui frappent par la justesse des images - quand la mer vue d’avion devient « une planche à laver zinguée, striée par les crêtes blanches qui avançaient en cohortes régulières obéissant strictement au vent » (p. 588) - rachètent ces défauts qu’on s’en voudrait de ne pas conseiller un livre qui constitue, pour pasticher une formule célèbre concernant Eugène Onéguine, une véritable encyclopédie poétique de la vie azerbaïdjanaise.