Chapitre II
Quelle représentation de l’Extrême-Orient dans le répertoire et sur les scènes théâtrales françaises ? Étude des emprunts culturels
À présent que le corpus a été intégré dans la vie théâtrale française, il est nécessaire d’étudier les pièces plus en détail et de s’interroger sur leurs représentations de l’Extrême-Orient. Cette-ci passe toujours par la mise en scène d’un pays d’Extrême-Orient (Chine, Japon ou Indochine) mais le terme d’Extrême-Orient, de par son histoire et sa signification, demeure une notion éloquente. L’époque de la pièce est un autre choix clivant et révélateur du regard que portent les auteurs sur l’Extrême-Orient. L’étude des personnages, des décors et de l’écriture des pièces complète ce tableau afin de délimiter une représentation commune (ou du moins partagée) de l’Extrême-Orient par les acteurs du corpus. Une représentation qui reflète les choix des auteurs qui privilégient les emprunts culturels et historiques aux emprunts théâtraux.
I. La représentation d’une région entre mythe et réalité
A. Le choix des pays : du théâtre à la géopolitique
1. Quels pays ? Les incontournables, les secondaires, les oubliés.
Sur les 22 pièces du corpus, la répartition est la suivante : Chine — 10 ; Japon — 9 ; Indochine — 3. La Chine et le Japon sont de loin les pays les plus représentés puisqu’ils constituent le cadre de 19 pièces. Trois pièces se déroulent en partie ou intégralement en Indochine. Il s’agit des Sauterelles d’Émile Fabre, d’Asie d’Henri-René Lenormand et des Portes Rouges de Judith Gautier. Cette dernière n’a cependant jamais été jouée dans un théâtre ni publiée. La question de leur prise en compte dans le corpus du mémoire s’est posée. Trois pièces et seulement deux textes peuvent-ils suffire à bâtir ne serait-ce que des hypothèses sur la représentation du pays dans le théâtre en France ? Certainement pas mais il a semblé que les textes permettaient un contre-point intéressant aux pièces d’inspiration chinoise et japonaise car ce sont des œuvres qui parlent de l’Asie contemporaine et d’un pays où la France est présente politiquement. La Corée n’est le cadre d’aucune pièce. Certes, le pays est moins connu des Occidentaux mais il participe néanmoins à l’Exposition universelle de 1900 avant d’être annexé par le Japon en 1910.
Le pays où se situe la pièce est la plupart du temps clairement défini. Parfois dès le titre : L’Honneur japonais de Paul Anthelme, L’Avare chinois de Judith Gauthier, L’Empereur de Chine de Georges Ribemont-Dessaignes. Dans d’autres cas, il faut tourner les premières pages. Dans Le Voile du bonheur de Georges Clemenceau, les trois premiers personnages (Tchang-I, Tou-Fou, Li-Kiang) sont présentés sous la caractéristique de mandarin. Puis la première didascalie situe la pièce : "La scène se passe à Pékin. Salon chinois [1]". Enfin le nom du pays arrive dans une réplique quelques pages plus loin "Tout à l’heure, quand vous lisiez les volontés impériales, voyant la Chine entière en possession de tous les biens je cherchai vainement ce qui pourrait accroître mon bonheur [2]". Dans Les Sauterelles, d’Émile Fabre, la première didascalie annonce "Le salon chez le résident supérieur à Shong Hoï [3]". Cette ville n’existe pas mais son nom évoque les villes de Saigon et Hanoï. Dans les pièces de Paul Claudel, le lieu n’est pas clairement explicité. Néanmoins, il laisse peu de doute aux lecteurs et aux spectateurs quant à son inspiration. Dans sa deuxième version, La Femme et son ombre commence ainsi : "Un pays sauvage et solitaire. Sur une borne de pierre à gauche on lit l’inscription : Frontière entre les deux Mondes [4]". Mais des objets ou des noms propres comme "un palanquin ou kagô" ou bien "la poésie de Yamato" permettent de situer la pièce dans un pays ressemblant étrangement au Japon. Dans Le Repos du septième jour à l’acte I, le premier ministre déclare : "telles sont les bornes de ton Empire. Et il est appelé l’Empire du Milieu [5]", l’Empire du Milieu étant le surnom donné à la Chine. Enfin, seul Le Partage de Midi indique des lieux réels : L’acte I se situe sur "un pont d’un grand paquebot. Le milieu de l’océan Indien entre l’Arabie et Ceylan [6]", l’acte 2 à "Hong-Kong. Le cimetière plein d’arbres touffus de Happy Valley. De là, on découvre plusieurs routes, un champ de courses, une usine, un petit port, la mer, et, derrière, la côte de Chine [7]" et dans l’acte III "l’action est dans un port du Sud de la Chine, au moment d’une insurrection [8]".
Jusqu’au milieu du XIIIème siècle, la Chine est une région méconnue, sinon fictive. Marco Polo, dans ses récits de voyage, décrit un Cathay très fantaisiste. Au contraire, l’histoire des relations entre l’Europe et l’Asie de 1800 à 1931 est celle de contacts croissants. Les temps de trajet diminuent : dans les années 1920, quarante jours de paquebot séparent Marseille de Shanghai [9]. Et depuis le début du XIXème siècle, les Européens et les Américains s’acharnent à obtenir une ouverture. Plusieurs méthodes se succèdent : diplomatie, pression économique, intimidation, guerre. Au début du XXème siècle, l’ouverture est effective ce qui entraîne des échanges et une connaissance accrus.
• Le Japon
Au Japon, l’ouverture du pays aux occidentaux débute au milieu du XIXème siècle. De 1639 à 1868, les grandes nations maritimes européennes (Portugal, Espagne, Pays-Bas, Grande Bretagne) avaient tenté en vain de percer les défenses de ce monde clos qu’était le Japon et qui pratiquait la politique du sakoku "pays fermé". Toutefois certains produits parvenaient tout de même en Europe. En 1853, des navires américains accostent dans la baie d’Edo (aujourd’hui Tokyo). Ils obligent les Japonais à signer un traité de commerce inégal. Les Européens suivent dont la France en 1858. L’ouverture avive la crise politique et dix ans plus tard, en 1868, le régime en place chute et le règne Meiji commence. L’empereur Meiji lance une nouvelle ère appelée "gouvernement éclairé". L’article 5 du Serment Impérial précise le changement de politique vis-à-vis de l’extérieur : "Il conviendra de rechercher la connaissance dans le monde entier afin de renforcer les fondements de l’Empire [10]". En moins d’un demi-siècle, le Japon devient une puissance moderne, comblant le fossé scientifique et technique qui le sépare de l’Occident et accédant à la course à la colonisation et à la construction d’un Empire. En 1905, la victoire surprise du Japon sur la Russie, alliée de la France, provoque une onde de choc chez les européens qui découvrent que les Japonais sont devenus une grande puissance. Dans l’opinion japonaise, les événements ont généralisé le sentiment du droit à assumer une place dominante en Asie. La progression coloniale du Japon se fait au détriment des Asiatiques. La Corée est annexée en 1910 et les efforts se portent ensuite sur la Mandchourie, partie intégrante du territoire chinois. L’évolution qui fait passer le Japon d’un pays soumis à un impérialisme économique à une puissance coloniale inquiétante se retrouve-t-elle dans la représentation du pays au théâtre ?
• La Chine
En 1842, après une guerre rapide, le traité de Nankin signé entre la Chine et la Grande Bretagne est le premier d’une longue série d’accords imposés par la force militaire ou l’intimidation. La Chine perd son intégrité territoriale, son indépendance en matière douanière et le droit de refuser le commerce britannique. Les autres nations occidentales suivent avec la signature de traités similaires : États-Unis en 1844, France en 1844, Belgique en 1845, Suède en 1847. En 1858, la Grande-Bretagne autorise le voyage des étrangers. La fin du XIXème siècle est l’âge d’or des concessions minières et ferroviaires. La protection de ces intérêts entraîne une présence administrative et militaire et débouche sur un véritable partage économique. Les lendemains de la guerre russo-japonaise ouvrent une ère d’instabilité et de désastre économique (accrue par la poursuite de pénétration étrangère). Cependant, se poursuivent la modernisation et l’effort, souvent malheureux, d’indépendance nationale de la Chine. L’avènement d’une république en 1912, loin de renforcer l’État chinois, souligne au contraire son affaiblissement. La Chine sombre dans un profond désordre politique. Les conflits entre seigneurs de la guerre sont incessants et le pays n’est réunifié qu’en 1928.
• L’Union Indochinoise
Au début du XIXème, le Viêt-Nam refuse tout traité d’échanges [11]. Les efforts peu diplomates des Français pour introduire des activités commerciales entraînent à partir de 1825 des mesures vigoureuses contre les missionnaires et la communauté chrétienne présents sur place. La France réplique et bombarde Da Nang en 1856 avant de prendre la ville en 1858. La pénétration se poursuit vers le sud du pays et l’empereur d’Annam doit accepter le 5 juin 1862 un traité qui stipule la cession à la France de l’île de Poulo Condore et de la Cochinchine orientale. L’avancée française est ensuite rapide. Les lettrés refusent de collaborer, ce qui porte les Français à instituer un régime d’administration directe et militaire. En 1863, le roi du Cambodge accepte le protectorat français et en 1867, toute la Cochinchine est occupée. En 1874, le traité de Saigon accentue de façon décisive l’emprise de la France. En 1887 est créé le gouvernement général de l’Indochine et est mise en place l’Union indochinoise, achevée en 1907. Elle comprend une colonie, la Cochinchine sous l’autorité d’un gouverneur, et quatre protectorats : Annam, Tonkin, Laos et Cambodge. Les trois premières décennies du siècle sont marquées par une prospérité globale (production agricole en forte hausse, investissements dans les mines et le commerce) que viendra consacrer l’exposition coloniale de 1931. Néanmoins, ces profits reviennent à une minorité d’investisseurs français. Des révoltes d’autochtones et des mouvements nationalistes persistent comme par exemple en Indochine, entre 1907 et 1908, où les peuples colonisés perçoivent la victoire du Japon sur la Russie comme un encouragement à la révolte.
1. Un avènement pragmatique
L’adjectif "extrême-oriental" est souvent utilisé pour qualifier l’Asie orientale et a été choisi pour ce mémoire. Le terme d’Extrême-Orient se diffuse progressivement en France dans les années 1868-1903 et concurrence celui d’Asie dans les titres d’articles et de récits de voyage comme Le Japon de nos jours et les échelles de l’Extrême-Orient écrit par Georges Bousquet en 1877 [12]. La fondation de mot correspond, de façon très pragmatique, au découpage du monde selon la diplomatie anglaise. En raison des difficultés d’apprentissage des langues orientales, le service consulaire d’Extrême-Orient s’est organisé dès ses débuts, séparément du service général et a ainsi ouvert la voie à un nouvel Orient, ni Levant ni Inde, qui comprend Japon, Chine, Siam et Cochinchine [13]. Il a ensuite été repris par les sociétés savantes (Voir ici). L’école française d’Extrême-Orient (EFEO) regroupe sous ce nom en 1901 l’Inde, l’Indochine, la Chine, le Japon et l’Insulinde. Le terme n’est pas sans poser problème car il renvoie à une historiographie européocentrique mais il continue cependant à être employé. Pour certains chercheurs, comme Jacques Pezeu-Massabuau, l’Extrême-Orient correspond à la région Chine-Corée-Japon-Viêtnam [14]. D’autres, comme Nora Wang [15], lui préfèrent cependant le terme d’Asie orientale.
Né à la faveur d’une colonisation politique et culturelle, l’évolution historique et politique n’a cependant pas eu raison du terme d’Extrême-Orient. La cohérence géographique et culturelle de la région a néanmoins pris le pas sur des considérations diplomatiques.
L’Asie orientale ou l’Asie de l’Est désigne un ensemble comprenant la Chine, le Japon, la Corée et l’ex-Indochine (Viêtnam, Laos, Cambodge). Ces pays ont en commun un climat (zone dite "des moussons") et l’importance des phénomènes naturels (séismes). Mais plus encore, ces pays partagent (ou ont partagé) des éléments de civilisation comme le mode d’écriture ou certaines lignes directrices de leur organisation sociale et de leur philosophie [16] et constituent le nouveau monde sinisé [17]. En effet, les différents territoires doivent une partie importante de leurs traits communs à la culture chinoise qui s’est étendue soit par des conquêtes temporaires soit par son dynamisme propre au cours d’un processus tant d’acculturation que d’assimilation. Malgré une grande diversité de langues entre les pays, toute la région a adopté un système d’écriture dite "idéogrammatique" élaboré en Chine, ce qui a conféré à la culture chinoise sa capacité d’expansion. Dans ce système, chaque unité distinctive, le signe, renvoie non pas à une simple fonction phonétique (comme l’alphabet) mais à des mots, porteurs d’idéologie. Ce système d’écriture fut un instrument d’imprégnation de la culture chinoise lors de son adoption, souvent sous l’impulsion d’une colonisation par les Hans au IIème siècle avant notre ère pour les Coréens et Vietnamiens et au IIIème siècle après notre ère au Japon. Depuis, la graphie chinoise a parfois été combinée à un autre système. Ainsi pour l’écriture japonaise est élaboré au cours des IXème et Xème siècles le système des kana, définitivement standardisé au XIXème siècle qui permet une meilleure adaptation aux caractères propres de la langue. Dans des périodes plus récentes, les idéogrammes ont pu être remplacés par des systèmes alphabétiques purs comme en Corée, voire romanisés, comme au Viêt-Nam, sous la pression coloniale. Mais la fonction de véhicule culturel de l’écriture chinoise a laissé des traces. Ces pays partagent également une certaine idée du rapport de l’homme à l’univers dans lequel l’homme est un élément de la nature. Les notions de Ying et de Yang ainsi que celle de la "voie", du chemin qui met en communication et permet de s’exprimer se retrouvent dans la cosmogonie primitive et dans toutes les philosophies d’Asie orientale. Ces idées ont envahi la culture savante, se retrouvent dans la médecine ou l’urbanisme et persistent dans la tradition populaire. Le confucianisme, école de pensée chinoise, a pénétré en Corée, au Japon et au Viêtnam.
Ce résumé de l’importance de la culture chinoise en Asie orientale est ici simplificateur. Il convient d’apporter quelques nuances en notant l’importance qu’ont pu avoir d’autres influences comme la culture hindoue. Le bouddhisme par exemple, autre élément culturel partagé, a une origine toute différente puisqu’il vient de l’Inde. Pour rester dans le domaine spirituel, on peut également remarquer la présence au Japon d’une religion parfaitement endogène : le shintô, centré sur le culte animiste des phénomènes naturels et qui a longtemps cohabité avec le bouddhisme jusqu’à ce que l’ère Meiji (1868-1912) le détache et en fasse la forme la plus explicite du patriotisme. De plus, les éléments culturels partagés ont autant contribué à l’homogénéisation de la région qu’à la naissance de sentiments identitaires propres à chaque pays. Nora Wang conclut ainsi son introduction par cette double caractéristique : "La sinisation de la plus grande partie de cet espace a jeté les bases de valeurs historiques communes dont il demeure des traces profondes, non toujours conscientes mais efficaces. Elle a aussi semé les germes de sentiments identitaires violemment affirmés et longtemps contre l’Empire chinois [18]."
Les descriptions des réalités géographiques et culturelles de l’Extrême-Orient sont aujourd’hui nombreuses. Mais qu’en est-il de la perception de l’Extrême-Orient des auteurs, metteurs en scène et critiques de la période ici étudiée ? Les pièces illustrent-elles une représentation nationale (de la Chine, du Japon ou de l’Indochine) ou composent-elles une représentation plus vaste de l’Extrême-Orient ?
Les auteurs et les critiques des journaux adoptent rarement cette expression géographique et souvent sans lui donner de sens précis. L’emploi du terme d’Extrême-Orient relève le plus souvent de remarques ponctuelles. Au sujet de La Bataille, Delini évoque "la savoureuse atmosphère des pays d’Extrême-Orient [qui] encadre les trois actes de La Bataille d’une pittoresque couleur locale [19]". Dans le récit qu’il fait de la visite de Pierre Loti à New-York à l’occasion des représentations de La Fille du ciel, François de Tessan décrit "la musique, les rites, les formules sacramentelles, les défilés, tout est réglé de manière à donner l’illusion parfaite de l’Extrême-Orient [20]".
Les textes et les mises en scène se concentrent sur l’imaginaire lié à un seul pays. Aucune pièce ne se déroule dans plusieurs pays d’Extrême-Orient et les auteurs insistent sur les connaissances précises qu’ils ont acquises. Néanmoins quelques imprécisions apparaissent quelquefois. En 1888, Judith Gautier n’hésite pas, par exemple, à transposer un conte d’origine chinoise dans un contexte japonais dans La Marchande de sourire. Les collections d’arts asiatiques mêlent également des objets japonais et chinois et forgent une représentation globale des arts décoratifs [21].
La Chine, le Japon et l’Indochine forment une région dont la culture, les paysages, les mœurs s’opposent à l’Europe. On parle d’arts d’Extrême-Orient [22], de philosophies d’Extrême-Orient ou, dans un contexte politique, de "question d’Extrême-Orient" [23]. C’est un terme générique qui englobe les pays et les cultures d’Asie orientale et qui insiste surtout sur l’opposition avec l’Occident. Les coupures de presse sur la pièce Typhon emploient par exemple le terme d’Extrême-Orient pour rappeler l’opposition entre les civilisations d’Europe et d’Extrême-Orient. Serge Basset dans Le Figaro parle de "l’antagonisme violent qui oppose l’Asie à l’Europe, la civilisation de l’Extrême-Orient à la nôtre, et comme l’image d’un premier duel entre la race blanche et la race jaune [24]". Abel Hernant dans Le Journal explique également que "tous les explorateurs de l’Extrême-Orient se sont accordés à observer qu’un Japonais ne sent, ni ne pense, ni ne raisonne comme un Européen ; et aucun n’a même essayé de comprendre ni de nous expliquer comment raisonne, sent et pense un Japonais [25]". L’addition des représentations nationales construit un "exotisme spécifique de l’aire sinisée, avec la race (jaune), la population (nombreuse), l’emprise spatiale (riziculture, plaines), la culture matérielle (bois, baguettes) et spirituelle (bouddhisme, confucianisme) [26]".
Cette homogénéisation évolue cependant au fil des années. Les conflits contemporains et la présence plus prononcée d’Européens en Asie entraînent une différenciation dans la représentation des populations extrême-orientales. Le Japon s’industrialise et devient une menace pour les Européens, l’Indochine est marquée par la présence politique des Français et la Chine paraît sombrer dans le chaos.
II. Les éléments récurrents qui participent à la construction d’une représentation commune.
A. Le choix d’une époque : le passé sollicité
1. Le goût du passé
Si 100% des pièces dont l’action se situe en Indochine se déroule à l’époque où elles sont écrites, les proportions s’inversent pour le Japon (plus de 70% des pièces se déroulent dans le passé) et pour la Chine (80% des pièces).
Le passé représenté dans ces pièces n’est pas clairement délimité. Il ne s’agit donc pas de pièces réellement historiques mais les scènes se déroulent dans des pays encore fermés aux Occidentaux (donc avant le milieu du XIXème siècle) et où règne un système féodal.
Le Japon et la Chine contemporains ne présentent pas d’intérêt pour les auteurs et les critiques français. Le japonisme leur a fait découvrir un pays avec un art et un artisanat original, des mœurs différentes et c’est ce dépaysement qu’ils veulent retrouver au théâtre. L’occidentalisation du Japon à partir du milieu du XIXème leur apparaît comme une dénaturation des traditions ancestrales [27]. Judith Gautier se désole de l’occidentalisation qui suivit la restauration de l’Empereur Meiji en 1868. Elle exprime cette nostalgie dans La Musique japonaise à l’Exposition de 1900 où elle commente les transpositions des musiques de six pays orientaux par le compositeur Benedictus :
Une grande artiste à la fois comédienne, mime, danseuse et tragédienne : Sada Yacco dont Paris raffole en ce moment. Elle nous apporte comme une brève et dernière vision de ce Japon féodal que nous n’avons pas connu et qui n’est plus ; dont, là-bas, les grandes courtisanes et les comédiens tragiques, seuls gardent pieusement la tradition, mais qui va aussi être submergée sous le flot de la civilisation nouvelle [28]
Le critique Paul Souday ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque la pièce L’Honneur japonais de Paul Anthelme qui a le mérite de :
Nous transporter dans le vieux Japon. Certes, le Japon moderne et européanisé présente un intérêt capital pour le politique et l’historien : mais il est laid. C’est même l’une de ses principales innovations si nous en croyons des voyageurs comme M. Charles Pettit, d’après qui l’européanisation ne serait que superficielle et aurait laissé intactes les traditions séculaires [29].
Au-delà d’une préférence esthétique, on peut s’interroger sur les raisons de ce goût pour une Asie éloignée dans le temps. D’après Edward Saïd, en philosophie, l’Autre n’est pensable comme une grande culture qu’à condition qu’elle soit passée [30]. Une autre explication est possible. Tant qu’ils étaient refermés sur eux-mêmes, les pays asiatiques ne présentaient pas une menace pour les occidentaux. Mais au début du XXème siècle, le Japon affirme sa puissance industrielle et militaire. Les Européens préfèrent mettre en scène un pays lointain et à l’opposé de leurs valeurs, un pays innocent comme ont pu l’incarner les contrées des bons sauvages quelques siècles auparavant. Chris Reyns-Chikuma parle alors du japonisme comme d’"un primitivisme et un mode d’évasion".
Un vieux mythe, souvent renforcé par les récits biaisés des voyageurs mais nourri surtout par un désir d’évasion vers l’opposé de la civilisation occidentale avancée, complexe, perpétua une vision du Japon(ais) comme peuple simple, innocent, primitif vivant dans une harmonie heureuse avec une nature douce et bienveillante". Et alors que cette image du Japon "ne coïncidait pas du tout avec les informations couramment disponibles qui le montraient comme hautement civilisé et raffiné, et ce, selon les standards européens les plus critiques il semble que les Européens voulaient croire en cette vision en dépit des preuves du contraire [31]
Quelques pièces proposent cependant une représentation de l’Asie du début du XXème siècle. L’Indochine du début du siècle est le sujet d’Asie d’Henri-René Lenormand (la pièce se déroule cependant principalement sur un bateau ou à Marseille) et des Sauterelles d’Émile Fabre jouées au Vaudeville fin 1911. Cette pièce évoque les problèmes de statuts que rencontre la colonie, dénonce les tares de l’exploitation économique et les conditions des indigènes. Malgré un succès critique, la pièce intéresse peu le public et s’arrête après 17 représentations.
Deux pièces s’intéressent au Japon contemporain. Les diplomates et les militaires remplacent alors les samouraïs. Le Typhon du hongrois Melchior Lengyel, est joué pour la première fois au théâtre Sarah Bernhardt en 1911. La scène se passe à Berlin chez des espions japonais qui se font passer pour des diplomates. La pièce reçoit une bonne critique et reste à l’affiche 48 soirs. La représentation du Japonais est très négative : impérialiste, contraint d’abdiquer sa personnalité pour l’honneur du groupe et porteur d’un esprit de dissimulation. Ces clichés xénophobes visent à montrer la supériorité de l’Europe sur le Japon alors que le pays affirme son industrialisation et ses ambitions militaires. La pièce s’inscrit dans la littérature du péril jaune [32]. La Bataille de Pierre Frondaie, relate la bataille de Tsushima dans laquelle, en mai 1905, la flotte japonaise dirigée par l’amiral Togo a complètement détruit la flotte russe. La représentation des Japonais est plus nuancée : tiraillés entre tradition et la modernité, ils n’hésitent cependant pas à feindre de se plier aux coutumes des Occidentaux pour acquérir leurs secrets. Là encore le succès est au rendez-vous. La transformation rapide du Japon intéresse donc le public mais peu d’auteur de théâtre se lance dans ce sujet.
Robert Franck dans l’article "altérité, représentations de l’autre [33] "note que les images de l’Autre sont toujours construites sur le mode binaire. Les représentations positives et négatives cohabitent au sein d’un même imaginaire national. L’étude de la représentation du Japon dans les pièces du début du XXème siècle en est un bon exemple. Le Japon lointain correspond à l’image positive du pays et le Japon contemporain en est le versant négatif. Comme l’analyse Chris Reyns-Chikuma, le théâtre peut mettre en scène trois représentations du Japon [34]. Il s’agit ou bien de stéréotypes romantiques ou bien de satires moquant la mode japonisante ou bien encore de critiques de la modernisation du pays. Et ainsi que l’écrit Joy Hendry : "Plus le Japon améliore sa position internationale, plus il est moqué [35]". Cependant, ces deux types de représentations (l’une d’évasion et l’autre moqueuse) peuvent être toutes deux interprétées comme un refus de voir les nouvelles réalités japonaises. En effet, le Japon est en train de devenir un pays moderne, ce qui choque ou attriste les occidentaux, les uns parce qu’ils regrettent l’espace esthétique, exotique et dépaysant qu’était le Japon à leurs yeux, les autres, parfois les mêmes, parce qu’ils commencent à sentir la concurrence des produits japonais et la menace (même lointaine) de sa politique impérialiste. L’évolution de l’image résulte, comme l’a mis en valeur Pierre Laborie [36], d’une triple temporalité vécue par les contemporains : les images de l’Autre dépendent des héritages du passé, sont réactivées par les enjeux du présent et s’articulent en fonction des perspectives d’avenir. Après 1905 et la victoire militaire du Japon, l’imaginaire négatif refait surface bien qu’il n’éclipse pas totalement l’autre imaginaire.
Les sources du mémoire sont en partie des sources littéraires et il est donc indispensable de passer par une étude du texte des pièces, de leur écriture. Il ne s’agit pas d’une étude approfondie mais du relevé de quelques éléments qui sont apparus au fil des lectures. Le théâtre permet de donner la parole aux personnages extrême-orientaux… en français. Melchior Lengyel parvient dans Le Typhon à introduire quelques phrases de japonais grâce à une astuce dans l’intrigue. L’acte III se déroule dans un tribunal, en présence d’un interprète et Kobayaki, un Japonais qui assiste à la scène dans le public peut donc s’exclamer "Joroshii, shorede oshushmi natar !" avant que l’interprète ne précise : "Il a dit « ce n’est rien, restez tranquilles » [37]". Mais au-delà de ce contre-exemple, les dialogues sont l’occasion de retranscrire dans la langue française, une langue étrangère telle que la perçoivent les auteurs français. Car à travers les dialogues c’est avant tout les auteurs qui s’expriment et qui donnent à voir la façon dont ils perçoivent les langues extrême-orientales.
Melchior Lengyel utilise aussi les éléments de la culture japonaise à des fins comiques dans Le Typhon où le contact entre la culture européenne et japonaise provoque quelques incompréhensions :
« Interrogatoire de Hironari : votre religion ?
— Sinto
— Comment ?
— Sinto, c’est une religion japonaise.
— Oui, oui, je sais, je n’avais pas bien compris » [38].
Ou encore :
« Le juré : accusé, dites-moi si vous avez étranglé cette femme par une prise de votre jiu-jitsu national » [39].
Mais ce parti-pris est rare et la plupart des auteurs cherchent à reproduire les langues orientales.
Dans Le Soulier de Satin, Paul Claudel évoque un Japonais "parlant comme s’il déposait chaque idée en hiéroglyphes sur le papier [40]". Cette idée retranscrit bien la volonté des auteurs français. Face à des langues énigmatiques (qui n’utilisent pas le même alphabet et que peu de Français maîtrise), ils ont recours à des procédés d’écriture chargés de transmettre ce mystère.
L’emploi de figures de style est par exemple récurrent. Les métaphores et les comparaisons sont particulièrement prisées avec des analogies végétales ou animales. Dans La Belle Saïnara, l’opposition entre le guerrier et le poète est évoquée par la phrase : "tel, aux champs, un boulet rencontre une fleurette [41]". Dans Le Chagrin dans le palais de Han, le secrétaire de l’Empereur décrit la jeune fille qu’il vient d’apercevoir : "Elle est délicate et tremblante comme une fleur de pavot qui vient de déplier ses pétales [42]". Et quand l’empereur repense à sa bien-aimée, c’est en ces termes : "Quand elle m’accompagne sous les poiriers en fleurs, les cerfs et les biches couchés dans l’herbe grasse ne s’enfuient pas devant nous ; quand je monte avec elle, le soir, à la tour des Signes célestes, les étoiles s’approchent, attirées par le parfum de sa ceinture [43]". Enfin, dans Sin, féérie chinoise un personnage s’exclame : "Tous les océans tiennent dans une perle. Toute la beauté tient dans une rose. Tout le bonheur peut tenir dans une nuit [44]". Cette abondance de figures de style tient à la volonté de retranscrire des langues à idéogrammes qui sont souvent perçues comme moins concrètes et plus imagées. La langue chinoise ou japonaise serait donc plus poétique. Cette idée se retrouve également dans la forme d’expression des personnages qui parlent souvent en vers, ou par courts poèmes. Dans La Belle Saïnara, le personnage principal, poète, déclare son amour à sa bien-aimée :
« Lorsque tu baignes ton pied tendre
Dans la rivière aux frais cailloux,
Les beaux lys rosés font entendre
Un long murmure de jaloux » [45].
Dans Sin, féérie chinoise, l’empereur s’exprime également en vers libres et irréguliers dont la vocation poétique ne fait pas de doute :
« Et puisque ce soir la lune divine
Envoie parmi nous son enfant
Si par sa science le bonze
Me montrait en quel lieu il descend
J’irais le supplier de m’éclairer enfin
Sur le bien et le mal, l’origine et la fin » [46].
Les images et la forme poétique participent à l’écriture d’une langue raffinée et lyrique.
En plus d’être des langues poétiques, le chinois et le japonais sont perçus comme des langues philosophiques et spirituelles. Les dialogues mettent l’accent sur les idées de destin, de lutte entre le bien et le mal. Plusieurs extraits illustrent cette idée. Dans La Fille du ciel : "Vas-tu te plaindre ? Chaque être doit accepter la place qui lui échoit dans la vie [47]". Le génie de L’Avare chinois apporte la morale à l’histoire : "souviens-toi que le bien et le mal ont toujours leur écho dans le ciel" puis le grand esprit conclut :
Comprenez, mortels, que tout ce qui devait arriver, en l’espace de vingt ans est arrivé comme nous l’avions décidé. N’oubliez pas, vous tous, que, s’ils tardent quelquefois, le châtiment et la récompense arrivent toujours. Supportez courageusement les épreuves. Si le cèdre et le sapin ne résistaient pas à la gelée, ils ne vaudraient pas plus que les plantes fragiles que le premier froid abat [48].
On peut encore citer une réplique de L’Amour de Késa : "il faut que tu m’appartiennes, comme il faut que cette fleur de cerisier descende jusqu’à l’eau de l’étang. C’est leur destin d’être ensemble [49]" qui mêle comparaison végétale et philosophie fataliste ainsi qu’une citation extraite du Chagrin dans le palais de Han : "La nuit est claire comme une nuit prédestinée [50]".
Le minuscule est également un thème récurrent dans l’écriture des pièces. Tout ce qui est japonais ou chinois est petit : petits objets, petites fleurs, petites maisons et petits habitants. Dans Le Typhon, une courtisane européenne se déguise en femme japonaise et son amant japonais lui dit qu’elle a : "des jolies petites mains… comme une japonaise [51]". Elle-même appelle son amant "mon petit mignon jaune [52]". Dans La Bataille, la jolie Mitsuko est appelée : "chère petite divinité d’ivoire", "petite rose jaune" ou "petite perle" et elle possède "la petite main d’ivoire jaune [53]". Les qualificatifs associés à l’aspect mignon et enfantin sont également fréquents. Dans La Belle Saïnara, l’héroïne "a passé sa tête espiègle" et "fait la grimace la plus jolie du monde [54]".
Cette écriture n’est pas nouvelle. Déjà Pierre Loti remarquait à propos de sa pièce Madame Chrysanthème : "J’abuse vraiment de l’adjectif petit, je m’en aperçois bien ; mais comment faire ? – En décrivant les choses de ce pays-ci, on est tenté de l’employer dix fois par ligne. Petit, mièvre, mignard, le Japon physique et moral tient tout entier dans ces trois mots-là… [55]". Michel Butor remarque que cette figure de rhétorique est une façon de considérer les choses comme des jouets et de se sentir adulte par rapport à un pays enfant [56].
Le tableau suivant montre les différents personnages qui sont représentés dans les pièces et dans quelle proportion.
Beaucoup de rôles ne sont présents qu’une ou deux fois dans l’ensemble des pièces. Ce sont surtout les rôles très présents qui méritent qu’on leur prête attention.
Dix empereurs sont comptabilisés dans l’ensemble des pièces. Il s’agit le plus souvent d’une figure exclusive (La Fille du ciel de Judith Gautier et Pierre Loti relate la lutte entre l’empereur tartare et l’impératrice des Ming mais dans les autres pièces il n’y a qu’un empereur) et on peut donc en déduire que l’empereur est une figure incontournable des pièces extrême-orientales. Cette surreprésentation s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, c’est une figure présente en Chine, au Japon et en Indochine (contrairement à la geisha qui est typiquement japonaise par exemple). De plus, l’empereur fascine les Occidentaux. C’est une figure qui n’existe pas en France et qui reste très mystérieuse. Le théâtre occidental s’est très vite tourné vers ce personnage. En 1885, l’opéra comique anglais intitulé The Mikado (nom donné à l’empereur du Japon) d’Arthur Seymour Sullivan et William Schwenck Gilbert remporte un immense succès. Depuis, peu de représentations de la Chine ou du Japon se dispensent de ce rôle. Pourtant, au Japon, l’empereur est un dieu vivant et il est interdit de le représenter. La pièce d’origine de L’Honneur japonais met donc en scène un shôgun (prince) mais ce dernier est remplacé par un empereur, personnage plus connu du public, lors de son adaptation en France [57]. En 1916, Georges Ribemont-Dessaignes, auteur qui participera peu après au mouvement Dada, écrit l’Empereur de Chine. L’écrivain y interroge le statut d’un souverain intercesseur entre les hommes et les dieux, "fils du ciel" en Chine, à l’instar du Christ dans la culture chrétienne [58].
Les samouraïs sont également très présents (neuf fois) mais il n’est pas rare qu’il y ait plusieurs samouraïs par pièce et ce nombre est donc moins significatif. La présence de cinq esprits montre également l’importance donnée au surnaturel et au religieux dans les pièces.
Après l’étape de l’écriture, la représentation de l’Extrême-Orient se joue également sur scène. L’imaginaire du metteur en scène-décorateur s’ajoute alors à celui de l’auteur. Quelques photographies ainsi que les didascalies permettent de relever les éléments de mise en scène récurrents à la représentation de l’Asie orientale.
Le lieu mis en scène est souvent un salon. Cette représentation des pièces d’intérieur s’inscrit dans l’histoire de la mise en scène du début du XXème siècle. Le salon est en effet la pièce phare du théâtre bourgeois et on retrouve donc ce décor, agrémenté d’éléments de couleur locale, dans les pièces exotiques. C’est une pièce où les personnages se croisent, à la fois privée et publique [59]. Le Voile du bonheur se déroule dans le salon de l’aveugle Tchang-I qui peut donc recevoir des invités de l’extérieur et être au centre de la vie de la maison.
Les deux photographies ci-dessous représentent un intérieur japonais :
Photographie des Princesses d’amour (décors : Marcel Jambon et Alexandre Bailly) 1907 [60]
Photographie de La Belle Saïnara, 1908 [61]
Les didascalies de La Belle Saïnara complètent la photographie :
« Le théâtre représente un de ces intérieurs japonais si fréquemment peints sur les écrans. Le sol est garni de nattes, les murs sont décorés de panneaux couverts de fleurs et d’oiseaux. […]
De grosses lanternes de papier éclairent la scène. Pour meubles, ça et là, des coussins, une petite table garnie de tout ce qu’il faut pour prendre le thé et pour fumer.
Partout des fleurs dans des vases de bronze ou de porcelaine » [62].
Les motifs floraux ou animaux, la cérémonie du thé, les lanternes en papier composent un intérieur traditionnel japonais. Les meubles proviennent sans doute de collections privées ou d’un marchand d’art décoratif japonais. Judith Gautier par exemple, a pour habitude de prêter certaines pièces de sa collection [63].
Néanmoins, le salon est ouvert sur l’extérieur grâce à des fenêtres qui permettent de marquer le temps qui passe : le panneau de fond change selon les saisons et introduit la nature dans la demeure.
Pour les scènes d’extérieur, les représentations de la nature dominent : les cerisiers en fleurs bien sûr, mais aussi les étangs couverts de nénuphars ou les jardins zen. Un temple, symbole de la spiritualité asiatique, est également souvent représenté.
Le décor de L’Amour de Késa de Robert d’Humières est décrit dans les premières didascalies :
« Devant un temple bouddhiste. La porte de son enceinte extérieure s’ouvre au fond. A gauche de la porte, un petit étang avec des lotus et des pierres régulièrement espacées pour le traverser. Une lanterne de bronze se dresse au bord. Un cerisier en fleurs la caresse de ses branches dont les pétales roses jonchent l’eau de l’étang et le sol » [64].
Le temple est le centre du décor. Les autres éléments composent un tableau très bucolique (pétales jonchés au sol) et ordonné ("pierres régulièrement espacées"). La nature n’est pas ici synonyme de retour à l’état sauvage. Au contraire, la nature est maîtrisée par l’homme et les deux se côtoient dans l’harmonie : l’eau est calme (c’est un étang), les pierres permettent de traverser l’étang, l’arbre en fleurs "caresse" la lanterne.
Les Princesses d’amour de Judith Gautier se déroulent au bord d’un lac, au milieu d’une forêt et côté jardin, une sculpture en pierre semble figurer un espace sacré.
Photographie des Princesses d’amour, 1907 [65]
Les didascalies de L’Honneur japonais indiquent :
« Dans le lointain, tableau fait des éléments caractéristiques d’un paysage japonais : la rizière, des petits villages couverts de chaume perdus dans les bambous, un pont en rondins très rustique » [66].
Là encore, la nature n’est pas effrayante. La rizière symbolise la maîtrise de l’homme sur la nature nourricière. La présence humaine reste modeste et campagnarde (maison aux toits de chaume, pont rustique).
Tous ces éléments composent une représentation de l’Asie orientale liée à la nature. Sur scène, point de villes et d’industrialisation mais des campagnes luxuriantes et un mode de vie rustique.
Mais l’influence majeure des décors est le japonisme du XIXème siècle, celui des collectionneurs d’estampes et d’art décoratif.
Les décors de L’Avare chinois se présentent ainsi sur cinq faces. L’espace est délimité par une petite clôture. Un tapis sombre à motifs est posé sur le sol. Un ciel nuageux illustre le plafond peint. Les nuages sont stylisés à la manière des motifs chinois. Des panneaux de bois entourent le plateau et changent suivant les scènes. Dans celle-ci, ils représentent un arbre en fleurs (les petites tâches blanches évoquent les fleurs d’un cerisier) et des scènes de paysages enneigés. Les dessins et les motifs rappellent des estampes japonaises : spirales, cerisier ou prunier en fleurs, montagnes enneigées.
Photographie de L’Avare chinois, 1908 [67]
Le décor d’autres pièces est encore plus évocateur. Une illustration du Chagrin dans le pays de Han montre un décor peint sur une surface plane, représentant des montagnes enneigées à perte de vue et rappelle les trente-six vues du mont Fuji d’Hokusai.
Illustration d’une représentation du Chagrin dans le palais de Han, 1911 [69]
Hokusai, une des trente-six vues du mont Fuji, vers 1829-1833 [70]
Cette référence aux estampes est d’ailleurs souvent évoquée par les journaux. Adolphe Brisson dans Le Temps décrit la mise en scène de L’Honneur japonais et "ses tableaux peints par Jusseaume [qui] se déroulent comme des feuilles de kakimono [71] et nous restituent les paysages du vieux Japon spirituels et grandioses [72]".
L’inspiration de l’estampe se retrouve aussi dans le choix des éléments de décors. L’installation de grands panneaux peints est fréquente. C’est à la fois une facilité de mise en scène qui permet d’évoquer un extérieur avec peu de moyens mais c’est aussi un rappel des estampes japonaises, en vogue en Europe dans la deuxième moitié du XIXème siècle. Cet art incarne également le Japon aux yeux des spectateurs et des metteurs en scène du début du XXème siècle.
Les panneaux peints sont également une tradition dans le théâtre asiatique. Quand la troupe de Sada Yacco se produit à Paris en 1901, le seul décor est une grande toile peinte représentant une vue japonaise avec des temples et des monts enneigés :
Photographie d’Otojiro Kawakami et de Sada Yacco au théâtre de l’Athénée, 1901 [73]
III. Des représentations choisies et réinterprétées
A. Quelle concordance avec la réalité ?
Bien que le sujet du mémoire ne porte pas sur l’exactitude ou l’inexactitude des représentations de l’Extrême-Orient par le théâtre français, on peut tout de même se demander si elles correspondent à une certaine réalité, d’autant que les notions de véracité et d’authenticité sont au cœur des discours des auteurs et des critiques. Les témoignages d’Extrême-orientaux sont rares. Au détour d’un article, Nozière écrit au sujet de La Belle Saïnara en 1908 : "il y avait dans la salle quelques japonais ; ils semblaient un peu étonnés [74]." Le sentiment qui prévaut est en effet l’étonnement. Malgré les recherches approfondies des auteurs français, malgré une connaissance croissante du théâtre japonais, les représentations de l’Extrême-Orient restent très françaises. Et les Occidentaux, surtout les plus érudits, commentent les pièces auxquelles ils assistent.
Edouard Gauthier est le rédacteur en chef du journal Le Théâtre ainsi qu’un éminent japoniste. En 1912, il se rend comme tout critique de théâtre à la représentation de L’Honneur japonais de Paul Anthelme. Mais alors que ses confrères sont très élogieux, il s’offusque de cette pièce en rédigeant l’article "L’Honneur japonais, succès d’Odéon". Son avis est sans appel :
« Au point de vue japonais, le succès d’Odéon est un scandale ; cette pièce est une lamentable parodie, dans sa composition et dans son détail, de la légende fameuse des quarante sept ronins ; les photographies de ses scènes, reproduites dans les quotidiens de Tôkyô ont provoqué l’étonnement et le rire » [75].
Il précise sa critique en évoquant l’inexactitude de la pièce :
« S’il s’agissait d’une œuvre originale, […] il n’y aurait pas lieu d’insister. Mais on a crié très fort à la merveille, à la reconstitution d’un Japon éclatant de vérité tant au point de vue moral qu’au point de vue matériel » [76].
Que reproche-t-il exactement ? D’abord, que l’auteur et le metteur en scène ne se soient pas mieux renseignés auprès de Japonais ou d’érudits :
« Dès qu’on annonça la réception à l’Odéon de l’ouvrage, de M. Paul Anthelme, nombre de Japonais et de Japonisants offrirent le concours bénévole de leur documentation. On découragea, mieux, on négligea ces bons vouloirs pleins d’autorité. Une effarante méprise s’ensuivit. »
Mais surtout, il relève précisément toutes les erreurs du texte et de la mise en scène de la pièce :
« Quels sont ces Japonais de fantaisie, bizarrement attifés, qui usent de la poignée de main, saluent en se vautrant à même les planches, se vêtent d’un peignoir de bain quand ils se devraient tenir en costume de cérémonie, et pérégrinent en leur appartement chaussés de sandales ? Qu’est ce que ces samouraïs qui jouent de l’éventail comme des Chinois de paravent et développent d’amples flanconades dans une escrime qui n’use que de coups droits ? Qu’est-ce que ces fiancés japonais qui vont se promener au jardin avant leur mariage accompli ? Qu’est-ce que c’est que ce chef-d’œuvre ? »
Edouard Gauthier ne pardonne aucune imprécision, erreur ou prise de liberté par rapport à l’histoire originale. Il reprend point par point les éléments litigieux. Le titre original, Tchoushingoura signifie "collection de serviteurs fidèles" et insiste plus sur la fidélité que sur l’honneur comme le fait le titre français. Les dialogues sont fantaisistes et ne marquent pas le respect que devrait avoir les personnages suivant leur classe. La scène du hara-kiri lui semble particulièrement impropre : elle est trop longue, trop de personnages y assistent, le samouraï ne meurt pas avec la noblesse qui lui incombe… La mise en scène n’est pas plus rigoureuse. Le décor français représente le mont Foudji-Yama alors qu’il n’est pas visible de Kyoto ou du château où se déroule l’action. Les costumes ne sont pas non plus appropriés. Des illustrations comparent les tenues françaises avec les tenues japonaises :
Illustrations reprenant les erreurs de costume pour L’Honneur japonais [77]
Edouard Gauthier donne en plus une explication aux erreurs des costumiers. Selon lui, ces derniers se sont basés sur des estampes et non sur des sources rigoureuses :
« La documentation du costume fut – de toute évidence – prise dans les estampes. Or au Japon, l’estampe, imagerie pour paysans, n’a aucune valeur documentaire. Le costume convenable, on l’eut trouvé dans les recueils spéciaux (emakimono), et à nombre de sources encore plus accessibles, on pouvait assurer l’entier établissement de son détail. »
Les critiques d’Edouard Gauthier sont nombreuses et bien argumentées, mais elles témoignent uniquement de sa connaissance personnelle du Japon. Le chroniqueur ne cherche pas à comprendre et à expliquer les choix de l’auteur de L’Honneur japonais. Sa qualité de japoniste prend le pas sur celle de rédacteur en chef d’une revue théâtrale.
Une autre critique concerne la prétention des auteurs français. William Leonard Schwartz, critique américain, blâme ainsi sévèrement les écrivains français qui ont osé écrire des pièces "chinoises" et "japonaises" malgré un manque flagrant de connaissances. Il doute même de la sincérité de Judith Gautier qui a été jusqu’à écrire des guides du Japon et de la Chine sans jamais y être allée [78]. William Léonard Schwartz, lui, a fait le voyage et ne conçoit pas qu’on puisse prétendre avoir la connaissance d’un pays sans s’y être rendu. Judith Gautier, proche en cela de la plupart des érudits français de cette époque, accorde la priorité à une conception livresque du savoir.
Les remarques du député (et critique d’un jour) Paul Bluysen au sujet des Sauterelles d’Émile Fabre relèvent l’emploi par l’auteur dramatique de nombreux clichés :
« Il a composé sa "tranche de vie" de telle sorte que, dès le lever du rideau on ne voit défiler que clichés et poncifs, fabriqués, de cette façon, comme des comprimés de vice colonial ! Tous les clichés, tous, sont là. […]
Que peut être la femme d’un gouverneur général ? Parbleu ! Une "ancienne" de Montmartre, "capitale du monde". Un gouverneur général ? Un petit professeur du Poitou (mes compliments !) qui crevait de faim il y a dix ans avec une femme de ménage. - Un résident supérieur ? Un journaliste dont la femme était la maîtresse d’un député influent, - naturellement. Un autre gouverneur, que sera-t-il ? Un député non réélu. Et comment s’ennoblira un M. Dupont ? – du Tertre, bien entendu. Que fera-t-il ? – Il tripotera, tandis que le résident général fumera l’opium et caressera un boy qui le blessera, d’un coup de couteau… (tiens, tiens !) Comment parlera un Martiniquais ? En mouillant les R… » [79]
Il ne faut toutefois pas généraliser ces stigmatisations savantes : la plupart des spectateurs, conscients ou non de la représentation approximative des pays extrême-orientaux qu’offre le théâtre, sont d’abord sensibles à la qualité des pièces et au dépaysement qu’elles permettent.
B. Des emprunts historiques et culturels plus que théâtraux ou esthétiques
La représentation de l’Extrême-Orient passe par l’interprétation de textes japonais ou chinois ou simplement d’un contexte mais, alors que le théâtre japonais est de mieux en mieux connu en Europe au début du XXème siècle, les acteurs français s’en inspirent peu. Quelques tentatives marquent tout de même la période.
1. La reproduction du théâtre japonais : une quête parsemée d’obstacles
La première tentative revient à Aurélien Lugné-Poe qui met en scène fin 1910, L’Amour de Késa adapté par Robert d’Humières. La pièce a été présentée au public français par une troupe japonaise lors de l’Exposition universelle de 1900 et Lugné-Poe a sûrement assisté à la représentation. L’homme n’est pas novice dans la mise en scène de pièces orientales. Il a déjà monté des pièces hindoues (Le Chariot de terre cuite et L’Anneau de Sakountala en 1895) et une pièce chinoise (La Fleur palan enlevée en 1896). L’Amour de Késa l’entraîne au Japon. Son désir en montant cette pièce (dans laquelle il est également interprète) est de s’approcher du vrai Japon et de ne pas se contenter des représentations factices habituelles. La plus grande difficulté concerne le jeu des comédiens dont la pratique française est très différente de la pratique japonaise. Il fait donc appel à un auteur japonais, Yûhô Kikutchi, pour les guider dans cette tâche [80]. Dans son autobiographie, Sous les étoiles, souvenirs de théâtre (1902-1912), publiée en 1933, Aurélien Lugné-Poe évoque cette rencontre et les déconvenues qu’elle a entraînées :
« Parlons Japon !...
Pour les Occidentaux, pour nous, il y a Japon et Japon. En voulant éviter le Japon ressassé, le Japon de convention, fût-ce avec toute la pacotille du serment des Samouraï, nous nous étions forcés de tomber dans l’autre, le vrai… Là, ce devait être la culbute, et pour mille raisons. Accommoder le vrai à celui de la convention, autant vouloir marier une carpe à un lapin ! Un auteur japonais vint à notre secours aux répétitions. De Max, Suzanne, Greta Prozor et moi, nous restâmes bouche bée dès la première séance. Ses indications nous enlevèrent tout élan. Aucune de ses dimensions de gestes, d’attitudes, ne correspondait aux nôtres : il pouvait s’asseoir sur un petit banc et n’être pas ridicule ; nous, nous étions tout de suite grotesques. Et bientôt, trois Japons se présentèrent à notre esprit : celui que nous nous étions imaginé, celui que de Max, fécond d’inventions moldavo-orientales apportait à la mise en scène, enfin l’authentique, celui de notre auteur japonais, précis, exact, ressemblant à l’action, au texte de la pièce autant que L’Honorable Partie de campagne ressemble à du Loti.
Allez donc recomposer la vérité à l’avant-scène !
Un merveilleux mystère du Destin a voulu qu’au Japon tout soit à l’échelle de ses habitants ; sans doute est-ce même ce mystère qui provoque l’enchantement religieux des Occidentaux à visiter le pays aussi bien qu’à manier, à caresser les bibelots qui en proviennent. Le problème devient vulgaire et impossible dès l’instant où l’Européen tente de s’introduire dans un intérieur japonais ; même circuler sur une route, jouer au Japonais, se costumer, se maquiller en japonais !
Si, au théâtre, des spectateurs de nos pays peuvent être touchés en se laissant prendre à une pareille mascarade des hommes, des paysages, à la transposition des timbres de voix, il faut confesser qu’ils ont de la candeur de reste !
A la répétition de Késa, je compris dans quel impossible guêpier nous nous étions fourvoyés. Nous marchions tout droit à Mme Chrysanthème. Mes lectures de Lefcadio Hearn et aussi le désenchantement du malheureux écrivain, le jour où il se fut fait naturaliser Japonais par amour du pays, me revinrent à l’esprit et rien ne colla plus. Et Késa fut joué accommodé, teinté de vérité, et pas un soir ne s’accrocha au vrai, au franc succès ; la foi manquait.
Les petits oreillers de bois sur lesquels nos têtes devaient s’endormir, sous des plafonds de maisons beaucoup trop basses pour nos tailles, nous faisaient souffrir horriblement ; tout nous entravait ou bien nous encombrions tout. On s’énerva ». [81]
Ce témoignage révèle la conscience qu’a Lugné-Poe du côté factice des représentations de l’Extrême-Orient données sur les scènes occidentales. Il accole le terme de "pacotille" au "serment de samouraï" et Madame Chrysanthème est son contre-modèle absolu. Mais il manque lui-même de connaissances précises sur le Japon et le théâtre japonais. L’auteur japonais lui révèle la façon d’être des Japonais, comment ils marchent, s’assoient, se maquillent. Lugné-Poe insiste sur l’élégance ("il pouvait s’asseoir sur un petit banc et n’être pas ridicule ") et sur la petite taille de tous les éléments japonais. Ce comportement ne peut s’apprendre en quelques répétitions et Lugné-Poe se résigne alors à présenter une pièce imparfaite et surtout très loin de la représentation qu’il avait vue en 1900.
La deuxième tentative revient à Jacques Copeau qui prépare avec l’aide de Suzanne Bing la pièce Kantan en 1923. Son souhait est alors de monter avec ses élèves une véritable pièce de nô. Il n’a lui-même jamais assisté à un spectacle nô mais a lu les pièces de nô traduites en anglais par Arthur Waley. Le choix se porte sur une œuvre appelée Kantan. Cette pièce de nô écrite par Zeami (1363-1443), a été traduite pour la première fois en anglais par Basill Hall Chamberlain en 1889 sous le titre Life is a dream puis par Arthur Waley sous le titre Kantan en 1921 [82]. L’action se déroule en Chine et relate le rêve d’un voyageur dans une auberge. Le jour de la représentation est fixé au 27 mars 1924 mais à la suite d’une mauvaise chute d’un des comédiens principaux, la représentation est annulée et ne verra jamais le jour. Pourtant l’ambition du projet est indéniable. Copeau a effectué beaucoup de recherches dans le but de s’approcher du nô traditionnel japonais. Projet qui n’est pas sans étonner André Gide qui déclare : "Il m’épouvante lorsqu’il déclare qu’il n’a jamais été plus près d’atteindre son but que dans le nô japonais… Une pièce sans aucune relation avec nos traditions, nos coutumes, nos croyances" [83]. Mais Copeau n’a qu’une connaissance théorique du théâtre nô.
De 1900 à 1931, le théâtre japonais est de mieux en mieux connu en Europe. Dès l’ouverture du Japon aux Occidentaux, des témoignages affluent. La deuxième moitié du XIXème siècle voit naître quelques tentatives pour adapter en France des pièces japonaises. Maeda Masana, commissaire général de la section japonaise de l’Exposition universelle de 1878, traduit une pièce japonaise Chushingura et en tire avec l’aide de Judith Gautier, une adaptation pour le Théâtre de la Gaîté jouée le 23 février 1879 sous le titre de Yamato. Mais c’est lors de l’Exposition universelle de 1900 que le théâtre japonais s’ouvre au grand public. Une troupe de théâtre japonaise se rend pour la première fois en France pour représenter une série de spectacles issus du kabuki que les critiques appellent encore "pantomime japonaise" [84]. La troupe de Kawakami Otojiro, sous la direction de Loïe Fuller, joue durant cent vingt trois jours, la Geisha et le Chevalier (218 représentations), Késa (83), Jingoro (39) et Takanori (29). Le 14 septembre 1901, la troupe revient à Paris au théâtre de l’Athénée. Elle donne La Geisha et le Chevalier, Késa, Le Shôgun, La Sourcière, Le Marchand de Venise (scène du jugement), et Kosan [85]. En 1930, la troupe de Tsutsui séjourne à Paris et présente au théâtre Pigalle plusieurs pièces du théâtre kabuki (bien que les comédiens ne soient pas de véritables acteurs kabuki). C’est la première fois que ce terme est employé en France. Le succès est encore une fois au rendez-vous.
En trente ans, le théâtre japonais s’est fait connaître du public parisien. Cependant, deux éléments nuancent cette affirmation. D’abord, le théâtre japonais ne s’est pas dévoilé dans sa totalité. Le kabuki a focalisé l’attention du grand public aux dépens du nô et du bunraku. Le nô est une forme plus sobre, moins évidente, plus noble et il n’est pas étonnant que le public se soit d’abord tourné vers le kabuki. Il faudra attendre 1957 pour qu’une troupe de nô vienne en France. Néanmoins, le nô s’immisce dans les milieux littéraires européens à travers des ouvrages savants. On peut citer les traductions de Basil Hall Chamberlain (Things japonese publié en 1890 comporte la première traduction d’une pièce nô en Occident Le Manteau de plumes de la fille du ciel), Noël Péri et Arthur Waley. Des textes théoriques sont aussi édités. En 1921, Arthur Waley diffuse la théorie de Zeami, fondateur du nô, dans son étude Nô plays of Japan. Paul Claudel et Jacques Copeau sont des grands connaisseurs de ces ouvrages [86].
La forme du théâtre japonais intéresse très peu les metteurs en scène français. En dehors de quelques tentatives isolées, les pièces conservent une facture occidentale. Le théâtre japonais est trop éloigné de la culture française pour que les auteurs s’y confrontent et le proposent au grand public. Certes, les cultures extrême-orientales sont de mieux en mieux connues mais des incompréhensions demeurent.
Paul Claudel est l’auteur dramatique du corpus le plus marqué par le théâtre japonais. Lors de son consulat au Japon, il assiste à des représentations de bunraku, de kabuki et nô et publie des articles critiques qui seront ensuite repris en volume dans L’Oiseau noir dans le soleil levant en 1929.
Certaines de ces œuvres, comme La Femme et son ombre écrite en 1922, héritent directement de cet intérêt. La pièce se présente sur le modèle du nô. Paul Claudel reprend les figures de ce théâtre : le shite (le fantôme) incarné par l’ombre et le waki (celui qui rêve) [87] incarné par le guerrier de l’ancien temps. Il reprend aussi le rythme. Sur le manuscrit de la deuxième version, il rend hommage au théâtre japonais dont :
« L’art a développé mon drame La Femme et son ombre, dans l’entraînement et la course de ces trois éléments sonores : le coup, qui est un signal et une convocation ; la ligne, qui est un récit incessamment interrompu et repris ; la note, un point fourni par le shamisen, qui est un essaim d’exclamations » [88]
Mais au-delà de cet hommage, le nô marque toute l’écriture de Paul Claudel dont certaines scènes du Soulier de satin (1925). Le nô représente un contre-modèle culturel, comparable au théâtre grec antique. Il s’explique en juin 1923 :
« Défaut de toutes les œuvres d’art occidentales, c’est trop rempli, trop bourré, on en veut trop. On a voulu tout dire sans rien passer, tout exprimer. Pas seulement les peintures mais les dissertations philosophiques, les œuvres d’art. Pas une transition, pas une conséquence n’est omise. Dans les pièces de théâtre, abondance d’explication, de récits, de préparation, de détails de toute espèce, de dénouements tandis que qu’au fond il n’y a d’intéressant que deux ou trois situations dramatiques très courtes, les seules que conserve le nô japonais » [89].