L’Extrême-Orient : pour quoi faire ? Les emplois de cet imaginaire.
Chapitre VI
Une visée didactique dictée par le souci constant de la véracité et de l’exactitude
Un des principaux plaisirs que comportent les ouvrages de cette sorte […] consiste à en reconnaître ou à en critiquer l’exactitude. Le premier mérite d’une étude réaliste, c’est naturellement la ressemblance avec la réalité. […] Nous cherchons dans nos souvenirs de lectures, nous consultons les témoins les plus autorisés [1].
La volonté didactique émise par les auteurs comme par les acteurs de la mise en scène, se traduit par la revendication de deux termes : véracité et exactitude. La véracité est la qualité de ce qui mérite d’être cru, qui est conforme à la vérité [2]. L’exactitude désigne ce qui est conforme à la réalité [3]. Une pièce se doit donc d’être le portrait fidèle d’un pays et de ses mœurs ainsi que de présenter des éléments de mise en scène les plus précis possible.
I. Du texte de théâtre à l’article de presse : l’authenticité comme ambition commune.
A. L’enquête aux sources de la pièce
L’exigence de véracité transparaît d’abord dans le travail de l’auteur. Il ne peut user uniquement de son imagination et doit justifier son texte. À ce titre, l’origine des pièces est très importante. Plusieurs pièces sont des adaptations de récits asiatiques et les programmes comme les articles de presse insistent sur leur parcours. L’Avare chinois appartient au recueil Les Cents pièces composées sous la dynastie des Youen qui remonte au XIIIème siècle [4]. D’un auteur inconnu, la pièce a été corrigée sous la dynastie des Ming par Tsan-Tsine-So avant d’être traduite et adaptée par Judith Gautier en 1908. En 1912, L’Honneur japonais de Paul Anthelme est adapté d’un récit très célèbre au Japon, la légende des quarante-sept rônins, déjà parvenue en France par l’intermédiaire de Pierre Loti [5]. La pièce que répète Jacques Copeau en 1924, Kantan, est l’adaptation par Suzanne Bing d’une pièce de Nô de l’auteur japonais Zeami (1363-1443), elle-même transposée d’un conte chinois. L’adaptation française se fonde sur les traductions anglaises de Basill Hall Chamberlain en 1889 et d’Arthur Waley en 1921 [6].
Quand le récit n’est pas inspiré d’une histoire extrême-orientale, comme dans Les Sauterelles d’Émile Fabre, en 1911, l’auteur précise ses sources. Il raconte que l’idée de la pièce lui est venue lors d’un diner avec des coloniaux. Il a ensuite étayé ces discussions en interrogeant des fonctionnaires, des officiers des colonies ainsi que les indigènes eux-mêmes. A ces témoignages, s’ajoute l’étude de rapports d’inspecteurs des finances, des comptes-rendus de séances des conseils coloniaux et des rapports sur le budget des colonies [7]. Un article de presse consacré à la pièce conclut : ’pour un auteur documenté, M. Fabre est un auteur documenté [8] !’ Cette notion d’enquête est primordiale pour l’auteur qui ne se lance pas dans l’écriture sans une solide documentation.
La volonté didactique se révèle également dans le texte et le paratexte. Le programme de l’Honneur japonais évoque ainsi la volonté de :
Reproduire avec exactitude ce qu’était le Japon féodal, avec ses merveilleux costumes si originaux, ses mœurs violentes dont le hara-kiri, ses princes, ses samouraïs, sorte de chevaliers au service des princes, ses ronines qui étaient les samouraïs devenus sans emplois, ses geishas, ses maisons de thé [9].
Les fonctions des personnages sont définies, les éléments japonisants de la pièce listés comme un gage d’historicité.
Les Sauterelles, traduit la même ambition. Son auteur, Émile Fabre, répète dans tous les journaux qu’il s’agit de faits exacts et non issus de son imagination ; ’c’est la vérité [10]’ proclame-t-il à Jacques Tersane dans un article du 3 octobre 1911. Les éléments exposés sont ici contemporains et l’auteur de théâtre cherche davantage à se substituer aux journaux qui ne décrivent pas assez, selon lui, les méthodes des colons français.
Les journaux complètent parfois cette démarche instructive. Les Annales politiques et littéraires profitent des représentations de l’Honneur japonais pour publier un dossier de quatre pages autour de la société et des mœurs japonaises [11]. À des extraits et des illustrations de la pièce s’ajoutent des textes littéraires de Pierre Loti ’Au tombeau des samouraïs’ et José Maria de Heredia ’Le Samouraï’ et Paul Anthelme explique la pratique du hara-kiri. Les critiques donnent également leur point de vue sur l’exactitude de la pièce, soit pour l’approuver comme Paul Souday qui écrit sur cette même pièce que l’’on peut évidemment supposer que cette aventure est conforme aux vraisemblances historiques [12]’, soit pour émettre davantage de réserves. Les Sauterelles fait notamment les frais de ce scepticisme. Edmond Sée critique l’absence de contrôle possible :
« D’ailleurs il faut avouer encore une chose, c’est qu’avec des œuvres de cette espèce, je veux dire qui nous dépeignent les agissements des Européens au loin ; et qui évoquent la vie, les mœurs d’êtres si différents de ceux que nous coudoyons chaque jour, le contrôle manque un peu trop ; je veux dire que l’auteur est tout de même trop libre de nous conter ce qu’il veut, comme il le veut, d’adoucir ici la teinte de son tableau, et là de forcer la note et la mesure sans que nous puissions approuver ou protester, en nous basant sur des données précises. Nous devons le croire en bloc, ou en bloc rejeter ses propositions et ses preuves. Et c’est toujours un peu d’agacement ou d’humiliation pour nous » [13]…
II. Le souci du détail : costume, décor et musique.
Au-delà de l’attention portée au texte, le souci de véracité et d’exactitude se traduit par le traitement des éléments de mise en scène. La fidélité est l’un des enjeux de la représentation. Là encore, le metteur en scène ne doit pas montrer trop d’imagination mais donner à voir au public parisien le visage de la Chine, du Japon, de l’Indochine. À l’occasion de la représentation des Sauterelles, un critique évoque ces exigences :
« Mettre à la scène une pièce exotique est une chose extrêmement difficile. Dans un petit théâtre, ou dans un théâtre d’importance secondaire aux ressources restreintes, les spectateurs se contentent de peu, mais quand il s’agit d’un théâtre comme le Vaudeville, d’une des premières scènes parisiennes, ayant habitué le public à tous les raffinements artistiques, il en va tout autrement. La moindre faute de goût, la moindre inexactitude, le moindre ridicule, la moindre défaillance serait remarquée et jugée sans indulgence » [14].
Les articles de presse, souvent accompagnés de photographies, permettent d’analyser la réalisation des costumes, des décors et de la musique de scène. Les critiques les décrivent et jugent de leur réalisation.
1. L’introduction de l’authenticité historique dans le costume de théâtre
Les costumes sont un des éléments les plus visuels de la mise en scène et ils font l’objet d’une attention particulière. L’authenticité historique est depuis le milieu du XIXème siècle, un critère essentiel. Les historiens spécialisés dans les costumes ont joué un rôle important dans le processus. En Angleterre, James Robinson Planché introduit en 1830 les costumes historiques dans des pièces de Shakespeare dans Twelve Designs for the Costume of Shakespeare’s Richard the Third. En France, des auteurs (Denis Diderot, Voltaire) comme des comédiens (Mademoiselle Clairon, LeKain, Talma) luttent pour imposer plus de simplicité et de véracité dans le costume. Dans Brutus de Voltaire en 1790, Talma s’habille en Romain : toge, cothurnes, bras et jambes nus (ce qui ne manqua pas de choquer les spectateurs) et coiffure ’à la Titus’. Avec le Romantisme, le respect du passé se fait encore davantage sentir dans le répertoire tragique. Mais du coté du costume de comédie il n’en est pas de même. Le théâtre reste le lieu de la mode. Les actrices recherchent la plus grande élégance et les spectatrices s’en inspirent. C’est aussi au XIXème siècle qu’apparaît le métier de costumier de théâtre puisque les costumes provenaient auparavant du tailleur ou du fripier [15].
Pour les pièces exotiques, l’accent est mis avant tout sur la vraisemblance géographique. Malgré la progression des tenues occidentales dans les pays asiatiques (Japon en tête), les représentations des pièces de théâtre mettent toujours en scène des tenues traditionnelles, c’est-à-dire typiquement extrême-orientales. L’utilisation de véritables costumes orientaux constitue un gage de vraisemblance supplémentaire. Pour L’Avare chinois, certains costumes proviennent de la collection personnelle de Judith Gautier et sont d’authentiques tenues chinoises. Il en est de même pour les bijoux dont un collier en pierres précieuses. Les autres costumes ont été réalisés d’après ceux exposés au musée Guimet [16]. Une photo de la pièce dévoile la diversité des costumes : robe soyeuse et colorée ou unie et plus simple suivant les personnages, turban en couvre-chef et collier.
Ce choix de l’authentique reste cependant exceptionnel. La correspondance [18] de Paul Anthelme, auteur de L’Honneur japonais, avec André Antoine, le metteur en scène de sa pièce à l’Odéon ainsi qu’avec les costumiers et les décorateurs permet de reconstituer le processus de réalisation des costumes. Les costumes sont réalisés d’après le travail d’un costumier de théâtre. Le 18 juillet 1910, Monsieur Pinchon, écrit à Paul Anthelme : ’n’ayant plus de nouvelles au sujet du voyage au Japon, j’en conclus que Monsieur Antoine a renoncé à ce projet de m’envoyer là-bas pour les achats [19].’ Dans une lettre, Antoine rassure Paul Anthelme sur la mise en route du travail des décors et des costumes et ajoute : ’je quitte à l’instant un marchand de japoneries [20]’. Le 22 novembre 1911, Ibels, le nouveau costumier, écrit : ’j’ai tenu, avant de me mettre utilement en rapport avec vous, à étudier votre pièce et les moyens de la présenter, afin d’apprendre un peu l’histoire et la composition du costume japonais [21]’. Ces trois extraits permettent de retracer les différentes étapes. L’ambition de départ consiste à se rendre au Japon pour acheter des costumes originaux. Cette volonté d’authenticité se heurtant à des considérations économiques, le metteur en scène se rabat sur un projet plus classique de création de costumes par un costumier de l’Odéon. Néanmoins, le travail demandé nécessite des recherches pour approcher au mieux l’art du costume japonais. La démarche est davantage celle de la reproduction que de la création originale. Une photographie des costumes permet de se rendre compte du résultat final.
Les hommes portent une tenue à la japonaise constituée d’un short en tissu, d’un haut de kimono à motif végétal, de collants, de sandales à lacets et d’une perruque brune avec une petite queue de cheval.
Les critiques de théâtre apprécient également le travail de transformation effectué par les interprètes qui sont les comédiens habituels de la scène théâtrale parisienne et doivent donc s’asiatiser pour le rôle. L’usage de perruques, faux ongles, maquillage élaboré est fréquent et provoque toujours quelques lignes dans les articles de journaux. Le comédien interprétant le rôle-titre dans L’Avare chinois porte une barbe postiche. Dans un article qu’il consacre aux Sauterelles, un critique évoque un acteur qui s’est frisé et décoloré les cheveux avec de l’eau oxygénée et du henné. Un autre décrit la transformation d’un acteur qui ’a des ongles énormes, qu’il s’est confectionnés en plumes d’oie, ouverte en long, raclée avec du papier de verre et longuement trempée dans l’eau tiède [23]’. Ces détails participent à la métamorphose de l’acteur qui devient un habitant de l’Extrême-Orient par son costume et par ses accessoires. Néanmoins la transformation reste conventionnelle puisque les visages des acteurs trahissent leur origine. C’est d’ailleurs la raison qui a conduit Émile Fabre, d’après ses propos, à choisir une colonie asiatique comme décor : ’comme il était nécessaire de montrer des indigènes et qu’il était impossible de mettre des noirs sur la scène, j’y ai mis des Orientaux [24]’. Tous les acteurs de la pièce sont ceux attachés au Théâtre du Vaudeville et n’ont donc rien ’d’oriental’ mais la transformation est plus aisée.
Élément fondamental de la scénographie, le décor définit un espace. Les pièces exotiques ne se prêtent pas au ’tréteau nu [25]’ et les décors sont souvent chargés.
Beaucoup d’articles évoquent les décors des Sauterelles. Émile Fabre tente de soutenir auprès de René Chavance le caractère indéfini de ses décors : ’J’ai soigneusement évité de rien préciser, au point que les maquettes des costumes et des décors fort artistiquement dessinés par Vollet, m’ayant paru trop exactement annamites, j’ai prié le peintre de les modifier en leur enlevant tout caractère défini [26]’. Néanmoins, les critiques qui assistent à la pièce ne s’y trompent pas et parlent de ’trois décors curieux, documentés et d’un exotisme qui paraît exact [27]’. Au fil des actes se croisent ainsi des paravents de bois incrustés de nacre, des sièges sculptés, des plantes et fleurs exotiques, un buste de divinité hindoue en bronze doré (pour le premier acte) puis des meubles de style français administratif et deux cartes de l’Empire colonial français avec les récentes modifications (pour les deuxième et troisième actes). Le critique Davin de Champclos évoque les sources du peintre Vollet qui a passé des années en Extrême-Orient et expose au foyer une série d’études indochinoises.
La démarche pour les pièces représentant le Japon et la Chine est sensiblement différente. Elles ne se déroulent pas dans le présent et la tentative de reproduction fidèle ne suffit donc pas. Certes, cette démarche reste présente dans le travail de Judith Gautier pour Les Princesses d’amour :
Le cadre de mise en scène est approprié, décors et costumes intéressants de recherche et d’exactitude. Les décors ont été faits sur des croquis relevés par le peintre-décorateur Bailly, qui les a pris sur place [28].
Mais l’influence majeure des décors est le japonisme du XIXème siècle, celui des collectionneurs d’estampes et d’art décoratif.
C. La musique
La musique est un élément auquel les metteurs en scène prêtent généralement moins d’importance [29] et dont on garde (encore) moins de traces. Elle nécessite la présence d’un ensemble musical et donc d’un budget conséquent. Néanmoins, une pièce se démarque par le travail original effectué sur la partition. Le compositeur Louis Benedictus, ami de Judith Gautier, compose la musique de L’Avare chinois en 1907. Il s’intéresse de près aux musiques ’exotiques’. En 1889, il publie Les Musiques bizarres à l’Exposition qui est la retranscription des musiques entendues dans les différents pavillons de l’Exposition universelle.
On y retrouve des musiques roumaines, algériennes et beaucoup asiatiques (d’où les titres Charivari annamite, Chant japonais antique, Marche japonaise, Chanson populaire au Japon). Sa recherche vise à retranscrire au plus près les sons instrumentaux et vocaux de ces musiques bien qu’il utilise pour cela un instrument typiquement occidental : le piano.
Gabriel Fauré compose la partition du Voile du bonheur de Georges Clemenceau en 1901. Contrairement à d’autres compositeurs de l’époque tels Camille Saint-Saëns, Claude Debussy ou Maurice Ravel, Gabriel Fauré n’est guère attiré par les musiques exotiques révélées par l’Exposition universelle de 1889. Le Voile du bonheur est la seule incursion de Fauré dans la musique de couleur locale et il parle de cette commande comme d’une ’récréation [31]’. Il évoque son travail dans une lettre :
Je viens de fabriquer de discrètes (je l’espère) petites pages de musique dite chinoise pour une pièce de Clemenceau qui va se jouer à la Renaissance-Gémier. Flûte, clarinette, un violon, un alto, un violoncelle, une harpe et un gong, naturellement !! [32]
Une étude plus poussée de la partition [33] révèle les techniques employées pour ’faire chinois’ : utilisation d’un gong et d’un tubophone (ou cloches), d’une échelle pentatonique (gamme de cinq notes sans demi-ton) pour la mélodie ainsi que l’usage de formules rythmiques en notes répétées. À partir de ces stéréotypes, Fauré apporte sa touche personnelle. Après le relatif échec de la pièce, la musique ne fut pas publiée (manque de motivation du compositeur ? Caractère trop insolite de la partition ?). Mais Gabriel Fauré conserva jusqu’à la fin de sa vie la partition et le matériel complet du Voile du bonheur.
III. Une démarche commune dans le théâtre français.
A. placere et docere
et plaît et instruit en même temps. »
Horace, Art poétique, III, 342-343.
Les choix opérés par les auteurs et metteurs en scène, les décors lointains, les personnages peu familiers des spectateurs français et les intrigues originales ne sont pas synonymes d’imagination sans limite. L’invention est considérée comme une facilité de plume. Au contraire, les pièces doivent porter à la connaissance des spectateurs des informations véridiques sur le Japon, la Chine et l’Indochine, ses populations et ses mœurs. Le public français n’est pas totalement profane. L’ouverture de ces pays à partir du milieu du XIXème siècle a engendré une hausse des articles de journaux, des récits de voyage et des échanges en tout genre. Le théâtre ajoute l’aspect spectaculaire et distrayant, il doit ’plaire et instruire’ pour reprendre le diptyque célèbre. Max-Hardy approuve dans son article : ’cela devient alors tout à la fois très divertissant et très instructif de fréquenter l’Odéon [34]’.
L’insistance sur la visée instructive relève du statut de l’auteur dramatique. Homme de lettres, il transmet par son théâtre sa connaissance du monde. Il est un intermédiaire entre un savoir et le public. Les journaux mettent en avant ce rôle de médiateur. L’article de Maximilien Roll du 30 janvier 1908 au sujet de L’Avare chinois de Judith Gautier précise ’rien de ce qui est chinois ne lui est étranger’, elle montre ’son souci de la couleur locale’ et donne à voir ’de vrais Chinois, de vraies Chinoises’ [35]. Joseph Galtier dans Excelsior note au sujet de L’Honneur japonais ’le caractère japonais d’une vérité que ne trouveront jamais en défaut les connaisseurs les plus renseignés des légendes et des mœurs japonaises [36]’. Les journaux insistent sur les connaissances de l’auteur et donc sur sa légitimité pour parler du sujet de sa pièce.
B. Être ou paraître, telle est la question.
Dans la recherche de véracité, deux démarches s’opposent (parfois se complètent) : la recherche de l’authentique et le choix du recomposé. La première suppose la traduction de pièces extrême-orientales, la présence sur scène de vrais costumes, de vrai mobilier, l’accompagnement d’une musique authentique. La seconde démarche correspond à ce que Jean-Michel Nectoux [37] appelle le ’pastiche sérieux’. Il s’agit de la reproduction d’éléments extrême-orientaux au plus proche de la réalité et sans intention ironique.
Le travail sur la musique effectué par Louis Benedictus pour Judith Gautier et celui de Gabriel Fauré pour Georges Clemenceau retranscrivent cette alternative. Benedictus retranscrit une musique traditionnelle chinoise quand Fauré mêle à sa composition des éléments pour ’faire chinois’. Il travaille à partir de ce qu’il imagine propre à la culture chinoise. Dans les deux cas, on assiste bien sûr à une relecture. La musique de Benedictus n’est pas plus chinoise (retranscription approximative puisque basée sur la simple écoute, présence du piano) que celle de Fauré. Mais la démarche diffère dans son intention. Dans le même esprit, un article évoque la musique du Chagrin dans le palais de Han : ’La musique de scène de monsieur Gabriel Grovlez, sans doute inspirée de thèmes de là-bas, parut chinoise à souhait [38]’. Ce qui importe au critique ce n’est pas l’authenticité de la mélodie, mais qu’elle corresponde aux représentations de la musique chinoise en France.
La deuxième solution, celle de l’imitation, est la plus courante. Une des raisons peut être le coût. L’échange épistolaire entre Paul Anthelme et André Antoine [39] montre que le projet de se rendre au Japon a dû être abandonné. Une autre raison peut être le manque d’information, notamment au sujet des musiques asiatiques. Mais les mémoires d’Aurélien Lugné-Poe, mettent en avant une autre raison : l’impossibilité pour le théâtre français de retranscrire l’essence du Japon. Lugné-Poe évoque son projet de monter L’Amour de Késa de Robert d’Humières. Son récit dévoile son intention première. Il s’oppose à des évocations conventionnelles du Japon comme celles de Pierre Loti et souhaite s’approcher du vrai Japon, notamment dans la gestuelle de ses acteurs : ’En voulant éviter le Japon ressassé, le Japon de convention, fût-ce avec toute la pacotille du serment des Samouraï, nous nous étions forcés de tomber dans l’autre, le vrai… [40]’ Pour cela, il fait appel à un auteur japonais qui leur montre comment un japonais évolue dans son environnement, marche ou s’assoit sur un banc. Il apparaît alors à Aurélien Lugné-Poe que ces simples mouvements sont impossibles à reproduire avec véracité pour des acteurs occidentaux. Il se résout donc à donner à voir un Japon réinterprété par ses acteurs.
C. Une démarche peu originale avec quelques exceptions
Cette recherche de vérité et de fidélité n’est pas propre aux pièces exotiques mais constitue une démarche répandue dans le théâtre français de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. Dans L’Histoire au théâtre [41], Florence Fix étudie le genre du drame historique. Elle précise qu’une des constantes de ce théâtre est l’obsession de la vérité. Les dramaturges cherchent à diffuser la vérité historique, se réclamant d’une lecture documentaire attentive. Si nombre de préfaces en témoignent, certains auteurs vont même jusqu’à glisser dans le texte des allusions pas toujours discrètes. Et son analyse du jeu théâtral renvoie à la même idée : c’est le souci de vérité qui prévaut. Les comédiens qui représentent des personnages historiques ont l’obsession de la ressemblance. C’est aussi la vogue des pièces dites ’judiciaires’ qui reprennent les enquêtes célèbres et dont le souci primordial est le rétablissement de la vérité.
Seules quelques pièces du corpus, celles de Paul Claudel ou L’Empereur de Chine de Georges Ribemont-Dessaignes, ne peuvent entrer dans cette démonstration. Certes, il serait toujours possible d’invoquer les recherches de Georges Ribemont-Dessaignes sur la figure de l’Empereur, la compréhension intime de Paul Claudel de la littérature japonaise pour soutenir un possible souhait de vraisemblance. Ce serait mépriser les indices qui montrent, au contraire, l’éloignement de ces auteurs vis à vis de cette exigence théâtrale. La fonction de l’Extrême-Orient dans ces pièces sera évoquée ultérieurement mais il est déjà possible de relever quelques éléments qui témoignent du refus de réalisme et de didactisme.
La pièce de Georges Ribemont-Dessaignes est officiellement rattachée au groupe Dada par sa publication aux éditions Dada en 1921 [42]. Ce mouvement intellectuel et artistique né pendant la Première Guerre mondiale repose sur la négation : négation des valeurs de la société bourgeoise, négation du beau, négation même du rattachement à un mouvement quelconque [43]. Plusieurs années plus tard, l’auteur revendique toujours la rupture dadaïste de son texte avec les conventions théâtrales :
Il y eut Dada tel qu’on le fit sans le savoir. Et Dada tel qu’il apparaît dans l’histoire. Pour moi il arriva à point nommé parce que j’avais compris, à la suite des révolutions successives du XXè siècle, qu’il me fallait faire table rase de toutes les valeurs et de tout absolu, et jouer avec l’antiréalité des choses dont l’art ou la pensée se nourrissaient : c’est ainsi que naît vraiment la poésie. Quand Dada parut, j’avais déjà écrit mon Empereur de Chine, qu’on incorpora à Dada. Mais je suivis celui-ci fidèlement jusqu’au jour où il ne trouva plus sa nourriture [44].
Les pièces asiatiques de Paul Claudel ne supportent pas, elles non plus, une lecture réaliste. Si l’auteur connaît le Japon et la Chine pour y avoir été diplomate et s’intéresse de près à la culture nippone, il insiste sur l’aspect insaisissable du Japon à l’occasion de la première représentation en France (1948) de La Femme et son ombre :
Le Japon est le pays des fantômes. Une brume perpétuelle y règne, mais c’est une brume lumineuse et j’aurais presque envie de dire numineuse. Une condition imprégnée que damassent çà et là une touffe inachevée de bambous, la corne d’un temple, le geste religieux d’un vieux pin. Elle est là, quand ce n’est pas pour la réduire à une espèce de transparence, qui absorbe et digère la réalité, ou qui tout à coup l’accuse, la propose, la révèle avec la solennité d’une apparition. Le paysage est un théâtre où le rideau perpétuellement en action permet au contemplateur de s’attendre à tout, à toutes les interventions, qu’elles proviennent de ce monde ou de l’arrière-monde [45].
Paul Claudel part de sa connaissance précise de l’histoire et de la culture du Japon pour développer son propre imaginaire. Dans la quatrième journée du Soulier de Satin, Rodrigue se retrouve dépourvu après un séjour au Japon qu’il a essayé d’ouvrir à l’influence européenne et chrétienne, séjour qui s’est soldé par une captivité au château de Nagoya et la perte d’une jambe. Cet épisode se situe à l’époque Momoyama (XVIème siècle) mais évoque des événements beaucoup plus récents (ouverture forcée du Japon au XIXème siècle). Quand une pièce comme L’Honneur japonais de Paul Anthelme se propose d’expliquer les changements que vit le Japon, Paul Claudel développe une réflexion personnelle. Michel Butor y voit ainsi la volonté de l’auteur de faire entrer le Japon dans le monde, de ne plus penser le pays comme une extrémité. Paul Claudel reconnaît, par ailleurs, que la fermeture du Japon a permis au pays de se protéger et de rester un lieu où sont préservées traditions et valeurs perdues en d’autres endroits.