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Le spectacle de l’Ailleurs (7) : l’imaginaire extrême-oriental dans le répertoire et sur les scènes théâtrales françaises (1900-1931) 

lundi 27 mai 2013, par Juliette Delobel

« Des cerisiers en fleurs, des paysages de lune, de coquettes petites maisons qui se penchent sur l’eau, de jolies geishas aux vêtements bariolés et aux gestes précieux, de menues et fragiles Madame Chrysanthème, tel est le Japon que jusqu’ici avait décrit — et parfois imaginé — notre littérature. Ces gravures un peu enfantines et ces séduisantes "japoniaiseries" commenceraient-elles à passer de mode ? »


Chapitre VII

Le regard sur l’autre : de l’admiration à la défiance

« Le peuple le plus laid de la Terre, physiquement parlant ».
Pierre Loti au sujet des Japonais, La troisième jeunesse de Madame Prune, 1905.
« Je ne connais pas de peuple plus beau ».
Roland Barthes au sujet des Japonais dans une lettre à Michel Butor [1].

Représenter l’Extrême-Orient, c’est aussi représenter les habitants de l’Extrême-Orient. Un des modèles possible est la figure mythique de l’Extrême-oriental, souvent sage et vertueux, qui hante les livres et les tableaux depuis plusieurs décennies. Mais le théâtre ne s’inspire pas que de l’art et la représentation de l’Autre évolue également suivant le contexte économique, politique et militaire. L’évolution de la politique extérieure des pays d’Extrême-Orient joue un rôle important dans ce regard. En 1905, la bataille de Tsushima, remportée par le Japon sur la Russie, constitue une rupture et l’introduction du Japonais comme personnage malintentionné.

I. L’Autre comme figure positive : l’éloge de la vertu

Plusieurs pièces du corpus décrivent des personnages vertueux qui, après maintes épreuves, font triompher la fidélité, le respect parental, la générosité, l’honneur et la piété. Une morale clairement exprimée conclut régulièrement la pièce.

A. Des personnages irréprochables

Dans L’Amour de Késa de Robert d’Humières, Késa préfère être tuée que de tromper son mari qu’elle aime. Sa fidélité et son sacrifice sont présentés comme un modèle par le moine qui conclut la pièce : "que jamais le cœur du Nippon n’oublie, tant que votre beauté lui dure, le grand amour de Késa [2]".

La Belle Saïnara d’Ernest d’Hervilly relate les épreuves que le poète Kami doit endurer pour prouver à la femme qu’il aime qu’il est digne d’elle. Il ne doit pas céder aux avances d’une courtisane, être prêt à s’ouvrir le ventre si son honneur est en jeu et ne pas être avare. Quand la jeune femme lui avoue enfin son amour, elle explique : "je voulais un mari, mais un mari modèle, qui fut brave, et qui fut généreux et fidèle [3]."

Dans L’Avare chinois de Judith Gautier, le personnage-titre incarne parfaitement son vice principal. A l’avarice, s’ajoutent le mensonge et la mauvaise foi. Ses défauts multiples permettent de mettre en valeur les vertus des autres personnages. Le couple volé en début de pièce pour l’enrichissement de l’avare, reste pieux et honnête dans l’espoir d’obtenir un jour réparation (il l’obtiendra). Le fils de ce couple, lui aussi victime de la concupiscence de l’avare, oublie la notion de piété filiale mais s’en repent quand il retrouve ses vrais parents (le pardon lui sera accordé). L’intendant de l’avare, contrevenant aux ordres de son maître, fait preuve de générosité à l’égard du pauvre couple (il sera récompensé). Les dieux qui avaient orchestré toutes ces épreuves concluent la pièce :

N’oubliez pas, vous tous, que, s’ils tardent quelquefois, le châtiment et la récompense arrivent toujours. Supportez courageusement les épreuves. Si le cèdre et le sapin ne résistaient pas à la gelée, ils ne vaudraient pas plus que les plantes fragiles que le premier froid abat. Vos vertus vaincront même la destinée et, si vous accomplissez chaque jour une bonne action, votre mauvaise étoile deviendra pour vous l’étoile du bonheur [4] !

Le Chagrin dans le palais de Han de Louis Laloy raconte le double sacrifice de l’épouse de l’Empereur de Chine. Elle consent à devenir la maîtresse de l’ennemi de son mari qui assiège le palais pour éviter une guerre perdue d’avance et elle se tue pour ne pas tromper son mari. L’époux n’est pas non plus dénué de vertus. Il réussit à dépasser le chagrin qui le submerge après la mort de son aimée et à faire preuve de courage pour assumer son rôle d’empereur. La dernière scène décrit le cheminement intérieur qui le conduit du désespoir à la combativité :

« Empereur : commander à son cœur ! Que voulez-vous dire ? Celle à qui je me sentais uni jusque par delà le tombeau, je l’ai livrée, je l’ai cédée, je l’ai laissée, et je devrais encore arracher de moi jusqu’à son souvenir ? Je vous entends. Cette fidélité conjugale, que parmi les cent familles on récompense et on honore, est coupable chez le souverain, car tout attachement fléchit, toute préférence déforme, tout désir corrompt une volonté qui doit demeurer unie, fixe et universelle comme le Ciel dont nous sommes les fils. Pour ce dernier effort, pour ce dépouillement suprême, ancêtres glorieux qui avez obtenu le repos, accordez à celui qui est le sang de votre sang et le corps de votre corps, la force et le courage ! Le courage, surtout. Le courage ! Le courage !

[…] Le cortège peut entrer ; l’Empereur est digne de le recevoir » [5].

Enfin, l’intrigue complexe de Sin, féérie chinoise de Maurice Magre met notamment en scène une prostituée qui se révèle être la jeune fille la plus pure du royaume et qui s’élève dans le ciel ainsi qu’un futur empereur qui apprend la justice et la bonté.

B. Une morale teintée d’exotisme

Les personnages qui sont décrits relèvent d’un idéal et non d’une réalité. Ils ne représentent pas une chinoise ou un japonais, ni même un être singulier mais une vertu personnifiée. Ces vertus n’ont d’extrême-orientales que le personnage qui les incarne. Elles se rapprochent des vertus chrétiennes. Dans Sin, féérie Chinoise, l’élévation au ciel de Feuille d’Amandier, la jeune et pure prostituée rappelle le parcours du personnage biblique de Marie-Madeleine. Le moine (figure également présente dans la chrétienté) qui loue Késa après sa mort évoque "celle qui est entrée dans la paix [6]". Enfin le programme du Chagrin dans le Palais de Han parle de la pièce qui "a pour sujet un dévouement que bien des poètes, des romanciers et des philosophes de la Chine ont célébré ; le nom de l’héroïne, Tchao-Kiun, est encore aujourd’hui populaire à peu près comme en France celui de Sainte-Geneviève [7]". Les héroïnes ont donc atteint la sainteté.

Pourquoi choisir alors un cadre extrême-oriental pour mettre en scène une morale chrétienne ? Au delà de l’aspect divertissant, la littérature valorise, depuis le XIXème siècle, les traditions extrême-orientales. "Toute pièce chinoise est essentiellement morale [8]" explique le programme de L’Avare chinois. La Chine, plus que d’autres pays d’Extrême-Orient, est perçue comme un territoire qui a su garder un mode de vie vertueux face à l’immoralité de l’Occident [9]. Dans Nous et les Autres, Tzetan Todorov parle de l’exotisme comme "du bon usage des autres [10]". L’exotisme valorise l’Autre mais sans se fonder sur la réalité, c’est un éloge dans la méconnaissance. La littérature exotique est davantage la formulation d’un idéal que du réel. C’est pourquoi la forme de la fable ou du conte moral est fréquente.

II. Géopolitique et image de l’Autre : l’évolution de la représentation des Japonais après 1905

A. La bataille de Tsushima : un nouveau regard porté sur le Japon

Le 27 mai 1905, au large des îles Tsushima, dans le bras de mer qui sépare la Corée du Japon, la flotte de guerre japonaise coule la flotte de guerre russe. La bataille de Tsushima modifie profondément les relations internationales. Le 5 septembre, le traité de Portsmouth (États-Unis) consacre la défaite militaire de l’empire tsariste et le développement de l’empire japonais (expansion territoriale en Russie, reconnaissance des protectorats sur la Corée et la Mandchourie). Mais les conséquences ne sont pas que territoriales. Symboliquement, c’est la première fois qu’un État occidental est battu par une puissance asiatique. Les Asiatiques se disent que les Européens ne sont pas si invincibles qu’ils le paraissent et les Européens se rendent compte des prétentions impérialistes du Japon.

Bien que la France ne prenne pas part au conflit, la bataille et ses conséquences ont un impact considérable dans l’opinion publique. Cette guerre des races, comme elle était alors désignée, suscite une riche production journalistique, littéraire et iconographique. Guillaume Apollinaire, Anatole France, Rémy de Gourmont, Jean Jaurès et Gaston Leroux publient des articles sur le sujet. Au-delà de la géopolitique, cet événement modifie profondément les représentations de la Russie et du Japon [11]. La question se pose : où situer les Japonais ? Sont-ils barbares ou civilisés ? Orientaux ou occidentaux ? Alors que le Japon s’européanise, la Russie devient un pays arriéré. Si le mythe du péril jaune progresse, certains comme Claude Farrère vont jusqu’à parler de péril blanc pour évoquer l’impérialisme tsariste qui dénature les traditions japonaises. Une phrase d’un ancien ministre du Japon à Paris, reprise par Paul-Louis Conchoud, évoque cette inversion des représentations :
Tant que nous avons fait œuvre de civilisation, tant que nous n’avons eu que des lettrés, des savants et des artistes, vous nous avez traités de barbares. Maintenant que nous avons appris à tuer, vous nous appelez civilisés [12].

B. Au théâtre : l’émergence d’un nouveau Japon

Le théâtre n’a pas la réactivité de la presse mais il s’empare également de la bataille de Tsushima dans les années qui suivent. Trois pièces de théâtre puisent leur origine dans la victoire japonaise : Le Typhon de Melchior Lengyel en 1909, L’Honneur japonais de Paul Anthelme en 1912 et La Bataille de Pierre Frondaie en 1921. Les trois sont un succès. Un critique de La Revue des deux mondes explique que "le Japon est à la mode. Il l’est depuis ses récentes victoires. Pour mettre un peuple à la mode, rien ne vaut les succès militaires [13]". La mode du Japon n’est pas neuve mais cette nouvelle donne géopolitique renouvelle un japonisme qui commençait à s’essouffler.

1. Le Typhon : le péril jaune sur scène

Le Typhon est une pièce hongroise écrite par Melchior Lengyel en 1909 et, devant son succès, traduite dans le monde entier. Elle est jouée en France au théâtre Sarah Bernhardt en 1911 dans une adaptation de Serge Basset. En 1914, elle est adaptée au cinéma dans un film américain de Reginald Barker. La scène se passe à Berlin où un groupe de diplomates japonais s’est installé et cherche à s’intégrer. Il s’agit en réalité d’espions chargés par le gouvernement japonais de percer les secrets des Occidentaux. Malgré les mises en garde de ses camarades, Tokeramo, leur chef, tombe amoureux d’Hélène, une courtisane occidentale. La jalousie le conduit à la tuer. La solidarité de groupe amène un Japonais à s’accuser à sa place mais il est trop tard : Tokeramo a été contaminé par les sentiments occidentaux et il meurt de chagrin.

Les Européens et les Japonais, présentés comme deux races différentes, sont désignés par la couleur de leur peau. Au début de la pièce, Hélène qui discute avec une amie de son amant japonais, donne le ton :

« Hélène : Tu devrais dire à ce jaune que je le trompe avec un blanc. […]
Hélène : Au commencement encore, je ne dis pas… Je lui trouvais du montant. Ces Japonais, évidemment, ne sont pas comme les autres. Il y avait quelque chose en lui qui m’excitait… sa race… et jusqu’à cette peau jaune, avec son odeur bizarre…
Thérèse : désagréable ?
H : Non, non, étrange
T : (avec intérêt) vraiment ?
H : Et puis… cette… comment cela ?... cette verdeur d’impressions, de gestes… tout ce primitif un peu effarouché… sauvage… C’est curieux » [14].

Petite originalité, c’est l’homme qui incarne ici la figure de l’amant exotique. L’"odeur bizarre", le "primitif" et le "sauvage" dévalorise le Japonais qui est décrit comme appartenant à une race inférieure aux Européens.

Mais les différences entre Japonais et Européens ne sont pas uniquement physiques. Un critique souligne :

Tous les explorateurs de l’Extrême-Orient se sont accordés à observer qu’un Japonais ne sent, ni ne pense, ni ne raisonne comme un Européen ; et aucun n’a même essayé de comprendre ni de nous expliquer comment raisonne, sent et pense un Japonais [15].

C’est ce que propose de faire Le Typhon. Les Japonais sont décrits comme des êtres secrets et qui fonctionnent en groupe : "ce sont des gens rusés, sournois, pleins de mystère. Tenez, une vraie maffia [16]". Seuls comptent pour eux le respect de la hiérarchie et l’honneur de la patrie. Les Européens sont plus individualistes et écoutent leurs sentiments. Néanmoins le tableau des Européens n’est pas entièrement positif. Ils sont aussi trop naïfs face aux ambitions japonaises. D’ailleurs, la maîtresse de Tokeramo se nomme Hélène comme l’héroïne à l’origine de la guerre de Troie [17].

Les deux communautés partagent néanmoins la phobie du mélange des races. Un Japonais prévient Tokeramo : "Garde-toi de ces femmes, Tokeramo. Prends garde aux traitrises de la civilisation européenne. Notre premier devoir est de nous en préserver, cher, cher ami [18]". Néanmoins, le chef japonais s’européanise au fil de la pièce. Cette évolution s’accompagne d’une perte de sa couleur :

« Thérèse : C’est singulier… pour un japonais, vous n’avez pas le teint si jaune que je me l’étais imaginé…
Takeramo : C’est peut-être l’abus du savon… A la longue, cela décolore » [19].

Il découvre également les sentiments, ce qui fait de lui un Européen :

« Tokeramo : Avant voyez-vous, avant j’étais plus qu’un homme…. Je m’imaginais être au dessus des hommes et de leurs faiblesses… J’avais une âme froide, étincelante et brillante comme le glaive des samouraïs… Elle allait mon âme, elle allait, intacte, pure, invincible… maintenant…
Lindner : Tu es mon frère puisque tu souffres. Tu n’es plus un Japonais, tu es devenu un Européen » [20]

Si la pièce affirme la différence entre les races, elle évoque également la guerre des races et le péril jaune qui menace l’Europe. L’adaptateur français présente la pièce comme "l’évocation de l’antagonisme violent qui oppose l’Asie à l’Europe, la civilisation de l’Extrême-Orient à la nôtre, et comme l’image d’un premier duel entre la race blanche et la race jaune [21]"

Les Japonais cherchent à dominer le monde et, si les Européens ne s’en méfient pas, ils seront bientôt dépassés. Lindner, un Européen, s’en rend compte :

« Lindner : On s’obstine à considérer messieurs les Japonais comme de petits bonshommes amusants et gentils, sans plus, et sans se demander, surtout, pourquoi ils viennent ainsi par centaines, par milliers, s’installer doucement, cauteleusement, parmi nous. […]
Il n’y a qu’à voir ces masques pour se rendre compte que ces gens-là jouent la comédie. Non je n’ai ni respect, ni estime pour le Japon. Si, chez l’individu l’esprit de dissimulation me déplait, que dire de toute une nation qui s’en inspire uniquement » [22].

Quand ils se retrouvent seuls, les Japonais montrent leur vrai visage :

« Hironari : Le nippon doit être à la tête du monde.
Tokeramo : Les cinquante millions de Japonais doivent régner sur le monde » [23].

Cette image inquiétante du peuple japonais découle directement de la victoire japonaise de 1905. Le thème du péril jaune devient courant. Il se retrouve dans les articles, les romans, l’iconographie, mais moins au théâtre. Le Typhon est la seule pièce à développer ce thème et elle n’est pas d’un auteur français. La tradition théâtrale française s’incarne dans les pièces de Pierre Loti ou de Judith Gautier qui représentent un peuple tout aussi stéréotypé, mais inoffensif. Cette représentation ne correspond plus aux informations que reçoit l’opinion publique :

« Nous avons trop présents à l’esprit les souvenirs de l’étonnante guerre russo-japonaise. Nous avons trop constamment sous les yeux l’extraordinaire expansion prise subitement par ce petit peuple, hier ignoré ou raillé, et dont nous avons vu soudain surgir l’inquiétante fortune » [24].

Le succès du Typhon provient justement de la nouvelle image qu’il propose du Japon. Il ne s’agit plus de personnages ressassés (l’empereur, les courtisanes, madame Chrysanthème) mais d’étudiants et de diplomates habillés en occidentaux, tels que les Français les voient sur les photographies ou éventuellement dans les rues. Robert de Flers analyse ce changement :

« Des cerisiers en fleurs, des paysages de lune, de coquettes petites maisons qui se penchent sur l’eau, de jolies geishas aux vêtements bariolés et aux gestes précieux, de menues et fragiles Madame Chrysanthème, tel est le Japon que jusqu’ici avait décrit — et parfois imaginé — notre littérature. Ces gravures un peu enfantines et ces séduisantes "japoniaiseries" commenceraient-elles à passer de mode ? Toujours est-il que les Japonais de M. Melchior Lengyel ne ressemblent guère aux délicieux et puérils fantoches que nous aimions à évoquer sur la foi des vieilles estampes. Il existe un autre Japon, plus vrai, sans doute, et, dans tous les cas, plus moderne, un Japon où le patriotisme et l’orgueil national sont les grandes vertus, un Japon qui s’est façonné à la civilisation occidentale et qui ne cherche à emprunter à l’Europe ses secrets et ses armes que pour se dresser un jour contre elle. Madame Chrysanthème, c’était le péril rose, le Typhon c’est le péril jaune. A Paris, à Berlin, à Londres, dans toutes les capitales, on croise souvent de ces petits japonais aux yeux bridés, au visage impassible ; au sourire narquois ; ils restent silencieux, ils ne font jamais de bruit, mais ils regardent, ils observent, ils étudient, ils fréquentent les universités, les laboratoires, ils sont ingénieurs, avocats, officiers – et quelque fois espions. Ce sont ces Japonais-là » [25].

Si le péril jaune inspire peu les auteurs dramatiques français, la nouvelle puissance militaire du Japon est tout de même le point de départ d’autres pièces et de nouvelles représentations.

2. La Bataille : Japon moderne contre vieux Japon

La Bataille est l’adaptation d’un roman écrit en 1909 par Claude Farrère. La pièce de Pierre Frondaie, dont les répétitions ont été interrompues par la guerre, est finalement jouée au théâtre Antoine en 1921. L’histoire de La Bataille commence quelques jours avant le célèbre combat maritime. Des officiers anglais sont en mission auprès d’officiers japonais. Mitsouko [26], femme du lieutenant japonais Yorisaka et maîtresse de l’officier anglais Fergan, est déchirée entre l’obéissance et la liberté, le vieux Japon et le Japon moderne. Le combat arrive. Yorisaka et Fergan se retrouvent sur le même navire. Yorisaka est touché mortellement par un obus. Il avoue alors à l’Anglais qu’il sait tout de son aventure avec sa femme. L’honneur britannique de Fergan le conduit alors, malgré sa neutralité, à prendre le commandement du navire.

L’histoire, du moins le contexte militaire, découle directement de la bataille de 1905. Si les Russes ne sont pas représentés, les Anglais, alliés du Japon, assistent à la victoire finale et Fergan prend même la tête du navire au cœur de la bataille. Un ressort dramatique qui permet d’ailleurs à l’auteur de signifier que les Européens ne sont pas pour rien dans la victoire japonaise. Cependant, la pièce ne traduit pas l’inquiétude des Occidentaux face à cette menace. Au contraire, elle met l’accent sur les points communs entre les Japonais et les Anglais, deux peuples qui ont un grand sens de l’honneur. De même, Mitsouko est une femme élégante, raffinée, elle charme les Européens et c’est le personnage de l’américaine qui incarne la vulgarité et le matérialisme. La civilisation est du côté du Japon, comme le fait remarquer le peintre Felze à l’Américaine :

La marquise Yorisaka est en effet une dame civilisée, mais pas civilisée comme vous ! … Entre vous deux, l’abîme est large, plus large encore que l’Océan, entre Nagasaki et San-Francisco [27]

La pièce aborde également la problématique de l’évolution du Japon. Le pays passe brusquement de la tradition à la modernité et une nouvelle culture s’impose aux Japonais. Pour autant, la précédente ne disparaît pas. La cohabitation de ces deux Japons se retrouve dans les costumes. C’est ainsi que Yorisaka oblige sa femme à porter des tenues occidentales mais qu’elle revêt encore en cachette ses kimonos. Il en est de même pour les décors :

Une heureuse plantation du décor symbolise le double visage des Japonais. D’un côté, l’intérieur aux murs de papier avec l’autel des ancêtres ; de l’autre, un jardin avec un piano à queue. Dans le jardin, l’européanisation ; dans l’intérieur, le vieux Nippon [28].

Cette double culture intrigue les journalistes. Certains la conçoivent comme un signe d’hypocrisie et parlent de :

« L’âme double du Japonais fidèle aux coutumes et aux rites, et pour qui l’accession aux mœurs d’Europe n’est que la feinte d’un intransigeant patriote » [29].

Ou encore :

« Pour la première fois on nous révélait d’une façon saisissante le double caractère du Japonais moderne gardant farouchement au-dedans de lui les moindres traditions de sa race mais faisant semblant, extérieurement, de se plier à la civilisation européenne pour acquérir tous les secrets indispensables au succès d’une guerre scientifique » [30].
Mais ces appréciations, liées à la pensée du péril jaune, ne sont pas en accord avec les idées développées par l’auteur et l’adaptateur dans la pièce. Le regard porté sur les Japonais par Claude Farrère puis Pierre Frondaie, est au contraire admiratif. Sous la menace de l’impérialisme russe (ce que Claude Farrère appelle le péril blanc), le Japon ne pouvait que se transformer pour survivre mais il arrive tout de même à concilier tradition et modernité.

Quelques rares critiques développent cette interprétation :

« Nous avons vu la marquise qui s’habille chez Callot redevenir une Japonaise des vieux temps devant son seigneur et maître ; nous avons vu le marquis si galant et si incliné devant sa femme, redevenir le terrible guerrier "vêtu de lames et de plaques" dont parle Heredia et pour qui la femme est une esclave et une chose. Et nous avons une fois de plus senti la grandeur de ce Japon, mystérieux toujours, et qui, je l’espère bien, demeurera, dans le vêtement moderne, le Japon d’autrefois » [31].

3. L’Honneur japonais : remonter le temps pour comprendre le présent

L’action de L’Honneur japonais se déroule dans le passé mais les liens avec les événements récents sont rappelés dès le prologue de pièce "dit [par] le régisseur en habit noir" qui profère :

Le Japon vient d’étonner le monde par ses vertus guerrières. Il a posé une borne à l’expansion de la race blanche. Notre intention est de représenter devant vous les mœurs des temps féodaux au milieu desquels ces vertus se sont formées [32].

La pièce a ici pour fonction, de permettre aux spectateurs de mieux comprendre la politique étrangère. À partir d’un événement déjà bien connu des Français et fort commenté par les journaux, Paul Anthelme se propose de se plonger dans l’histoire du Japon pour remonter aux origines de ce fait. La répétition du terme de "vertus" indique cependant que cette analyse dépasse la simple histoire militaire pour atteindre celle des valeurs.

C. Le Japon entre dans l’histoire

La victoire du Japon sur les Russes à la bataille de Tsoushima achève la modernisation du Japon qui rejoint les nations européennes au rang de grandes puissances militaires. Le regard porté sur le pays change. Il est maintenant perçu comme un pays civilisé qui est entré dans l’histoire. Le 22 janvier 1898, Claude Farrère, futur auteur de La Bataille, écrit dans le Salut public de Lyon  :

« La fin de ce pauvre XIXème siècle… c’est l’entrée dans le monde civilisé des peuples jaunes. Et ces hommes, Mandchous, Nippons, Tartares, Coréens, Chinois, sortent en ce moment de leur immobilité quarante fois séculaire et commencent la bataille » [33].

L’opposition se fait entre un temps historique, occidentalo-centré et qui chemine linéairement vers le progrès et un temps non-historique, cyclique et immuable. Le monde se partage donc entre les pays qui jouent un rôle dans l’histoire (à travers les guerres, les conquêtes, les révolutions politiques ou techniques) et ceux qui restent à l’écart. Ce rapport au temps permettait jusqu’alors d’exclure le Japon de l’histoire et de le rendre inoffensif.

Cette conception du temps historique se retrouve dans le théâtre. Avant 1905, les pièces se déroulent dans un temps passé non défini. L’absence de référence à un règne ou un événement politique ne permet pas de situer chronologiquement l’action et les personnages évoluent dans un temps cyclique non-historique. Les pièces qui se déroulent à l’époque contemporaine font référence à l’actualité récente. Les Japonais sont en contact avec les Occidentaux et ils rejoignent la grande histoire de l’Europe.

A SUIVRE...

P.-S.

En logo une sculpture en céramique de Ken Price, Bombangle, 2008.

Notes

[1Pour les deux citations : BUTOR Michel, Le Japon depuis la France, un rêve à l’ancre, Paris, Hatier, 1995, p. 188-119. Michel Butor remarque que, quand quelques années après la citation de Pierre Loti, Roland Barthes lui écrit "Je ne connais pas de peuple plus beau", c’est un signe que la relation entre le Japon et la France a changé mais les deux auteurs restent dans la même approche.

[2HUMIÈRES Robert (d’), op. cit., Acte II, scène 5.

[3HERVILLY Ernest (d’), op. cit. Scène 6

[4GAUTIER Judith, L’Avare chinois, op. cit., Acte 4, scène 4.

[5LALOY Louis, op. cit., Acte V, scène unique.

[6HUMIÈRES Robert (d’), op. cit., Acte II, scène 5.

[7Recueil de programmes et articles de presse sur Le Chagrin dans le Palais de Han, Fonds Rondel, BNF (ASP).

[8Recueil de programmes et articles de presse sur L’Avare chinois, Fonds Rondel, BNF (ASP).

[9SIARY Gérard, op. cit., p. 67-77.

[10TODOROV Tzetan, Nous et les autres, Paris, Seuil, 1989, p. 355-356.

[11SAVELLI Dany (sous la direction de) Faits et imaginaires de la guerre russo-japonaise, Les carnets de l’exotisme, n°5, Poitiers, Le Torii, 2005, p. 22-25.

[12CONCHOUD Paul-Louis, Sages et poètes d’Asie cité par SAVELLI Dany, op. cit. p. 24.

[13Revue des deux mondes, 1er novembre 1911, article de René Doumic.

[14LENGYEL Melchior, op. cit., Acte I, scène 2.

[15Recueil de programmes et articles de presse sur Le Typhon, Fonds Rondel, BNF (ASP), article d’Abel Hernant.

[16LENGYEL Melchior, op. cit., Acte II, Scène 4.

[17AOKI Hiroki, op. cit.

[18LENGYEL Melchior, op. cit., Acte I, scène 4.

[19Ibid., Acte I, scène 3.

[20Ibid., Acte IV, scène 4.

[21Recueil de programmes et articles de presse sur Le Typhon, Fonds Rondel, BNF (ASP), article de Serge Basset.

[22LENGYEL Melchior, op. cit., Acte I, scène 6.

[23Ibid. Acte II, scène 6.

[24Cité par AOKI Hiroki, op. cit.

[25Ibid., article de Robert de Flers.

[26Suite au succès du roman, Guerlain donna le nom de l’héroïne à un parfum, Mitsouko, toujours commercialisé cité par SAVELLI Dany (sous la direction de), op. cit., p. 215.

[27FRONDAIE, Pierre, op. cit., Acte II, scène 4.

[28« Recueil de programmes et articles de presse sur La Bataille », Fonds Rondel, BNF (ASP), article de Régis Gignoux.

[29Ibid., article de Georges Bourdon

[30Ibid., article de G. de Pawlowski.

[31Ibid., article de Fernand Gregh.

[32ANTHELME Paul, op. cit., prologue.

[33Cité par QUELLA-VILLÉGER Alain, "roman exotique et histoire immédiate : Pierre Loti et Claude Farrère face à la guerre russo-japonaise", Les carnets de l’exotisme, (sous la direction de SAVELLI Dany), n°5, Poitiers, Le Torii, 2005, p. 183-198.

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