(Traduction inédite d’un article de Matilde Serao, Le telegrafiste, « Corriere di Roma », 7 décembre 1886).
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Les télégraphistes.
Les auxiliaires du Télégraphe doivent travailler six heures et demie par jour. Ces heures s’effectuent en alternance, un jour le matin, un jour le soir. Les télégraphistes se rendent donc au bureau soit de huit heures du matin jusqu’à deux heures de l’après-midi, soit, le jour suivant, de deux heures et demie jusqu’à neuf heures du soir. Elles forment ainsi deux équipes qui travaillent par roulement : l’heure d’entrée et de sortie du bureau ne change jamais.
Les matins d’hiver, la télégraphiste doit se lever au moins à sept heures, à six heures et demie si elle habite loin du bureau. L’une d’entre elle, Giulietta Pagano, qui habitait à Capodimonte, était obligée de se lever à cinq heures et demie : il faisait encore nuit. Pas de jours chômés pour elles : les auxiliaires vont au bureau à Noël, Pâques et le Jour de l’An : elles n’ont pas de vacances en été. En fonction d’un calcul subtil de la directrice, tous les trois ou quatre mois, et toujours en alternance, l’auxiliaire a un dimanche libre. S’il pleut ce jour-là ou s’il y a une circonstance extraordinaire, ou si la camarade de travail est absente, le congé est perdu. Ces six heures et demie de travail, l’auxiliaire doit les passer à côté de sa machine, son appareil : immobile, vigilante. Elle ne peut ni lire, ni écrire : pendant quelque temps, le crochet fut autorisé, puis il fut interdit. Quand la ligne attribuée à l’auxiliaire lui procure peu de travail, on lui en confie deux.
Il n’y jamais de suspension possible du travail : sauf quand les hommes, exceptionnellement, n’ont pas envie de télégraphier. Mais les grèves des télégraphistes sont extrêmement rares.
Ces heures sont consacrées à la transmission et à la réception des télégrammes sur la machine Morse. Patience et attention extrêmes, comme je l’ai dit, sont nécessaires, sinon les amendes pleuvent. La fatigue n’est pas seulement mécanique, elle est mentale et les pauses n’existent pas, jamais. Il y a des lignes, comme celles des Pouilles, de la région de Salerne, de Gênes, Bari et Otrante qui obligent la télégraphiste à rester sur son siège de huit heures jusqu’à deux heures et demie de l’après-midi : durant les cinq minutes où elle déjeune, elle doit se faire remplacer. Le travail à la « Morse », petite machine gentille et délicate, n’admet pas la distraction, la confusion. Au bout de ces heures, il n’y a pas que le bras qui soit fatigué : une lassitude extrême envahit le cerveau. Lorsqu’il fait beau, tout va bien, le courant passe, la correspondance fonctionne. Lorsqu’il fait mauvais, c’est un désastre : il faut faire preuve d’une patience d’ange à cause de la dispersion de l’électricité, des secousses électriques, des chutes des poteaux, de l’humidité : six heures et demie durant, on ne parvient pas à envoyer un seul télégramme. Enfin, le grand problème posé par la machine Morse, c’est la sédentarité, cette contrainte qui cloue sur leurs sièges, toutes ces heures par jour, des jeunes filles robustes, en pleine santé, replètes, et qui auraient besoin d’exercice ; ou alors des créatures maigrichonnes, anémiques, qui elles aussi auraient besoin d’exercice pour des raisons inverses.
Mais l’autre machine, l’imprimante Hughes exige un effort physique et une attention supplémentaires, une plus grande intelligence. C’est un engin fort compliqué qui fonctionne quand on hisse un poids de six kilos, en appuyant sur le pied droit, comme un rémouleur, sans arrêt : l’effet ne dure pas plus d’une minute. Lorsqu’elles transmettent, les deux mains s’agitent continuellement comme sur le clavier d’un piano ; lorsqu’elles reçoivent, elles roulent les rubans dans la gomme arabique, les collent sur le papier. Il faut compter les mots, enregistrer les dépêches. La « Hughes » a un rendement double de celui de la « Morse » : soixante dépêches en une heure, 420 télégrammes en sept heures. Au bout de ces heures de travail, la télégraphiste n’est plus une femme mais une vraie loque. Si la « Morse » favorise les anémies, les brûlures d’estomac, les maux de ventre, le tabès, la « Hughes » entraîne les névralgies, la cachexie, les maladies de cœur, elle provoque des troubles nerveux et circulatoires. Toutes les télégraphistes ne sont pas aptes à s’en servir si bien que certaines se font faire un certificat médical, ce qui est un mauvais point pour elles.
Il faut compter aussi avec les services extraordinaires pour cause de fêtes, inaugurations, événements divers, séances royales, élections politiques, tremblements de terre, incendies : toutes les grandes occasions pour lesquelles un homme télégraphie sont synonymes de catastrophe pour les auxiliaires. Il leur faut faire parfois neuf heures, au lieu de six et demie ; ou encore douze ; la rotation complète, de huit heures du matin jusqu’à neuf heures du soir. Sans espoir de gratification.
Les télégraphistes gagnent quatre-vingt dix lires par mois, c’est-à-dire trois lires par jour. Il leur est retenu six lires d’une taxe immobilière, elles gagnent donc quatre-vingt-quatre lires au total. Lorsqu’elles commettent une erreur sur un mot, elles ont une amende d’une lire, de six, lorsqu’elle se trompent sur un chiffre ; plus elles sont rapides et laborieuses, plus elles sont exposées à se tromper, de sorte qu’elles ne gagnent jamais quatre-vingt-quatre lires. En revanche, quand le mois a trente et un jours, elles ont trois lires de plus, car elles sont payées à la journée : elles adorent donc les mois de trente et un jours. Mais si elles manquent un jour ou deux, ou encore une semaine pour cause de maladie, pour une raison quelconque, elles perdent leur journée. Les télégraphistes ont une peur bleue de tomber malades : à la visite chez le médecin, à l’achat des médicaments, vient s’ajouter la diminution du salaire. Alors elles se rendent au travail même malades aussi longtemps qu’elles le peuvent, tant que la bronchite ou une maladie infectieuse ne les a pas jetées sur leur lit. Je me souviens de l’une d’elles, très pauvre, qui, dans la fièvre, délirait, les yeux ouverts et répétait sans cesse : « je perds ma journée, je perds ma journée ». Comme elles sont hors cadre, les télégraphistes ne peuvent avoir ni augmentations, ni pensions : elles peuvent être toutes licenciées par une décision du directeur et à quarante ans, on les licencie de toute façon.
Lorsqu’au cours d’une année elles ont fourni un énorme travail, les deux employées qui ont transmis le plus de télégrammes, obtiennent une gratification de quatre-vingts lires. Exceptionnellement, une seule fois, à la suite du service démentiel fourni pour les élections générales, elles obtinrent « entre quinze et vingt lires » de gratification. Elles ne peuvent pas se marier et garder leur emploi : ce qui est sage car jamais une femme enceinte ne pourra exécuter ce travail. Elles ne peuvent pas être institutrices en raison d’un horaire qui bouleverserait le rythme familial, cet horaire qui les oblige à manger un jour à une heure, un autre à quatre. Difficile de trouver un autre travail durant leurs heures de liberté, lorsqu’elles assurent le service de deux heures et demie à neuf heures : le soir, elle n’ont qu’une envie : manger un morceau et se coucher. Avec ces quatre-vingts lire, elles doivent s’acheter un vestiaire décent, de bonnes chaussures, un chapeau, des gants, un parapluie, un manteau, une collation pour le bureau et pourvoir à leurs besoins personnels ou à ceux de leur famille. A quarante ans, quand elles ont vieilli, qu’elles sont usées, maladives, sans énergie comme sans espoir, l’administration les jette dehors.
En trois ans, je me le rappelle, sept ou huit, sur quarante, devinrent institutrices ; huit démissionnèrent pour raison de santé, trois moururent.
Sara Lattès de consomption, Adelina Porcelli d’anémie, Anna Cufino de tuberculose.