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Licornes et images d’Epinal 

Sur l’usage d’Internet en temps de détresse des librairies

lundi 12 février 2007, par Laurent Margantin

De plus en plus de sites littéraires proposent désormais des liens directs vers des centrales d’achat. Que devons-nous en penser ? Devons-nous accepter ce mouvement comme étant irréversible, condamnant les petites librairies et même les moins petites à une disparition certaine ? N’est-ce pas accepter le libéralisme à outrance dans le domaine culturel, sous prétexte de protéger la littérature authentique et leurs auteurs ? N’est-ce pas accélérer une catastrophe qui a déjà eu lieu dans le domaine du disque ?

La double page consacrée par le Monde à l’écrivain Prix Nobel autrichienne Elfriede Jelinek m’a donné envie de lire L’entretien réalisé par Christine Lecerf avec l’auteur. Dans le même supplément, une enquête faisait le point sur la menace que représentent pour les librairies dites traditionnelles les supermarchés du livre en ligne dont je ne citerai pas ici les noms, tellement ils sont connus. J’ai accès à internet. En un clic, comme il m’est déjà arrivé de le faire par le passé, je pourrais commander ce livre et ainsi faire cette merveilleuse expérience de la consommation à partir de chez moi. Mais depuis quelques jours justement, je n’ai plus envie, mais alors plus du tout envie de commander quelque livre que ce soit aux mastodontes en question (je cite l’ enquête d’Alain Beuve-Méry : « Pour la quantité des références qui sont rangées dans l’entrepôt, certaines seulement à l’unité, il s’ agit d’un nombre à sept chiffres »).

C’est qu’il semble que beaucoup aient renoncé à ce que survivent les petites librairies, ou bien alors à la seule condition qu’elles arrivent elles aussi sur le net via un « portail », en se regroupant. Je découvre ainsi que de plus en plus de sites personnels ou de blogs littéraires intègrent des liens commerciaux juste en dessous de leurs propres présentations d’une œuvre qui vient de paraître.

Vitrine de librairie sur Marguerite Duras
Librairie Kleber à Strasbourg, merci à Isabelle Baladine-Howald

Dans ce contexte, je prends le téléphone et appelle la librairie La licorne à Epinal où j’habite, geste aussi simple que de pianoter sur le web, comme on sait. J’aime ce minuscule endroit rempli de piles de livres à même le sol, nouveautés vraiment littéraires parmi lesquelles il faut longtemps fouiner pour trouver ce que l’on cherche. Au téléphone, la libraire me dit qu’ elle a « seulement » (ce qui n’est déjà pas si mal pour une petite ville « de province ») le roman récemment traduit de Jelinek, Enfants des morts, alors que le discours justifiant l’achat en ligne consiste à dire que les petites librairies n’auraient plus d’auteurs contemporains en stock, encore moins des étrangers ! Je commande L’entretien. On est samedi, je l’aurai jeudi. L’aurais-je eu plus vite via internet ? Peut-être. Pas sûr. Au cas où cela aurait été effectivement plus rapide : pouvais-je attendre deux jours de plus, sans commande en ligne ? Naturellement. Et à la limite, on le sait, c’est mieux d’attendre. Qui plus est pour un prix inférieur, puisqu’on ne paie pas de frais de port, peu importe le montant du livre.

Mais voilà : Internet, c’est l’intrusion chez vous du monde entier, essentiellement sur un mode commercial. L’aveuglement continuel par le commerce du monde. Aucun acte de consommation courante ne doit lui échapper : achat de vêtements, de nourriture, de voyages, de livres, et j’en passe. La publicité n’était pas allée assez loin via la télévision, il fallait pouvoir consommer vingt quatre heures sur vingt quatre à partir de chez soi, assouvir ses désirs (de livres, de textes aussi) à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Assouvir ses désirs de manière inactive, assis, sans effort surtout, devant un écran, encore un.

Qu’en est-il alors de nos errances, de nos recherches, de librairie en librairie, d’un livre précis ou bien d’autres découverts sans les chercher, lorsque, habitant en banlieue, nous prenions le train pour aller à Paris y passer la journée ? Je me souviens de commandes, depuis l’Allemagne, à la librairie la Brèche de Bergerac, ou d’achats à la librairie Kleber, à Strasbourg, de l’autre côté de la frontière. Survivra-t-il, ce contact qui s’établissait alors avec des hommes et des femmes, avec des lieux, comme cette librairie-capharnaüm dans le vieux Saint Malo (existe-t-elle encore ?), où j’ai acheté Mono no aware de Jacques Roubaud, volume sur lequel j’ai marqué date et lieu, comme sur de nombreux autres livres achetés un peu partout ? « Le paradis, dispersé sur la terre entière », écrivit un jour Novalis. Le paradis des livres : licornes, pures visions passéistes, images d’Epinal, nous répond-on. Les éditeurs et certains sites associés ont sorti leur pistolet : unissez-vous, allez sur le net, et surtout : faites du chiffre. Ou disparaissez.

P.-S.

Il faut également signaler l’important numéro 20 de la revue Lignes intitulé "Situation de l’édition et de la librairie" paru en mai 2006, à commander chez votre libraire même si la revue a cessé de paraître suite à ce numéro...

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