Alors étudiant en cinéma à Jussieu, je suis parti avec deux amis à Sarajevo, en février 1993. Je voulais rencontrer Ademir Kenovic qui préparait un film avec le scénariste Abdullah Sidran. C’était la guerre. Je m’interrogeai sur la barbarie, l’engagement et la place de la culture. Je pensais que l’Europe était en train de mourir à Sarajevo.
Car si Sarajevo était devenue une cité martyre, je savais qu’elle incarnait également le symbole de la résistance intellectuelle à la guerre, grâce à ses propres ressources créatives. Les habitants réagirent à la désorganisation de leur vie quotidienne en organisant des pièces de théâtre, des expositions d’art, des concerts, en écrivant. J’ai découvert à Sarajevo une ville où l’on jouait « Hair » au Kamerni teatar pendant les bombardements. Journalistes, photographes et metteurs en scène du monde entier convergèrent à Sarajevo durant le siège. L’art était devenu l’instrument de la résistance, et la créativité l’arme contre la destruction.
Je suis passé devant le marché Markale ou deux bombes sont tombées pendant la guerre. J’ai fermé les yeux et j’ai revu les images de Senad, le présentateur de la télévision, qui pleure. Aujourd’hui les marchants de légumes sont à nouveau là.
Je me suis alors interrogé sur mon propre engagement, mes films. J’ai fini par aller au centre culturel André Malraux. J’ai rencontré Francis Bueb, un Alsacien comme moi, plus âgé que moi, que j’ai toujours suivi de loin, à travers ses publications autrefois aux éditions strasbourgeoises La Nuée Bleue, puis par la création de sa librairie française à Sarajevo avant qu’elle ne devienne ce centre.
Comme Jean-Michel Frodon, je me suis toujours posé ces questions : « Pourquoi être allé à Sarajevo en pleine guerre, au risque de se faire tuer ? Pourquoi y avoir ouvert un lieu de rencontres entre les habitants de la ville quand les circonstances les contraignaient à se cacher, à s’isoler ? Un lieu, aussi, de rencontres entre eux et des œuvres du monde entier, quand le siège visait à les couper du monde, à les déshumaniser autant qu’à les affamer ? Pourquoi avoir donné le nom d’André Malraux, artiste et homme politique dont le nom évoque les Comités antifascistes, les Brigades internationales et la Résistance ? Faut-il vraiment répondre à ces questions-là ? Qui ose les poser ? […] Le Centre André Malraux, c’est un lieu de recherche, un lieu d’échange, un lieu de contradiction. Pas seulement un espace où des adolescents découvrent Flaubert, Echenoz, Bilal, Resnais, Garrel. Pas seulement où l’enseignement du français à l’étranger n’est pas une procédure bureaucratique mais une dynamique désirée. Pas seulement l’outil qui a permis à Jean-Luc Godard ou à Chris Marker de faire quelques uns de leurs plus beaux films, pas seulement le moteur de festivals du livre sans équivalents, pas seulement même un espace de transmission d’une vision du monde dont la France et ceux qui parlent en son nom revendiquent toujours d’être l’incarnation. Un lieu pour mieux travailler, où que nous soyons – le plus souvent, loin de Sarajevo. La moindre défaillance peut tuer ce que fabriquent Bueb et les siens, mais c’est nous qui avons besoin d’eux. »
Qu’as tu vu dans cette ville, qu’as tu compris ? Qu’elle est ton idée de la France ? Penses-tu qu’il y est des bons, des mauvais ? Crois-tu encore en l’homme ? Ne crois-tu pas que, sans dogme, sans idéologie, l’homme ne sait plus qui il est ?
C’est là, dans les livres, dans les films et sur les scènes, que l’on peut résister contre la haine et tout ce qui rend vil. Résister pour ne pas s’habituer à tout. Pour refuser l’intolérable.
Malraux disait : "Lorsque nous prenons les pays les plus atroces, l’horreur assyrienne, et que nous sommes en face de leur art, nous nous apercevons que lorsque les hommes sont morts, il ne reste rien de ce qui a été hideux en eux et qu’il ne reste que ce qu’ils ont eu de grand quand la transmission est faite par l’art. Je parlais de l’horreur assyrienne. Dans la mémoire des hommes, elle est la plus émouvante figure de fauve, elle est la Lionne blessée. Et si, demain, il ne devait rester que des témoignages d’art sur les fours crématoires, il ne resterait rien des bourreaux, mais il resterait les martyrs. Là est la grandeur suprême de l’art."
Art, vidéo, poésie ! Action. Dans cette revue, nous faisons partie de ceux qui croient encore au pouvoir de la pensée, mais d’une façon différente : « inventer » l’écriture, la peinture, le cinéma, la poésie pour ne pas capituler devant l’ennui, le vide, et l’indifférence. Cet été, du 19 juillet au premier août, je vous propose justement 14 textes, sons, vidéos, photographies qui résistent.
Bel été.
Robin Hunzinger
Premier jour : Le sabotage artistique d’Hakim Bey
Deuxième jour : Eccéité de la pin-up girl de Boris Vian
Troisième jour : I love Mehdi Belhaj Kacem d’Aliette G. Certhoux
Quatrième jour : Des mots dangereux, ou que peut une parole insurrectionnelle ? d’Erostrate
Cinquième jour : Lord Patchogue de Jacques Rigaut
Sixième jour : Les règles de la suggestion : Psychanalyse & Magie Noire de Pacôme Thiellement
Septième jour : Séquence horizontale de Lucille Calmel
Huitième jour : Poète et boxeur de Arthur Cravan
Neuvième jour : Pound regarde au loin de Laurent Margantin
Dixième jour : Walt Whitman en notre temps d’Auxeméry
Onzième jour :Homeless Story de FP Mény
Douzième jour : J.-K. Huysmans et le satanisme de Joanny Bricaud
Treizième jour : La grande route du sud de Boldych Nicolas
Quatorzième jour : La bière de Roland Pradoc