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Où l’on conte le stratagème qu’employa Sancho pour enchanter la Dame Dulcinée, et autres événements non moins ridicules que véritables 

Extrait de « Don Quichotte »

jeudi 4 janvier 2007, par Miguel de Cervantès

« J’ai remarqué par mille signes que mon maître est fou à lier, et moi non plus, je ne lui dois rien de retour, voire suis beaucoup plus fou, puisque je le suis et le sers, si le proverbe est véritable, qui dis : Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es, et encore l’autre proverbe : Non pas avec qui tu nais, mais bien avec qui tu pais. Etant donc fou comme il l’est et possédé d’une folie qui bien souvent prend une chose pour une autre, et le blanc pour le noir, et le noir pour le blanc, ainsi qu’il le fit paraître le jour où il disait que les moulins à vent étaient des géants, et les mules des religieux des dromadaires, et les troupeaux de brebis armées d’ennemis, et tant d’autres choses de cette force, il ne sera pas fort malaisé de lui faire croire que la première paysanne qui passera par ici est madame Dulcinée. Et, s’il ne le veut pas croire, j’en jurerai, et si lui-même jure, je recommencerai à jurer. S’il conteste, je contesterai pareillement, et s’il s’opiniâtre, je m’opiniâtrerai plus que lui. [...]. Peut-être, par cette opiniâtreté, je ferai tant que désormais il ne m’enverra plus faire de pareils messages, voyant combien je lui en rends mauvais compte. Ou bien, il croira, ainsi que je l’imagine, que quelque méchant enchanteur de ceux qui, à son dire, lui veulent mal, aura changé la figure de sa dame pour lui faire déplaisir. »
Cette pensée mit en repos l’âme de Sancho Pança, de sorte qu’il tint l’affaire faite. Cependant, il s’arrêta là jusqu’à ce qu’il fut déjà un peu tard, afin que Don Quichotte crût qu’il lui avait fallu employer autant de temps pour aller et revenir du Toboso. Et cela eut un si heureux succès que, quand il se leva pour monter sur le grison, il aperçut aussitôt venir du Toboso vers le lieu où il s’était arrêté trois jeunes paysannes montées sur trois poulains ou pouliches : car l’auteur ne le précise pas, quoique au surplus l’on puisse croire que c’étaient des ânesses, cavalerie ordinaire des villageoises ; mais cela n’est pas de grande importance et il n’y a pas à s’arrêter pour le vérifier.
En conséquence, sitôt que Sancho découvrit ces paysannes, il retourna à grands pas pour quérir son maître don Quichotte, et le trouva soupirant et proférant mille complaintes amoureuses. Aussitôt que don Quichotte le vit, il lui dit :

« Comment vont les affaires, ami Sancho ? Devrai-je marquer ce jour-ci d’une pierre blanche ou d’une noire ?
- Il vaudra bien mieux, repartit Sancho, que vous le marquiez de vermillon, de même que sont les écriteaux des chaires de collège ; afin que le puissent bien voir ceux qui le verront.
- Donc, répliqua don Quichotte, tu m’apportes de bonnes nouvelles ?
- Si bonnes, répondit Sancho, que Votre Seigneurie n’a plus qu’à piquer Rossinante et à sortir dans la plaine pour voir la Dame Dulcinée du Toboso qui vous vient visiter, accompagnée de deux siennes damoiselles.
- O Dieu très saint ! s’écria alors don Quichotte. Que dis-tu, mon ami Sancho ? Prends garde à ne point me tromper, et craint de soulager par de fausses allégresses mes tristesses véritables.
- Quel fruit, repartit Sancho, retirerais-je de tromper Votre Grâce, et surtout quand nous sommes si proches de découvrir la vérité. Piquez seulement, monsieur, et venez, et vous verrez se diriger vers nous la princesse notre maîtresse, vêtue et accoutrée : enfin telle qu’elle est. Ses damoiselles et elle sont toutes reluisantes d’or, de chaînes de perles, de diamants, de rubis, et de toiles de brocart de dix épaisseurs. Leurs cheveux sont épars sur leurs épaules, et ce sont autant de rayons de soleil qui folâtrent au vent. Et surtout elles viennent à cheval sur trois cananées à robe pie, et je ne vous dis que cela.
- Haquenées, veux-tu dire, Sancho.
- Il y a pas de différence, répliqua Sancho, entre cananées et haquenées. Mais, qu’elles viennent sur ce qu’elles voudront, elles sont bien les plus galantes dames qu’on puisse désirer, et principalement madame la princesse Dulcinée, qui ravit les sens.
- Allons, mon fils Sancho ! dit don Quichotte. Et pour étrennes de ces nouvelles aussi bonnes qu’inespérées, je te donne la meilleure dépouille que je gagnerai à la première aventure que je rencontrerai, et, si cela ne te contente point, je te promets les poulains que mettront bas cette année-ci les trois miennes cavales qui, comme tu le sais, sont près de faire leurs petits au pré commun de notre village.
- Je m’en tiens aux poulains, répondit Sancho, car il n’est pas bien assuré que les dépouilles de la première aventure soient bonnes. »

Sur ce, ils sortirent du bois et découvrirent les trois paysannes déjà toutes proches. Don Quichotte jeta les yeux par tout le chemin du Toboso, et, comme il ne vit que les trois paysannes, il devint tout troublé, et demanda à Sancho s’il ne les avaient point laissées hors de la ville.

« Comment, hors de la ville ! répondit Sancho. Votre Seigneurie a-t-elle par hasard les yeux derrière la tête, si bien qu’elle ne voit point que ce sont elles qui viennent aussi resplendissantes que le soleil en plein midi ?
- Sancho, dit don Quichotte, je ne vois que trois paysannes sur trois baudets.
- Dieu me délivre maintenant du diable ! répliqua Sancho. Est-il possible que trois haquenées, ou comme on les nomme, aussi blanches que neige, vous paraissent des baudets ? Vive le Seigneur qui m’arrache cette barbe si cela est véritable !
Ami Sancho, dit don Quichotte, je te dis qu’il est aussi véritable que ce sont des ânes, ou bien des ânesses, que je suis don Quichotte, et toi Sancho Pança : pour le moins cela me semble être ainsi.
- Taisez-vous, monsieur, dit Sancho, et ne tenez point un tel langage. Au contraire, frottez-vous les yeux et venez faire la révérence à la dame de vos pensées, la voilà qui s’approche. »

Ce disant, il s’avance pour recevoir les trois villageoises, et, descendant de son grison, va prendre par le licou l’âne de l’une de ces trois paysannes, puis, mettant les genoux en terre s’écrie : « Reine, princesse et duchesse de la beauté, que Votre Hautesse et Grandeur daigne recevoir en sa grâce et bon vouloir votre esclave et chevalier, que voilà devenu pierre de marbre, tout troublé et sans haleine, de se voir en votre magnifique présence. Quant à moi, je suis Sancho Pança, son écuyer, et lui est le vagabond chevalier don Quichotte de la Manche, autrement nommé le Chevalier de la Triste Figure. »
En même temps, don Quichotte s’était pareillement agenouillé tout auprès de Sancho, et il regardait avec des yeux tout exorbités et d’une vue trouble celle que Sancho nommait reine et dame. Et, comme il ne voyait autre chose en elle qu’une jeune villageoise assez laide, la face ronde et le nez camard, il était tout suspendu et émerveillé, sans oser ouvrir la bouche. Les paysannes n’étaient pas moins ébahies, voyant ces deux hommes si différents à genoux et arrêtant leur compagne. Toutefois celle qui était ainsi retenue, toute fâchée et en colère, rompit le silence et dit : « Ouais ! Qu’on s’ôte à c’te heure du chemin, et qu’on nous laisse passer, car nous avons hâte. »
A quoi Sancho fit cette réponse : « O princesse et dame universelle du Toboso, comment votre cœur magnanime ne s’amollit-il pas, voyant ici en votre sublime présence la colonne et le soutien de l’errante chevalerie ? » L’une des deux autres, oyant ce discours, dit tout haut ces mots : « Attends un peu, je vas t’étriller, ânesse de mon beau-père ! Regardez un peu, je vous prie, comme les godelureux s’en viennent maintenant ici se moquer des villageoises, comme si on ne savions aussi bien qu’eux chanter pouille. Allez vot’chemin, et laissez-nous faire le nôtre, et bonsoir, la compagnie !
- Lève-toi, Sancho, dit alors don Quichotte, car je vois bien que la fortune n’est point assouvie de mon mal. Elle tient fermés tous les chemins par où il pourrait arriver quelque consolation à cette malheureuse âme que j’ai dans le corps. Et toi, ô trésor de toute perfection désirable, terme de la gentillesse humaine ! O l’unique remède de ce cœur affligé qui t’adore, puisque le malin enchanteur me poursuit, et a mis des nuages et des cataractes sur mes yeux, et que pour eux seulement, et non pour d’autres, il a changé et transformé ta beauté sans égale et ton incomparable visage en celui d’une pauvre villageoise, s’il n’a pas aussi changé le mien en celui d’un fantôme, pour me rendre abominable à tes yeux, ne laisse pas, je te supplie, de me regarder doucement et amoureusement. Considère que, par cette humble soumission et par cet agenouillement, je rends à ta beauté, ainsi contrefaite et déguisée, l’humilité avec laquelle mon âme t’adore.
- Figue de mon grand-père, repartit la paysanne, est-ce que j’étions venue ici pour ouïr des balivernes ? Otez-vous et laissez-nous aller, et grand merci vous fasse ! »

Sancho s’écarta et la laissa aller, tout content de s’être si bien tiré de son artifice. Mais à peine la villageoise, qui avait pris le rôle de Dulcinée, se vit-elle en liberté qu’elle piqua sa cananée avec un aiguillon planté au bout d’un bâton qu’elle tenait à la main, et la bourrique se mit à courir par le pré. Et, comme elle sentait la pointe de l’aiguillon qui la travaillait plus que d’ordinaire, elle commença à faire des ruades, de sorte qu’elle porta par terre la dame Dulcinée. Ce que voyant don Quichotte, il courut pour la relever, tandis que Sancho raccommodait et sanglait le bât qui avait aussi tourné sous le ventre de la bête. Le bât étant donc accommodé, et don Quichotte voulant relever et prendre entre ses bras sa dame enchantée pour la poser sur l’ânesse, la belle dame, en se remettant sur pied, l’ôta de cette peine : car, s’étant un peu reculée, elle prit de l’élan, mit les mains sur la croupe de la bête, et se trouva en même temps avec son corps plus léger qu’un faucon sur le bât et à califourchon, de même que si elle eût été un homme. Lors Sancho s’écria : « Par saint Roch, notre maîtresse saute mieux qu’un daim ! Elle pourrait apprendre à monter à cheval à la genette au plus adroit écuyer de Cordoue ou de Mexico ! Elle a franchi d’un saut l’arçon de derrière de la selle, et elle fait courir sa haquenée comme un zèbre et sans éperons. Et ces damoiselles ne lui en doivent rien, car elles courent comme le vent. »
Aussi était-ce la vérité, parce qu’en voyant Dulcinée à cheval toutes piquèrent après elle et ne cessèrent de courir sans tourner la tête plus d’une demi-lieue. Don Quichotte les suivit des yeux, et, lorsqu’elles eurent disparu, il se tourna vers Sancho et lui dit :
« Sancho, que t’en semble ? Ne suis-je pas bien haï des enchanteurs ? Regarde, je te prie, jusqu’où s’étendent leur malice et le sort qu’ils ont jeté sur moi, puisqu’ils m’ont voulu priver du contentement que me pouvait donner la vue de ma maîtresse telle qu’elle est naturellement ? Ah ! je ne suis né au monde que pour être le modèle des malheureux, et le blanc et le but où visent et vont donner les flèches du malheur. Tu dois aussi remarquer, Sancho, que ces traîtres ne se sont pas contentés de changer et transformer ma Dulcinée, mais qu’ils l’ont encore métamorphosée en une figure basse et laide comme celle de cette villageoise. Ils lui ont pareillement ôté ce qui est si propre aux grandes dames, je veux dire la bonne odeur, parce qu’elles sont toujours parmi les fleurs et l’ambre. Or, je t’apprends, Sancho, que, quand je vins pour faire monter Dulcinée sur la bête que tu dis être une haquenée et qui, à mon avis, est une ânesse, elle m’a jeté une odeur d’ail cru qui m’a soulevé et empesté le cœur.
- O canailles ! s’écria alors Sancho. O maudits et pervers enchanteurs ! Heureux qui vous verra tous enfilés par les ouïes, comme harengs saurés qui pendent à la cheminée. Vous savez beaucoup, vous pouvez beaucoup et vous faites grand mal. Il vous eût dû suffire, marauds, d’avoir changé les perles des yeux de madame en glands de liège, et ses cheveux de fin or en crin de queue de bœuf rouge, et finalement tous ses gestes de bien en mal, sans toucher nullement à l’odeur. Pour le moins, eussions-nous joui de ce qui restait caché sous cette affreuse écorce, quoique à la vérité je puisse dire que je ne vis jamais sa laideur, mais sa beauté, que rehaussait encore un fort beau signe à la lèvre droite, en manière de moustache, où l’on voyait sept ou huit poils rouges comme des fils d’or et longs de plus d’un pied.
- Selon, dit don Quichotte, la correspondance qu’ont ces signes de la face avec ceux du corps, Dulcinée en doit avoir un autre à la fesse, du côté qu’est celui du visage. Toutefois, pour de tels grains de beauté, les poils que tu viens de dire sont bien grands.
- Je vous puis bien assurer, répliqua Sancho, qu’ils y paraissaient comme s’ils y étaient nés.
- Ami, dit don Quichotte, je le crois : car la nature n’a mis chose aucune en madame Dulcinée du Toboso qui ne fût parfaite et accomplie. C’est pourquoi, quand elle aurait cent signes tout court, mais plutôt des signes du zodiaque ou des étoiles resplendissantes. Mais dis-moi un peu, Sancho, ce qui me paraissait être un bât, était-ce une selle rase ou de femme ?
- Non, dit Sancho, ce n’était qu’une selle à la genette, avec une couverture de camp, qui vaut la moitié d’un royaume, tant elle est riche.
- Eh ! que n’ai-je vu tout cela ! dit don Quichotte. Je redis encore et le dirai mille fois que je suis le plus infortuné des mortels ! »

Ce fourbe de Sancho avait bien de la peine à s’empêcher de rire, oyant les fadaises de son maître si délicatement abusé. Finalement, après plusieurs autres discours, ils remontèrent sur leurs bêtes et suivirent le chemin de Saragosse. Ils pensaient y arriver à temps pour se trouver en des fêtes solennelles que l’on célèbre tous les ans en cette fameuse ville. Toutefois, avant qu’ils y pussent arriver, il leur survint des choses qui, pour être grandes et nouvelles, méritent d’être écrites et lues, ainsi que l’on verra ci-après...

(La traduction est de François de Rosset revue par Jean Cassou).

Commentaire :

Don Quichotte, en décidant de s’en aller « par tout le monde avec ses armes et son cheval pour chercher les aventures et s’exercer en tout ce qu’il avait lu que les chevaliers errants s’exerçaient », soulève une question fondamentale, celle des rapports entre la littérature et la vie. En ce transformant en émule d’Amadis, il accède à une existence nouvelle, choisie par lui seul. Existence dérisoire, diront ses détracteurs, puisqu’elle est le produit de la folie. Certes, mais la monomanie de cet opiniâtre est une tentative différente de déchiffrement du monde. En se servant des armes du passé pour redresser les torts du présent, Don Quichotte devient le héros d’une épopée burlesque, condamné à entretenir un rapport décalé avec les modèles dont il s’inspire : les géants qu’il entend défier ne sont que des moulins à vent, l’armet dont il est si fier d’avoir fait la conquête n’est qu’un plat à barbe en cuivre, les fantômes qu’il affronte ne sont que des pénitents, etc. Chaque fois, la réalité inflige un cruel démenti aux illusions du chevalier, mais chaque fois celui-ci s’accroche à ce qu’il croit, suivant sa propre logique et faisant parfois vaciller la raison de ceux qui croient en détenir plus que lui. Don Quichotte sait qui il est et va revendiquer avec force cette nouvelle identité qu’il s’est construite avec détermination. Tributaire du présent, du monde réel, mais refusant de se soumettre, il va l’intégrer à son système de pensée afin de pouvoir le supporter. L’action de maudits enchanteurs voués à sa perte sera le recours qui lui permettra d’expliquer ses déconvenues : Dulcinée métamorphosée en affreuse villageoise ! Il parvient ainsi à s’affranchir des désaveux du réel sans néanmoins sortir du monde de l’illusion. Ainsi, il édifie sur les ruines du monde auquel il se réfère, la chevalerie, le monde dont il est le héros. Et à qui s’avise de lui demander si Dulcinée est un être fantastique ou réel, don Quichotte déclare que « ce ne sont pas des choses dont on doive faire la vérification. »

Elisabeth Poulet.

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