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Retour au café Mokka 

(extrait du "Cheval Soleil")

lundi 31 décembre 2012, par Steinunn Sigurdardottir (Date de rédaction antérieure : 27 juillet 2011).

Je me suis rendu compte, en voyant ton ombre serpenter le long du Sentier de l’Hôpital, que je n’avais même pas mentionné l’orchestre de mandolines dans nos conversations. Comme si c’eût été quelque peu risqué. Non, l’orchestre de Ragnhildur avait été relégué dans un silence absolu, comme tout ce qui m’entourait d’ailleurs.

Je freinai à mort pour ne pas écraser le bord de ton ombre et flanquai la Mazda sur le trottoir. Tu ne te retournas pas, heureusement, et l’ombre poursuivit sa marche ondulante, à moitié entre tes bras.

Je me suis affalée sur le volant, tout étourdie, et t’ai suivi du regard. Vue de dos, ta silhouette de grand échalas était toujours la même, avec son charme dégingandé et son allure ondoyante. Mais les cheveux étaient devenus gris. Qui l’eût cru.

L’ombre a pris le pas sur toi et t’a fait traverser Bergstadastraeti juste au coin où nous avions l’habitude d’échanger deux baisers d’adieu à la fin de nos promenades. J’ai attendu que tu aies disparu après avoir traversé la rue d’Odin pour remonter la rue de Thor. Abandonnant la Mazda sur le trottoir, je suis rentrée à pied à Sjafnargata en suivant tes traces.

Tu étais donc venu me chercher enfin, pour m’emmener – où ça ?

Au lieu d’entrer directement chez moi au rez-de-chaussée, je montai l’escalier machinalement, et tombai sur Ragnhildur assise à la table de cuisine, revêtue de la robe de chambre à carreaux de son défunt mari. Ça ne se fait pas de mettre les vêtements des morts, mais je lui fiche la paix là-dessus.
Tu ne veux pas un café et un beignet ?
Je sursaute encore quand Ragnhildur me fait une offre. Il arrivait, bien sûr, qu’elle me proposât quelque chose, après qu’elle eut cessé de travailler, mais je ne m’y suis jamais habituée.

J’avais envie de lui dire : Bois ton café comme d’habitude, Ragnhildur. Ne te donne pas la peine de m’en proposer maintenant. Je me servirai moi-même comme je l’ai toujours fait.

Allons, allons. C’est maintenant une vieille femme dont la bosse – due à l’ostéoporose – fait saillie sous la robe de chambre de Haraldur. Du café du café du café… Quelle importance ?

Je pris un beignet congelé dans le baquet et me mis à le grignoter, debout dans l’embrasure de la porte.
Ragnhildur brandit le journal.
On dit ici qu’il est arrivé. Tu le savais ?
Il était dans le Sentier de l’Hôpital tout à l’heure.
Ils disent qu’il est revenu pour de bon et qu’il a racheté la maison de ses parents.

Je m’assis et pris le journal de ses mains. Il y avait une grande photo de lui, en couleurs, devant la maison de la rue de l’Ecole, à côté d’une bétonnière orange. Il avait dû l’importer d’Italie ; je n’avais jamais vu de bétonnière de cette couleur en ville. La mienne est gris ciment.

Il est donc divorcé, dit Ragnhildur. La signora Lukasson ne peut pas être en Islande. A moins qu’elle ne soit morte.
Si c’était le cas, ils l’auraient dit.
Tu le regrettes toujours, dit Ragnhildur, enchaînant sans transition à son habitude : Le chagrin et moi ne sommes pas non plus étrangers l’un à l’autre. Mais c’est une chose de mourir une fois pour toutes et c’en est une autre de revenir.

J’allais lui demander si c’était une citation d’un poème quelconque, quand elle embraya sur les sifflantes, avec appel d’air sur les sss-ss-ss … et exhiba une petite photo de son bien-aimé qu’elle a l’indécence de garder dans la poche de la robe de chambre de son défunt mari.

Elle scruta la photo, puis me la tendit. Un poète en herbe, aux yeux de génie, a dédié à Ragnhildur un poème d’adieu en vers libres où il est question de « ta chère main » et d’un champ de lave vert clair, près du sanatorium.

S’il avait vécu, il aurait bien entendu avalé de l’amphétamine comme les autres et composé quelque atrocité sur les oiseaux funestes de ses crises de manque. Et s’il avait vécu, je ne serais pas née. Je n’existerais pas, sauf dans l’esprit de Dieu.

Ragnhildur me regarde dans les yeux. Elle est d’ailleurs assez maline pour s’en abstenir le plus souvent. Je n’ai jamais rencontré des yeux comme les siens, tantôt transparents comme si l’on pouvait regarder à travers, tantôt impénétrables comme peut l’être un mur.

J’ai eu vite fait de détourner le regard et Ragnhildur soupire : Dire qu’il ne m’a pas été donné de partir, moi aussi.
En d’autres termes : tu ne comptes pas, tu n’as jamais existé, pas plus que Mummi, ni même Haraldur. Dieu ait son âme.
Mais ce qu’elle dit tout haut, c’est : « Tu as les yeux vitreux aujourd’hui, Lilla. »
La garde de nuit à l’hôpital a été pénible. Il y en a deux qui sont morts.

J’avais envie de sortir dans la rue et d’aller tout droit au café Mokka. J’aurais dû aussi aller chercher ma voiture, mais du diable si ce n’était pas comme du temps où Mummi et moi étions petits. Nous parlions toujours de sortir et avions peut-être l’intention d’aller quelque part, mais l’adhérence aux chambres de Sjafnargata était telle que nous n’arrivions pas à nous arracher à la porte d’entrée.

Du fait que je n’osais pas sortir dans la rue, j’allais monter me coucher, bien qu’il fut trop tôt, mais au lieu de cela je restai plantée à la porte à me traiter d’idiote. Et de triple idiote, quand j’essayai d’ouvrir celle de mon ancienne chambre. La porte avait tellement gonflé qu’elle ne céda pas, même lorsque je m’y appuyai de tout mon poids. Je finis par l’ouvrir d’un coup de pied.

L’odeur d’humidité me sauta à la gorge. Beurk ! J’eus envie de vomir. Les coulées de mouillure étaient toujours au même endroit. (Où auraient-elles pu aller ?) Le seau bleu émaillé était sous la fuite, dans le coin près de la fenêtre.

Tout était comme avant : le lit cadeau-de-communion avec sa couette imprimée d’anges, le tabouret de cuisine sur lequel on monte pour étendre ou décrocher le linge. Le bureau récupéré par Haraldur au sanatorium de Vifilsstadir et la pendule en bois découpé qu’il avait achetée en Suisse, accrochée au mur au-dessus de la table.

Inchangé également, dans les entrailles de la pendule, le petit couple en costume folklorique qui avait, au début, la particularité malencontreuse de jaillir vingt-quatre fois par vingt-quatre heures pour faire un petit tour en poussant la tyrolienne. Lorsque j’eus un petit ami, je m’enhardis enfin suffisamment pour débrancher le petit bonhomme et la petite bonne femme. Cela suffit pour les soustraire aux regards, mais ils ne cessèrent pour autant de manifester leur présence dans les profondeurs en émettant toujours une quinte poussive à l’heure juste.

Au moment où tu es revenu pour de bon dans la maison de tes parents avec une bétonnière, moi, j’ai fini de remettre en état celle des miens, sauf la vieille chambre moisie et le grenier. Une attention particulière a été portée à l’éclairage. Pourtant il y a des esprits qui valsent encore sur les lieux, dans chaque coin spécialement éclairé, et qui réclament droit de cité.

Elles ont commencé à reprendre du poil de la bête, ces ombres nébuleuses, et à se presser contre moi dans leur danse grotesque, certaines avec des nattes, toutes revendiquant le droit à l’existence. Je m’attends à ce qu’elles assument des contours d’une précision incisive et m’étranglent d’un seul coup en me serrant la gorge de leurs milliers de doigts.

Je n’ai rien à foutre avec vous, sorcières difformes. Je ne danserai pas avec vous. Allez chercher d’autres espaces vides pour y cambrer les reins. Laissez-moi passer. Ecartez-vous. Je ne peux pas danser avec vous. J’ignore les pas. Ils n’étaient pas au programme de l’école de danse de Hermann.

Je me suis couchée dans le lit cadeau-de-communion, sur la couette aux anges usés, et j’ai pleuré comme si c’était moi qui avais inventé les larmes, avec toutes sortes de variantes dans les sanglots, - moi qui n’ai même pas dit ouf quand j’ai accouché de mes filles, et je trouvais invraisemblable que tu aies importé d’Italie cette bétonnière orange.

Le premier matin où je t’ai ouvert la porte dans la lumière crue du jardin, bien avant le lever du jour, tu m’as demandé, après tant d’étreintes et de baisers que j’étais sur le point de tomber de sommeil dans ce lit : Il y a une fuite dans ta chambre ?
Comme tu vois.
Et tu as eu cette expression, que l’on pouvait interpréter de bien des manières mais où il y avait, en plus, quelque chose de buté, en ma faveur.
Quand j’ai repris mes esprits, tu avais soigneusement bordé la couette aux anges autour de nous et tu me regardais d’un air si grave que j’ai cru que tout était fini entre nous.
Ça ne me plaît pas trop de t’appeler Lilla. Est-ce que je peux t’appeler Li ?

Quand je pense à toi, chaque jour, même le jour où Haraldur est mort et même les jours où mes filles sont nées, je porte ce nom que tu m’as donné. Et tu vas le redire bientôt, au cours de nos nouvelles promenades en terrain connu, dans le parc du kisoque à musique, sur la butte de Skolavördduholt, tu diras de ta voix posée quand tu verras quelque chose de drôle ou quand une lubie quelconque te passera par la tête : Regarde Li ! Ecoute Li !

Je n’ai pas trébuché sur le seuil du café Mokka. Je suis allée droit à toi. Tu buvais ton café medium avec du lait comme la dernière fois, mais pas à la même table.
Bonjour et bienvenue, dis-je, je peux m’asseoir à côté de toi ?
Je t’en prie.
Et tu as souri des yeux comme avant, et aussi de la bouche – ce qui était toujours plus rare. Il y avait maintenant des rides aux commissures, suggérant plus de gaieté qu’au bon vieux temps. L’une des incisives de la mâchoire supérieure avait un peu dévié, moqueuse, et renforçait encore l’impression enjouée, inattendue, que tu donnais par ces temps nouveaux.

Je vais d’abord me chercher un café.
Non, c’est moi.
C’était une chose que tu disais souvent : c’est moi.

Je me suis assise et je t’ai regardé, debout au comptoir, grand échalas au charme fou, au début de notre nouveau temps, je t’ai regardé payer mon café et me l’apporter de tes mains sûres que je connaissais par cœur autrefois et dont j’ai tout de suite commencé à mémoriser l’aspect changé : les longs doigts, l’auriculaire et l’annulaire surtout, étaient maintenant un peu recourbés et les mains brunies ; tout le temps écoulé s’était logé dans ces chaudes mains. Je me suis tout de suite mise à les aimer.

Après le Mokka, nous avons repris notre déambulation coutumière. J’y étais préparée, portant le long manteau bleu-gris qui est exactement de la même couleur que la parka que tu avais trouvée pour moi au Magasin des Scouts. Le suel vêtement de couleur que je me sois acheté, à part le maillot de bain turquoise.

Nous sommes allés dans le jardin du sculpteur Einar Jonsson et nous sommes assis sur un banc parmi les statues. Les mots nous ont désertés. Mais les statues auraient eu beaucoup de choses à dire si elles avaient voulu parler, car elles conservaient tous les mots de notre histoire, et les innombrables baisers échangés dans le jardin.

Tandis que nous étions là assis, face à cette belle vue si chère à nos cœurs, tu as eu la bonté de poser ta nouvelle main brunie sur ma main incolore. Les parcelles de ma vie affluèrent à toute allure de tous les azimuts, tendant à former un tout, peut-être une nouvelle statue dans le jardin. Tout cela m’étourdit et je posai la tête sur ton épaule comme je l’avais fait tant de fois, comme je me rappelais parfaitement l’avoir fait ici même bien souvent, avant de poursuivre notre flânerie par les rues, toutes, sauf Grettisgata, dans laquelle je ne voulais pas aller et tu as demandé pourquoi et je t’ai dit parce que et tu as dit que ce n’était pas une réponse et je n’ai pas répondu.

P.-S.

"Le Cheval Soleil", 2008.
Roman traduit de l’islandais par Catherine Eyjolfsson.
Avec l’aimable autorisation des Editions Héloïse d’Ormesson.
Photographies : Elisabeth Poulet.

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