La Revue des Ressources

Betty 

jeudi 27 octobre 2011, par Arnaldur Indridason

Je ne me suis pas encore bien rendu compte de ce qui s’est passé, mais je sais enfin quel a été mon rôle dans cette histoire.
J’ai essayé de comprendre un peu mieux tout ça et ce n’est pas facile. Je ne sais pas, par exemple, quand cela a commencé. Je sais quand a débuté ma participation, je me rappelle le moment où je l’ai vue pour la première fois et peut-être que mon rôle dans cette étrange machination avait été décidé depuis longtemps. Longtemps avant qu’elle ne vienne me voir.
Aurais-je pu prévoir cela ? Aurais-je pu me rendre compte
de ce qui se passait et me protéger ? Me retirer de tout cela et disparaître ? Je vois, maintenant qu’on sait la façon dont tout ça s’est combiné, que j’aurais dû savoir où on allait. J’aurais dû voir les signaux de danger. J’aurais dû comprendre bien plus tôt ce qui se passait. J’aurais dû... J’aurais dû... J’aurais dû...
C’est curieux comme il est facile de commettre une erreur lorsqu’on n’est au courant de rien. Ce n’est même pas une erreur, tant qu’on ne se rend compte de rien et que c’est beau- coup plus tard que l’on comprend ce qui s’est passé ; tant qu’on ne regarde pas en arrière et qu’on ne voit pas comment ni pourquoi tout cela s’est produit. J’ai commis une erreur. Tomber dans le panneau, une fois encore, voilà ce qui m’est arrivé. Dans certains cas, c’était volontairement. Dans mon for intérieur, je le savais et je savais aussi qu’il y avait danger, mais je ne savais pas tout.
Je pense parfois que sans doute je retomberais encore dans le panneau, si seulement j’en avais l’occasion.
Ils sont très corrects envers moi, ici. Je n’ai ni journaux, ni radio, ni télévision, comme ça je n’ai pas les informations. Je ne reçois pas non plus de visites. Mon avocat vient me voir de temps en temps, le plus souvent pour me dire qu’il n’y a aucun espoir en vue. Je ne le connais pas bien. Il a une grande expérience, mais il reconnaît lui-même que ce procès risque de le dépasser. Il a parlé avec les femmes dont j’ai trouvé l’adresse, pensant qu’elles pourraient m’aider, mais il dit que c’est plus que douteux. Dans tout ce dont elles peuvent témoigner, très peu de choses concernent l’affaire elle-même.
J’ai demandé un stylo et quelques feuilles de papier. Le pire, dans cet endroit, c’est le calme. Il règne un silence qui m’enveloppe comme une couverture épaisse. Tout est réglé comme du papier à musique. Ils m’apportent à manger à heure fixe. Je prends une douche tous les jours. Ensuite, il y a les interrogatoires. Ils éteignent la lumière pendant la nuit. C’est là que je me sens le plus mal. Dans l’obscurité avec toutes ces pensées. Je m’en veux terriblement d’avoir permis qu’on m’utilise. J’aurais dû le prévoir.
J’aurais dû le prévoir.
Et pendant la nuit, dans l’obscurité, voilà que le désir fou, le désir fou de la revoir m’envahit. Si seulement je pouvais la revoir une fois encore. Si seulement nous pouvions être ensemble, ne serait-ce qu’une fois encore.
Malgré tout.

Je ne me rappelle plus le sujet de la conférence au cinéma de l’université. Je ne me rappelle pas non plus le titre de mon intervention, d’ailleurs cela n’a pas d’importance. C’était quelque chose comme la situation des négociations des arma- teurs islandais à Bruxelles, quelque chose au sujet de l’UE et nos pêcheries. J’ai utilisé PowerPoint et Excel. Je sais aussi que j’aurais pu m’endormir.
Elle était là. Elle était arrivée en retard et je l’avais tout de suite remarquée parce qu’elle était... merveilleuse. Merveil- leuse dès l’instant où je l’ai vue pour la première fois entrer dans la salle, au crépuscule. Derrière elle, la lumière du couloir lui faisait un halo, comme à une star de cinéma. Elle n’avait aucune crainte de se montrer féminine, contrairement à nombre d’autres femmes ; il y en avait une dans la salle qui était en anorak, assise avec les jambes sur le dossier de la chaise la plus proche. La femme qui se tenait dans l’embrasure de la porte, elle, avait une robe moulante avec de minces bretelles qui laissaient voir de gracieuses omoplates, son abondante chevelure brune lui retombait sur les épaules et ses yeux étaient enfoncés, bruns avec une pointe de blanc qui étince- lait. Et lorsqu’elle souriait...
J’ai remarqué ces détails lorsqu’elle vint vers moi sur le podium tout de suite après mon intervention. J’essayais de feindre l’indifférence, plus exactement j’essayais de ne pas la fixer. Ses seins étaient petits et on devinait les mamelons qui pointaient sous la robe. Elle était svelte, avait de gros mollets et des chevilles fines, presque fragiles. Tels des pieds de coupes de champagne. Elle avait une chaînette d’or enroulée autour d’une de ses chevilles. Maman aurait trouvé un mot pour définir sa démarche. “Majestueuse”, aurait-elle dit.
J’ai décliné mon identité et nous nous sommes serré la main.
– Oui, je connais ton nom, dit-elle. Moi, je m’appelle Betty, ajouta-t-elle. J’ai entendu dire du bien de toi [1].
Je refermai mon porte-documents et je la regardai. Comment avait-elle entendu parler de moi ? C’était seule- ment un an après mon départ à l’étranger et l’ouverture de mon cabinet d’avocat. Mes clients étaient rares, seulement deux d’entre eux entretenaient un rapport avec mon domaine de prédilection, l’équipement pour la pêche en haute mer, je crois. Tout le reste était véritablement ennuyeux : des conten- tieux concernant des immeubles, des polémiques entre assu- rances suite à des collisions, des différends dans des affaires d’héritages. Rien ne m’avait particulièrement réussi. Jusqu’à ce que je la rencontre. Elle avait déclaré qu’elle avait entendu dire du bien de moi. Peut-être mentait-elle. Elle était bien préparée quand elle avait fait son apparition dans la salle
comme une star. Sa robe laissait voir le haut de ses petits seins. Le décolleté était joli. L’or autour de la cheville faisait penser au pied d’une coupe de champagne. Peut-être tout cela n’était-il qu’une mise en scène à moi destinée. Une mise en scène spéciale.
La danse spéciale de Betty.
Quant à lui, il était arrivé plus tard.
– Tu as entendu dire du bien de moi, dis-je. Je ne comprends pas...
– Dans ta spécialité, me coupa-t-elle.
– Comment sais-tu quelle formation j’ai eue ? demandai-je.
J’essayai de sourire, feignant de trouver cela spirituel, et non saugrenu ou tout simplement drôle.
– Mon mari recherche un conseiller juridique, dit-elle. Nous recherchons... Elle hésita avant de terminer sa phrase : ... le bon partenaire.
Elle avait donc un mari. Un armateur connu dans le nord du pays. Soudain, je me rappelai que je les avais vus ensemble à la une d’un journal à sensation.
– C’était comment, d’étudier aux États-Unis ? demanda-t-elle.
Il n’y avait pas eu grand-monde pour écouter mon intervention et les gens étaient en train de quitter la salle tandis que nous parlions. L’un d’eux s’arrêta devant le podium et leva les yeux vers nous comme s’il attendait que Betty finisse mais, comme cela traînait en longueur, il s’en alla lui aussi.
– D’où tiens-tu tous ces renseignements ? demandai-je. J’avais cessé de sourire.
– J’ai lu ton rapport final. Je l’ai trouvé très intéressant. Et il y a quelque chose qui est sorti dans la presse, si je me souviens bien.
Elle avait bonne mémoire. Tout ce qu’elle faisait était bien. Je me rendis compte qu’elle me connaissait sans doute depuis que mon sujet de thèse avait fait débat. À sa parution, il avait attiré l’attention parce qu’il mettait en évidence l’influence des quotas sur l’évolution de l’habitat ici, en Islande, et expliquait pourquoi les armateurs devaient payer un impôt particulier. J’avais oublié que l’Islande était un petit pays. Les médias diffusaient tous les jours des infos sur les résultats de mes recherches et les parties intéressées chez les armateurs en venaient aux insultes. Pendant un moment, ce fut le principal sujet de polémique. Jusqu’à ce quelqu’un eût l’idée d’augmenter le prix des concombres.
– Tu l’as lu ? dis-je.
– Oui, dit Betty.
– C’est pas franchement intéressant comme littérature.
– Qui y prendrait plaisir ?
Nous avons éclaté de rire. Je n’avais d’yeux que pour les mamelons de ses seins et elle le vit.

Le pire, c’est le silence.
La solitude et le silence et tout ce temps qui n’en finit pas lorsqu’il ne se passe rien. Je n’ai aucune idée du temps qui s’est écoulé depuis que je suis en détention provisoire. J’ai demandé à mon avocat qui est venu il y a deux jours, ou plutôt je pense que c’était il y a deux jours, et alors il m’a dit que nous en étions à la deuxième semaine. Comme si nous étions ensemble en détention provisoire. J’aurais préféré me défendre moi-même sans lui, mais je ne sais quasiment rien des affaires criminelles.
Sauf celle-là.
Le temps, pendant tout ce profond silence, je le passe à écouter les bruits. Écouter si quelqu’un passe dans le couloir. Écouter les bruits de pas des gardiens. Leurs pas sont diffé- rents. Le gros a une démarche plus lourde que les autres et on l’entend parfois souffler bruyamment quand il arrive devant la porte. Il ne dit jamais rien. Il ouvre, me tend le plateau-repas et referme. Je ne sais même pas comment il s’appelle.
Je sais qu’il y en a un qui s’appelle Finnur. Il est presque causant quand il m’accompagne aux interrogatoires. Il y a aussi Gudlaug. Je n’avais jamais pensé qu’il existait des femmes gardiens. Qui penserait aux gardiens de prison ? Elle m’a parlé de ses deux enfants. Elle m’a dit aussi qu’interdiction était faite aux gardiens de prison de parler avec moi ou avec quiconque est en détention provisoire. Gudlaug ne s’y est pas beaucoup tenue. Lorsqu’elle arrive devant la porte, on entend claquer ses sabots : clic-clac, clic-clac. Je compte les clic-clac. Depuis le moment où on les entend jusqu’à ce qu’ils disparaissent, il y a soixante-huit pas.
Gudlaug m’a parlé d’un homme qui était en détention provisoire chez eux sans aucune raison. Ils l’ont gardé sept semaines. Lorsqu’il a été libéré, il savait écarter les mains pour mesurer une distance d’un mètre exactement. Au millimètre près. Il pouvait se taire pendant exactement soixante secondes. À la fraction de seconde près.
J’ai toujours cru que la détention provisoire se faisait à Reykjavík, mais c’est en fait à Litla-Hraun [2]. Quoi de plus désolant ?
Je pense aux miens. À l’opinion que maman a de moi. À tous les soucis que je lui ai donnés. Et pas seulement à cause de cette affaire. Mais pour tout. Et à la réaction de mon frère. Nos relations ne sont pas bonnes. Est-il revenu de Grande- Bretagne ? Mon avocat m’a dit qu’il avait l’intention de revenir en avion, mais il serait déjà venu s’il en avait eu l’inten- tion. Qu’est-ce que papa aurait dit ? Je pense aussi à ce que disent les médias, bien que ça n’ait pas grande importance. Ça fait longtemps qu’ils n’ont pas eu quelque chose comme ça. Ça fait longtemps qu’ils n’ont pas eu une affaire comme celle-là à se mettre sous la dent. Ils disent que cette affaire est unique en son genre. Que c’est un coup monté. Qu’on a rare- ment vu une chose pareille en Islande.
Je ne sais pas. Comme je l’ai déjà dit, je ne sais rien des affaires criminelles.
Et je passe mon temps à tout repasser dans ma mémoire.
À penser à Betty.

P.-S.

Extrait de "Betty", d’Arnaldur Indridason. Editions Métailié, Paris, 2011. Avec l’aimable autorisation des éditions Métailié.

Notes

[1En Islande, tout le monde se tutoie. (Toutes les notes sont du traducteur.)

[2C’est la plus grande prison d’Islande, à Eyarbakki, sur la côte sud-ouest.

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