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Hypothermie (extrait) 

samedi 23 juillet 2011, par Arnaldur Indridason

C’était à peine si Maria était consciente pendant l’enterrement. Assise au premier rang, apathique, elle tenait la main de Baldvin sans réellement prêter attention à ce qui l’entourait ni à la cérémonie. L’homélie de cette femme pasteur, les gens venus à l’inhumation et le chant du petit chœur de l’église se confondaient en de douloureuses variations. En passant les voir à leur domicile, le pasteur avait pris quelques notes, Maria connaissait donc la teneur de son discours. Il y avait surtout été question du parcours de Leonora, sa mère, du courage dont elle avait fait preuve dans son combat contre la maladie, de la foule d’amis dont elle s’était entourée au cours de sa vie, d’elle-même, sa fille unique, laquelle, dans une certaine mesure, marchait sur les traces de sa mère. Le pasteur avait noté combien la défunte excellait dans son domaine en précisant qu’elle n’avait toutefois pas négligé ses nombreuses relations ; la chose était parfaitement visible dans l’assemblée en cette triste journée d’automne. La plupart de ceux qui emplissaient l’église étaient des chercheurs. Leonora avait parfois vanté à Maria les avantages qu’il y avait à appartenir au corps universitaire. Ses propos étaient teintés d’une certaine arrogance que Maria avait choisi d’ignorer.
Elle se rappelait les couleurs d’automne dans le cimetière et les flaques gelées sur l’allée de gravier qui descendait jusqu’à la tombe, le craquement qu’on entendait lorsque la fine pellicule de glace cédait sous les pieds des porteurs. Elle se souvenait de ce froid et de ce signe de croix qu’elle avait tracé au-dessus du cercueil de sa mère. Elle s’était tant de fois imaginée dans cette situation dès qu’elle avait compris que cette maladie allait emporter sa mère et ce moment était maintenant arrivé. Les yeux fixés sur le cercueil au fond de la fosse, elle avait récité dans sa tête une brève prière avant de tracer un signe de croix de sa main tendue. Puis elle était restée immobile sur le bord de la tombe jusqu’à ce que Baldvin l’emmène.
Elle se souvenait de ces gens qui, pendant le verre d’adieu, étaient venus lui témoigner leur sympathie. Certains lui avaient proposé leur assistance. S’il y avait quoi que ce soit qu’ils puissent pour elle…
Elle ne s’était mise à penser au lac qu’une fois le calme revenu, lorsqu’elle s’était retrouvée assise, seule avec elle-même, jusque tard dans la nuit. Ce fut seulement lorsque tout fut terminé, alors qu’elle revivait dans sa tête ce jour pesant, qu’elle s’était mise à réfléchir à l’absence de la famille de son père à l’inhumation.


L’appel parvint à la Centrale d’urgence peu après minuit. Depuis un téléphone portable, une voix féminine affolée s’exclama :

— Elle s’est… Maria s’est suicidée… Je… C’est affreux… c’est horrible !

— Quel est votre nom, s’il vous plaît ?

— Ka… Karen.

— D’où nous appelez-vous ? demanda l’employé de la Centrale d’urgence.

— Je suis… je me trouve dans… sa maison d’été…

— Où ça ? Où est-ce ?

— … au lac de Thingvellir. Dans… dans sa maison d’été. Faites vite… je… je vous attends…

Karen avait bien cru qu’elle ne parviendrait jamais à retrouver cette maison. La dernière fois qu’elle y était venue remontait à loin, presque quatre ans. Maria lui avait pourtant fourni des indications détaillées, mais celles-ci lui étaient plus ou moins entrées par une oreille et ressorties par l’autre : elle était certaine de se rappeler la route.
Elle avait quitté Reykjavik peu après huit heures du soir, par une nuit aussi noire que du charbon. Elle avait traversé la lande de Mosfell où il n’y avait que peu de circulation, n’y avait croisé que les phares de quelques voitures qui retournaient vers la capitale. Seul un autre véhicule roulait en direction de l’est, elle suivait la lueur rouge des feux arrière, heureuse d’être accompagnée. Elle, qui n’aimait pas conduire de nuit, se serait mise en route plus tôt, si elle n’avait pas été retardée. Elle était chargée de communication dans une grande banque et elle avait fini par croire que les réunions et les coups de téléphone n’allaient jamais prendre fin.
Elle savait la montagne de Grimannsfell à sa droite même si elle ne la voyait pas plus que celle de Skalafell, à sa gauche. Elle avait dépassé la route vers Vindashlid, la ferme où elle avait passé deux semaines en été, toute gamine. Elle avait suivi les feux arrière à une vitesse confortable jusqu’au moment où ceux-ci étaient descendus vers le champ de lave de Kerlingarhraun. Puis leurs chemins avaient divergé. Les lueurs rouges avaient accéléré avant d’aller se perdre dans l’obscurité. Elle s’était dit que la voiture se dirigeait peut-être vers la dorsale d’Uxahryggir et, de là, vers le nord et la vallée de Kaldadalur. Elle avait souvent emprunté ce chemin, elle trouvait jolie la route qui longeait la vallée de Lundarreykdalur et débouchait sur le fjord de Borgarfjördur. Il lui était revenu en mémoire le souvenir d’une belle journée d’été sur les bords du lac de Sandkluftavatn.
Elle avait obliqué vers la droite pour continuer de s’enfoncer dans les ténèbres de Thingvellir, les plaines de l’ancien Parlement. Il lui était difficile de s’orienter en ces lieux plongés dans le noir. Aurait-elle dû tourner plus tôt ? Avait-elle pris le bon accès vers le lac ? Ou peut-être était-ce le prochain ? A moins qu’elle ne l’ait déjà dépassé ?
Elle s’était trompée deux fois de suite et avait dû rebrousser chemin. C’était jeudi soir et la plupart des chalets étaient inoccupés. Elle avait emporté avec elle quelques provisions, quelques livres, et Maria lui avait dit qu’ils venaient d’installer une télévision. Elle avait avant tout l’intention de dormir et de se reposer. La banque s’était mise à ressembler à un asile d’aliénés depuis la toute récente OPA. Elle avait renoncé à tenter de comprendre les affrontements opposant quelques groupes de grands actionnaires qui s’étaient ligués contre d’autres. De nouveaux communiqués de presse paraissaient toutes les deux heures et les choses ne s’étaient pas arrangées à l’annonce du parachute doré de cent millions de couronnes islandaises attribué à l’un des directeurs de l’établissement dont l’un des groupes d’actionnaires désirait se séparer. La direction de la banque était parvenue à susciter la colère populaire et Karen était chargée de trouver les moyens de l’apaiser. Cela durait depuis plusieurs semaines et elle en avait plus qu’assez lorsqu’elle avait finalement eu l’idée de s’échapper de la ville. Maria lui avait souvent proposé de lui prêter son chalet d’été pour quelques jours et elle s’était décidée à l’appeler. Evidemment, avait-elle répondu.
Karen s’était avancée sur un chemin des plus rudimentaires à travers des buissons et des broussailles jusqu’au moment où les phares de son véhicule avaient illuminé le chalet au bord du lac. Maria lui avait remis la clef en lui indiquant à quel endroit elle en trouverait une autre. Il pouvait parfois être utile d’en cacher une en réserve aux abords de la maison.
Elle avait hâte de se réveiller le lendemain entourée par les teintes automnales des plaines de Thingvellir. Du plus loin qu’elle se souvenait, on avait fait de la publicité pour des excursions spécialement consacrées à l’observation des couleurs dont le parc national se parait à l’automne, du reste elles n’étaient nulle part aussi belles que sur les rives du lac où les bruns rouille et les jaunes orangés de la végétation à l’agonie s’étendaient aussi loin que portait le regard.
Elle avait commencé par sortir son bagage de la voiture et le déposer à côté de la porte, sur la terrasse. Elle avait enfoncé la clef dans la serrure, ouvert la porte et cherché à tâtons l’interrupteur. Une lumière s’était allumée dans le couloir menant à la cuisine et elle était entrée avec une petite valise qu’elle avait posée dans la chambre conjugale. Elle avait été étonnée de constater que le lit n’avait pas été fait. Cela ne ressemblait pas à Maria. Une serviette de bain traînait sur le sol des toilettes. En allumant la lumière de la cuisine, elle avait perçu une étrange présence. Elle n’avait pas peur du noir, mais son corps avait brusquement été parcouru d’une sensation désagréable. La salle à manger était plongée dans l’ombre. Quand il faisait jour, on y jouissait d’une vue sublime sur le lac de Thingvellir.
Karen avait allumé la lumière de la salle.
Quatre poutres imposantes traversaient le plafond de part en part et à l’une d’elles était pendu un corps qui lui tournait le dos.
Elle sursauta si violemment qu’elle heurta le mur et que sa tête se cogna contre le lambris. L’espace d’un instant, ses yeux se voilèrent de noir. Accroché à la poutre par une fine cordelette bleue, le cadavre se reflétait dans la vitre obscure de la fenêtre. Elle ignorait combien de temps s’était écoulé avant qu’elle n’ose s’approcher un peu plus près. L’environnement paisible du lac s’était, en un instant, transformé en une vision d’effroi que jamais elle n’oublierait. Chaque détail s’était gravé dans sa mémoire. Le tabouret de la cuisine, cet objet qui n’avait pas sa place dans la salle à manger au style épuré, couché sur le côté en dessous du cadavre. La couleur bleue de la cordelette. Le reflet dans la fenêtre du salon. L’obscurité posée sur les plaines de Thingvellir. Et ce corps immobile sous la poutre.
Elle s’était approchée avec précaution et avait découvert le visage gonflé et bleui. Son mauvais pressentiment s’était vérifié. C’était son amie. C’était Maria.

A lire, la recension du roman.

P.-S.

"Hypothermie", parution le 4 février 2010. Avec l’aimable autorisation des Editions Métailié. Titre original : Haröskafi. Traduit de l’islandais par Eric Boury.
Photographies : Régis Poulet.

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L’index des articles liés à la programmation islandaise de l’été 2011 est accessible au mot-clé n°1324 : Ísland.

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