Je n’avais jamais lu Marc Edouard Nabe. Je ne connaissais que le personnage télévisuel. Pas l’écrivain. La réputation, pas l’oeuvre. Un passage chez Pivot, pas le journal. Bref je ne connaissais pas Nabe.
Je suis rentré dans ce livre curieux d’abord par sa démarche : il est vendu uniquement sur la plateforme de vente en ligne que l’écrivain a créée. Lire à ce propos cet entretien passionnant dansla revue littéraire) dans lequel l’auteur déclare :"Je le fais aussi pour montrer l’inanité, à mon sens, et l’escroquerie de ce système qui s’est tellement incrusté dans les esprits des auteurs et des autres qu’ils trouvent ça normal. Il faut sortir de tous ces contrats, de toutes ces contraintes… Montrer que ce système, en effet, n’est pas inéluctable. C’est de là que vient mon analyse historique. Celle que j’ai étudiée, depuis Hugo recevant Lacroix à Guernesey pour Les Misérables et lui octroyant 50 % pour qu’il soit l’imprimeur-éditeur-libraire des Misérables. Et puis ensuite ça s’est développé et ça a régressé pour en arriver à la fin à 10 %, à partir de Gallimard, en gros en 1913. Le même Gaston qui dit aux auteurs : « D’abord je veux les droits des livres suivants et votre exclusivité, puis je vous donne 10 % parce que j’ai des frais, signez là ! » Et on a laissé ainsi le terrain se laisser manger par le système éditorial qui fait que l’auteur se retrouve comme aujourd’hui avec ces miettes alors que l’éditeur garde ses droits pendant soixante-dix ans après sa mort. Enfin, vous connaissez. J’ai étudié ça et je me suis dit que ça ne pouvait pas continuer indéfiniment de cette façon. Il fallait bien que quelqu’un siffle la fin de la récré pour les parasites."
Mais au-delà de la démarche, j’ai découvert un écrivain qui écrit depuis plus de vingt ans.
Le livre nous parle donc d’un homme qui a arrêté d’écrire. Il vient d’être viré. Il n’a plus d’éditeur et plus beaucoup de sous devant lui. Il est comme un homme qui découvre le monde, un candide qui part à l’assaut d’une ville, Paris, avec un regard neuf, drôle, presque enfantin.
Dans une rue, un jeune homme le reconnait. Jean-Phi, un jeune blogueur qui conçoit aussi des jeux vidéos et qui détient pour quelques heures le premier manuscrit du Voyage au bout de la nuit de Céline. Par son intermédiaire, le narrateur va découvrir un monde halluciné fait de jeux vidéos qui suppriment la conscience, de jeunes gens nés dedans et dans le net. "Pour nous les jeunes, Internet remplace à la fois notre mémoire et notre culture.", dit Jean-Phi. "Le savoir à la carte, c’est ce qu’il fallait à l’homme. Selon ses besoins du moment. Ta génération, et je ne parle pas des précédentes, s’est mise des tas de trucs inutiles dans la tête et dans le coeur. L’intelligence ce n’est plus de savoir des choses mais de savoir comment les trouver rapidement. Un moteur de recherche, ça vaut un cerveau."
Ou encore : "Pour les gens de ma génération, 2001 ce n’est pas le 11-Septembre, et toutes ses conneries de terrorisme, de lutte contre le terrorisme, mais l’avènement de la téléréalité en France. Regarde comme c’est beau, comme c’est vrai."
Le risque de "l’homme qui arrêta d’écrire" serait d’être juste un livre à la mode, comme ces passages à propos de soirées et de personnages connus qui ressemblent plus à un carnet mondain qu’à de la littérature.
Tous les lieux à la mode il y a quelques années y passent - du Baron au Mathis, en passant par le palais de Tokyo et l’hôtel Amour. A l’intérieur starlettes côtoient acteurs et animateurs TV. On s’interroge sur la volonté de Nabe à vouloir présenter ainsi ce "tout Paris" télévisuel ? Que restera-t-il de ces passages du livre dans quelques années, lorsqu’ils seront tous oubliés ? N’est-ce pas juste de petites histoires qui se racontent plaisamment ? Heureusement l’ambiance de ces scènes est hallucinée, rêvée, voire cauchemardesque, et très vite on oublie de qui on parle, pour ne retenir que le portrait d’un galeriste ou d’un vieil acteur dans sa loge.
Nabe est celui que le milieu hostile de l’édition déteste et qui regarde ce même milieu avec humour.
Il balance :
J. "est devenu tout ce qu’il détestait dans notre jeunesse : un homme de lettres parfaitement intégré, apprécié par les vieilles névrosées du sixième arrondissement, et qui pond tous les ans pour la rentrée littéraire un roman encensé d’avance par les critiques les plus abjects..."
Ou encore ...
J. "se croit sorti d’affaire parce qu’il a pris un agent. Toujours le même, le fameux Samuelshon, celui des Angos, Houllebeckq, Asouline.... La nouvelle mode de l’agent...Agent de quoi ? de la circulation, de la sécurité, de change ? De tout sauf de l’auteur."
C’est souvent très bien senti :
"Un roman, c’est bien pratique pour faire passer toutes ses dégueulasseries narcissiques, ses intimités minables, toute sa broquante de fantasmes psychanalysables, psychanalisibles, psychana-illissibles. L’art romanesque est superfétatoire, ce qui compte, c’est de pondre son oeuf. Plus il est dur, mieux c’est. La mort d’un enfant c’est le succès assuré. Que ce soit vécu ou pas, raconté trash ou soft, par un homme ou une femme, du moment qu’ils sont bien tous, "de lettres", ça passe, même si c’est à gerber."
Les people risquent de s’arracher le livre pour savoir ce que l’écrivain raconte sur eux. Mais ses pages sont juste faites pour qu’on parle du livre dans les salons, qu’on s’interroge sur comment l’écrivain a écorché votre nom. Il s’agit juste de marketing. C’est malin, bien vu en terme de stratégie éditoriale, mais ce n’est pas de là que le livre prend sens. Heureusement L’homme qui arrêta d’écrire n’est pas uniquement un guide du Paris in. Vite on retrouve de vrais personnages comme dans cette scène hallucinée, où le narrateur et Jean-Phi croisent un vieux clochard qui sent la fleur d’oranger.
" J’en veux pas à ton oseille, fils ! lui répond le clodo. Je suis riche ! Je suis le gardien de la mémoire des martyrs de la Butte, Patachou, Mouloudji, Brasseur ! Tout le quartier m’appartient..."
Là, Nabe reprend toute sa puissance et son souffle.
Ce livre est passionnant quand il questionne l’époque, le regard de différentes générations sur le virtuel, le réel, l’amour, et le désir (réel) face à l’immédiateté du virtuel. Peut-on encore désirer quelque chose qu’on peut tout de suite obtenir ?
"Moi quand j’avais dix-huit ans, je n’avais pas Internet, lui objecté-je. J’étais obligé de prendre le train de ma banlieue, puis de faire la queue devant la bibliothèque de Beaubourg, pour y passer des heures à farfouiller. Je ressortais avec quelques photocopies rayées de poèmes, de textes, je partais frustré de ne pas avoir réussi à trouver ce que je voulais. J’étais obligé de faire des pieds et des mains pour obtenir une cassette pourrie, un bout de vidéo, un morceau de revue... Evidemment je suis conscient que c’est beaucoup mieux de l’avoir tout de suite, mais uniquement pour ceux qui savent s’en servir et qui en ont vraiment, non seulement besoin, mais envie. J’espère que Google n’enlève pas l’amour énorme qu’il faut à un jeune homme pour chercher tout ce qu’il rêve de trouver. C’est juste que je crains que la facilité annule l’amour, car pour savoir bien utiliser une connaissance, il faut qu’il y ait de la passion prise dedans comme du chocolat dans un BN. "
La cinémathèque de Chaillot va fermer. C’est la dernière séance, puis la fête. "Ce soir, Langlois et Rouch feraient un carnage, au milieu de cette surboum de post-pubères ineptes, ignorants du cinéma qui ne palpitent pour rien, ne voient des films que comme des films, sans aucune magie. Ils les auraient maudits comme ils le méritent."
A la fois féroce, décalé, étonné et ironique, le narrateur arrive à tenir le lecteur, à le faire réfléchir, à le happer dans le tourbillon de ses idées. "L’homme qui arrêta d’écrire" n’est pas un livre écrit : "Il est pensé. C’est un livre non écrit." On suit le narrateur, ses pensées, ses obsessions, on rentre dans sa tête, on hallucine avec lui. Son écriture a un souffle incroyable.
Pour terminer, Nabe a choisi internet pour diffuser "L’homme qui arrêta d’écrire". Il s’agit d’un livre papier et non un fichier numérique. Toute la différence est là. Prendre ce qu’il y a de mieux dans internet, pour en faire un vrai livre, un livre de chair. Chapeau.