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Sur la singularité de Carmilla 

Note d’accompagnement

jeudi 1er septembre 2011, par Aliette G. Certhoux

 Postamour - 3 [1]. Re-édition été 2011 - première édition décembre 2009 : on propose une hypothèse de l’actualité d’un vampire et de sa fiction, au titre éponyme Carmilla, nouvelle post-gothique par l’écrivain irlandais J. Sheridan Le Fanu parue pour la première fois en 1872, re-publiée et traduite maintes fois depuis, rendue accessible sur Internet dans une traduction française par les éditions "ebooks libres et gratuits", intégralement restituée dans La revue des ressources le 28 décembre 2009, avec les références des sources. Il s’agit d’une note d’information critique, pour éclairer ce choix.

Carmilla
Une histoire d’amour tragique

(Restitutio, domaine public, La revue des ressources, décembre 2009 ; éd. ebooks libres et gratuits, mai 2004).

Génération


Carmilla, soit un vampire féminin au désir homosexuel et une nouvelle éponyme, sous-titrée par l’auteur "Une histoire d’amour tragique". Mais pas seulement. Joseph Sheridan Le Fanu situe à la campagne une jeune fille bourgeoise et son amour fatal pour une autre jeune fille, dans l’environnement de sa société contemporaine (non pas celle de son propre pays mais d’une région qui existe bel et bien, en Autriche, à laquelle il prête l’aspect d’une modernité urbaine égale à celle des sociétés européennes de l’époque, entre ville et campagne, industries et religion comprises, et ruines moyen-âgeuses). Ce n’est pas une histoire à effets mais à percevoir, à ressentir et à méditer...

Le récit ouvre le roman naturaliste, on pense que Thomas Hardy n’avait pas oublié la nouvelle gothique ni sans doute Carmilla et son amour contre la convention, quand il crée le personnage de Tess d’Urberville et lorsqu’au terme d’une longue marche dans la nuit Tess et Angel entrent, hallucinés, dans le cercle de Stonehenge. Mais Sheridan Le Fanu radicalise le naturalisme, avec une abstraction littéraire de sa construction par séquences (avec des ellipses arbitraires entre chaque voix narrative), qui se présente comme un récit à doubles fonds et à double fins...

On peut penser qu’il introduit le réalisme et la relativité critique de la littérature épique moderne — de la mythologie des vampires à l’épopée d’Ulysse (Joyce), jusqu’au Quatuor d’Alexandrie (Durrell).

L’auteur installe ce récit à plusieurs voix et à plusieurs points de vue pour créer son personnage singulier, émergent depuis la fin du XIXe siècle, en le développant du côté de la complexité psychologique — dans le prologue, il introduit l’histoire en évoquant les dualités que chacun de nous porte en lui — incluant celle de l’entourage social, sur trois générations (présentes parmi les personnages et les narrateurs) ; il décadre le roman historique. Il est de ceux qui annoncent par quels chemins le réalisme, radicalisant le naturalisme littéraire dans la visée nouvelle de l’inconscient pour signifier des fantasmes (à advenir par la psychanalyse), sonne le glas de la signification romantique des figurations fantastiques, en soldant la tendance romanesque gothique au moment où les arts ont déjà déserté son registre. Du moins en terme historique car le gothique subsistera marginalement, à l’état rampant ou d’inspiration poétique, éventuellement morbide, et reviendra sous la forme de communauté de signes après la société des échanges politiques, à la fin du XXe siècle. L’ouvrage annonce encore le passage à la modernité populaire de la littérature de genres (policier, horreur, étrange, anticipation, science fiction, érotisme, humour, roman à clé) et peut-être davantage que la fracture culturelle de la société de classe exprimée dans la fragmentation de la littérature de genres, comme littérature critique, quant à la littérature "académique" moderne, autant concernée par l’explosion expérimentale du récit, la société postmoderne libérée, la fin des avant-gardes et leur persistance spectrale.

Cette nouvelle est un passage, une littérature intermédiaire où toute la littérature accessible en son temps évolue vers ses descendances et ses ultimes mutations (le roman aujourd’hui — à l’image de la mutation du vampire).

Le fantôme hante après une disparition violente ; le vampire revit après une altération lente (qui ressemble à une maladie). Le vampire n’est pas un spectre pour lequel se présenter n’est pas de l’ordre biologique (au contraire du vampire en quête de se vitaliser). Le spectre ne se reproduit pas, il erre. S’il paraît incarner des hantises, en réalité le vampire n’existe qu’à l’acte du vivant, à l’acte vampirique de s’en approprier la substance par surprise, et de la contaminer à son image pour se reproduire. Son altérité est immergée dans un monde coutumier qui n’est pas le sien, car sa différence a priori n’est pas identifiable parmi la société, il n’émerge qu’à travers ses méfaits, qui finissent par le révéler — souvent trop tard — et parfois à ne pas être révélé (son image n’apparaît pas dans les miroirs, ce qui le dénonce). Lui qui est largement autre vampirise au contraire ce qui est socialement identifié ; comme un virus il agit et provoque l’entropie du monde "matérial" qu’il détruit en le mortifiant. Le fantôme est obsessionnel mais indépendant, il suspend le temps, l’empêche de progresser ; le vampire est alternatif et bipolaire, il est chronophage — parce que sa dépendance compte à rebours l’attente de ce qui lui permet d’exister —, il accomplit l’accélération du temps. Le fantôme suggère l’autonomie et l’utopie, la mélancolie. Le vampire suggère l’hétéronomie et le pragmatisme, le désir.

Dans Carmilla le vampire est polymorphe, transhistorique, polygénérationnel — mais toujours féminin...

Parmi les dernières productions de l’auteur, écrivain du mouvement gothique de la littérature irlandaise de la fin du XIXe siècle, qui caractérise la plupart de ses créations, Carmilla est considéré comme le premier roman moderne de vampire, du moins après celui de Polidori, médecin de Lord Byron, et celui de Hoffmann : La femme vampire. En tous cas, c’est le premier ouvrage de fiction vampirique qui plante un décor et des personnages engagés dans l’actualité moderne, à l’inspiration érotique intégralement dédiée à la marginalité amoureuse et en toute particularité de la matière du roman, ne s’agissant pas d’hétérosexualité : ce qui pose une extériorité des conventions sociales — et leur critique. L’histoire ne joue pas seulement sur la fascination qu’elle peut exercer mais sur les questions qu’elle ne devrait donc pas manquer de poser.

C’est la relativité des voix entre elles, parce qu’elles proposent des points de vue différents d’une même situation, mais en multipliant aussi le temps d’autres apparitions de ces situations (il n’y a pas à proprement parler de chronologie sur le fond) qui installe la distanciation nécessaire à l’univers critique, en même temps qu’elles font progresser autrement le récit qu’historiquement (l’histoire naturaliste de la situation racontée) sur d’autres plans, conceptuels, abstraits, par transit et transferts... La distance géographique naturelle entre l’Irlande et le continent justifie les informations en fragments comme après un voyage, mémoire pour mémoire, sens pour sens, ce sont des sédiments qui s’amoncellent et s’inter-agissent, en toute hétérogènéité... La fiction fantastique se déplace sous le régime des caractères psychologiquement attribués : l’exotisme exalté de Carmilla (passionnée, entreprenante, révoltée, caractérielle et à l’opposé parfois languide), la candeur éduquée de Laura (joueuse, curieuse, soumise à l’éducation et à la hiérarchie de la maisonnée, et parfois hystérique dans la perte de sa santé — ce qu’elle partage avec Carmilla qui l’est aussi dans ses langueurs). Rien de cela ne rompt avec l’enquête — ou plutôt le reportage —, puisqu’il s’agit de témoignages directs et indirects avec un public pour l’écouter (voir deux selon les moments et les personnages écoutant, dont le lecteur, représentés dans la nouvelle). C’est un système de regards organisés selon une disposition non euclidienne de l’espace-temps (associatif comme dans l’inconscient) — rendu par une succession d’anamorphoses d’un point de vue à l’autre. Là encore, on peut concevoir qu’au moment de l’écriture de Carmilla Sheridan Le Fanu fut inspiré ou défié par la façon dont Lewis Carrol avait installé les différents espaces-temps dans Alice au pays des merveilles, paru en 1865.

Le territoire et la carte


En quoi consiste le naturalisme s’il est génératif d’abstraction réaliste dans l’ouvrage ? Il y a d’abord cette singularité que la victime ait survécu par le sacrifice de son amoureuse, ce qui lui permet de raconter sa propre histoire, témoignage ou confidence libératoire, l’actualisation est incontestable... il y a le Je du roman moderne. Mais elle est morte depuis ce témoignage, c’est donc une parole ineffable mais incomplète — qui restera sans réponse aux questions qu’elle peut inspirer ou soulever mais qui appelle sa suite par une autre voix ; elle ne savait pas tout — tout ce que nous apprendrons à notre tour, et à ce point nous entrons dans la stratégie romanesque par la voix des autres (nous sommes initiés par la durée complexe du récit). Tout se passe pour le lecteur comme pour un joueur dans un jeu video interactif ; la scénographie et éventuellement un autre joueur qui nous a précédés nous intègrent en partenaire ou en challenger du jeu, par la contre-action attendue d’un autre Je (le nôtre qui regarde, fictif, mais qui va réellement répondre par une action, pour s’esquiver ou contre-attaquer ce qui est devenu par là un adversaire ou un univers hostile). En même temps s’installe ici une métaphore des mutations générationnelles du roman moderne et de ses contenus ; ontologie et philologie menées de front, en technique d’actualisation de l’histoire Carmilla, mais de plus : ontologie et philologie en question des filiations ascendantes et descendantes du genre littéraire défini par la nouvelle.

Sur le choix que l’histoire se déroule en Styrie, autre exemple, il est intéressant d’observer la contraction d’un triple exotisme : la région est partagée entre l’Autriche, proche par la langue de l’Allemagne pays du romantisme philosophique, et la Slovènie balkanique, proche du territoire de référence des vampires. Où l’on voit que pour une histoire contemporaine de son temps du moins sociologiquement, cela n’intègre pas la dimension historique de l’époque car l’auteur fait tout de même l’ellipse radicale des révolutions de 1848 qui affectèrent aussi l’empire d’Autriche... Par quoi la topologie crédible prêtée par le choix d’une région qui existe vraiment, géographie nation pensée et mythologie, organise une métaphore de la culture, métisse, qui transite entre plusieurs univers littéraires du XIXè siècle... En même temps, la distance à l’irlande protège l’auteur de heurter frontalement ses compatriotes, concernant les moeurs sexués "contre nature" de ses personnages (mais la sanction sévira malgré tout dans le réseau de l’édition). En tout état de cause la topologie signifie la recherche d’une émergence romanesque trans-historique — vers une histoire "éternelle", peut-être.

Ellipse de l’histoire politique par laquelle l’oeuvre demeure émergente de la postmodernité aujourd’hui.

L’objet fantastique est dévoyé par le lyrisme des personnages doublement critiques de leur temps : critique de la morale victorienne et de la culture romantique — par exemple à l’ombre de Byron dans Le vampire de Polidari, et par conséquent critique de cette précession romanesque comme s’agissant d’une fondation littéraire à dépasser. A l’instar du récit tragique, rituel d’un mythe qui se présente diversement selon son actualisation à différentes époques politiques, autant dire concernant Carmilla, à l’époque révolutionnaire du capitalisme de la production, si le fonctionnement de l’avant-garde se retrouve attribué à quelque chose qui n’en est économiquement ni politiquement pas l’objet, dans une société apollinienne en démocratie moderne où tout doit être clairement communiqué entre les citoyens. On dit que c’est la connaissance partagée en signes évidents, sans ambiguité, qui permet aux communautés de fonctionner ensemble ; de l’ère industrielle à sa phase consumériste, l’opacité et le surnaturel sont le contraire du message attendu. Pourtant, savoir l’existence des univers différents ou parallèles, par la tolérance humaniste de l’altérité en sachant qu’elle existe "pour mémoire" — puisque par définition on ne sait pas ce qu’elle est — , relève encore de la connaissance. Quand Sheridan le Fanu écrit Carmilla, l’ubiquité du monde moderne qui s’annonce en dépassement des traditions et des pactes conventionnels, et les paradoxes comportementaux que ce monde provoque, sont déjà soulevés par les recherches notoires de Charcot à propos de l’hystérie et les traitements par l’hypnose, à Paris. Il y a peut-être une intuition de la psychanalyse, sinon sa prédiction, l’inconscient, l’association libre et le transfert, dans la nouvelle Carmilla, restée étrange au-delà de l’allégorie du vampire, parce le réalisme sans fantasmagorie n’est pas allégorique, parce que c’est l’onirisme qui émerge du réalisme que l’auteur s’attache à respecter contre l’anecdotique.

Autrement dit — rupture généalogique


Carmilla : A Tragic Love Story est une nouvelle que d’aucuns prêtent à une culpabilité qui aurait atteint l’auteur après la mort de son épouse, écrite en 1871, deux ans avant la disparition de l’écrivain à 59 ans, et publiée de son vivant. La première parution dans la revue "The Dark Blue", en 1872, illustrée par David Henry Friston et Michael Fitzgerald, fut suivie d’une édition dans le cadre du recueil de nouvelles de l’auteur, In a Glass Darkly, la même année. Dans ce cas, il s’agirait d’une oeuvre tardivement "gothique" à sa date de parution, alors que dans sa postérité elle apparaît transgressive et intermédiaire en toute chose du fond et de la lettre. Dans le sujet et son récit à plusieurs voix le personnage du docteur pourrait être considéré comme la voix directe, celle du témoin, si elle n’était rapportée elle-même par l’écrivain, qui ainsi prend sa place fictive comme narrateur. La structure de Carmilla est hyper-arborescente, non pas en procédant d’une convention du récit à plusieurs voix remontant au XVIIIe siècle (par exemple dans les romans épistolaires), mais parce que l’indistinction de son statut de réalité, entre réalité sociale et réalité fantasmatique, constitue une énigme depuis l’installation de la distanciation par la multiplication des points de vue — leurs différentes émotions ou perceptions. Non seulement cela constitue une attente (comme dans les romans à suspens), mais encore cela laisse le doute sur la résolution finale au-delà de l’événement.

"Un acteur qui veut faire déplacer les foules, ne doit-il pas être celui qui s’interprète lui-même comme un rôle ?" Ainsi parlait Nietzsche, qui en savait sur les masques. "Donc je sais maintenant que si je suis Nick Tosches d’une façon ou d’une autre, moi, je n’y suis pas..." Ainsi parle Nick Tosches — ou "Nick Tosches" — dont le haut tournoiement, sur la corde raide du roman La main de Dante, est une triple méditation sur le "Je" écrit, la vie de l’auteur, et le saint mensonge de l’écriture." Extrait traduit de Numbers games (Jeux de nombres), recension par Ian Penman du roman de Nick Toshes In the Hand of Dante [2], Guardian, Londres, 25 janvier 2003.

On pourrait donc considérer l’ouvrage autrement, d’une part anticipant le décor et l’économie des effets, critique des conventions romantiques du genre fantastique : où la fiction devient au contraire un dispositif lyrique intégré en critique de son temps (donné par les attributs sociaux, leurs personnages et leurs relations, leurs voyages, leurs accessoires et leurs décors), mais où la relativité des voix et des regards ouvrant des espaces parallèles ou simultanés prescrivent la représentation de la vérité ; on peut penser à une version symphonique en majeur qui serait Le quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durell inspiré par la théorie de la relativité, car la composition et l’écriture de Carmilla prédisent le laboratoire moderne de la grande littérature irlandaise du XXe siècle, autant que l’auteur défriche de nouvelles traditions du roman noir populaire — et de genres — et sans doute davantage, en langue anglaise.

Carmilla — Une histoire d’amour tragique, ne cessera d’être re-publiée ensuite sous le prénom en titre seul, et sera librement adaptée au cinéma comme par l’effet d’une fluide transmutation, voulue par son destin thématique et stylistique. Cela pourrait être un conte fantastique plutôt sobre — quoiqu’on y retrouve en conclusion les attributs terminaux de l’exorcisme des vampires — où les récits incidents posent aussi la question de la rumeur, quand rencontrant l’inconscient elle contribue à édifier des réalités individuelles ou collectives.

L’histoire, qui aurait été lue de vive voix à Bram Stoker, lui aurait inspiré quelques décennies plus tard (exactement 26 ans après) le personnage et son roman éponyme Dracula, à l’univers parallèle, baroque, dont on pourrait dire qu’il fut à l’origine d’un genre ; et au-delà, distinctement ou indistinctement, il interfère, à l’état d’allégories explicites ou de significations implicites, dans nombre d’actes artistiques ou littéraires manifestes de la sensibilité actuelle du monde.

Mais Dracula est un vampire masculin dans une configuration principalement hétérosexuelle, alors que la singularité de Carmilla est le vampire féminin exclusif de l’amour des hommes, ce qui lui confère une singularité radicale et définitive, parmi son environnement romanesque et extérieurement parmi la communauté vampirique mythologique, qui la place à distance de l’universalisme spectaculaire rapidement conquis par Dracula — l’image dominante du vampire occidental sexué.

Il y avait bien eu des antécédents de femmes vampires, seulement elles étaient hétéro-sexuées, plutôt configurées depuis une misogynie traditionnelle édifiante et la question de la séduction comme une innocence dangereuse ou une intention malveillante (une manipulation pour/ ou des objectifs vénaux).

Carmilla, vampire féminin de femme, c’est en quelque sorte la singularité elle-même, (un événement, plutôt qu’une métaphore, de l’altérité qui s’innove), parmi un monde dominant qui ne l’identifie pas comme partie du sien mais l’accueille, où elle se distingue par des méfaits cachés, se rendant familière de sorte qu’on ne s’en méfie pas, et qui finalement la détruira ; elle est deux fois maudite.

L’installation du personnage de Carmilla et de Laura, son amour victime, dans la société contemporaine de l’auteur, au moment où le développement effréné du monde industriel de la reproduction technique est à l’oeuvre de se systématiser, est davantage ressentie après la libre adaptation que Dreyer en a faite au cinéma, avec un réalisme avant-gardiste, à la fois surréel et référant au constructivisme, pour son film Vampyr (1932). Quelques films dont la facture visuelle paraît voisinne de cette oeuvre en son propre temps sont bien connus en France : Un chien andaloux de Bunuel, 1929 ; Le sang d’un poète, Cocteau, 1932 (la même année que Vampyr). Le film radicalise la modernité naturaliste de la nouvelle de Sheridan Le Fanu mais le choix d’une vieille femme pour entraîner la jeune fille alors qu’elle se contentait de présenter Carmilla puis de disparaître du récit, dans la nouvelle de Sheridan Le Fanu, introduit dans le film l’idée d’un amour maternel pervers (la mère qui ne veut pas vieillir est une rivale possible de sa descendance) et la critique sociale selon laquelle la vieillesse vivrait aux dépens de la jeunesse, notions morales analogiques entre le vampire et sa proie. En quoi le film ne prend pas en compte la critique sociale de la disposition naturelle de la convention hétéro-sexuelle et de la reproduction de l’espèce qui est contenue dans la nouvelle d’une jeune fille dans la séduction et l’amour d’une autre jeune fille.

Les mondes contemporains de la nouvelle et des oeuvres qu’elle inspire au-delà de son temps, comme le sado-masochisme latent prêté à l’amour saphique, confèrent à l’histoire sa modernité critique des Lumières et de l’ordre naturel divin et, au-delà du gothique post-romantique, une dimension moderne surréaliste empreinte d’une inspiration psychanalytique. Ici, la présence physique de la nature ouvre le champ onirique entre la vie et la mort biologiques, croisant le lyrisme orphique (la tragédie de Dionysos chantée par le poète se renouvelle, redoublée par le destin tragique d’Eurydice), intégration transfuge du mythe — en métamorphose dans l’environnement du temps qui le cadre — que l’on retrouve, par exemple, dans les films et l’univers littéraire et graphique de Cocteau (mais on le trouve aussi advenant dans les grandes littérature et la poésie modernes irlandaises du début du XXe siècle, chez des auteurs comme William B.Yeats, et en singularité méta-romanesque, aux temps culturels interférents, dans Ulysse de Joyce, ou dans le réalisme hyperbolique — installé par les ellipses — de la poésie de T.S. Eliot).

Au grand dam de l’engagement marxiste du surréalisme par la voix de son leader André Breton, le trait surréaliste posthume de Carmilla, quoiqu’à distance de la liberté dadaïste, présente un paradoxe poétique avec le progressisme environnant l’époque du récit (Marx déjà connu vivait alors à Londres et avait rencontré Engels depuis longtemps), et celui du premier film qu’il inspira (le film de Dreyer) d’être indirectement critiques de la société matérialiste positive et de l’avant-gardisme culturel infra-critique de l’économie de la production des XIXe et XXe siècles.

Au-delà des affects, nombre d’interprétations et même d’esthétiques sont possibles (au surcroît d’une anthropophagie endogène résiduelle qui serait attribuable aux monothéismes, conférée à une postérité mythologique qui serait celle du vampire — mort vivant : disparition des pratiques et survivance de leurs significations). Il y a aussi l’expression de la passion charnelle par le passage du sang entre le corps des jeunes femmes (symbolique des menstrues où elles se reconnaissent entre les êtres qui n’en ont pas, que l’on retrouve par exemple en matière graphique et poétique dans les installations d’une artiste contemporaine du Body Art comme Gina Pane — aujourd’hui disparue), quand la pénétration du corps féminin par le corps masculin est exclue pour s’unir.

Carmilla échappée de l’univers gothique, dans une voie psychanalytique nouvelle de la réalité des fantasmes exprimés en littérature, tandis que Sheridan Le Fanu s’y intéressait, pourrait aussi se rapprocher d’un ouvrage comme Le Tour d’écrou (1898) de Henry James (dont on dit que la maladie mentale de sa sœur et la médecine pour tenter de l’en extraire inspirèrent nombre de ses nouvelles où interviennent les spectres) à plusieurs niveaux narratifs, et qui s’en inspira probablement.

Carmilla, ou plutôt l’ouvrage et ses personnages féminins en proie à l’amour sont devenus des références cultes dans la culture saphique post-moderne et contemporaine, non pas secondaires par rapport à des personnages féminins de Sade mais radicalement différents, parce qu’il y est avant tout question d’amour passionnel et physique délocalisé de la question philosophique de l’humain (ce qui vaut aussi pour Sade), du pouvoir, de la production sexuelle de jouissance (d’où la relative pudeur exprimée), et de la reproduction (qu’il s’agisse de l’humanité ou de l’industrie). Le vampire contamine comme une maladie qui conteste l’ordre du monde établi, et dont la communauté ne plagie pas la société mais lui oppose l’entropie du désordre (ce qui n’est pas radicalement le cas des ouvrages dédiés aux vampires masculins), il ne se reproduit pas hétéro-sexuellement selon l’ordre biblique (si la reproduction du vampire masculin ne passe pas par la gestation par contre la sexualité du vampire masculin est un résidu de la hiérarchisation sociale des sexes chez les contemporains des auteurs). Par là on peut dire que contre l’apparence de ses filiations ascendantes et descendantes, Carmilla, d’emblée extraite des configurations sociales sexuées, pose la question de la fusion amoureuse comme une métamorphose de l’union, et installe une culture en soi.

C’est encore une réalité visionnaire, anticipée du Queer après les avant-gardes de la libération des moeurs, en postmodernité, et celle de la société post-politique à l’horizon du capitalisme vectoral ou tout s’équivaut, fond et forme — organiquement liés : structure en soi sans modèle, toujours innovée — aux apparitions événementielles ou chroniques, mais de toutes façons étranges et aléatoires (soit dans leur mode d’apparition, soit dans leur accumulation ou leurs arrangements significatifs — en feed back). Carmilla nous dit que l’altérité n’est ni le bien ni le mal et que l’autre n’est pas autrui. C’est plus fort qu’elle.

Et c’est, maintenant.

Léone (Sybille Schmitz) Vampyr
Photogramme extrait du film de Carl Theodor Dreyer (1932).

PROLOGUE

Sur un feuillet joint au récit que l’on va lire, le docteur Hesselius a rédigé une note assez détaillée, accompagnée d’une référence à son essai sur l’étrange sujet que le manuscrit éclaire d’une vive lumière.

Ce mystérieux sujet, il le traite, dans cet essai, avec son érudition et sa finesse coutumières, une netteté et une condensation de pensée vraiment remarquables. Ledit essai ne formera qu’un seul tome des œuvres complètes de cet homme extraordinaire.

Comme, dans le présent volume, je publie le compte rendu de l’affaire dans le seul but d’intéresser les profanes, je ne veux prévenir en rien l’intelligente femme qui la raconte. C’est pourquoi, après mûre réflexion, j’ai décidé de m’abstenir de présenter au lecteur un précis de l’argumentation du savant docteur, ou un extrait de son exposé sur un sujet dont il affirme qu’il « touche, très vraisemblablement, aux plus secrets arcanes de la dualité de notre existence et de ses intermédiaires ».

Après avoir trouvé cette note, j’éprouvai le vif désir de renouer la correspondance entamée, il y a bien des années, par le docteur Hesselius avec la personne qui lui a fourni ses renseignements, et qui semble avoir possédé une intelligence et une circonspection peu communes. Mais, à mon grand regret, je découvris qu’elle était morte entre-temps.

Selon toute probabilité, elle n’aurait pu ajouter grand-chose au récit qu’elle nous communique dans les pages suivantes, avec dans la mesure où je puis en juger, tant de consciencieuse minutie.

* CHAPITRE I FRAYEUR D’ENFANT
* CHAPITRE II UNE INVITÉE
* CHAPITRE III ÉCHANGE D’IMPRESSIONS
* CHAPITRE IV SES HABITUDES – UNE PROMENADE
* CHAPITRE V UNE RESSEMBLANCE PRODIGIEUSE
* CHAPITRE VI UN TRÈS ÉTRANGE MAL
* CHAPITRE VII LE MAL S’AGGRAVE
* CHAPITRE VIII RECHERCHES
* CHAPITRE IX LE MÉDECIN
* CHAPITRE X UN DEUIL AFFREUX
* CHAPITRE XI LE RÉCIT
* CHAPITRE XII UNE REQUÊTE
* CHAPITRE XIII LE BÛCHERON
* CHAPITRE XIV LA RENCONTRE
* CHAPITRE XV ORDALIE ET EXÉCUTION
* CHAPITRE XVI CONCLUSION

P.-S.

Vampires par Jean-Clet Martin, Interventions, La revue des ressources, décembre 2009.

Ernst Theodor Amadeus Hoffmann , La femme vampire, Restitutio, La revue des ressources, décembre 2009.
John William Polidori, Le Vampire, Restitutio, La revue des ressources, décembre 2009.

Carl Theodor Dreyer, Vampyr - Der Traum des Allen Grey.

Vampires et cinéma par la rédaction, Interventions, La revue des ressources, décembre 2009.


Le teaser de Carmilla -A vampyr Love Story, film de Tim Burton (dont on ne trouve pas de trace datée — à venir ?)
http://www.youtube.com/user/MrLovecraftGonzalez

Notes

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POSTAMOUR : mot viatique n°1276 qui indexe les 10 articles de la ligne thématique du 29 août au 11 septembre, fédérée par l’éditorial "Des femmes qui chantent pour un homme", et clôturant le cycle bimensuel de l’été 2011 de La RdR (La Revue des Ressources). A. G. C.

Keyword # 1276 to index listing the 10 thematic articles published since August 29th till September 11th, framed by the editorial " Women who sing for a man ", which close the semimonthly set of the 2011 Summer in The RdR (La Revue des Ressources). A. G. C.

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?mot1276


http://translate.google.com/

http://www.reverso.net/text_translation.aspx?lang=EN


POSTAMOUR — INDEX :

10

Nineteen Eighty-Four (1984) / 911

Le 9 septembre 2011 par Amélie Audiberti, George Orwell, Nigel

Kneale, Rudolph Cartier

Postamour. Dramatique TV intégrale + un chapitre du livre. On conclut cette thématique quinzomadaire en fausse clé de novlangue. Où est la réalité où est la fiction ? Après la fin de la guerre froide la réunification de l’Allemagne (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2107

9

Japon martyre du nucléaire

Le 8 septembre 2011 par Hiroaki Zakōji

Postamour. Pièce musicale. Le Japon pour mémoire de 2011. Hiroshima, Nagasaki, Fukushima Hommage à Hiroaki Zakōji Piano piece I, Op.28, (Basel, 7/5/1984) mp3 — cliquez dans l’image Hiroaki (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2108

8

Dans la débine à Paris et à Londres

Le 7 septembre 2011 par George Orwell

Postamour. Un chapitre d’un livre. Il s’agit ici de la libre traduction d’un chapitre du livre de George Orwell, Down and Out in London and Paris. En cas de contresens, n’hésitez pas à laisser un (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2092

7

L’enseignement primaire public, obligatoire et laïque

Le 6 septembre 2011 par Jules Ferry

Postamour. La loi de 1882 intégrale. Rentrée des classes en France, 2011 : si l’on en croît un article du Monde daté du 29 août, cette année, la rentrée scolaire n’accuse pas moins de 5000 enseignants en (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2103

6

Vous avez dit : convaincre

Le 5 septembre 2011 par Jacques Prévert, Jean de la Bruyère, Victor Hugo

Postamour. « Sujets du Bac français 2007 - séries ES/S — Convaincre ». Selon Alphonse Allais, il suffit d’inverser l’ordre des textes pour les lire dans l’autre sens. En (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2102

5

Du Livre du bagne de Louise Michel à L’ordre et la morale de

Mathieu Kassovitz

Le 3 septembre 2011 par Louise Michel, Mathieu Kassovitz

Postamour. Un ebook en streaming + un teaser vidéo. Afin de composer un diptyque mixte avec Souvenirs de la maison des morts, autobiographie de Dostoïevski, envoyé au bagne pour des raisons politiques sous le règne du tsar Nicholas II, (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2101

4

Le nez de DSK, s’il eût été plus court

Le 2 septembre 2011 par Thierry Messan

Postamour. Citation intégrale d’un article externe. « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » Comme la légendaire beauté de Cléopâtre est remise en cause ces jours-ci, certains (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2094

3

Sur la singularité de Carmilla

Le 1er septembre 2011 par Aliette Guibert Certhoux

Postamour. Rediffusion 2011 d’un article de La RdR + ebook. On propose une hypothèse de l’actualité d’un vampire et de sa fiction, au titre éponyme Carmilla, nouvelle post-gothique par l’écrivain irlandais (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article1475

2

Souvenirs de la maison des morts

Le 31 août 2011 par Charles Neyroud, Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski

Postamour. Un ebook téléchargeable en word. Ce n’est ni le crématorium ni le temple la mosquée ou l’église, mais le bagne. Bagne tzariste sibérien anticipant étrangement le goulag stalinien au travail rédempteur (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2098

1

Des femmes qui chantent pour un homme

Le 29 août 2011 par Aliette Guibert Certhoux

Postamour. Éditorial post-estival. Deux vidéos. Deux femmes glorieuses chantent pour un homme ; les mains en visière protégeant leurs yeux face aux sunlights, elles cherchent à repérer le leur, assis en (...)

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[2Nick Tosches, In The Hand of Dante, Little, Brown, New York, 2002 ; Nick Tosches, François Lasquin, La Main de Dante, éd. Albin Michel, Paris, 2003 ; ibid. MAFIA Pierre Bongiovanni, exergue, podcastoamême n°2, criticalsecret.com, 2008-2006.

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