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Tour Eiffel 

vendredi 11 mars 2011, par Bernard Vaudour-Faguet

— Vous êtes réveillé ?
— Non ! Pas vraiment ! Mal ! Oh ! J’ai dormi à moitié cette nuit ! Je sais un peu pourquoi : il y avait trop de mouvements à l’extérieur dans les couloirs... les infirmières couraient dans tous les sens avec leurs chariots, leurs appareils, leurs pansements. Et puis j’entendais les ambulances... les phares se reflétaient contre le plafond de la pièce. En bas le trafic de la rue remontait du centre-ville ...
— C’est surtout la cardiologie qui était agitée. C’était éclairé partout !
— Pourtant les murs de la clinique semblent bien insonorisés...
— Pas assez ! Et ça ne change rien aux effets des voix, au climatiseur qui se remet en action. Vous avez entendu les avions sur Blagnac ? Très tard dans la soirée ! Passionnant pour le sommeil ! Incroyable !

— C’est sûr ! Vous dormez avec des cachets ?
— Comment faire autrement ? C’est presque obligatoire ici ! Malgré la dose de pastilles et de calmants... j’ai rêvé ! Je faisais de la voile en Méditerranée... il y avait du gros temps, ça tournait à la houle méchante, c’était un cauchemar !
— Vous êtes marin ?
— Pas du tout ! J’étais chauffeur routier à Toulouse. Je transportais du fret sur la Belgique, l’Allemagne, toute l’Europe... J’aimais bien faire ça ! Je roulais beaucoup !
— Vous étiez votre patron ?
— Surtout pas ! J’étais simple ouvrier dans une entreprise de transport. On faisait plus de 35 heures par semaine, je vous jure ! A l’époque, quand j’étais jeune, il n’y avait pas de mouchard dans les moteurs : on forçait un peu les cadences... C’était dangereux ! Certains soirs j’avais les yeux à côté des trous ! Et j’ai fini par faire un infarctus comme vous !
— Et en plus vous avez fumé ?
— Bien sûr ! Je suis fini ! Ca me fait du souci ! Nous avions prévu d’acheter une petite maison avec ma femme dans le Lot-et-Garonne, pour la retraite. Je pensais un peu la retaper... Vous voyez, je ressemble plus à rien ! Je soulève à peine la bouteille d’Evian qui est sur la table de nuit !
— Ca va peut-être changer ?
— Peut-être ! J’espère ! De toutes façons on va abandonner notre projet. On va plutôt prendre un petit appartement près de Toulouse. Ce sera plus adapté à notre situation. Comment retaper une maison maintenant ? Je me vois mal remuer des sacs de plâtre, des briques, du ciment...
— Vous semblez bien vous tourner de droite et de gauche... Avez-vous mal quelque part ?
— Non ! C’est à cause du lit ; il est mal positionné, il penche trop vers l’avant, je glisse. C’est inconfortable ; il faudrait pouvoir le régler.
— Si vous voulez je peux vous aider. J’ai vu faire les infirmières avant-hier quand l’autre malade, votre prédécesseur, est parti. Si vous le désirez on tente de remonter l’engin vers le haut. Ce n’est certainement pas sorcier... Pas la peine d’appeler du personnel... On va se débrouiller seuls !
— D’accord ! Et vous, que faisiez-vous avant de débarquer dans cette clinique ?
— J’étais professeur d’histoire dans une université .
— Ah ! Vous étiez professeur ? Moi je n’ai jamais trop aimé les professeurs !
J’agaçais mes instituteurs parce que j’écoutais les leçons de travers... Je faisais pas mal de bêtises... Ca me fait drôle de partager la chambre avec un professeur et puis je vous parle comme ça...
— C’est bien ! On va essayer de mieux vous installer !
— Je vous dis Monsieur le Professeur ?
— Non ! Non ! Non ! Ici je suis au fond d’un lit, comme vous, exactement comme vous... On a les mêmes ennuis, les mêmes difficultés !
— Oh ! C’était certainement moins fatiguant de causer devant des élèves... conduire un poids lourd c’est autre chose !
— Vous avez raison quelque part... cependant certains jours, j’aurais préféré conduire votre semi-remorque ! C’est plus reposant pour l’esprit !
— Moi, ce sont mes parents qui m’ont levé de l’école. J’étais en fait un vrai cancre. J’ai fait un apprentissage en mécanique, j’ai calé, j’ai pris le permis poids lourd et je suis allé sur les routes...
— Bon ! Maintenant détachez délicatement votre boîtier électronique et les fils qui vous relient au contrôle. Ecartez tout ça sans rien détraquer ! On va se mettre à deux pour remonter la machine ! J’ai mémorisé les gestes des soignantes : on va réussir ! C’est sûr !
— Je veux bien... Vous êtes très aimable. Ca me fait drôle de causer avec un professeur. Peut-être qu’avec vous j’aurais appris quelque chose...
— Hum ! Comment savoir ? Détendez-vous ! Ne regrettez rien ! Ce n’est pas bon pour votre coeur. On va relever tranquillement la bête...

Je bouge le premier. J’enfile des savates. Je décroche lentement les boîtes enregistreuses. Je prends mille précautions pour éviter le déclenchement de l’alarme. Je me sens en effet plus libre des bras et prêt à commencer l’opération de maintenance. Le chauffeur est déjà assis sur le côté ; il attend.
Nous sommes tous les deux les jambes dans le vide. Des jambes maigres, blanches, dégarnies, qui n’ont pas fait d’exercice depuis un bout de temps... Lui était un homme plutôt enrobé ; j’étais sec comme un fragment de trique. Lui était adipeux sur les hanches ; j’étais fibreux dans les reins et dans le dos. Nos barbes sont visibles à plusieurs mètres. Les soins de beauté sont réduits à l’extrême ; les visages sont tirés vers le bas dans une gravité soucieuse, un peu marquée... Cheveux barbouillés ; shampoing inexistant. Le spectacle n’est pas d’une qualité extraordinaire. Nos chemises d’hôpital sont ajustées au plus mauvais niveau corporel avec des boutons qui ferment mal. Ca sent l’abandon momentané, le négligé provisoire.
Deux êtres guère vaillants qui se donnent mutuellement du courage pour exécuter une tâche de moyenne importance ! La sensation de la faiblesse physique est palpable. Nos mains cherchent un appui sur une chaise. Les sourires sont forcés. Convenons que la crispation et la contraction accompagnent notre héroïque décision.
Tout est neuf à l’étage de cardiologie... sauf les lits de la chambre 546 ! Ils datent des galères romaines... Comment des objets si utiles, si précieux, sont-ils restés intacts, immobiles à cet endroit, malgré les rénovations ? Mystère...
Le chauffeur s’attaque aux poignées qui commandent l’arrière ; j’appuie — avec conviction — sur une pédale qui est théoriquement destinée à piloter l’avant. Nos efforts se répercutent sur de puissants ressorts. Mouvements intempestifs des articulations. On perçoit des vibrations bizarres. Soudain le lit du chauffeur bascule. Il bascule brutalement. En entier. Il plonge sans avertir vers le sol de la chambre. Le bruit est conséquent. On a tout cassé. C’est ce qu’on croit. Surprise totale des deux opérés du coeur. Les mines se figent ; allures d’individus penauds et désemparés.

— Ecoutez ! Bougez un peu les manettes de votre côté. Je vais tenter une manoeuvre sur la pédale latérale. Bravo ! On va recevoir les félicitations spéciales des médecins ! Il faut trouver très vite une solution !

Le routier fait l’impossible pour provoquer quelque chose de positif. Je déplace le maximum d’énergies (celles qui me restent !) pour l’assister. Je croise les doigts afin d’obtenir un résultat solide... Cette fois le monstre d’acier se cabre pour de bon : il pique du nez vers le plafond. Le lit se met volontairement en drapeau ! Incroyable ! C’est une vraie Tour Eiffel qui se tient devant nous ! Le chauffeur se mord les lèvres, fronce les sourcils, baisse légèrement les épaules. Tout se brouille dans son cerveau.

— Nous sommes faits comme des rats ! Le personnel va joliment nous secouer... Nos fils de contrôle sont embrouillés, notre lit joue à la danseuse de cabaret, nous ne sommes plus reliés à la salle des ordinateurs. Quel tableau !
— Vous êtes professeur : vous devez savoir faire quelque chose...
— Malheur ! Dans ce secteur matériel et technique c’est le trou noir !
— Oui mais vous savez parler... alors allez chercher du secours dans le couloir. Vous expliquerez notre problème !
— Bien ! J’essaye ! On verra ! Et si je rencontre un chirurgien ?
— Vous laissez tomber ; vous cherchez quelqu’un d’autre...
J’effectue plusieurs mètres. J’arpente le corridor. Coup d’oeil furtif dans l’alignement des chambres. Nous sommes sauvés ! Nous avons la bonne étoile ! Je croise une blouse bleue (une aide-soignante). Explications sommaires. Elle quitte sur le champ ses balais, ses brosses et consent à me suivre. Pour écarter des reproches ( ou une crise de méchancetés) je lui adresse de chaleureux remerciements (très appuyés). D’authentiques ronds de jambe, tant pis...
L’aide-soignante paraît posséder une bonne connaissance du mécanisme coincé. Elle se penche, transpire une ou deux secondes, pousse à fond sur les manettes : rien ! Le mobile de Calder sursaute, tousse, vacille. Il refuse d’obéir. Elle tape du pied, grimace, rage, lance ensuite un soupir de découragement.
— Je cours chercher des collègues... Attendez une seconde !

La voilà qui repart en catastrophe ; elle laisse la porte à moitié ouverte. Puis elle crie des prénoms familiers. Ensuite elle téléphone en urgence, s’approche des chambres voisines. Son agitation circulaire déclenche du chambardement à l’étage. Mais elle est perspicace ! Vite on constate une grande efficacité de son intervention puisqu’un régiment de blouses (bleues et blanches) arrive dans la 546. Elles ont toutes une silhouette très combative et parfaitement conquérante.
Les deux vieux, sans chaussettes, mal lavés, mal ficelés dans une chemise trop ample sont prêts à recevoir tous les compliments de rigueur. Les sept soignantes (une foule !) de cardiologie se regroupent au fond de la pièce. Conciliabules, discussions réfléchies, concertation profonde : elles posent des regards intrigués sur l’échafaudage de ferraille ; enfin elles décident de passer à l’action et d’attaquer le squelette suspendu. C’est un échec retentissant ! Fiasco complet ! Ce fragment égaré d’art moderne résiste à leur savoir éclairé.
C’est quasiment programmé : elles vont nous faire porter le chapeau de cette défaite ! Nous sommes responsables de cet incident ! Et puis on les dérange dans leur train-train hospitalier ; leur fureur sera légitime ! Les deux victimes potentielles se tassent discrètement sous l’écran de télévision.
Grosse erreur ! Toute la bile de ces femmes se dirige dans une autre direction ! Ouf ! Elles grognent d’un coup contre ces lits qui datent du Moyen Age (qui brisent les reins), contre ces tondeuses à main qui arrachent les poils des malades parce qu’elles arrivent de Taïwan ( !), lesquelles tondeuses grillent après cinq ou six passages sur le dos ou sur le ventre d’un patient... Ensuite elles pestent contre les thermomètres qui se bloquent en pleine nuit... C’est un déluge de dénigrements et de rouspétances. Dans la foulée elles déversent des mots guère tendres contre les tensiomètres qui se dérèglent sans consultation préalable. Des outils de travail elles sautent aux chefs de service, épinglent l’administration, égratignent les médecins, les horaires du week end. C’est une exécution capitale. Il y a, en vitesse, un nettoyage final. La clinique et ses dysfonctionnements prennent des giclées de seringues dans les dents.
Le chauffeur routier exulte de plaisir. Il se détend, son visage est radieux. Il vient d’échapper à une belle leçon de civisme. Il profite d’une séance exceptionnelle : ricaner contre une institution avec des pythies déchaînées contre la bureaucratie locale. Lui s’amuse beaucoup ! On prévoyait un concert d’insultes... on obtient une thérapie de groupe. C’est vrai qu’il est rare que toute une équipe de soignantes se retrouve presque au complet dans une seule chambre. La parenthèse est insolite, étrange, on assiste à une faille récréative. La plus jeune du groupe s’avance vers le petit balcon, ouvre la baie, respire l’air de la ville de Toulouse et retourne s’asseoir en posant ses pieds sur une chaise...
Alors le routier, très à l’aise, pousse son audace plus loin... il lance des plaisanteries grasses, huileuses, celles qui se rencontrent dans une cabine de semi-remorque (sur les calendriers). Les porteuses de tubes à médicaments semblent se réjouir ; elles ne sont nullement choquées. Mieux ! Elles montent la dose ! Elles ajoutent des commentaires grivois de 4ème catégorie, sans trembler pour autant. Le niveau d’ensemble chavire dans le médiocre. Est-ce le plus important ? Au fond ça ne compte pas ! Au contraire... C’est la nature de l’atmosphère qui s’impose plus que le propos et son contenu. Peut-on contrôler un torrent qui dévale la pente ?
Une clinique est un site fortement anxiogène (surtout en cardiologie). Les visages ont l’habitude d’y être fermés, les émotions sont contenues, les silences plus fréquents que les débordements hystériques. Les cerveaux préfèrent se crisper sur la douleur ; les peurs sont verrouillées à double tour... de l’intérieur ! Ce chahut est donc étrange – étranger — au « milieu » . C’est un cas aberrant, atypique. Les infirmières ont développé un syndrome de mutation psychologique ; les voilà métamorphosées en potaches d’internat qui « volent » des minutes précieuses à l’institution, à la souffrance, au malheur, à la maladie.
Plus personne ne s’intéresse au lit, à son acrobatie aérienne, à la position érotico-artistique du sujet. Et ce lit, témoin du dérapage collectif, se remet – tout seul — à l’horizontale ! En bloc ! Un effondrement de pachyderme.
Le retour à la normale du lit délinquant sonne la fin de la colonie de vacances. La masse de fer et d’acier retombe sur ses pattes... comme si elle avait senti qu’il fallait clore le chapitre sur une coopération amicale ou fraternelle.
Les soignantes retrouvent leur sérieux, leur professionnalisme. Elles se réinstallent dans la distance, la rigidité, ajustent leur blouse, vérifient une mèche de cheveux, redressent le buste en se dirigeant vers la sortie. Ce n’était qu’un orage émotionnel. L’étage de cardiologie est plutôt avare de ces états d’âme ; il vient d’effectuer sa première tachycardie passagère. Aucun ordinateur du département n’a enregistré le processus : il est seulement dans les mémoires. Tant mieux !
Mon voisin le chauffeur de poids lourds se replace tranquillement dans son nouveau matelas ; repousse les draps, remonte ses pantoufles. Son lit vient d’effectuer un court voyage dans l’espace aérien de la clinique et puis s’est retrouvé tout bonnement sur le plancher des vaches. Les téléphones recommencent à crépiter dans tous les sens sans trop se gêner... Clignotants jaunes et clignotants verts se relaient pour un spectacle permanent. Un chariot à roulettes descend en rythmologie avec un patient entouré de brancardiers vigilants.
La Clinique Pasteur avait enfilé un masque à oxygène : elle se ventilait artificiellement ! Désormais le théâtre aux armées est fini, le rideau est tombé. L’étage récupère sa vraie routine. Les coronaires vont aux examens dans le sous-sol ; les ventricules sont convoqués pour une surveillance en échographie. Un chirurgien en toque frappe à la 546 : tout respire ( !) dans un ordre parfait, normal et ordinaire !

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