4 mai 2012
Je m’attendais à tomber sur Doris Lessing
{} {} {} {} {} Cette élection a ses moments exquis. Hier j’ai été invité à déjeuner par un groupe de Londoniens « de gauche » qui se rencontrent une fois par mois au Gay Hussar à Soho [1]. Certains sont toujours professionnellement actifs, mais la plupart sont des retraités. Il y avait un fort contingent de notaires et d’avocats, deux ou trois syndicalistes et des gens travaillant dans l’administration des services publics. Avec une majorité de membres du parti travailliste ; l’un d’entre eux m’a été présenté comme « un membre du Parti communiste » ; la plupart ayant été au Parti communiste à un moment donné. Dans la petite pièce surpeuplée où nous nous sommes tous rencontrés je m’attendais à tomber sur Doris Lessing. [2]. J’aime le Gay Hussar, un endroit mythique de la Gauche britannique. Vous luttez d’abord avec les deux portes battantes pour entrer dans le restaurant. Sur le côté gauche, le mur est couvert de haut en bas par des rangées de cadres. Dans chaque cadre il y a un dessin représentant la caricature d’une personnalité connue de la Gauche (des politiciens, des syndicalistes, des journalistes). Les serveurs sont toujours bougons, mais cela fait partie du folklore, au Gay Hussar. Je suis allé en haut et entrai dans cette pièce ridiculement petite où les 20 membres présents m’attendaient. L’heure de la rencontre était 12h15, j’y suis arrivé à 12h17.
Mes compagnons de table étaient tous assis et il n’y avait aucune place derrière le rang des chaises pour atteindre la place du milieu de la table en U. Chacun dut se lever pour me laisser passer. Quand finalement j’arrivai au centre, le président du club me dit : « Quand Ed Balls [3] est venu ici, il a rampé sous la table pour atteindre sa place ». L’idée de voir Ed Balls ramper sous la table dans cette pièce minuscule me transmit une irrépressible envie de rire. Mon hôte était une des personnes les plus délicieuses que j’aie jamais rencontrées à Londres. Il était chaleureux, spirituel et intelligent. Il est le genre de personne qui met sa main sur votre bras quand il vous parle, comme le font les gens en Europe du Sud. En dix-huit années passées dans ce pays, jamais un Anglais ne m’avait touché auparavant. Mon hôte commença à me présenter aux 20 membres. Puis il fallut choisir les formules de nos menus. Ce fut un moment solennel. Après la commande, mon hôte fit un petit discours d’introduction et me donna la parole. Pendant environ 15 minutes je parlai de l’élection présidentielle française. J’avais à peine conclu quand le serveur commença à apporter les hors-d’oeuvre. Peu de répit me fut laissé. Je n’avais pas encore fini ma soupe quand la première série de questions me parvint. Je m’attendais à une conversation divertissante, facile. Je m’étais trompé : toutes les questions étaient appropriées et complexes... des questions sur la croissance, le pacte fiscal, le cadre institutionnel de l’Union européenne, la constitution de la 5ème République et cetera, et ainsi de suite. J’ai un peu ressenti un moment difficile de devoir tout à la fois écouter attentivement les questions, répondre et manger mon goulasch. Ils semblèrent assez contents pour me dire que dans un laps de temps ils me réinviteraient afin d’« examiner la situation ». Ce fut un des « déjeuners de travail » les plus agréables que j’ai jamais eus.
Derrière : Sheila Delaney et Vanessa Redgrave
Photographie Reg Warhurst/Associated Newspapers/Rex
(Source : Doris Lessing’s Golden Notebook, 50 years on, The Guardian)
François Bayrou, le cinquième homme du premier tour (9,1%), a annoncé hier qu’il voterait pour François Hollande bien que « n’étant pas d’accord avec le programme économique de Hollande ». Bayrou a fait un long périple politique depuis les années 1990, où il fut ministre d’État siégeant dans tous les gouvernements de droite. C’est un modéré, un démocrate chrétien épouvanté par la campagne de droite dure de Nicolas Sarkozy et par son flirt sans complexe avec le Front National. Je pense que cette décision tardive n’influera pas sur le résultat de dimanche. Pour paraphraser Pierre Bourdieu, le centre politique n’existe pas en France, c’est un artefact. Le centre finit toujours par pencher à droite. Son électorat sera divisé : jusqu’à 40% d’entre eux devrait voter pour Hollande parce qu’ils préfèrent un socialiste modéré à un homme de droite dure, 40% votera pour Sarkozy parce que le parti de Bayrou, le MoDem, est un parti de centre-droit ; et le reste s’abstiendra. Il est intéressant de noter que dans cette campagne « le centre politique » fut totalement inapparent. La politique française se joue sur la gauche et la droite. Quand une élection est polarisée — et celle-ci l’était — et quand la gauche et la droite proposent des politiques différentes aux électeurs, peu de gens en France sont attirés par la politique du ventre mou.
Alea jacta est. La campagne présidentielle prendra officiellement fin aujourd’hui à minuit. Donc il est temps d’en prendre date pour moi aussi. Si dimanche Hollande remporte une victoire écrasante, je prévois une époque intéressante quoique incertaine, en France et en Europe. Une large victoire donnerait à Hollande un mandat pour changer le cours de l’action politique et économique, notamment concernant les politiques d’austérité. Dans ce scénario, Hollande aurait à prendre des mesures décisives ou bien il ne tarderait pas à décevoir ses partisans. Une étroite victoire de Hollande signifierait une politique plus centriste et la possibilité de discussions pour une alliance avec le « centre » de Bayrou. Maintenant, si Sarkozy parvenait miraculeusement à gagner la course, je prédirais des troubles sociaux pendant les cinq prochaines années.
3 mai 2012
Nico Montana vs. François Mitterrand
{} {} {} {} {} « Alors qui l’a emporté ? » a brusquement demandé le journaliste de BBC World Service, quelques minutes après la fin du débat d’hier. Étant assis sur l’escalier d’un grand hôtel au Sud de Londres où j’avais regardé la rencontre télévisée (le hall de réception était trop bruyant pour une entrevue par téléphone), j’ai tenu le langage des sciences politiques : Nicolas Sarkozy n’est pas parvenu à déclencher le coup fatal [4], ainsi, dans le pire cas du scénario ce sera un tirage au sort, blah, blah, blah. Ce journal ne propose pas une évaluation scientifique de la campagne. Aussi, laissez-moi l’exprimer comme je l’ai vu : je pense que Hollande a catégoriquement battu Sarkozy. Maintenant si vous voulez savoir vraiment ce que j’en pense au fond, laissez-moi le dire à la Mélenchon, sans prendre des pincettes : « Hollande a pulvérisé Sarkozy ».
Oui, Sarkozy le « grand compétiteur », le « débatteur féroce » (selon les médias traditionnels) n’a marqué aucun point au coup par coup, au long de ce débat d’une durée de 3 heures. Pire encore, il avait l’air nerveux, peu convaincant, en colère, et, parfois, franchement effrayant. Environ cent personnes s’étaient rassemblées dans la salle pour regarder le débat, j’étais assis à côté du Consul français de Londres. (Nous ne sommes pas copains, c’était juste par coïncidence). Il resta somnolent pendant le principal du débat. Quand finalement il se réveilla vers la fin, il eut l’air désolé et pessimiste. Il se tourna vers moi et me dit : « Sarkozy, quelle honte ! En 2007, c’était tant de fraîcheur, tellement de dynamisme... » « Et maintenant, il a l’air d’un lapin acculé », lui répondis-je sèchement. Le consul parut profondément offensé et tourna ostensiblement la tête dans la direction opposée.
Hollande m’a surpris. Je savais qu’il resterait sur ses positions et serait un compétiteur convenable. Il fut plus que convenable hier : combatif, précis, avançant une image de calme et d’autorité. Il cocha toutes les cases pour ressortir en consistance présidentielle. Les médias britanniques avaient défavorablement comparé Hollande à Gordon Brown. « Flamby » est prétendument terne et « manquant de charisme ». Hollande est peut-être un peu terne mais il est plus éloquent et spirituel que l’ancien premier ministre britannique. Qui plus est, Il n’a jamais débité de non sens pro-marché financier comme Brown. Quoi qu’il en soit, qui voudrait un autre Tony Blair, en 2012 ? Les Français ne sont pas si stupides, hein ? En fait, ils furent assez fous pour élire un Thatcher français avec trente ans de retard.
Sarkozy allait au combat or il semble qu’il n’y eut pas d’engagement, pas d’enjeu réel pour le faire. Il avait l’air de ne plus croire à sa victoire et bien sûr cela le rendait irritable. À plusieurs reprises il accusa Hollande de « mensonge », quand les deux furent directement opposés sur les chiffres économiques. Hollande eut toujours le dernier mot. « C’est un mensonge, c’est un mensonge, c’est un mensonge », déclara M. Sarkozy à un moment donné. « Venant de vous je le prends comme un compliment », rétorqua Hollande. Sur l’Europe, le socialiste accusa le candidat de droite de ne pas avoir tenu sa place face à Angela Merkel : « Par rapport à l’Allemagne vous n’avez pas tenu, vous n’avez rien obtenu », a déclaré Hollande. Il a promis de « réorienter l’Europe vers la croissance », s’il était élu. S’il est fidèle à ses paroles, Hollande pourrait devenir un héros européen imprévu. Sur l’éducation, Sarkozy a critiqué « la folie des dépenses » de Hollande. Hollande a répondu qu’il voulait « protéger les enfants de la république », alors que Sarkozy « protège les plus privilégiés ».
Il y a eu un moment comique involontaire. Le président sortant remarqua avec gravité que la France était le pays d’Europe le plus lourdement taxé. Hollande, regardant dans les yeux Sarkozy, et chuchotant presque : « Qui a administré le pays pendant les dix dernières années, M. Sarkozy ? » La foule était amusée. Puis vint le coup fatal (oui, je reconnais que je n’ai pas dit la vérité à mon interviewer de la BBC), Nicolas Sarkozy à son point d’agitation maximum haussa le ton et la voix : « Monsieur Hollande, vous êtes un petit calomniateur ». La foule éclata de rire. Ce fut le moment où le consul se réveilla. À la fin du débat, Nicolas Sarkozy était une épave, énervé, plein de tics, l’air furieux. Il tenta une ultime et vile attaque : « Vous voulez donner le droit de vote aux immigrés non européens pour les élections locales. Cela créera les conditions d’un vote communautariste qui est contraire à la tradition républicaine ». Hollande parut choqué : « Voulez-vous dire que tous les immigrants sont des musulmans ? Quoi qu’il en soit comment pouvez-vous supposer que les musulmans voteront selon des lignes ethniques ou religieuses ? » Je doute fort que cela amène beaucoup de voix du Front national à Sarkozy. Dans une tentative d’obtenir quelques votes de plus, ce fut une infamie de jouer la carte de la religion/race afin de diviser et d’effrayer la population.
Le moment clé du débat fut l’anaphore de Hollande : une péroraison de trois minutes dont toutes les phrases commençant par « Moi, Président de la république, je vais... etc. » répété 16 fois ! Le dispositif rhétorique était assez impressionnant. Le contenu encore mieux. S’il est élu, Hollande a promis d’être un anti-Sarkozy : le pouvoir judiciaire et les médias seront protégés contre l’empiétement du pouvoir politique, le président sera poursuivi s’il existe des preuves qu’il ait enfreint la loi, avant ou pendant son temps de fonction, etc. Ce fut une belle revanche sur les cinq dernières années et un moment de bonheur pour toute personne de gauche en France. [5]
Tandis que j’observais un des meilleurs débats présidentiels des 30 dernières années, mon esprit ne pouvait s’empêcher de vagabonder : j’imaginais à droite un Nicolas Montana [6] acariâtre et à gauche, François Mitterrand, l’homme de « la force tranquille ».
2 mai 2012
Le premier mai des pique-assiettes
{} {} {} {} {} Le 1er mai est une célébration et une lutte pour les droits des travailleurs partout dans le monde. L’origine du 1er mai réside dans la lutte pour une journée de huit heures de travail, une cause soutenue par la deuxième Internationale socialiste à partir de 1890. Contrairement à ce qu’un grand nombre de gens disent, le 1er mai n’est pas la célébration du « travail », sans parler de « vrai travail », comme Nicolas Sarkozy l’a tristement informé plus tôt cette semaine. Pourtant, à la fois le FN et l’UMP se sont joints aux célébrations de la fête de mai cette année. Ils ont organisé des rassemblements de masse dans le centre de Paris. Ce sont des scènes déroutantes que de voir les républicains fervents s’introduire sans invitation dans la fête du jubilé de la Reine. Pourquoi étaient-ils là en premier lieu ? Comme un officiel de l’UMP a reconnu candidement, nous sommes ne sommes plus qu’à quelques jours de la seconde manche décisive et on doit voir également Sarkozy.
Marine Le Pen a perpétué la tradition inventée de son père (en 1988) en rassemblant ses partisans sur le site de la statue de Jeanne d’Arc [ pour défiler jusqu’à la ] Place de l’Opéra. La leader d’extrême droite a révélé le pire secret gardé sur la campagne électorale : elle ne votera pour aucun des deux coureurs de tête dimanche. Elle déposera, comme le français le dit, « un vote nul ». Pourquoi appellerait-elle ses partisans à voter pour Sarkozy, quand elle espère de tout cœur que le président en exercice perde dimanche ? Une droite faible et battue stimulerait ses ambitions de devenir leader du principal parti de droite.
Les intentions de Sarkozy étaient très différentes. Il pense qu’il peut gagner cette élection en recherchant l’électorat de Le Pen. Il n’y avait pas de tentative de donner l’apparence d’un événement « populaire ». Il était en scène dans le site de la place du Trocadéro avec la Tour Eiffel en toile de fond. La place du Trocadéro est située dans le 16e arrondissement, la zone la plus chic et la plus exclusive de Paris. Là, le Président pouvait s’adresser aux « travailleurs ordinaires » qui ne sont pas syndiqués et ne manifestent pas en tenant des drapeaux rouges. Quand Sarkozy cria : « Nous ne voulons pas du socialisme ! », la foule s’exclama.
Chaque jour qui passe, la campagne du candidat UMP dérive vers la droite. Dans la matinée, sur radio RMC, Nicolas Sarkozy avait déclaré sans vergogne qu’« il y a trop d’immigrés en France » : les immigrants, les syndicats, les gauchistes, les personnes vivant sur les prestations, Sarkozy a une longue liste d’« ennemis de l’intérieur ». Lors du rassemblement, les mentions d’identité nationale, d’héritage français chrétien et de défense des frontières résonnaient d’un timbre désespéré dans un pays laïque frappé par une récession économique profonde. Jean-Luc Mélenchon avait fait remarquer plus tôt cette semaine que s’il avait été en avance sur Marine Le Pen au premier tour, les deux leaders seraient désormais en train de débattre des questions qui concernent vraiment les Français (chômage, salaires, l’état des services publics), au lieu de l’ordre du jour alarmiste du FN sur l’ordre public. J’ai vu des partisans de Nicolas Sarkozy à la télévision porter des tee-shirts arborant une photographie du général de Gaulle : « Il a sauvé la France, Nicolas Sarkozy aussi ». Pourquoi personne n’y avait pensé avant ?
Philippe Wojazer/AP/SIPA (source Bien perdre et mal gagner, marianne2)
Cette foule était enthousiaste et d’humeur combative. Plusieurs journalistes ont déclaré qu’ils avaient été maltraités et certains ont même été menacés physiquement. Sarkozy a commencé à s’en prendre aux journalistes, les accusant d’être partiels. Il s’agit d’une allégation surprenante parce que les plus grands médias en France sont la propriété de certains de ses amis très proches et de ses partisans politiques.
Les syndicats ont organisé jusqu’à 300 manifestations rassemblant un million de personnes à travers la France (dont 250 000 étaient à Paris) [7] Les observateurs ont signalé qu’il y avait quatre fois plus de manifestants que l’an dernier. Apparemment la gauche a été galvanisée par le show de Sarkozy au Trocadéro [8] Les cortèges furent colorés et joyeux, avec une démonstration syndicale d’une rare unité. [9]
François Hollande était à Nevers dans la Nièvre pour commémorer le décès de Pierre Bérégovoy, un ancien ministre socialiste de François Mitterrand, qui peu de temps après une débâcle électorale du PS se tira une balle dans la tête, le 1er mai 1993 [10]. Ce fut un choix symbolique fort. La politique monétaire de Bérégovoy fut profondément impopulaire, mais il était une personne respectée. Bérégovoy était originaire de la classe ouvrière, syndicaliste et individu humble et silencieux, son suicide choqua la France. Hollande a fait l’éloge des syndicalistes en général et a dit qu’ils devaient être défendus, pas attaqués. Il a fait valoir que « les syndicalistes satisfont à la plus importante des tâches. Ils sont là pour protéger les pauvres et les faibles de se faire mettre à la porte et pour leur donner une dignité. » Pour la première fois depuis le début de la campagne, j’ai senti que Hollande s’identifiait véritablement avec une ancienne circonscription socialiste : des électeurs de la classe ouvrière.
Ce post est dédié à Aliette Guibert-Certhoux et à Elli Medeiros.
1er mai 2012
Les blagues de Hollande, c’est pas pour rire
{} {} {} {} {} François Hollande veut être vu par le public comme le « M. Normal » de la politique française : calme, mesuré, honnête et rassurant. En bref, il veut être considéré comme l’antithèse de Nicolas Sarkozy. La « normalité » de Hollande se reflète dans les sondages. Durant le premier tour de l’élection présidentielle, « M. Normal » était en termes électoraux « M. Fourre-tout ». Le candidat socialiste s’en est bien tiré à travers toutes les classes sociales, et tant avec les hommes qu’avec les femmes. Par rapport à tous les autres candidats, cette cohérence est remarquable. « M. Normal » n’est pas si moyen. Il est en bonne voie de battre le président sortant. Selon les sondages d’aujourd’hui, Hollande a encore 7 points d’avance sur Nicolas Sarkozy, ce qui est un écart exceptionnellement grand, à ce stade de la course. Évidemment, ce ne sont que des sondages et nous allons voir dimanche si Hollande réalise « d’infliger une défaite écrasante » à Sarkozy. (Pour paraphraser Jean-Luc Mélenchon)
Les apparences sont trompeuses. Parce que Hollande veut imposer un impôt sur le revenu de 75% sur les revenus supérieurs à 1 million d’euros et a parlé de l’ajout de dispositions de croissance pour le paquet fiscal européen, j’entends les analystes de la City crier au loup. Comme c’est drôle. Hollande est le modéré par excellence. Il a été le chef de file PS pendant 11 ans et pendant ce temps il a réussi à préserver l’unité d’un des partis les plus factieux. Il vient de l’aile droite du PS. Dans ses jeunes années, il était proche de Jacques Delors et d’autres « chrétiens sociaux ». Ce n’est guère synonyme de radicalisme de gauche. Hollande a étudié à HEC — une école de commerce bien connue à Paris, puis à l’ENA (École Nationale d’Administration), la Grande École qui forme l’élite politique du pays. Il n’est pas un intellectuel à l’ancienne dans le moule de Mitterrand, mais un technocrate pointu. Comme la plupart des hommes politiques d’aujourd’hui, il est idéologiquement adaptable et ambigu. Interrogé sur France Culture, sur ses mentors politiques, il donna une longue liste éclectique de noms : le dreyfusard Bernard Lazare, Jaurès, Blum, de Gaulle, Jean Moulin, Henri IV, le marquis de Condorcet, Victor Hugo, Clemenceau et Salvador Allende. Il n’est pas intéressé par les idées politiques et lit des livres rares. Hollande est avant tout un pragmatique. S’il écrase Sarkozy dans le score de dimanche, Hollande peut devoir gouverner avec la gauche. S’il gagne de justesse, il pourrait se tourner vers François Bayrou et le centre.
Lorsque vous assistiez à des réunions de la direction du PS, Hollande avait l’habitude de faire enrager Jean-Luc Mélenchon (qui a quitté le parti en 2008). Mélenchon s’est plaint que chaque fois que Hollande était mis dans une position inconfortable, il cessait de débattre sérieusement, en commençant par faire des commentaires légers ou même des blagues pour dissoudre la tension. En 1999, Hollande et une délégation du PS sont venus à Londres pour rencontrer Tony Blair. À l’époque j’étais membre du parti de Hollande donc je fus invité à me joindre à la délégation française. Quand nous avons quitté Downing Street, Hollande me demanda comme une question de fait si la troisième voie de Tony Blair pourrait être importée en France. Je lui ai répondu que tout était importable, mais je l’ai prévenu qu’une tentative d’apporter à la France le « thatchérisme à visage humain » de Tony Blair se traduirait par l’anéantissement de la gauche française. Hollande parut ennuyé. Avant même que j’aie pu terminer ma péroraison, il mit la main sur mon épaule et, le visage souriant, il procéda à me dire une des blagues de sa marque déposée.
15h, place Camille-Jullian, Paris
Photo © Elli Medeiros
30 avril 2012
Quelle infamie, monsieur le Président ?
{} {} {} {} {} Un « mensonge » et une « infamie orchestrée par les partisans de François Hollande » : telle fut la réaction de Nicolas Sarkozy à la révélation étonnante par le site de nouvelles Mediapart, hier. Mediapart affirme tenir des preuves documentées attestant que le régime de Kadhafi ait illégalement financé la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007. Le document se réfère à une réunion qui aurait eu lieu en 2006 entre Brice Hortefeux, proche allié de Sarkozy, et Ziad Takieddine, homme d’affaires franco-libanais et « intermédiaire » entre le régime libyen et les cercles de Nicolas Sarkozy. Takkiedine a été au centre de plusieurs scandales financiers impliquant des politiciens de la droite en France et dans les pays du Moyen-Orient. Il est maintenant sous le coup d’une enquête de la justice nationale pour avoir servi d’intermédiaire dans une transaction au crédit de la caisse de campagne d’Edouard Balladur en 1995. Le Directeur de campagne de Balladur à l’époque n’était autre que Nicolas Sarkozy.
Contacté par Mediapart, Takkiedine a déclaré que, bien qu’il n’ait pas assisté à la réunion, le document semblait authentique [11]. Dans un article publié aujourd’hui, Edwy Plenel, le rédacteur en chef de Mediapart , reste sur sa position. Il défend fermement la probité et le professionnalisme de ses journalistes et fait valoir que la liberté de la Presse n’est pas une « prérogative de journaliste », mais un « droit des citoyens ». Plenel donne à penser que Sarkozy déteste Mediapart parce que contrairement à d’autres médias en France celui-ci ne peut pas influencer, intimider ou menacer les journalistes du site. L’absence de réponse adéquate à ces accusations et les insultes sont extrêmement graves : c’est ce à quoi nous avons eu droit jusqu’à présent de la part du camp Sarkozy. Si ces allégations sont une « infamie », Monsieur le Président — et elles le sont vraiment — pourquoi ne pas poursuivre Mediapart pour diffamation ? Après avoir lu les rapports détaillés de Mediapart sur les affaires minables diverses de Takkiedine, je suis convaincu que Sarkozy ne poursuivra pas ce site Web de nouvelles.
(Accès direct à la vidéo sur YouTube : http://youtu.be/0q2OPkjXdaw)
En attendant, Nicolas Sarkozy durcit sa campagne de droite sur l’immigration l’ordre et la loi et alarme de plus en plus les officiels de l’UMP. Ils craignent que si le président sortant ne perde, dimanche prochain, l’UMP puisse imploser. Lors d’un rassemblement à Toulouse, dimanche, Nicolas Sarkozy a exalté « l’amour de la patrie », l’« identité française » et la « défense des frontières de la France » — prétendument la clé discriminante de tous les problèmes majeurs, notamment de l’immigration et des questions économiques. Cherchant plus que jamais la confrontation, il a promis qu’à la « fête du Travail » les travailleurs ordinaires marcheraient derrière la bannière tricolore, pendant que Hollande irait derrière le drapeau rouge de la CGT.
Plusieurs responsables de l’UMP ont déjà eu assez de la lepénisation de leur parti. Dans un article publié par Le Monde, ce week-end, Dominique de Villepin a déclaré qu’il était « consterné » par la dérive de Sarkozy vers l’extrême droite. Étienne Pinte, un proche allié de François Fillon, a fait valoir que les Français n’étaient pas d’abord inquiets sur l’immigration, l’identité nationale et le contrôle des frontières, mais en premier lieu sur le chômage, les salaires ou le logement. Le sénateur Jean-René Lecerf a déclaré sur Europe 1 qu’il était ahuri que Patrick Buisson, un homme aux sympathies d’extrême droite, puisse être le conseiller de campagne spécial de Nicolas Sarkozy. Lecerf m’a enseigné le droit constitutionnel dans les années 1980. Il s’agit d’un « gaulliste social ». Contrairement à Sarkozy, il comprend que les travailleurs doivent se battre pour défendre leur situation économique et leur statut professionnel.
Un jour, les étudiants participaient à une grève sur la question de frais de scolarité. Certains d’entre nous décidâmes d’occuper sa classe. Lecerf passa une heure entière à argumenter dans une perspective gaulliste contre notre position. Ensuite, il ne porta jamais de rancune à notre encontre.
29 avril 2012
Le fantôme de Mouammar Kadhafi revient mordre
{} {} {} {} {} Après l’apparition surprise du maréchal Pétain plus tôt cette semaine, le fantôme de Mouammar Kadhafi s’est invité dans la campagne présidentielle. Mediapart [12], un site de nouvelles respecté, a révélé aujourd’hui que le régime de Kadhafi avait accepté de financer la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. À la hauteur de 50 millions d’euros. Mediapart a produit un document en arabe datant de 2006 signé par le chef du renseignement étranger de Kadhafi. La lettre fait référence à un « accord de principe » pour soutenir la campagne de Nicolas Sarkozy. Tous les grands médias ont mentionné l’histoire. Vont-ils en tenir redevable le Président ? Je ne voudrais pas retenir mon souffle. La plupart des journalistes français sont apprivoisés et éprouvent de la déférence envers les politiciens puissants. Le plus servile d’entre eux, sentant le sang, a commencé à être un peu plus combatif ces derniers temps. Mais c’est trop peu et trop tard.
Mediapart a été de loin le meilleur média de Presse de la campagne électorale. C’est du journalisme d’investigation à haut niveau, une rareté dans le paysage médiatique français. Les journaux français et les sites d’information sont essentiellement des médias d’opinion : peu de faits et d’enquête sur le terrain, mais l’expertise sans fin. Ce journal de nouvelles sur Internet a été lancé en 2008 par Edwy Plenel, ancien rédacteur en chef du journal Le Monde. C’est un journalisme de qualité proposant des articles assez longs et extrêmement bien documentés. La politique y est prise à cœur ainsi qu’y publier des choses intéressantes et enrichissantes. Mediapart est un site payant (l’enjeu le valait bien !) soutenu par des abonnés enthousiastes qui peuvent réaliser leur propre blog dans la section d’accès gratuit du site. Les pires des médias de la campagne : toujours en déclin, Le Nouvel Observateur et Libération (tous les deux proches du Parti Socialiste), consacrèrent beaucoup de temps à essayer de décrier la réputation de Jean-Luc Mélenchon par des allégations ridicules, quand ce candidat du Front de gauche était crédité d’environ 15% dans les sondages.
Dominique Strauss-Kahn (également connu sous le nom « DSK ») a donné une interview au Guardian hier. Bien qu’il ne croie pas avoir été manipulé, il a affirmé que les événements du Sofitel avaient été « façonnés par ses adversaires politiques » [13]. Sarkozy a déclaré qu’il devrait se taire et « épargner les Français de ses remarques ». Je suis choqué de me retrouver en accord avec Sarkozy [14]. En mai dernier, DSK était à quelques jours d’annoncer sa candidature à l’élection primaire du Parti Socialiste, qu’il aurait très certainement gagnée. Le plan économique ultralibéral (et méprisable) de Strauss-Kahn aurait représenté la gauche contre Sarkozy. Nous avons été sauvés de justesse de ce scénario apocalyptique.
28 avril 2012
Quelle Europe ?
{} {} {} {} {} Mercredi soir, j’ai été invité par la London School of Economics [15] pour discuter de l’élection présidentielle avec un collègue de Sciences-Po Paris. Il y avait une question de fond sur l’Europe, ou pour parler plus précisément, sur l’absence de l’Europe dans la campagne. J’ai répondu que, à l’exception de Nicolas Sarkozy — l’un des architectes de l’axe Merkozy de plus en plus impopulaire, — l’Europe avait été en vedette dans les discours de la plupart des candidats et les propositions. Parmi les quatre principaux candidats, seule Marine Le Pen souhaite que la France quitte la zone euro. Jean-Luc Mélenchon veut soumettre le pacte fiscal à un référendum du peuple et rédiger un nouveau traité. François Hollande propose de modifier les aspects de la convention existante. Seul Sarkozy défend le traité qui promet des politiques d’austérité sur l’avenir à long terme de tous les États membres.
Les discussions sur l’intégration européenne en France sont plus « politisées » qu’en Grande-Bretagne. Depuis le vote « non » sur le traité constitutionnel européen en 2005, le débat national n’est plus entre les partisans d’une intégration accrue (fédéralistes ou intégrationnistes) et les défenseurs d’une souveraineté nationale supplémentaire (inter-gouvernementalistes ou souverainistes). Il oppose deux conceptions de l’intégration européenne : une de « gauche » (ou keynésienne) et une « de droite » (ou néo-libérale). Parmi les quatre principaux candidats, Le Pen est la seule vraie eurosceptique à la façon du parti UKIP (UK Independence Party). Il n’est pas surprenant que cette semaine sur la BBC Nigel Farage [16] ait fait l’éloge des propositions politiques européennes du Front National.
La victoire de Hollande la semaine prochaine devrait ouvrir un débat sur un changement de stratégie économique de la zone euro. Un président de gauche devrait faire pression sur ses partenaires européens pour prendre des mesures qui inversent la spirale descendante de la croissance négative et la montée du chômage. Dans le meilleur des cas Hollande devrait tenter d’injecter une note de dissidence dans le consensus pro-austérité en Europe. À ce stade le plan de Hollande reste incertain, mais il est sur les rails quand il déclare qu’il va négocier une série de « mesures supplémentaires » plutôt qu’une révision effective du traité. Il veut que l’Europe se concentre sur les mesures de croissance et permette à la Banque centrale européenne de prêter de l’argent pour le Mécanisme européen de stabilité. La BCE devrait être obligée de poursuivre autant des objectifs de croissance que la stabilité des prix.
Les médias pro-marché ont tenté de ridiculiser le « délire de grandeur » de Hollande. Serait-il isolé ? Cela reste à voir. Mario Draghi, le président de la BCE, Mariano Rajoy en Espagne et même Mario Monti (le "Signore Austerità") en Italie, ont aussi bien tous demandé la mise en œuvre de mesures de croissance. Nous verrons, mais une chose est certaine : une reélection de Sarkozy achèverait le débat et conduirait à un durcissement du programme d’austérité Merkozy.
26 Avril 2012
Retour des meetings monstres
{} {} {} {} {} En France, des experts blasés avaient déploré une « terne » campagne et les sondeurs avaient prédit une faible participation. Les deux se sont trompés. Je pense que cela a été l’une des compétitions présidentielles les plus captivantes depuis les années 1980. Plus important encore, il y a eu une campagne bi-polarisée. Les candidats ont résisté à rester dans leur coin et se sont battus pour leurs idées : Le Pen s’est révélée en redoutable concurrente ; Sarkozy a été clairement à droite (et non au « centre droit ») ; Hollande s’est comporté comme un bon social-démocrate (non pas comme un blairiste libre-marchand), et Mélenchon a ressuscité une gauche crédible, alternative à la social-démocratie (et non une « gauche farfelue »).
Une des caractéristiques les plus frappantes de cette campagne fut le retour des rassemblements de masse. Ils n’avaient jamais été tout à fait à la mode en France, mais cette fois leur come-back a été spectaculaire. Alors, pourquoi prendre la peine d’organiser des rassemblements de masse coûteux à l’âge des nouvelles technologies et des allégations de l’apathie politique ? Aident-ils à convaincre les électeurs ? Il n’y a pas de réponse scientifique à cela, mais ma conjecture est que les rassemblements de masse essentiellement attirent des prosélytes.
Alors, pour en faire quoi ? Je pense qu’ils aident galvaniser et à mobiliser des partisans. Pour les candidats, cela les aide à porter une déclaration politique devant les caméras : un appel à se rassembler bien suivi avec des foules enthousiastes passe bien à la télévision, et donne l’impression d’élan derrière le candidat.
Jean-Luc Mélenchon a été en grande partie responsable de donner aux rassemblements de masse un nouveau bail de vie. Les commentateurs ont convenu qu’il était le meilleur orateur et le plus inspirant de la campagne. Ses rassemblements ont attiré des foules et elles étaient enthousiastes. « La prise de la Bastille » à Paris a été symboliquement investie. A Toulouse (une ville avec une tradition anti-fasciste depuis la guerre civile espagnole) Mélenchon a rendu hommage, en espagnol, aux « héros du drapeau républicain ». Au sud-est, plus de 120.000 personnes se sont rassemblées près de la mer pour entendre Mélenchon faire l’éloge du « patrimoine arabe » de Marseille, la ville au plus grand nombre de mariages mixtes en Europe. Ce fut une chose courageuse de le faire dans une ville de droite, à proximité d’un des bastions du Front National.
J’ai entendu parler Mélenchon en public un nombre incalculable de fois, et il n’est pas seulement un orateur envoûtant. Ses discours sont complexes et soigneusement conçus. Contrairement aux politiciens « modernes », ses phrases sont longues, pleines de références historiques, poivrées de vers poétiques et d’autres citations littéraires. En maître d’école, il est pédagogue. Quand il fait le point, il s’efforce de l’exposer de A à Z. Il croit que les rassemblements ne sont pas des endroits où les gens doivent hystériquement crier le nom d’un candidat, mais où ils doivent « réfléchir collectivement ».
Les rassemblements de Nicolas Sarkozy et de François Hollande ont été moins suivis, plus tranquilles et organisés de façon plus professionnelle. Quelques jours avant le premier tour, les deux hommes ont parlé devant des foules Place de la Concorde et à Vincennes.
Enfin, les rassemblements de masse sont plaisants à rejoindre. Ils sont un moment de socialisation politique pour les jeunes et ils créent ce qu’Émile Durkheim appelait une situation d’« effervescence collective ». J’en ai eu une première expérience, en 1988. J’ai assisté à un rassemblement de François Mitterrand à Lille. Quand il finit par nous rejoindre (avec deux heures de retard environ), il était suivi par un groupe de courtisanes intellectuelles et du show-biz. La foule était absolument folle. Les gens se poussaient les uns les autres pour se rapprocher du Président afin de le toucher, comme s’il était un roi thaumaturge. Je me souviens du sourire de Mona Lisa de Mitterrand et du regard de panique dans le visage de son garde du corps.
En France, les rassemblements politiques finissent par avec des chansons, donc je vais terminer avec une chanson, moi aussi. Les chants traditionnels tels l’Internationale ou La Marseillaise furent souvent joués, en même temps des chansons populaires peuvent aussi devenir des hits de la campagne. Cette année, c’était le « On Lâche Rien ! », de HK & Les Saltimbanks, qui fermait avec l’énergie de la jeunesse les meetings de Mélenchon.
25 avril 2012
Le maréchal Pétain fait une apparition surprise
{} {} {} {} Nicolas Sarkozy se bat pour sa survie politique et va utiliser tous les trucs possibles pour rester à l’Elysée. Il est confronté au défi de séduire une très large majorité des électeurs de Marine Le Pen (17,9%). Attendez-vous à une rhétorique plus dure de droite, une posture... et davantage d’attaques anti-gauche. Le président va essayer de gagner ce second tour en divisant et en polarisant les Français, stratégie inhabituelle et à haut risque à ce stade de la course.
Le rapprochement de la droite traditionnelle avec son extrême progresse rapidement. Hier, à Longjumeau, Sarkozy a déclaré que le Front National était « compatible avec la république ». Il s’agissait d’une déclaration inouïe et extraordinaire, telle que Jacques Chirac ne l’aurait jamais faite. Un processus de « dé-diabolisation » du FN est clairement en cours. Et après ? S’il est réélu le 6 mai : un gouvernement de coalition UMP-FN ?
Hier, Nicolas Sarkozy a également annoncé que son parti allait organiser une manifestation massive le 1er mai — jour de la Fête du Travail — à Paris. Le Président a dit que ce serait un événement pour célébrer le « vrai travail », ceux qui « se lèvent tôt, travaillent dur pour gagner moins que ceux qui ne travaillent pas » — faisait-il allusion aux rentiers ? Non : c’était pour lancer une pique aux fonctionnaires syndiqués, aux infirmières, aux professeurs, ou aux fonctionnaires, les gens qui manifesteraient pour la fête du travail, non pour célébrer le travail, mais « pour défendre leur statut ». Comme tout « homme du peuple », Sarkozy veut se faire le champion des gens au travail, des personnes aux faibles rémunérations qui ne se plaignent pas, qui ne vivent pas sur les avantages et qui ne manifestent pas. En bref, il veut faire appel à des « vrais travailleurs », ceux qui se trouvent à voter pour la droite, notamment pour le FN.
Il est ironique de constater que le président qui a généralisé le travail flexible et à faible coût (pour ceux qui toutefois peuvent obtenir un travail quelconque), et qui a reporté l’âge de la retraite pour tous, doive pontifier sur les vertus du « travail réel », en contrariant les syndicats et les travailleurs du secteur public. Sarkozy n’aime pas les corps intermédiaires [17] parce qu’ils ont l’impudence de défendre les conditions de travail (contre leur détérioration).
Les syndicats français et la gauche ont évidemment dénoncé cette décision comme une provocation majeure. Les deux principaux syndicats (CGT et CFDT), aussi bien que plusieurs partis de gauche (PS, Front Gauche, et NPA), ont appelé à l’unité des travailleurs et à la plus grande démonstration de masse depuis des années. Le plan de Sarkozy pourrait se retourner contre — ou aussi bien pourrait aider la gauche à s’unir.
Qu’est-ce que la fête du Travail ? Ce n’est pas un jour pour célébrer le « travail », mais le symbole des luttes ouvrières et de l’unité d’action depuis 1884. À l’époque, les travailleurs américains avaient choisi ce jour afin de faire campagne pour la journée de travail de huit heures [18]. Depuis 1889, la Deuxième Internationale, dite Internationale socialiste [19], a établi le 1er mai en tant que jour où les syndicats — soutenus par les partis — mettraient en avant leurs revendications, tout en montrant le spectacle de leur unité. La démonstration de Sarkozy le 1er mai est sans aucun doute destinée à bi-polariser la population française active.
Du point de vue tactique, l’objectif de Nicolas Sarkozy pour diviser le mouvement ouvrier français et faire liguer des catégories de travailleurs, contre d’autres catégories de travailleurs, appartient à l’extrême droite. En 1988, après le premier tour de l’élection présidentielle, Jean-Marie Le Pen avait fait un semblable geste le jour de la fête du Travail. Il avait appelé à la célébration du « travail et de Jeanne d’Arc » — personnage féminin historique qui incarne la résistance nationale contre les étrangers. En vérité, la célébration du « travail » par Nicolas Sarkozy a des connotations pétainistes. Le maréchal Pétain et son régime collaborateur [20] ont célébré les valeurs « Travail, famille et patrie » dans la France occupée. Pétain fut le premier politicien de droite qui tenta de détourner la fête du Travail en assimilant le premier mai au jour de la Saint-Philippe, saint patron du propre prénom du Maréchal [21]. Pétain déclara : « Le 1er mai a été jusqu’ici un symbole de division et de haine. A partir de maintenant, il sera un symbole d’union et d’amitié, car il sera la célébration du travail et des travailleurs. Le travail est le moyen le plus noble et digne à notre disposition pour maîtriser notre destin. » [22].
Puis la Charte du travail rédigée par Belin et promulguée le 4 octobre 1941 confirma la dissolution des syndicats et la prescription du droit de faire la grève (ainsi que l’interdiction du lock out patronal). Cette année, grâce à Nicolas Sarkozy, le maréchal Pétain fera une apparition surprise à la Fête du Travail.
24 Avril 2012
Que feront les électeurs de Marine le Pen ?
{} {} {} {} Qu’est-ce que les 6,4 millions d’électeurs de Marine Le Pen vont bien pouvoir faire, au deuxième tour ? Nicolas Sarkozy, s’il veut avoir une chance de réélection dans deux semaines, a besoin de capturer une importante fraction des 17,9% qui ont exprimé leur suffrage pour le Front national. À ce jour Sarkozy a mené une campagne très à droite dans laquelle les thèmes de l’immigration, l’ordre public et la défense des frontières étaient en bonne place. Patrick Buisson, conseiller influent au pedigree d’extrême-droite, a convaincu Sarkozy que cette stratégie le maintiendrait au pouvoir. Le président aurait avoué que s’il n’avait pas correspondu à la rhétorique de la droite dure de Le Pen, il se serait trouvé dans une position encore plus désespérée aujourd’hui.
Cette stratégie est non seulement politiquement dangereuse et honteuse, mais elle est également arithmétiquement erronée. Selon un sondage Ipsos réalisé le dimanche du premier tour, 60% des sympathisants de Le Pen envisagent de voter pour Sarkozy au second tour, 18 choisiraient François Hollande et 22% s’abstiendraient. Pourtant, la diversité des sondages a également indiqué que Hollande allait catégoriquement battre Sarkozy au second tour (Ipsos : 54% VS 46% ; BVA : 53% VS 47% ; Harris Interactive : 54% VS 46% ; Ifop : 54,5% VS 45,5 % et CSA : 56% VS 44%). Sarkozy semble avoir atteint un plafond parmi les électeurs du FN et ne peut pas s’attendre d’autres transferts. Il n’a nulle part où trouver les suffrages pour rattraper son retard sur son rival socialiste. Selon Ipsos, les votes de François Bayrou (centre droit) sont divisés en trois parties égales : 33% préfèrent Hollande, 32% soutiendront Sarkozy et 35% s’abstiendraient. De toute évidence, le déplacement à droite de Nicolas Sarkozy a mis dehors la plupart des électeurs centristes. A l’inverse, 86% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont l’intention de voter pour Hollande, tandis que 11% s’abstiendront et 3% choisiraient Sarkozy. Le président sortant ne peut pas s’attendre à gagner de nombreux suffrages parmi les abstentionnistes comme la participation au second tour ne peut guère être plus élevée que le taux de participation de 80% au premier tour.
Les partisans de la gauche radicale ne peuvent tenir au programme modéré Hollande, mais par dessus tout ils détestent Sarkozy et veulent se débarrasser de lui. C’est exactement pour le faire qu’ils vont utiliser le suffrage pour hollande. À l’extrême-droite, les électeurs sont beaucoup plus ambivalents à l’égard du président sortant. La plupart d’entre eux critiquent sévèrement son bilan sur l’économie, l’immigration et la « défense de l’identité française ». Il est souvent décrit comme « non fiable », un « menteur » et un homme qui a à cœur les meilleurs intérêts, non pas des « travailleurs français ordinaires », mais des « élites de Bruxelles ». L’électorat FN a une composante de classe importante dans le monde du travail (29% ; bien que l’on doive garder à l’esprit que l’abstention chez les cols bleus atteigne 70% en France). Ces électeurs de la classe ouvrière sont dédaigneux d’un président qui se présente comme un « outsider » ou un « homme du peuple ». Ils sont bien conscients de son style de vie luxueux et ils se rendent compte qu’il a constamment favorisé les riches depuis 2007. Loin d’être un des leurs Sarkozy est le principal représentant du « capitalisme mondialisé » en France, un président qui n’a rien fait pour ralentir l’immigration. Beaucoup d’entre eux ont voté pour Sarkozy au premier tour de l’élection de 2007. Ils se sentent maintenant trahis et en colère. Certains préfèrent voter pour Hollande qui les protégera davantage sur les questions socio-économiques. En outre, Hollande est considéré par de nombreux ’frontistes’ comme un individu « décent ».
Cette portion des partisans du FN est en pleine croissance. Ce sont des électeurs de la classe moyenne inférieure et de la classe ouvrière qui ont tendance à vivre dans les zones rurales et suburbaines, mais aussi dans les anciennes régions industrialisées (Nord-Pas-de Calais et du Nord-Est). Ces régions ont été durement touchées par la crise économique et ont un taux de chômage élevé. Et ces personnes sont les perdants de la mondialisation économique et se sentent méprisés par les élites « de Paris » qui votent PS ou UMP. Ils ont une conscience de classe et soutiennent des politiques plus égalitaires, mais avant tout la valeur de la préservation de l’identité nationale laquelle, affirment-ils, est menacée par les vagues incessantes de l’immigration. Bien qu’ils ne se considèrent pas comme « de gauche », et encore moins « socialistes », ils peuvent facilement changer leur suffrage au crédit d’un candidat socialiste ou de gauche, au second tour d’une élection.
Certains estimant qu’ils allaient voter pour Jean-Luc Mélenchon finalement choisirent de soutenir Le Pen. Le programme socio-économique de Mélenchon, et cet appel pourrait-il avoir atteint certains d’entre eux, présentait un défaut rédhibitoire : il n’abordait pas la question de l’immigration ; pire, il semblait l’accueillir. Pour les électeurs du FN, l’immigration est l’arme ultime du Capital contre la classe ouvrière.
23 Avril 2012
Nicolas Sarkozy se bat pour sa survie politique
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{} {} {} {} Pour la première fois dans la Ve République, au terme d’un premier tour marqué par une solide participation (80,16%), un président sortant a été battu, se retrouvant à la deuxième place. Nicolas Sarkozy s’est qualifié pour le deuxième tour, mais François Hollande est sur la bonne voie pour devenir le prochain président français.
Sarkozy, le candidat de la droite, achève son mandat présidentiel par un désastre électoral. Au cours des dernières semaines, il a construit une politique de Frankenstein, dont le prénom était Marine. Pendant la campagne électorale, Mme Le Pen démontra à maintes reprises que le Front national restait le parti même de la xénophobie, toujours sensé polariser les électeurs sur la politique des races : depuis la viande halal à l’immigration jusqu’aux politiques de « préférence nationale », le FN continue à jouer sur l’air traditionnel de la vieille extrême-droite. Le Pen peut être reconnaissante à Sarkozy, dont la campagne très à droite fut un tremplin pour le succès propre de Le Pen. Sarkozy aurait du savoir qu’en matière de rhétorique de la droite dure les électeurs préfèrent toujours « l’original à la copie ».
Les résultats du premier tour montrent que la France est bi-polarisée et profondément divisée. Sarkozy se bat pour sa vie politique et je prédis une bataille bourrée de coups tordus redoutables. Dans son discours à ses partisans, hier soir, le président nous a donné un avant-goût des choses à venir durant les deux prochaines semaines. Il a promis de défendre la France contre l’immigration illégale et en plus il fera des discours sur l’ordre et la loi.
La campagne de droite de Sarkozy vise à siphonner les électeurs de Le Pen. Cette stratégie fut conçue par Patrick Buisson, un conseiller politique influent et ancien rédacteur en chef de la publication d’extrême-droite Minute. Elle avait réussi en 2007, mais cette fois-ci elle s’est retournée contre lui. Maintenant Sarkozy est confronté à un dilemme cornélien : soit il continue dans cette position dure à droite et éloigne totalement l’électorat centriste de François Bayrou (9,11%), soit il se déplace vers le centre et dans ce cas il perd le soutien de l’électorat FN. Les signes précurseurs sont que Sarkozy poursuive sa stratégie de droite et qu’il pousse à l’extrême le duel personnalisé avec Hollande. Sarkozy ne sera pas concentré sur les détails de la politique, mais il essayera de chercher la bagarre sur le ring avec son adversaire socialiste. Il se livrera à la plupart de ses prétendues « qualités supérieures de diriger » pour gagner les esprits et les cœurs des électeurs français. Marine Le Pen fera tout son possible pour aider Hollande à défaire Sarkozy, car elle se trouve en position de profiter de la défaite de l’UMP — le parti au pouvoir.
Les premières estimations montrent que les reports de voix de Bayrou et de Le Pen sur Sarkozy au deuxième tour seraient médiocres, ce qui rendrait probable une victoire de Hollande. En outre, le total des voix de la gauche — 43,87% par rapport à 47% pour la droite et l’extrême droite, — n’a jamais été aussi favorable à la gauche depuis 1981. En 2007, la gauche totalisa 36,5% contre 45% pour la droite, et en 2002 : 42,8% contre 48,4%.
François Hollande se trouve dans une position de force. Il a obtenu le plus fort pourcentage des voix pour un candidat de gauche (François Mitterrand en 1981 et Ségolène Royal en 2007 avaient respectivement assuré 25,8%). La modération de Hollande ne suscite pas l’enthousiasme du public, mais sa campagne prudente a prouvé que stratégiquement elle était astucieuse. Il a reçu le soutien de Jean-Luc Mélenchon (Front de gauche) et Eva Joly (Vert) sans entrer en négociation avec eux. Il était centriste, et centriste il sera jusqu’au 6 mai. Il devrait recevoir un fort soutien de Mélenchon (11,13%) et les électeurs Joly (2,27%). Il a derrière lui un parti socialiste unifié et discipliné qui contraste avec l’isolement croissant de Nicolas Sarkozy dans son propre camp.
L’autre événement majeur de cette première manche a été l’émergence et la forte présence du Front de Gauche, la nouvelle coalition électorale des forces de gauche. Jean-Luc Mélenchon, son candidat, a mené une campagne dynamique qui a attiré des foules impressionnantes et enthousiastes lors de chacun de ses meetings. Il est au-dessous des 15% que les sondages lui prêtaient à un certain point, mais son résultat réel reste impressionnant compte tenu qu’il fut voué à moins de 4% des voix six mois avant. Soutenu par le Parti communiste (PCF) dont le candidat avait reçu 1,9% de la part des votes en 2007, le Front de gauche n’est pas une renaissance nostalgique de la politique de classe des années 1970. Il s’agit d’un nouveau parti de l’économie anticapitaliste, mais ouvert à la politique verte et à la politique des genres ainsi qu’à la participation directe des citoyens dans la prise de décision. Mélenchon a été le seul candidat à relever avec succès le défi de Marine Le Pen dans les débats télévisés. Mélenchon estime qu’il n’y aura pas de renaissance possible de la gauche en France et en Europe tant que l’extrême-droite sera en mesure de brouiller la ligne de partage gauche-droite en jouant la carte de la politique des races.
* Philippe Marlière est professeur de politique française et européenne à l’University College de Londres.
Pavois, 22 avril 2012
Photo © Elli Medeiros
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Marlière across La Manche : a diary of the 2012 French presidential election.