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Une généalogie de la critique moderne 

mercredi 24 septembre 2003, par Laurent Margantin (Date de rédaction antérieure : 1 av. J.C.).

Le livre foisonnant et passionnant de William Marx, Naissance de la critique moderne, analyse les prémices et les fondements de la critique formaliste en étudiant le rôle joué par deux écrivains, Paul Valéry et Thomas Stearns Eliot, dans son apparition. Entre 1889 et 1945 se serait produit un processus de métamorphose de la critique, une « révolution » qui aurait consisté en une « perte du sentiment de la transparence ou transitivité du langage, autrement dit, de la croyance selon laquelle celui-ci pourrait faire accéder directement au réel ». Valéry et Eliot, chacun à leur manière, seraient les « révélateurs » de cette « crise de la critique », et le présent livre s’attache à analyser le processus de désagrégation de l’ancienne critique laissant la place à l’étude exclusive de la forme de l’œuvre.

Pour développer sa thèse, l’auteur met en place deux « opérateurs » au moyen desquels il réussit à décrypter le champ complexe et tumultueux de la pensée critique depuis le dix-neuvième siècle et à en dégager les lignes de force.

· Les deux auteurs en question, Valéry et Eliot, sont mis en rapport à travers une étude comparatiste qui met en valeur leur proximité intellectuelle, tous deux s’étant connus personnellement et s’appuyant sur des sources communes (Baudelaire, Mallarmé, les symbolistes). Sur un plan chronologique, le lien est aussi établi, les deux écrivains ayant eu une carrière à peu près contemporaine. La focalisation sur ces deux écrivains est justifiée par le fait qu’ils auraient préparé, chacun à leur manière, la constitution d’une critique formaliste revendiquée comme telle dans les années cinquante et au-delà.

· 1889 est l’année où Valéry compose son premier essai critique, « Sur la technique littéraire », mais c’est surtout une date importante en philosophie, Bergson faisant paraître cette année-là l’Essai sur les données immédiates de la conscience. William Marx voit dans cet essai les « fondements philosophiques » du formalisme, Eliot et Valéry ayant subi l’influence de ce livre et de la pensée bergsonienne, qui jouit d’une immense reconnaissance au début du vingtième siècle. L’Essai est ici abordé comme l’expression d’une approche formelle de l’œuvre d’art, dépossédant celle-ci de son contenu (W. Marx souligne tout de même la dimension « romantique » de l’esthétique bergsonienne, qui a longtemps prévalu, faisant du formalisme un courant quasiment souterrain de sa pensée, que Valéry et Eliot auraient su cependant percevoir). Mais l’œuvre de Bergson est également significative et déterminante en ce qu’elle exprime « une perte de confiance dans le langage ». La littérature renvoie perpétuellement à un indicible que la musique est plus à même d’exprimer. De ce point de vue, le bergsonisme serait le fondement de la critique formaliste, qui se caractérise par une « nouvelle approche, purement formelle, du langage et de la littérature ».

Crises de la critique

Une fois ces « opérateurs » mis en place, la thèse peut se déployer, faisant appel aux deux figures centrales de l’enquête pour « révéler » une histoire et une généalogie encore inconnues. Partie d’une « crise de l’objet critique », l’analyse se déplace vers trois autres axes de cette crise globale de la critique :

· Une première crise concerne les valeurs critiques, ce que Valéry appellerait la « Bourse des valeurs ». Comparant quelques éditions d’un manuel d’histoire littéraire de Charles-Marc des Granges entre 1916 et 1928, W. Marx observe un glissement d’une approche morale et biographique de l’œuvre littéraire (héritée de Sainte-Beuve) à un « culte de la forme et du rythme ». En quelques années, c’est une nouvelle tradition littéraire qui surgit, de nouvelles valeurs (Baudelaire, Poe, Mallarmé, mais aussi, dans le même temps, Valéry et Eliot) s’imposant. Trois temps forts de cette crise sont distingués : la renaissance classique (1907-1914) ; la consécration d’une nouvelle tradition littéraire (1920-24) ; le débat sur la poésie pure autour de Valéry (1925-26), interprétée comme élucidation de la « nature propre de la poésie » et affirmation du symbolisme comme « mouvement le plus essentiellement littéraire qui ait jamais existé ». À travers cette réévaluation générale de l’histoire littéraire, c’est, écrit William Marx, un dépassement de l’Histoire (et de l’histoire littéraire) qui est recherché.

· La deuxième crise est celle de la fonction critique. Si Valéry et Eliot bénéficièrent d’une reconnaissance universitaire conséquente de leur vivant, il n’en demeure pas moins que le premier sut attaquer assez durement la critique universitaire, accusée d’instrumentaliser le texte et d’ignorer le plaisir de la lecture, et que le second se tint à distance de celle-ci, tout en en appréciant certains avantages sur le plan de l’érudition. Tous deux s’attaquent à des figures canonisées de l’histoire littéraire ou philosophique, en l’occurrence Pascal et Shakespeare, allant à l’encontre de la critique universitaire et attaquant de front le canon littéraire. Mais surtout, Valéry critique les modèles et la méthodologie universitaires, se réclamant, sous l’impulsion de Gustave Lanson, d’une scientificité aussi rigoureuse et authentique que celle, par exemple, de la biologie. Plus généralement, les deux auteurs sont persuadés que la critique prétendument « scientifique » se fait une idée fausse de l’œuvre, incapable d’explorer les arcanes de la production artistique. Et tous deux se retrouvent dans l’idée d’une création poétique comme processus d’ « extinction continuelle de la personnalité » (Eliot) et d’un poète-ingénieur construisant « une sorte de machine à produire l’état poétique au moyen des mots » (Valéry), le concept d’inspiration étant abandonné pour laisser la place à la notion d’impersonnalité de l’art. Le métier de critique, comme celui de poète, doit avoir une dimension technicienne.

· La crise du discours critique est en fait le point culminant du renversement de l’ancienne critique par ce qui s’appellera quelques années plus tard New Criticism. On se rend ainsi compte que derrière le découpage en différentes « crises » - de l’objet, des valeurs, de la fonction, enfin du discours critique - se cache en réalité une chronologie, chaque chapitre s’approchant du moment ultime où la critique moderne s’affirme dans le champ culturel, comme si la réalité d’une crise et d’un « changement de paradigme » consistait en un mouvement géologique à travers lequel une strate inférieure crevait peu à peu les couches supérieures pour finalement surgir au grand jour - métamorphisme culturel… S’appuyant toujours sur des « événements » symptomatiques, William Marx illustre son propos en évoquant la soutenance de thèse de Jean Prévost sur Stendhal, en 1942. Prévost y défend une conception valéryenne de la critique : critique du biographisme, affirmation du processus poïétique, coupure entre l’œuvre et l’auteur, et surtout défense d’un « écrivain-critique », seul à même de saisir le processus créateur (« La poïétique valéryenne est une théorie de la création élaborée à partir de l’expérience intime du moi créateur »). D’autre part, un rapprochement est effectué entre Valéry et Eliot à travers différentes maximes des deux auteurs qui expriment une démarche similaire voire concordante : autonomie du texte (par rapport à l’auteur mais aussi au lecteur), autorégulation de la littérature (les écrivains étant habités par une tradition qui les dépasse chez Eliot, Valéry prônant quant à lui une histoire impersonnelle de la littérature, sans auteur), spécificité du texte littéraire sont les trois principes sur lesquels se fonde la critique formaliste.

De la traduction à la tradition

Après avoir défini la crise de la critique dans toutes ses dimensions, William Marx s’attache à montrer l’importance d’un « objet formaliste », la traduction. À travers elle, c’est un exercice critique qui est en jeu, exercice critique que les romantiques allemands sont les premiers à avoir affronté en tant que tel (nous y reviendrons). La traduction est qualifiée de « pratique critique effective » à travers laquelle, dans une démarche délibérément inductive, une théorie littéraire se fait jour. Dans les divers cas de figure qu’envisage l’auteur, nous en retiendrons trois, qu’il privilégie d’ailleurs : celui où la traduction est en quelque sorte « ignorée » (comme si à travers elle le texte original coulait de source), celui où elle est lue et critiquée en tant que traduction, et surtout celui « où la traduction fait figure de paradigme général de la littérature », le cas de figure le plus important dans l’optique d’une analyse des conditions d’apparition de la critique formaliste qui est celle du livre. Dans un premier temps, il est question de « traduction transparente » (celle où, dans l’approche critique, le texte traduit passe entièrement dans la traduction) et de « traduction opaque » (la traduction étant considérée comme un obstacle pour accéder au texte original). Eliot comme Valéry ont préfacé des traductions, et il est intéressant de voir ici comment la stratégie du préfacier peut changer en fonction de l’auteur traduit, mais aussi du cadre et de la raison sociale de la préface. Cette dimension sociale est certes intéressante, mais est-elle si cruciale dans l’approche théorique de la « traduction formaliste » qu’essaye de dégager l’auteur ? Plus captivante s’avère être la technique valéryenne de traduction, qui au nom d’une fidélité à la forme du texte - à son « harmonie » - dévie du texte pour ce qui est du fond. Traduisant Virgile, Valéry prétend traduire « Virgile selon Virgile » et en fin de compte traduit Virgile selon Valéry, ou « fait » du Valéry. Ainsi celui-ci fait-il preuve d’une audace qui tend à réaffirmer sa propre conception de « l’impersonnalité de l’art », puisqu’une bonne traduction doit avoir pour fonction de dépasser la personnalité de l’auteur pour la fondre dans une « littérarité » générale qui n’est plus celle de Valéry ou de Virgile. Eliot quant à lui emprunte le chemin inverse : il s’imprègne de la sensibilité de l’auteur original pour donner une traduction finale.

W. Marx note en conclusion de cette enquête sur la traduction formaliste combien des auteurs que des choix critiques et stratégiques opposent peuvent toutefois se retrouver dans le résultat. L’impératif de fidélité conduit des traducteurs ou théoriciens de la traduction à choisir différents discours critiques et des méthodes ou techniques opposées pour aboutir au même texte. « C’est dire, écrit Marx, qu’il faut en général se garder d’assimiler une position critique à une autre en se fondant sur le seul examen des conclusions auxquelles en arrive chaque auteur. Une opinion critique ne se réduit pas à une thèse strictement délimitée : elle dissimule aussi derrière elle un ensemble vague d’autres thèses adjacentes et complémentaires, de présupposés plus ou moins conscients et d’intuitions non formulées, qui s’organisent entre eux selon une logique souvent relativement floue ».

Nous ferons deux remarques sur la méthode d’investigation ici utilisée :

· Même si elle peut conduire le lecteur à une certaine confusion, étant donnée la multiplicité des points de vue dégagés au long de l’enquête (on ne cerne d’ailleurs pas toujours en quoi consiste véritablement la « traduction formaliste »), il est intéressant de constater comment la pensée génétique ici déployée permet d’aborder une théorie critique assez monolithique - « la critique formaliste » - en fonction d’une série de contradictions et de tensions qui sont à sa source.

· Dans le cadre de cet exposé génétique, les deux auteurs étudiés, Eliot et Valéry, servent à illustrer ce processus. Car si de nombreux points les rapprochent - ce que tente avant tout de montrer normalement une étude comparatiste -, il s’agit de réfléchir sur le fait que c’est davantage ce qui les éloigne et les différencie, voire les oppose, qui permet la constitution d’un courant critique nouveau et cohérent, fonctionnant et s’assemblant autour de quelques idées centrales.

Deux autres objets de la critique formaliste sont le manuscrit et la tradition. Manuscrit chez Valéry à travers lequel il substitue une poétique de l’infini à une poésie du fini : « Du point de vue de la poétique valéryenne, qui accorde à la conscience de soi la plus haute valeur, un poème qui contiendrait en lui l’histoire de sa composition serait le poème idéal, « complet » ». En revanche, chez Eliot, il n’y a pas la de réflexion sur le manuscrit, celui-ci étant absent de la critique anglo-saxonne. L’objet essentiel pour Eliot, c’est la tradition, même si à travers ce mot se trouve formulée une conception vivante du passé, toujours présent dans l’individu sur un plan phénoménologique. Mis face à face, ces deux objets constituent ce que W. Marx appelle des « absolus critiques opposés ». Tandis que le manuscrit est l’expression d’un créateur en tant qu’individu, la tradition représente la « dimension fondamentalement sociale de la création littéraire ». Même si cette opposition entre Valéry et Eliot demeure, il faut cependant remarquer que tous deux subvertissent leur modèle, le manuscrit étant chez le premier le symbole d’une production littéraire impersonnelle, alors que chez le second la tradition est l’affirmation d’un passé personnalisé, animé par une individualité unique. Ce mode d’interprétation subversive permet à l’auteur d’affirmer que « critique génétique et New Criticism sortent tout armés de ce travail sur le concept ».

Une déconstruction de la critique ?

En confrontant toujours la réalité des textes et des pratiques conceptuelles avec les discours critiques énoncés sur eux, l’auteur réussit à établir ou à rétablir un état premier de la pensée critique, à la source même de cette pensée pourrait-on dire, en deçà de toute assurance quant au statut des deux auteurs étudiés dans l’histoire littéraire (assurance tournant aux dogmes). Ce faisant, il installe une distance salutaire entre la partie critique de l’œuvre et sa partie proprement créatrice, montrant parfois des décalages surprenants entre l’intention affirmée dans les pages proprement critiques et l’écriture poétique elle-même, qui n’est jamais vraiment le « fruit » de la réflexion antérieure ou parallèle. Il rappelle ainsi que la tâche du critique est d’être toujours « débordé » par l’œuvre, et signale avec raison le processus de « verrouillement » de la critique formaliste après la seconde guerre mondiale, trop attachée à des concepts critiques enfermant l’œuvre dans un système d’interprétation sclérosé.
Si le choix des deux auteurs est opérant, on regrettera toutefois une focalisation sur ceux-ci. Car si la critique formaliste leur doit évidemment beaucoup, on se demande si celle-ci se laisse expliquer exclusivement à partir des concepts en jeu dans leurs œuvres. Il aurait été selon nous souhaitable de revenir à d’autres sources, allemandes notamment. Le symbolisme d’un Maeterlinck, premier traducteur de Novalis, est un passage important entre la pensée romantique et la modernité, et l’on peut constater de nombreux points communs entre la combinatoire formelle de Valéry et la réalité d’un formalisme romantique qui n’a rien à envier à celui des théoriciens de la critique moderne. Le point de vue qui consiste à faire du romantisme dans sa totalité une pensée prônant « l’effacement du langage au profit de la réalité signifiée » s’avère être, à la lecture des textes, inexact. Il suffit de lire le Monologue de Novalis pour voir combien, déjà dans le romantisme, le langage est conçu comme un système clos fonctionnant selon ses propres règles, dégagé de toute imitation du réel. Ainsi, Novalis écrit que « le propre du langage est qu’il s’occupe simplement de lui-même », et qu’il en est avec lui comme des « formules mathématiques » qui « constituent un monde en soi ». John Neubauer, dans son livre Symbolismus und symbolische Logik (1978), a établi des liens très intéressants entre la caractéristique leibnizienne, le projet d’une combinatoire romantique et la conception d’une poésie pure chez Valéry (qui, s’il méconnaissait sans aucun doute le romantisme allemand, n’ignorait rien de deux de leurs sources essentielles, Leibniz et Kant - voir les Cahiers à ce sujet).

Une étude des tenants et des aboutissants de la critique formaliste dans son ensemble aurait gagné à englober cette histoire, et à considérer notamment l’importance d’une œuvre comme celle de Walter Benjamin, qui part justement de cette source dans son premier ouvrage, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand publié en 1920, c’est-à-dire au cœur de l’époque étudiée dans le présent livre. De même, la partie sur la traduction formaliste ne mentionne qu’à un endroit la réflexion romantique sur la traduction en s’appuyant sur le livre d’Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger, qui est loin d’avoir épuisé la question sur ce point. En lisant Schlegel ou Novalis, on se rend là aussi compte de l’importance de leurs travaux critiques pour la modernité, qu’ils inaugurent véritablement. Penser à partir de Valéry ou Eliot est certes essentiel, mais sans cet arrière-plan inaugural où l’étude de la langue elle-même (allemande en l’occurrence) est pensée comme expérience critique en soi (c’est de là que part l’idéalisme allemand à travers Fichte), on est condamné à penser à partir d’antithèses du type romantique/formaliste qui posent, en fait, problème. Dans ce contexte, la figure de Bergson est évidemment hautement intéressante, car elle semble faire le lien entre le vitalisme romantique (qui, répétons-le, n’est en rien opposé au formalisme) et cette « naissance de la forme ». W. Marx a sans aucun doute raison de voir dans cette pensée le nœud de la modernité critique, dont il serait important de démêler tous les fils.

P.-S.

Naissance de la critique moderne, de William Marx, éditions Artois Presses Université, 2002.

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