La légende valéryenne est ainsi composée d’événements fondateurs en ce qu’ils permirent le développement intérieur du poète, événements se distinguant des innombrables actes de la vie quotidienne, proprement insignifiants et pour cela laissés dans l’ombre. Totalement opposé à l’idée de tenir un journal, comme le faisait Gide, Valéry a ainsi tu dans son écriture tout ce qu’il considérait comme accessoire (origines familiales, crises sentimentales, etc.) - même si l’on trouve çà et là des notes cryptées -, pour se concentrer sur les événements décisifs dans la lente maîtrise de son propre esprit, maîtrise qu’illustre l’œuvre sous toutes ses formes : poèmes, essais, proses, cahiers.
Le biographe montre ainsi comment la légende de la fameuse « Nuit de Gênes » fut composée par le poète. De cette nuit d’ orage du mois d’octobre 1892, on ne connaît que le récit de Valéry, puisqu’aucun témoin n’assista à la scène, avant tout cérébrale d’ailleurs. Mais comme il fut écrit des années après, il reste à savoir dans quelle mesure cette nuit censée avoir dénoué une crise intérieure fut un événement réel de sa biographie ou bien une expérience vécue par le poète, mais à laquelle celui-ci aurait attribué une signification et surtout une fonction supérieure dans l’historique de sa propre pensée. « Nuit effroyable. Passée sur mon lit. Orage partout ». Ces lignes furent écrites en 1934, soit quarante-deux ans après. Jarrety a consulté l’agenda tenu par Jules, le frère de Paul, dans lequel il est question d’un orage très violent à la date du 5 octobre, et un journal local l’évoque également. Pour Valéry, ce phénomène météorologique correspond à un bouleversement d’ordre spirituel, mais il existe de nombreux indices selon lesquels celui-ci ne se serait pas produit en une seule nuit, mais sur une durée plus longue. Ici l’écrivain crée sa propre légende, basée sur un événement fondateur, une nuit d’orage. Le travail du biographe consiste en revanche à se dégager des constructions rétrospectives, pour revenir à l’évolution d’ une vie, aussi complexe soit-elle.
Ainsi, note Jarrety, cette « nouvelle naissance à soi-même » que symbolisa pour Valéry cette nuit d’orage se déroula sur plusieurs années en vérité, entre 1891 à 1894. Jeune auteur ayant publié plusieurs poèmes, dont certains salués par le Maître, Mallarmé, il renonce à la carrière littéraire, décision mûrement réfléchie, comme le montre cette lettre à Pierre Louÿs du 20 mars 1892, soit plusieurs mois avant la « Nuit de Gênes » : « Je crois aussi que le monde n’a pas besoin d’ un... Dierx, d’ un Leconte de Lisle même, de plus ». Pendant cette période, Valéry se dit occupé à « guillotiner intérieurement la littérature », expression superbe, et ne se veut plus poète, préférant à la poésie les mathématiques (qu’il pratique en autodidacte) et les sciences exactes.
Plusieurs constructions légendaires sont ainsi démontées par Jarrety, sans violence aucune, dans le simple recours aux échanges épistolaires avec les amis de jeunesse, André Gide, Pierre Louÿs essentiellement, et plus tard avec sa femme Jeannie (qui, elle, tiendra un précieux journal). Ainsi de la rencontre avec Mallarmé le 10 octobre 1889, qui fut selon le biographe une « déception inavouée ». Le poète admiré est certes ouvert aux premiers envois du jeune homme (« gardez ce ton rare », lui écrit-il), mais Valéry ne se montre pas vraiment enthousiaste après ses premières visites, un peu refroidi par le ton pontifiant du maître devant ses disciples, dont le préféré s’appelle Henri de Régnier, « celui qui ose relancer la conversation quand Mallarmé se tait », écrit Jarrety, d’où son surnom de « chef de chœur ». Il faudra attendre plusieurs années pour que l’affection naisse entre les deux poètes, Valéry remplaçant le fils perdu, Mallarmé, quant à lui, le père tôt disparu.
Après la « Nuit de Gênes », Valéry se détourne de la poésie. S’il écrit deux chefs d’ œuvre, La soirée avec monsieur Teste et Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (qui ne lui assure aucune véritable reconnaissance, sinon dans un cercle très restreint), il n’écrira plus de poèmes, préférant se consacrer quotidiennement, aux premières heures du jour, à ses Cahiers. Mais à l’image d’un Valéry esseulé, vivant dans une chambre de la rue Gay-Lussac et s’adonnant aux exercices mathématiques sur un tableau de toile cirée noire fixé au mur, se substitue celle d’un homme très sociable, souffrant beaucoup de la solitude, ouvert à de nouvelles amitiés, comme avec Schwob ou Léautaud. Valéry sort beaucoup, va au théâtre, se rend aux concerts, fréquentent les samedis d’Heredia rue Balzac et les mardis de Mallarmé rue de Rome, ou bien encore le salon de Marguerite Eymery, dite Rachilde. Ainsi, écrit Jarrety, « la légende de l’ austérité mérite d’ être largement nuancée, sinon tout à fait infirmée ». A lire cette biographie, on se rend compte en effet que les années 1892-1917 pendant lesquelles Valéry ne publia plus de poésie furent tout sauf ascétiques et austères. L’écrivain ne fut jamais un « ermite de la pensée », et si son intelligence fut malgré tout tendue vers de sévères spéculations, ce fut sans négliger une vie sociale assez bien remplie.
Valéry fut blessé par le surnom de « petit monsieur sec » que lui avaient trouvé les filles Heredia, mais c’est lui-même qui contribua à donner de sa personnalité une image de froideur et de distance qui en vérité ne correspondait pas à ce qu’ il était. On découvre en effet un homme travaillé très tôt par des angoisses diverses, qu’il s’agisse de carrière professionnelle, d’amour, ou, bien sûr, de littérature. Et il somatise souvent, comme le montrent ses lettres, où il est question de névralgies, de vertiges, de rages de dents. Valéry est un homme à la sensibilité exacerbée, il souffre ainsi pendant des années d’ une passion pour une femme entrevue plusieurs fois à Montpellier, idole qui le hantera pendant plusieurs années, sans qu’il ose jamais l’aborder. Après cette expérience, il se déclarera « ennemi du Tendre », et cherchera à atteindre une maîtrise parfaite de ses émotions, déléguant à son propre esprit tous les pouvoirs.
Autre « démythification » opérée ici, concernant la prétendue honte ressentie par Valéry devant une œuvre publiée, honte qui expliquerait son refus de donner des textes à des revues ou bien des éditeurs pendant de longues années. En vérité, le jeune Valéry fut avide de publications, et chercha très tôt à se faire connaître. Sa capacité à trouver les bonnes places où se faire éditer se confirmera - notamment à travers sa rencontre avec Gallimard dès 1917 -, et ce n’est que bien plus tard, en 1943, que Valéry, évoquant sa jeunesse littéraire, écrira : « Mon nom imprimé me causa une impression semblable à celle que l’on a dans les rêves où l’on crève de honte de se trouver tout nu dans un salon », impression qui semble avoir été imaginée par l’auteur après coup.
Que Valéry ait été tenté par ce que Jarrety appelle joliment un « authentique robinsonisme de l’esprit », qu’ il ait éprouvé le besoin de se replier, de se renfermer sur soi pour ne pas être influencé par le monde extérieur, qu’il ait rejeté le monde des lettres pendant une longue période, s’attirant la réputation de « grand débineur », cela ne fait pas l’ombre d’ un doute, mais ces tendances lourdes de son caractère furent tempérées par une ouverture aux autres et à la réalité sociale qui lui permit de n’être pas cet esprit désengagé et inactuel que l’on voit le plus souvent en lui, et d’ évoluer, sinon avec son temps, du moins de tirer quelques enseignements d’événements historiques à l’échelle européenne et mondiale.
Longtemps secrétaire d’Edouard Lebey, directeur de l’agence Havas, Valéry devait donner lecture à son patron des dépêches diffusées dans les rédactions. Malheureusement engagé dans l’affaire Dreyfus (il soutint le camp des antidreyfusards au nom de la défense de l’Etat, se mêlant ainsi à des antisémites dont il n’était pas), il se tint ensuite toujours à l’écart des polémiques et des débats politiques, mais participa dans l’entre-deux-guerres au Comité National Français de Coopération Intellectuelle dépendant de la Société des Nations fondée après la Première guerre mondiale. Longtemps virulent à l’égard du pacifisme avant ce conflit, il projeta dès 1919 une coopération européenne entre Etats membres, avec un budget commun et « un petit inter-parlement », coopération qui devait mettre fin à l’ère des rapports de force entre nations.
Comme on le voit à travers ces quelques exemples - il y en a de nombreux autres -, c’ est un Valéry différent qu’on découvre dans cette biographie, différent de l’ image la plus répandue, et initialement répandue par le poète lui-même. Jarrety n’hésite pas à écrire que celui-ci « surimpose à la réalité de ce qu’il a vécu la lecture plus mythique de ce qu’il a cru vivre », et que la tâche du biographe consiste à revenir à l’anecdotique et aux détails de sa vie - « ensemble de menus signaux qui contresignent l’ identité d’un être ». Ainsi raccordé par mille fils à son époque et à son milieu, celui que Degas appelait « l’Ange » nous semble plus proche, et son œuvre avec lui.