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Vous écrirez 

lundi 5 mars 2012, par Demian Kaaïn

« Je suis le Premier et le Dernier, le Vivant ; je fus mort, et me voici vivant pour les siècles des siècles, détenant la clef de la Mort et de l’Hadès. »
Apocalypse

Nous avons été enfermés lundi 17 novembre 99, un peu avant huit heures du matin, à la suite d’une panne de métro. Voilà tout ce que nous pouvions et pouvons encore dire avec exactitude sur l’origine de l’affaire.

Ce n’était pas encore l’heure de pointe. La rame s’était arrêtée sous terre entre deux stations. On nous faisait évacuer wagon par wagon ; celui où je me trouvais se situait vers le milieu du train. Je n’avais pas pris garde à l’endroit où l’on emmenait les autres. Lorsqu’à notre tour on nous conduisit dans les dédales et que je finis par suspecter quelque chose d’anormal, que des colonnes entières de voyageurs étaient silencieusement englouties par la terre, c’était trop tard.

Nous avions marché un assez long moment dans des couloirs sombres, sous des néons jaunes qui clignotaient en bourdonnant. Quelques rats couraient à nos côtés, plus rapides que nous. Nous butions en permanence sur des rails. Des hommes et des femmes en uniforme bleu se tenaient aux croisements pour nous indiquer le chemin. D’autres étaient postés à l’entrée des galeries dans lesquelles nous ne devions pas nous égarer.

Tout portait à croire qu’il y avait eu une panne d’alimentation sur les lignes et qu’on nous conduisait à la station suivante. En réalité – et d’autant qu’il fallait garder les yeux fixés sur ses chaussures pour ne pas trébucher –, on ne pouvait comprendre qu’au dernier moment ce qui se passait dans la semi-obscurité.

On nous faisait entrer un à un dans un boyau sans issue. Les files se fondaient dans la paroi de roche noire. Mais on ne s’en apercevait que deux ou trois personnes avant son tour, alors qu’il était impossible de reculer. L’orifice qui servait d’entrée était à peine visible à trois pas. Ensuite, il fallait emprunter un escalier quasiment à pic. Je vis deux femmes devant moi disparaître, rapetisser marche par marche et se volatiliser soudain derrière un rideau de brouillard.

En repensant à cet instant, les heures et les jours qui suivirent, je me demandai pourquoi nous ne nous étions pas retournés, pourquoi nous n’avions pas hésité avant d’entrer dans l’orifice. Pourquoi, sans jeter un regard en arrière, nous avions suivi un chemin qu’on n’avait même pas eu besoin de nous imposer. A aucun moment on ne nous avait contraints ou déroutés. Ç’aurait peut-être été le cas si nous nous étions aventurés dans une galerie interdite... Inutile de préciser que personne n’aurait voulu s’y risquer. En vérité, la seule voie à emprunter s’était dessinée tout naturellement sous nos yeux. Il faudrait sans doute analyser cela plus précisément ; je le note ici à titre de pense-bête.

L’escalier était très raide. Il fallait se cramponner à la rampe, et toujours regarder où l’on mettait les pieds sous peine de glisser sur les marches – ou plutôt les échelons, luisants de graisse noire…

Oui, c’est bien une idée toute faite de croire qu’on a le réflexe de faire un signe d’adieu à la vie que l’on quitte en agitant un mouchoir immaculé. Ou serait-ce l’inverse ? Est ce qu’on ne verrait plus jamais ce sur quoi on n’a pas l’idée de se retourner ? Et justement, peut-être, parce qu’on n’a pas eu cette idée ?

J’étais placé parmi les derniers des passagers de mon wagon. Lorsque nous nous retrouvâmes tous en bas, au-delà du rideau de brouillard, il y eut un bruit de ferraille et le noir fut complet pour nos yeux encore inhabitués à l’obscurité.

Tout le monde se taisait. Nous nous étions instinctivement placés par grappes, à peu près comme sur les sièges du wagon. Certains replièrent leurs pardessus pour ne pas s’asseoir à même le sol. Les chanceux avaient un bout de mur auquel s’appuyer. Que se serait-il passé si, à cet instant, nous nous étions révoltés et, au-delà du rideau de brouillard, avions criblé la porte de coups de poing ? La face du monde en eût peut-être été changée, mais encore eût-il fallu que tout le monde fût d’accord pour se rebeller ; et nous étions sans doute trop fatigués pour cela.

Mais j’aurais plutôt tendance à croire, aujourd’hui, que le processus devait se dérouler exactement de cette manière. Tout avait été pensé et bâti sur le caractère éminemment prévisible de l’être humain. Dans cette partie d’échecs qui nous opposait à une puissance inconnue, capable de calculer l’infini des coups à l’avance, nous n’étions qu’un partenaire désorganisé, divisé et sans tête, ignorant même de la partie qui se jouait, de sa qualité d’équipe ou d’adversaire.

Naturellement, notre premier réflexe fut de prendre nos portables pour téléphoner, et je fis comme les autres. Aucune communication n’était possible. Aucune onde ne parvenait jusqu’à notre cellule. Pas d’internet non plus.

Nul d’abord ne s’en inquiéta. Comme dans un train après une annonce du conducteur, la majorité remit ses écouteurs sur les oreilles et plongea dans sa musique, ramenant ainsi l’épisode au rang d’incident. Tout allait, tout ne pouvait que rentrer dans l’ordre, et très vite. On perdait simplement un peu de temps ; il faudrait expliquer son retard au travail.

Le son des baladeurs avait été réglé pour faire face au bruit des rails et, dans le silence absolu de notre retraite, la cacophonie qui émergeait des casques était assourdissante. Pour autant, personne ne baissa les volumes, car la génération montante était à moitié sourde. Aussi exaspérant qu’il fût, je me résignai à supporter ce bruit, par superstition, comme si ma résignation pouvait le contraindre à ne pas durer. Je ne le supportais en somme que parce que je voulais espérer qu’il durerait encore moins que ce que je craignais. Qu’il ne faudrait pas attendre que les batteries soient à plat pour retrouver le calme, parce que nous serions sortis avant...

Du bourdonnement des basses, soudain, un son distinct s’échappa, très fort, aussitôt baissé, puis ajusté à la hauteur d’une voix humaine. C’étaient des mots articulés, un dialogue : quelqu’un avait lancé une vidéo sur son ordinateur et la regardait en nous faisant profiter du son. La colère monta en moi et j’échangeai un coup d’œil avec ma voisine de gauche. A l’autre bout de la pièce, le voisin de l’importun se jeta sur l’ordinateur. Il arracha en s’y reprenant à deux fois l’écran du clavier et lança les débris contre un mur.

Notre première et seule bagarre fut mortelle. Le jeune homme à la vidéo tomba au troisième coup de poing, foudroyé, au milieu d’un brouhaha de désapprobation. Il avait l’arcade sourcilière bleue, la lèvre fendue, le nez en sang, les yeux fermés. On se précipita sur lui, on l’essuya avec des mouchoirs en papier, avant de commencer à reculer, incrédulité profonde... Ceci nous fit immédiatement réaliser l’une des infirmités de notre situation. Nous n’avions pas de poubelle, aucun endroit où jeter ces tissus dégoulinants de sang… Une femme proposa un sac en plastique, que nous disposâmes après quelque hésitation dans un coin, désemparés devant l’impossibilité de dissimuler quoi que ce soit dans cet endroit.

Il fallait se préparer à survivre et à camper sans avoir rien prévu… Je crois que c’est à ce moment-là que je m’endormis.

A mon réveil, la victime avait disparu, ainsi que (je m’en rendis compte un peu plus tard) son agresseur.

J’avais faim. J’entendais – c’était sans doute ce bruissement chaotique, arythmique, qui m’avait tiré du sommeil – des froissements de sacs en plastique, hésitants, agaçants, puis, d’un seul coup, plus francs et forts. Souvenez vous : c’est ce qui arrive lorsqu’on se résout, dans une ambiance feutrée (en réunion ou dans une bibliothèque, par exemple), à arrêter de tripoter précautionneusement dans son sac, à l’aveugle, à la recherche du stylo ou de la bouteille d’eau qu’on n’arrive pas à dégager des objets qui l’entourent ; lorsqu’on se résout, donc, à l’en tirer brutalement, cette bouteille, ou à vider le contenu du sac sur la table pour en isoler, triomphalement, le stylo qui s’était perdu dans la doublure. La vie pouvait alors reprendre son cours.

Ce que certains d’entre nous – je tairai leurs noms, que de toute façon j’ignorais à et instant – faisaient en s’en cachant, la tête à moitié dans le sac, ou découpant d’une seule main des morceaux qu’ils dissimulaient dans leur paume pour les porter à la bouche, c’était manger.

Manger le sandwich, la barre aux céréales, les biscuits qu’ils avaient prévu, chanceux qui s’ignoraient alors, d’emporter pour leur déjeuner. Inutile de préciser que ces contorsions devenait plus grotesques encore lorsque l’exercice consistait à dépiauter une mandarine, à ingurgiter le contenu d’une boîte de salade ou de tout autre plat qu’on prévoit dans ces cas-là, comme du taboulé, préparations plus ou moins compactes et en sauce. Tous ces tortillements étaient peine perdue car si les contenants restaient invisibles, les mangeurs étaient trahis par l’odeur de cette pitance qui devenait presque un larcin, que nous autres affamés feignions élégamment ou par déni d’ignorer. On aurait pu en faire un bon documentaire dans d’autres circonstances ; il aurait été amusant d’observer ces crustacés recroquevillés dans la pénombre se réfugier dans la coquille de leur sac. Le plus simple eût été de manger pour ainsi dire tout haut, librement et à la face du tiers-monde que nous représentions alors. Dieu sait pourquoi, il y a toujours eu, chez les plus favorisés, un scrupule, une mauvaise conscience par rapport à ceux qui avaient faim, sans qu’elle les pousse pour autant à partager leurs biens. Je fermai les yeux et distinguai du saucisson, de la salade au thon, des oranges, une banane, de la quiche lorraine, du couscous au cumin, du gâteau au chocolat. L’un des mangeurs proposa une pomme à la cantonade, que nous refusâmes tous. Cette formalité accomplie, il la croqua sans s’en cacher.

Nous avions, au départ, démarré à vingt-cinq. Si la salle avait compté cinq côtés, il y aurait eu cinq personnes par côté. On passe souvent le temps en captivité à faire des calculs sans intérêt.

L’endroit (comment le qualifier : ce n’était pas une cave, ni une caverne, ni à proprement parler une prison, peut-être simplement une boîte) avait un air de cellule de dégrisement ou de retraite. Il aurait pu, un temps, avoir servi d’abri anti-atomique. Au sol, un revêtement mou, conglomérat mosaïque de parcelles élastiques, comme sur les aires de jeux d’enfants. Pour empêcher qu’on se fasse mal en tombant. Qu’en se fasse mal en tombant, si l’on se battait, par exemple… Sauf que. Naïve précaution, qui ne suffisait pas à garantir notre sécurité ; et nous, peut-être encore plus naïfs de croire qu’il s’agissait d’une précaution !

Les murs étaient gris foncé, troués de rectangles bleus qui diffusèrent bientôt une lueur lunaire. Ces rectangles faisaient de notre parallélépipède un sous-marin des profondeurs ou un aquarium sans eau, selon. Des mouvements semblaient parfois animer ces fenêtres, fascinants dès qu’on décidait d’y fixer le regard… Il faut dire que c’était le seul cinéma dont nous disposions, à défaut de notre spectacle d’hommes et de femmes assoupis, se chamaillant pour un centimètre carré ou une chaussette puante que les nécessités de notre répartition au sol (nous étions rapidement passés de la posture assise à l’avachissement permanent) avaient plaquée contre un nez sensible. Les rectangles bleus, c’était comme autrefois regarder la mer ou les nuages, l’impression, les après-midis d’été, couché dans l’herbe et les mains sous la nuque, qu’on tournait avec la Terre dans le vertige du devenir, de l’immense possible des jours à venir… Oui, en ces temps nous étions fous d’espoir.

Je dus dormir un moment encore. Ma voisine de gauche me secouait l’épaule : « Réveillez vous. Il faut manger ! »
Une boîte de plastique gris se trouvait devant moi. Dans mon sommeil, j’avais glissé et m’étais recroquevillé au sol. J’avais mal à la tête, les yeux brouillés.
« On a reçu ça. Dépêchez-vous, sinon on va vous le prendre », poursuivit-elle.

Elle s’appelait Lara, et j’avais eu de la chance de tomber sur elle.

Nous comprîmes un peu plus tard que ces histoires de sommeil et de réveil étaient déclenchées à distance, sans doute par l’émission de gaz hypnotiques. Il s’avéra que j’y étais le plus sensible et que si Lara n’avait pas été là, je serais peut-être mort de faim, les mains rôdant à la recherche de nourriture. Les boîtes à manger arrivaient toujours quand on dormait.

Malgré l’exiguïté de notre cellule, chacun ne parlait encore ce premier matin qu’à son voisin, et encore. Par discrétion, Lara avait remis ses écouteurs sur ses oreilles tandis que je mangeais. Voyant que je voulais lui parler, elle les ôta. Un fil s’était coincé dans sa coiffure. Elle secoua la tête, comme une poupée, pour l’en dégager. Une mèche lui tomba sur le front, quelques cheveux se prirent dans ses cils.

— C’est gentil de m’avoir réveillé. Savez-vous pourquoi nous sommes ici ?

— Bah, je suppose que c’est pour un jeu télévisé ? Vous savez, les émissions de télé-réalité, L’Ile aux esclaves, Les Jeux de l’amour et du hasard… Les deux gagnants repartent avec 600.000 millions. Ça vous dit, nous faisons équipe ? J’en aurais bien besoin, ce n’est pas avec ce que je gagne tous les mois que je vais me payer un appart’ !

J’eus un petit rire qui résonna bizarrement. Et si c’était ça l’explication ? Ça paraissait incroyable, mais tout de même… Les autres écoutaient religieusement, sceptiques ou jaloux, le premier dialogue de notre aventure collective. On se serait cru des naufragés débarqués sur une île déserte. Je les pris à témoin :

— Qu’en pensez-vous ? Qu’on serait ici pour un jeu de télé-réalité ? Ou pour un documentaire sur les êtres humains ?

Immédiatement, les répliques fusèrent :

— Très drôle !

— Va te coucher, on aura plus de bouffe !

— Et toi la blonde, réfléchis avant de dire des conneries !

— Je croyais que le rire était le propre de l’homme !, lança finalement Lara à l’adresse de tous.

« Oui, j’avais appris ça en cours, à l’école », précisa-t-elle à mon intention, « une citation d’un philosophe, je crois ». Elle se rapprocha, étendit ses jambes en remuant les orteils (elle avait enlevé ses chaussures) et colla son dos contre la paroi. Je redressai ma position.

Les protestations s’évanouirent progressivement. Mais ce coup d’éclat avait entamé la glace et quelques conversations commençaient... Je me tournai vers elle et lui dis à voix basse : « C’est donc que nous ne sommes plus des hommes, à votre avis ? ». « Eux non », répondit elle sans hésiter. « Ils sont déjà foutus, sauf si... Faut résister, c’est tout. »

Lara était infirmière au Grand Hôpital de la Miséricorde. Ce matin-là, elle rentrait après la dernière garde de la nuit. Nous avions tous une histoire de ce genre à raconter… Je crois que Titus était le plus à plaindre : il était en train de se disputer au téléphone avec sa petite amie quand tout s’était arrêté. Nous avions longtemps patienté avant qu’on ne vienne nous chercher dans les wagons. Il avait désespérément cherché à la rappeler pendant ce temps et supposait qu’elle devait faire la même chose, de son côté. Trop tard. Des mots irrémédiables avaient été prononcés, et Titus s’en mordit les doigts jusqu’au bout. Il nous avait donné un testament à faire passer : le nom et le numéro de téléphone de cette femme. « Expliquez-lui. Dites-lui que je ne le pensais pas. Que je l’aimais, oui, que je regrette. »

Quand j’y repense, ce fut bien Lara qui, la première, avant les assemblées générales de la nuit, avança pour moi l’hypothèse des gaz somnifères. Elle avait observé une similitude d’effets avec les traitements qu’on réservait aux opérés pour les empêcher de se blesser avant qu’ils se réhabituent à de nouveaux repères. La plus infime erreur de dosage pouvait entraîner la catastrophe, à tel point que la jauge des gaz était bloquée à clef. Une seule personne dans l’hôpital – et Lara ignorait qui c’était, ce n’était pas forcément le directeur – connaissait la combinaison du coffre où se trouvait cette clef. Les roues dentées des engrenages de la machinerie étaient vérifiées tous les deux jours et les pièces changées pour lutter contre l’usure qui les grignotait à chaque tour, risquant d’entraîner la diffusion du millimètre cube de gaz mortel ou encore pire.

Lara évoqua même une fois l’idée que nous nous trouvions dans les locaux du Grand Hôpital. Pourquoi pas ? Le fait que nous fussions aux mains du personnel scientifique d’une telle institution expliquait tant d’acuité dans l’observation, de froideur dans les conclusions, de professionnalisme dans l’exécution des choix. Mais l’aspect monstrueux, déshumanisé, pour ne pas dire inhumain, comment le justifier ?...

Car nous disparaissions les uns après les autres, au plus léger signe, une faute ou plus exactement le manquement à une règle, un code que nous ne pouvions définir qu’en creux au prix, précisément, de chacun de nos sacrifices successifs. Le fait par exemple qu’untel ait disparu alors qu’un moment avant il avait fait A signifiait (ou pouvait signifier) que non-A était la valeur à respecter. Mais il fallait qu’il ait disparu pour que nous le sachions.

Nous disparaissions (je ne trouve pas d’autre mot) aussi totalement et proprement que si nous n’avions jamais mis les pieds sur Terre. Et toujours de manière invisible pour les autres, puisque tout se passait durant notre sommeil, à moins que nous ne rêvions que nous dormions.

Si l’on admettait l’hypothèse d’un lien entre les agissements et les disparitions, les premières – celles du jeune homme à la vidéo et de son agresseur – avaient pu avoir pour objet de nous faire comprendre que le monde dans lequel nous vivions n’admettait pas le meurtre. « Tu ne tueras point ». Pouvait-on, pour gagner quelques coups d’avance, en déduire que les commandements suivants devaient être respectés ? De telles suppositions ne se vérifiaient qu’au prix de votre vie.

Celle qui avait fourni la poubelle aux Kleenex TM ensanglantés disparut à son tour. Pourquoi ? Qu’avait-elle fait ou non-fait ? J’hésite encore. Peut-être que, par son geste, elle s’était montrée complice du crime commis. En cachant, niant, éliminant les traces, elle avait démontré une volonté de dissimulation, voire de destruction des preuves. On revenait à la vieille histoire du cadavre et des taches de sang à effacer sur le plancher ou sur les mains. Peut-être. Mais, pratiquement, avait-elle empêché la justice des maîtres de nos vies de suivre son cours ? L’assassin avait disparu lui aussi… Que les mouchoirs imbibés de sang restent à l’air libre au lieu d’être jetés dans un sac en plastique n’aurait bien sûr rien changé… Ils auraient disparu au bout d’un moment, comme les boîtes à manger vides qu’on « ramassait » avant de les remplacer par de nouvelles.

On pouvait aussi penser qu’elle n’avait considéré que le côté pratique, futile, alors que l’un des nôtres était mort, par notre faute.

Ou alors – j’en frémissais – son crime avait été tout autre. Celui de nous avoir rappelé une valeur qui ne devait plus avoir cours : le fait que l’être humain, en société, se débarrasse de ses déchets. Car nous nous transformions… Je ne sais ce que nous mangions, mais cette nourriture ne faisait plus de nous des machines à excréments. Nous la sublimions.

Les premiers jours, ou premières heures, furent les plus difficiles à supporter. Une nouvelle ère s’ouvrit lorsque les batteries électriques nous lâchèrent, au milieu des crises de larmes. Les volumes des appareils avaient peu à peu été poussés au maximum ; il fallut se rendre à l’évidence : il n’y avait plus de son dans les baladeurs, plus de jeux sur les téléphones portables. Toutes les machines disparurent la nuit suivante. On parla un moment de « confiscation », sans trop d’entrain toutefois : ces outils de communication perfectionnés qui n’étaient devenus bons qu’à jouer au solitaire commençaient à nous énerver.

Miraculeusement, les mauvais souvenirs et les inimitiés du début s’envolèrent. C’est alors que nous avons commencé à discuter tous ensemble, décidé de faire la liste de nos noms et qualités, de partager les livres et les journaux, de tenir le compte des jours et surtout de nous réunir formellement tous les soirs, ou ce que nous estimions « soir ». Les assemblées générales de la nuit se transformèrent rapidement en psychanalyses collectives ou groupes de parole d’alcooliques en sevrage. Ce fut Titus qui initia ce processus en nous racontant son histoire avec sa petite amie. Bien d’autres suivirent.

Comme j’en avais proposé l’idée en disant que cela pourrait être utile pour « après », j’avais été désigné responsable du « registre ». Celui-ci n’était autre que l’agenda « format ministre » que j’utilisais pour mon travail et que j’avais emporté par mégarde dans mon cartable, la veille de ce fameux jour, en partant du bureau.

Pour chaque « jour » du registre était précisé le nombre de « périodes de sommeil », de « repas » et de « disparitions ». J’avais indiqué par des croix les trois premiers disparus, martyrs inconnus d’une cause que nous n’avions pas encore identifiée. Je les considérais comme des piliers essentiels de la construction de notre communauté. Dans la colonne « observations », je notais les événements marquants : nouveaux repas, titre des histoires ou des souvenirs que nous racontions pour passer le temps, indices pour tenter de comprendre pourquoi qui disparaissait.

Sur une feuille à part, je notais pour moi-même les modifications que j’observais chez les autres et sur mon propre corps. La peau se tannait comme du cuir ; les doigts s’allongeaient ; les têtes grossissaient, les yeux s’élargissaient. Nous n’évoquions jamais ces choses. Etait-ce parce que nous nous servions de miroir et prenions ces images comme critère de la normalité ? Etais je le seul à me rendre compte de ces changements ?

Nous gardâmes un temps nos montres qui nous donnaient encore, pour les plus sophistiquées, et autant qu’on puisse s’y fier, le jour et l’heure. Celles-ci disparurent des poignets peu après l’ouverture du registre et seules les plus simples, qui n’indiquaient que l’heure, furent laissées à leurs propriétaires. La mienne était de celles-ci. Elle se remontait automatiquement et je faisais très attention à garder une réserve de marche suffisante. Malgré tout l’inévitable arriva après une période de sommeil qu’on présuma avoir été plus longue que les autres. Toutes les montres qui nous restaient s’étaient arrêtées, même celles à quartz, et toutes à une heure différente. Je savais que, remontée à bloc, la mienne avait une autonomie de 37 heures ; mais quand, précisément, était survenu l’arrêt ? Etait-il 8 heures 10 ou 20 heures 10 ? Nos derniers repères, déjà bien vacillants, s’effondraient.

Un nouveau temps repartit au jugé, avec les montres mécaniques. Nouvelle période marquée d’un double trait appuyé sur l’agenda. Nous savions qu’au-delà de cette ligne, le temps de nos vies obéissait à des lois qui n’avaient rien à voir avec celles des montres. Des lois qui pouvaient changer toutes les heures, toutes les secondes, conférant une valeur aléatoirement changeante à toute unité de temps que nous continuions d’utiliser, par convention, parce qu’il fallait bien des jours et des nuits. La difficulté résidait dans l’impossibilité de résister aux endormissements qu’on nous imposait à mon avis plusieurs fois par jour, ce qui rendait inopérante la bonne vieille méthode de tracer un trait ou de tailler une encoche au réveil, chaque matin.

Mais j’anticipe. Si l’on ne compte pas les moments sinistres de notre acclimatation (sur lesquels nous ne sommes jamais revenus), nous avons donc recommencé, après la fin des batteries électriques et l’ouverture du registre, à un effectif de vingt-deux. Il me semble que nous nous maintînmes à ce niveau jusqu’à la disparition des montres à date. Ce fut aussi la période où les hallucinations olfactives furent les plus fortes, ressuscitant les sandwiches au saucisson et les bananes des premières heures, pour ne citer que les odeurs les plus prégnantes.

Tout cela s’estompa ensuite, de même que l’acuité de notre odorat en ce qui concernait les fragrances liées à la nourriture, qui perdit elle-même son abondance et sa consistance. A la fin, nous n’avions plus que des pilules à avaler, sans ressentir ni faim ni soif, ni frustration.

La proposition de Moya de mettre en commun les petites provisions de bouche dont nous pouvions encore disposer, comme les chewing-gums ou les bonbons, tomba dans ces conditions complètement à plat. Elle n’eut pour effet que la disparition, lors de la période de sommeil suivante, du seul d’entre nous qui n’avait pas voté favorablement la résolution. Celle-ci venait d’ailleurs trop tard, à un moment où tout avait déjà été mangé ; et elle démontrait, en quelque sorte, l’inadaptation de Moya, son attachement aux vieux plaisirs.

Notre argent ne nous servait à rien non plus. Rien à acheter, aucun service à rémunérer. Nos cheveux poussaient, mais personne n’avait de ciseaux pour les couper.

Des groupes se formaient, par affinités de caractères. Il arriva plusieurs fois que deux ou trois personnes qui avaient ri – sans doute un peu trop fort – disparussent le lendemain. Etait-ce parce qu’elles avaient ri, ou parce qu’un instant elles avaient oublié notre enfermement au point de rire comme avant ? Ou encore : parce qu’elles avaient, une seconde, trouvé quelque chose de plus fort que notre condition actuelle, qui leur permît de se reconnecter au propre de l’homme ? Je n’osai évoquer cette éventualité. Pour ma part je souris, et ris même souvent, ironiquement, pendant mon séjour dans la boîte ; mais jamais je n’eus de fous rires, comme ces camarades.

Lorsqu’il y eut davantage d’espace, nous organisâmes des exercices d’assouplissement et des jeux comme colin-maillard ou 1 2 3 soleil. Il fallait remuer un peu, sous peine d’attraper des escarres. Nous nous massions mutuellement pour nous délasser.

Moya au bonnet rouge, le plus jeune de tous, nous quitta lui aussi. Lara en fut très triste. D’autres tombèrent ensuite très vite, comme des mouches, par groupes de deux ou trois amis, comme si on n’avait pas voulu, au dernier moment, priver les uns des autres … Ou justement à cause de cela… Et parce qu’on n’aurait rien eu d’autre à leur reprocher que leur amitié mutuelle, comme on n’avait finalement rien à reprocher à la majorité de ce qu’avait été l’humanité… Ainsi Lara aurait-elle eu raison, dans ce cas…

Nous ne fûmes plus que deux, les deux derniers, seuls. Ce moment que j’avais tant attendu, oublié, redouté, était advenu. Mais ces perspectives avaient maintenant perdu leur sel. Lara, comme les autres, avait changé. Sa peau était devenue plus épaisse et rugueuse : elle appelait moins la caresse. Ses cheveux n’avaient plus leur air de feux follets. Ils pendaient ternes, raréfiés. Enfin – ce n’était pourtant pas le plus gênant avec cette histoire de sublimation – nous n’avions pas pris de douche depuis notre entrée dans la boîte.

Ces choses ne sont pas de celles que l’on dit franchement ; je sentais de toute façon que Lara n’en aurait pas eu trop envie non plus. « Les survivants ne sont pas toujours obligés de faire l’amour », dit-elle. « De toute façon… Mieux vaut laisser une chance à l’un de nous deux. Nous n’en sommes plus à vouloir perpétuer l’espèce. N’écarte jamais », me dit-elle avec chaleur, « n’écarte surtout jamais l’idée que les autres sont partis parce qu’ils s’aimaient. Scientifiquement, tu devras l’envisager. C’est un devoir que tu te dois. »

La gêne passa lorsque les yeux commencèrent à nous piquer – les gaz – il y avait aussi des larmes, cette fois-ci… Nous savions que l’un d’entre nous ne se réveillerait pas, ou plus exactement, que l’autre se réveillerait seul. Nous nous allongeâmes en nous tenant la main.

« Je te souhaite bonne chance », dit-elle. « Bonne chance à toi aussi. Heureusement que tu es là », répondis-je. « Au revoir », dit-elle. Elle s’éloignait, devenait glaciale, se détachait de moi… Avait-elle aimé Moya ?... Les gaz étaient irrésistibles.

J’ouvris les yeux et frissonnai.

Lara partie, je restai seul au moins trois tours de cadran. Je dormais, j’avalais mes pilules. Je longeais les murs, réfléchissais, essayant de fixer les instants qui s’écoulaient, tout ce qui s’était passé ici – ce n’était pas vraiment une boîte, puisque nous avions des fenêtres… J’étais seul désormais, j’avais peut être gagné 600.000 millions, et perdu autre chose. Il devint évident que je ne pourrais plus rester là indéfiniment.

Une fois, je trouvai à mon réveil une pile d’habits propres. Les miens n’étaient pas très sales, parce qu’il n’y avait pas d’occasion de se salir, comme je l’ai dit, mais les nouveaux semblaient tomber un peu mieux. Je posai les autres en tas à l’emplacement de l’ancienne poubelle.

*

« C’est fini. Vous pouvez sortir maintenant. Félicitations ! »

Une voix parlait directement dans ma tête.

Je traversai le rideau de brouillard et remontai pour la première fois l’escalier raide – vingt six marches – à l’assaut duquel nous n’étions jamais partis ensemble. La porte s’ouvrit sans résistance sur un espace circulaire percé d’ouvertures d’où surgissaient, en face et à côté de moi, des créatures trapues, basses sur pattes, sans cou, la peau tannée, et dont les yeux bleu océan clignaient sous la lumière trop vive…

Point n’était besoin de miroir pour comprendre.

« Mettez-vous en rond, au centre », dit la voix.

Nous étions douze, apparemment six de chaque sexe. On aurait dit des pygmées, et pourtant irradiaient de ces silhouettes – de nos silhouettes – une grande stabilité, une puissance tranquille et sûre d’elle, comme apaisée, en même temps qu’une vivacité pétillante dans le regard. Je me sentis de force à attaquer l’impossible.

Les autres avaient eu le privilège d’être les derniers hommes. Nous, nous étions devenus les premiers d’une nouvelle série. De quelle série ? Mourrai-je un jour à mon tour ? Nous avions chacun sous le bras le même agenda « ministre » et le même stylo dans les doigts.

J’entendis à nouveau la voix dans ma tête – et sus au même instant que tous, nous savions que nous l’entendions : « Vous écrirez ce qui s’est passé. Vous raconterez tout, sans omettre aucun détail d’aucune sorte, afin que l’on n’oublie pas ce que fut l’homme. Vous avez été choisis pour cela. »

FIN

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