Dans l’œuvre de Luc Lang*, on ne regarde pas les hommes tomber, qui pourtant ne font que ça trébucher, chuter, se ramasser, se vautrer, dans la boue, le mensonge, le chagrin, les souvenirs, les regrets et les remords, l’alcool. Parfois jusqu’à complète désintégration. On tombe avec eux, tout emmailloté qu’on est dans un tissu de voix aussi entêtées qu’entêtantes, dans le redoutable maillage des lieux, des corps, des visages formant personnages autant que les personnages eux-mêmes, dans la trame sans cesse décousue et recousue du temps. C’est une écriture de la chute mais sans indécence, sans voyeurisme, écrivain et lecteurs embarqués ensemble pour le chaos et les cahots des vies, emportés par le souffle, le rythme, la musique dans ces voyages où chacun laisse un peu de soi, presque de la peau tant l’expérience est charnelle.
A l’instar d’Henry Blain, l’affreux cuistot de « Mille six cents ventres », Luc Lang fait (et défait, refait, redéfait) avec ce qu’il a. C’est à dire une histoire familiale complexe, voire empoisonnée, une mythologie salvatrice dont l’Indien d’Amérique est la figure centrale mais où trônent aussi les musiciens et les créateurs en général (peut-être pour leur propension à se rebeller, à résister), et, en guise d’épices, le génie des lieux.
Dès son premier roman, « Voyage sur la ligne d’horizon », tous les ingrédients sont en place mais arrangés avec tant d’invention, le réalisme des descriptions s’alliant au grotesque des corps et des situations, qu’on peine à les repérer. Défilent pourtant déjà, sur fond de jazz, des femmes insatisfaites et dévoreuses, des hommes amoureux jusqu’à l’effacement, une campagne non pas verdoyante mais brune et grise comme la boue des champs en hiver, comme le ciel épais et lourd, et un narrateur sans âge, sans visage et presque sans volonté. Avec « Liverpool, marée haute », on croira d’abord à un changement radical d’inspiration. On est en effet passé de la France profonde à une Angleterre plus vraie que nature et tout envoûtée d’Afrique. On retrouve pourtant un narrateur passif, emberlificoté dans les passions des autres. Les femmes y sont à nouveau trop aimées, les familles engendrent de l’insatisfaction et du drame, et le lieu, les docks de Liverpool dans les années Thatcher, tel un ogre, est tantôt bonhomme, tantôt inquiétant, est surtout vivant et vibrant, est un personnage du roman.
Avec « Furies », s’affirme ce qui fait la singularité de l’auteur : la recomposition. En effet, à partir de ce roman-là, tous les opus auront des liens entre eux. On ne sait si Luc Lang est entré en écriture avec son monde en tête, ce monde dont il éclaire zone après zone, ou les mêmes zones autrement, dont il dépose un élément, le met en quelque sorte en culture et le recueille ensuite transformé. Ainsi, dans « Furies », André Val, ambulancier aperçu dans « Voyage », est le narrateur une fois de plus dépassé, ballotté au gré d’amours ravalées, de rêves enfouis, d’une histoire sans issue. Boue collante, femmes cruelles et trop ou mal aimées, décor oppressant, musique essentielle, tout est répété, tout est différent.
Sur le chemin d’écriture de Lang, « Mille six cents ventres » a des allures d’exorcisme. Dans ce seul ouvrage le narrateur n’est effacé qu’en apparence, pour mieux régner et nuire. Blain, personnage récupéré des navires de fret croisés dans « Liverpool, marée haute », s’y venge d’une mère tyrannique sur les corps d’hommes enfermés, à sa merci, dont il manipule entrailles et humeurs, sur ceux des femmes qu’il convoite et consomme mais ne sait pas aimer ni laisser vivre.
On ne s’étonnera pas qu’au roman suivant la mère fasse sa véritable entrée. Elle était là, tout ce temps, aux marges des récits, attendant d’être révélée. « Les Indiens » l’éclaire enfin, et avec elle, tout un monde de l’enfance, ces chagrins profonds et ces joies quasi mystiques qu’on sait aujourd’hui appartenir à l’écrivain. Dans ce puissant roman de chute, de combat et de résurrection, où rien du corps (encore) n’est évité, apparaît la Mother à venir, mais vue comme à travers un filtre de tendresse ou de culpabilité. On la jugera fantasque, vaguement dangereuse dans sa capacité à entraîner les siens au gré de ses engouements, de ses quêtes impossibles, de ses lubies, mais on est loin de la vérité. Celle du réel recomposé par l’auteur, la seule qui nous importe.
« Les Indiens » préparaient au périple et à la clairvoyance de « 11 septembre, mon amour », qui, par sa réflexion sur les peuplements, l’identité et les territoires, la violence sous-tendant tout cela, a peut-être déclenché l’envie de s’atteler à « La fin des paysages », une réécriture de « Liverpool, marée haute » en plus lyrique, en plus vertigineux. « Cruels, 13 », unique recueil de nouvelles à ce jour, livrait un concentré des motifs chers à l’auteur, annonçait aussi le grand retour de la mère, la vraie, la paralysante, celle des cartons encombrants et des amants imaginaires. Le narrateur d’« Esprit chien » était un Blain en moins létal, sauvé sans doute par la paternité. Dans ce roman satyrique passait encore, à peine maquillée en ex-épouse toquée, entre autres, de bains d’argile (un signe de reconnaissance pour les initiés au petit théâtre de Luc Lang), la figure de « Mother ».
Qui a lu Lang depuis ses débuts considérera ce dernier roman comme un sommet. D’où appréhender l’œuvre entière. La mère y est enfin exposée sans esquive, avec méthode, sous toutes ses facettes et Dieu sait qu’elle en possède. L’auteur a affûté sa langue, aiguisé son regard, en bon Indien, a bandé son arc. Ainsi armé, concentré à l’extrême et porté par son irréductible amour, il peut non pas dénoncer mais peindre, donner à voir celle qui, jusqu’à son dernier souffle, l’a ébloui, tenu captif, donc, de son indéniable mais non moins aveuglante lumière.
Et l’on comprend que de ce ventre avide et généreux, de cette amoureuse monstre inspirant à parts égales rêves et cauchemars, de cette inventeuse née, menteuse comme elle respirait que fut Andrée, dite Annie, dite Aimée, la mère, est née l’écriture même de Luc, le fils. Afin qu’à sa manière d’écrivain il mente, lui aussi, et respire.
© Carole Zalberg
*Dernier ouvrage paru : Mother, Stock, 2012
Photographie de Bradbury Thompson.