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Makenzy Orcel, fils d’Haïti : la plume dans les plaies. Étude d’une œuvre de feu  

mercredi 16 octobre 2019, par Frédéric L’Helgoualch

Makenzy Orcel est né en 1983 à Port-au-Prince. Poète, écrivain il a sauté l’étape du ‘jeune auteur prometteur’ pour s’imposer dès la sortie des ‘Immortelles’ en 2010 comme une figure majeure de la littérature francophone. Primé, médaillé, complimenté par ses pairs,encensé par la critique germanopratine : Makenzy Orcel est un écrivain reconnu suivi par un lectorat fidèle et grandissant.

D’aucuns se seraient contentés du statut d’auteur adoubé, prêts à se laisser griser par le name-dropping usuel des happy few, attendrir par les coupettes la-fête-est-folle du Flore. Mais les ouvrages récents du trentenaire ne montrent aucune accalmie dans les tourbillons fiévreux qui l’habitent et guident son travail exigeant. Orcel préfère le solide rhum Barbancourt qui assomme aux petites bulles euphorisantes. Si le succès doit bien posséder quelques vertus apaisantes, pas suffisamment dans son cas pour le faire dévier de son but : créer une œuvre qui marquera et perdurera.

Makenzy Orcel c’est Haïti bien sûr, première République noire indépendante, terre-mère torturée par les cyniques et les éléments naturels sur laquelle il n’a de cesse de mettre la lumière, de crier l’existence à la face d’un monde comme gêné aux entournures, travaillé en secret par sa mauvaise conscience. Derrière la nonchalance de façade de l’homme : la résistance, le combat. Mais Orcel a déjà brisé le cadre qui voulait l’assigner seulement en représentant d’un seul pays, fût-ce l’hypnotisante Haïti. Reprenant le concept d’enracinerrance théorisé par Jean-Claude Charles, le poète-romancier se vit en citoyen du monde et cette approche libère son écriture, lui permet de se concentrer sur l’essentiel, d’approcher l’universel en dépeignant par petites touches très sarrautiennes les soubresauts intimes de ses personnages, qu’ils soient haïtien, nippons ou aveyronnais.

Makenzy Orcel c’est une langue, évidemment. Exigeante, poétique, sensible et à vif, brutale sans aucun doute. Charles Bukowski et Toni Morrison l’auraient appréciée, cette langue, on peut aimer l’imaginer. Une voix unique que seuls certains (les grands) trouvent et qui rend fascinante l’œuvre en construction de cet écrivain.

Tour d’horizon de ses principaux ouvrages.

’Les Immortelles’ : aux dames de la Grand-Rue

 ’Non, je ne veux pas oublier. Oublier, c’est la pire des catastrophes. C’est la première fois de ma vie que je vois si près la blessure, les vulnérabilités du monde avec autant de pathétisme, de vrai. Que je vois tout le monde pleurer à la fois. Tout le monde. Sans exception.’ 

La catin de la Grand-Rue, survivante, se souvient. C’est le deal. L’écrivain notera son récit, transcrira sa colère ses peurs et tout le reste avec ses mots à lui, fera un livre de cette vie de funambule surprise par un chaos soudain, dantesque, qui dépasse et sa personne et même l’île d’Hispaniola. Car le tremblement de terre n’a pas emporté que des êtres, détruit que des bâtiments : il a aussi retourné l’âme de tous les Haïtiens qui en ont réchappé, forçant chacun d’entre eux à regarder sans filtre leur existence en face. En contrepartie ? Le corps de la professionnelle ; ses caresses expertes. Son nom ? On ne le connaît pas. « En fait, mon nom importe peu. Mon nom c’est la seule intimité qui me reste. Les clients eux s’en foutent pas mal. Ils paient. Je les fais jouir. Et ils s’en vont comme side rien n’était. C’est tout. » Son nom, seule intimité qui lui reste, on ne le connaîtra pas même quand elle deviendra la narratrice principale de ce premier livre fulgurant de Makenzy Orcel, atteindra l’immortalité une fois les phrases posées. Même lorsque la faconde, les réminiscences et le désespoir nerveux de cette fille (qui n’a plus de joie que l’appellation) tourneront encre nourricière pour la plume de l’écrivain-client, double littéraire d’Orcel.

12 janvier 2010, la terre tremble à Haïti. Sa fureur n’épargne personne et marque au fer rouge la psyché de toute une nation déjà fragilisée par les tempêtes tropicales et le chaos politique (né de la colonisation, des dictatures successives, de la corruption endémique). Le peuple haïtien fier, oui, qui garde tête haute face aux épreuves, certes, mais que faire de la fierté lorsqu’un plafond d’une tonne lui tombe dessus ? 12 janvier 2010, la terre tremble à Haïti telle l’ultime malédiction jetée par une divinité planquée, sadique, obsédée, le dernier coup d’un sort qui n’en finit pas de s’acharner sur un peuple déjà exsangue. Le 12 janvier 2010 à 16h53 heure locale les plaques tectoniques se mettent en branle, la faille d’Enriquillo qui traverse Port-au-Prince rompt : les dés sont jetés, sauve qui peut, le cruel jeu de la vie et de la mort s’accélère en l’espace de 52 répliques destructrices. 

« Cette nuit-là la terre voguait, voltigeait. Dansait. S’abîmait pour s’exhumer d’elle-même. » 

La magnitude du séisme est de 7,3 (l’équivalent d’une bombe H), son épicentre à environ 25km de la capitale Port-au-Prince. 230.000 personnes ont rendez-vous avec la mort et ne se sont pas préparées ; 220.000 autres sont sévèrement blessées. Bâtiments officiels comme cabanons pourris s’écroulent subito façon dominos, engloutissant sans distinction les vies parfois à peine entamées de celles et ceux qui sont devenus prisonniers de leurs murs. « Nous n’avons rien mais au moins nous avons un toit. » Bing ! Puissants ministres ou gueux, conducteur malodorant de BMW rouge comme prostituée téléphagetrop dilettante : la Faucheuse hilare s’en cogne, frappe à l’aveugle, insatiable, et se revendique ce jour-ci d’humeur égalitaire. 

« Le jour s’effondre / la nuit enveloppe tout / inerte / fissuré / le temps ne s’acharne plus à compter / chaque corps est un puit où s’engouffrent / tous les cris du monde / seule dans le noir absolu de la nuit / une ville agonise » 

Des villages entiers rasés, des écoles bondées affalées, 3 millions de sinistrés au moins et des répliques de force 6 achevant de détruire ce qui tenait encore debout ; finissant de décourager les survivants terrifiés. 

« Électrocutée. Écrabouillée. Désintégrée. Assiégée par une armée d’êtres étranges, maquillés d’un mélange fameux de poussière, de larmes et de sang sortant de partout et de nulle part. La ville ressemblait à un théâtre de revenants. »

Exode, pénurie de vivres, d’eau potable, incurie de l’état, épidémies, insécurité (le pénitencier central touché, la libération de 3000 prisonniers est actée dont beaucoup de caïds du gang de cité Soleil) et bientôt les amputations réalisées à la va-vite, pas forcément nécessaires, par des secouristes étrangers trop pressés (ajoutant à l’effroi) : Haïti devient l’Enfer. Et les rescapés réalisent que ce séisme fera désormais pour toujours partie de leur vie, maintenant qu’il a enlevé proches et certitudes. 

« Jésus, pour plus d’un - les chrétiens surtout -, était à la fois l’auteur de cette chose et le sauveur de tous ceux qui en sont sortis indemnes. Une dame sortie de justesse des décombres agitait les deux bras en l’air et commençait à hurler dans toutes les directions : ‘men Jezi m t ap pale w la’. Voilà le Jésus dont je te parlais. Quand on l’a pour seul et unique sauveur, voilà ce qu’il peut faire. Que mille maisons tombent à ta gauche. Que mille maisons tombent à ta droite. Tu ne seras pas atteint. Alléluia ! En toute fin de compte, il ne manquait que cette chose au palmarès de ce Jésus pour remporter la palme d’or etdevenir incontestablement, indubitablement, le mort le plus assassin, le plus ridiculisé de tous les temps. » 

Et la pute de Port-au-Prince de comprendre bientôt qu’elle a perdu le seul être cher dans cette chienne de vie : la petite, sa protégée. Elle lui avait pourtant dit, à la petite ! Elle l’avait prévenue, Shakira (comme la chanteuse qui bouge ses hanches à tout va, oui) ! Les vraies putains de la Grand-Rue ont le trottoir et seulement lui pour territoire, elles ne doivent pas s’enfermer dans les bordels, et encore moins dans les appartements miteux qui procurent un sentiment injustifié (preuve est faite) de sécurité ! Trop tard. Shakira a été « la première à crier. La dernière aussi à trépasser. Après douze jours. Après avoir prié tous les saints. Elle, toute frêle comme je la connais, passer plusieurs jours sous tout ce que les hommes considèrent comme marque de grandeur, d’ascension sociale ! » Douze jours sous les décombres, douze jours à espérer ; en vain. Et ce chiffre désormais maudit de revenir en boucle dans le récit, dans la bouche de sa protectrice, dans celle de sa mère bigote, dans celle de Shakira elle-même tant ces douze jours-là de panique sous les gravats demeurent inimaginables. A-t-elle songé, Shakira la beauté la plus convoitée de la Grand-Rue, à Jacques Stephen Alexis, son écrivain préféré dont elle dévorait les livres (« va te faire foutre, Jacques Stephen Alexis ! ») ? À son enfant secret,« abandonné (quelque part) dans l’immense marécage qu’est le monde » ? À sa daronne détestée qui se perdra bientôt, lancée à sa recherche (est-on obligé de les aimer, ses parents ?) ?

Makenzy Orcel, avec ‘Les Immortelles’, premier roman court mais intense, à la langue crue mais élégante, hommage inoubliable aux prostituées ensevelies de Port-au-Prince, donnait un coup de pied dans la porte du salon littéraire et imposait d’emblée son style à la fois poétique, charnel et à vif. Point d’ode à la liberté ou à la résilience, ici. Non, ce serait trop facile. Chacun fera comme il peut, avec ce qu’il a. De quoi demain sera fait ? Cela... Les happy ends sont laissés aux doux rêveurs. La vie, elle ne les ménage jamais les douxrêveurs, les gentilles rêveuses (encore moins lorsqu’elles sont des putes). Alors Orcel remue plutôt la boue du quotidien (« je connais par cœur tous les recoins de ce désert de béton. Tous les visages. Tous les caprices de la clientèle. La ville est un triste tableau où les bêtes et les humains mangent et font leurs besoins dans le même plat. Font la paire »), plonge les yeux vers les âmes éruptives, la plume dans les blessures intimes. Le sexe, les pulsions de vie à travers les corps libérés, face à l’hypocrisie des moralistes ; Haïti l’effrayante, Haïti l’attirante ; la mort qui frappe tel un crotale, imprévisibilité permanente et résistance, instinct de survie au milieu de la crasse, pour ne pas dire de la merde. L’enfance, aussi, malgré tout (ou surtout ?), qui affleure forcément. Souvenirs de l’innocence perdue. Réminiscences brièvement tendres, réconfortantes puis : follement douloureuses. Secousses. Répliques incontrôlables. Et toujours l’écriture. L’écriture qui sauve ; un peu. Les mots qui transforment les filles de la Grand-Rue, invisibles le jour lumineuses la nuit, en ‘Immortelles’, pour toujours et à jamais. Car les personnages des romans, eux, ne disparaissent point sous les décombres. Ils survivent sur le papier imprimé, dans la mémoire des lecteurs touchés.

’Les mots mon amour sont des tanières de sang et de cris. Je raconte pour toi, ma petite. Je te raconte et t’appelle de mon exil intérieur. De mon île la plus secrète, la plus lointaine. Les mots mon amour sont muets. Les gestes aussi pour te nommer. Tous les mots de mon corps ne sauraient suffire pour dire la douleur de la terre.’

Les filles des trottoirs, à Port-au-Prince, se font désormais paraît-il appeler ‘les Immortelles’. L’écrivain pouvait-il rêver, à son tour, d’un plus bel hommage ? 

Un roman cash, dur, envoûtant à découvrir ou redécouvrir. 

 

— ‘Les Immortelles’, Makenzy Orcel [édité chez Mémoire d’Encrier en 2010 - réédité chez Zulma éditions en 2012 - réédité chez Points en 2014] 

‘Les Latrines’ : de la poésie résistante aux effluves de la misère

Effluves de la pauvreté. Ivresse des profondeurs. Les majuscules de convention ont sauté (Orcel et les conventions...) ; chaque chapitre, sans titre ni numéro, est une longue phrase unique entrecoupée de virgules-alliées (la suffocation du lecteur n’étant pas un but en soi) ; les mots mordent, torturés, affluent à la vitesse des idées, s’enlaçant furieux, s’entrechoquant tels les souvenirs qui remontent - vipères folles, belliqueuses, sensuelles - et les soliloques intérieurs des personnages d’être ainsi saisis sur le vif, attrapés en pleine montée puis balancés à la face du lecteur, déchargés plutôt. 

« il pleuvait des hallebardes ce vendredi de mai quand on avait baisé dans les latrines, repaire de tout ce qui n’est plus de la priorité humaine, qui se vide de son utilité, de son rayonnement »

Une séance d’onanisme dans les latrines de ce bidonville de Port-au-Prince et le second roman de Makenzy Orcel d’afficher d’emblée la couleur. Se soulager, se vider enfin. De tout ce que le corps peut produire, sons, matières et pensées trop pesantes. Ainsi cette mère-baobab, séant posé, qui raconte tous les jours à voix haute ses cauchemars à Madam Victò, génie des latrines (« on dit qu’elle aurait le pouvoir d’empêcher ce qu’on a vu la nuit en rêve d’influencer la réalité, de le changer en faveur du rêveur »). Expulser les trop-pleins explosifs et savoir en rire, oh oui !, savoir en rire ! Car les occasions ne sont pas nombreuses, ici. Ici dans les bas-fonds de la cité.

« quartier en patchwork, quartier chute, de toutes les déchéances, veine ouverte, en convalescence, enchevêtrement de souffles de corps de corridors de tout, quartier du temps qui s’écroule, du temps suspendu à ces visages nocturnes, balafrés par les larmes, ces cases qui sont debout malgré les bourrasques du temps et l’effritement, la peur, l’incertain » 

Sous la surveillance des radoteurs de la place d’Armes (faiseurs et briseurs de réputations), les habitants de ce quartier abandonné à ses excréments, livré à ses rats-violeurs, à ses nuisibles-pédophiles, destructeurs des corps et assassins des âmes, y survivent. L’espoir ? Il semble privatisé, inatteignable. Ils n’ont pas de noms, ces habitants. Parfois le lecteur s’y perd. Puis les identifie à nouveau, les reconnaît, eux dont l’histoire est déroulée par vagues puissantes, portée haut par les mots pourtant crus de l’écrivain. Oui crus, car l’urgence est là, il ne semble même rester que cette urgence sur cette île damnée ; impression d’éruption imminente, charnelle, organique telle une vessie prête à éclater, il n’y a pas le choix pas le temps de se tortiller avec les mots, de flirter avec la préciosité : tout va péter, pour sûr ! Bientôt, oui, tout va péter. Mais quand ? Le pathos est avalé tel un étron emporté par la puissance du jet, le style poétique, souffle nerveux fou, colère maîtrisée et incensurable de l’auteur face aux injustices répétées ne laisse guère le temps de s’apitoyer. Pour survivre il faut se libérer du trop-plein intérieur qui sinon fera exploser tripes et cervelle. ‘Les Latrines’ ne sont pas pour autant un simple exercice de style. Plutôt le portrait d’un quartier, d’une ville, d’un pays au bord de l’asphyxie. Le lecteur devient cette stripteaseuse la nuit qui s’occupe le jour de torcher la vieille dame (il faut bien payer les factures. Si tu ne payes pas tu deviens moins qu’un chien). Il est sa petite-fille qui n’a pas le temps ; Madame, elle ne se salit pas les mains, Madame ne songe qu’aux chiffres. Et au silence. Un chapitre plus loin il se métamorphose, le lecteur, en poète à dread-locks qui n’en est pas vraiment un venu soulager la libido de la riche bourgeoise des hauteurs, chibre noir-objet vite renvoyé à ses latrines puantes. Ils sont une dizaine à dériver ainsi, à esquiver les balles perdues, à se consumer, se croisant parfois mais ne communiquant jamais. Furtivement, si parfois, un temps vite chassé. Ainsi cette scène inattendue et bouleversante entre deux prisonniers (qui n’est pas sans évoquer ‘Le secret de Brokeback Moutain’ d’Ang Lee dans le traitement des non-dits). Comme si l’amour ne pouvait qu’être une chimère aux pieds des latrines et la tristesse la seule valeur certaine. Le séisme de 2010, la dictature Duvalier, l’insécurité maîtresse des rues ; l’omniprésence des ONG qui n’aide pas un état à se renforcer au contraire, la corruption dudit pouvoir : tout est mis sur la table, décors effarants qui ne voleront pas la lumière pour autant, pas cette fois, pas ici aux personnages, à leurs identités bouleversées. Les cuisses des femmes violemment écartées, les crânes explosés à coups de rafales sous les yeux gourmands des radoteurs de la place d’Armes et Orcel de se saisir des doutes des survivants-guerriers, de les rappeler universels, au-delà du cadre de l’île des Caraïbes. Amour maternel, manque du père absent/défaillant, tentation de la fin mais aussi de saisir tout ce qui fait l’humain : les ventres sont ouverts et la littérature de s’engouffrer ; « seul le couteau sait le secret de l’igname » et Orcel de poser les thèmes récurrents de son œuvre.

Ici un extrait de ce récit habité qui permet de se faire une idée de la puissance évocatrice et poétique* de ces ‘Latrines’ qui débordent.

« il pleuvait des hallebardes ce vendredi de mai »

Les hallebardes, ces armes pensées pour percer les armures. 

 

— ‘Les Latrines’ - Makenzy Orcel - ed. Mémoire d’Encrier (2011)

 

*un écrivain à Haïti ne pouvant qu’être poète, pour se familiariser avec la poésie haïtienne, vivier créatif en ébullition, acte de résistance lumineux et en complément de l’œuvre de Makenzy Orcel : voir aussi la pertinente ‘Anthologie de la poésie haïtienne contemporaine’ sous la direction de James Noël (ed. Points) 

‘L’Ombre Animale’ : regard d’outre-tombe sur Haïti l’infernale

Dans ‘Les Latrines’, Makenzy Orcel donnait à ses lecteurs accès direct aux pensées sans filtre de ses personnages-guerriers embourbés dans un quotidien sans espoir, captifs écorchés d’Haïti, l’île infernale. Belle et fascinante Haïti oui, mais comme peuvent l’être les fleurs des plantes les plus carnivores. L’écrivain poursuit avec ‘L’Ombre Animale’ sa quête hypnotisante des ressorts intimes, sa recherche de la description parfaite des pulsions insensées qui font tenir debout certains au milieu d’évènements dantesques tandis que d’autres se consument d’un coup, sans préavis, dès la première étincelle (ou le premier coup de machette), toujours sur cette terre-mère sur laquelle il a vu le jour, cette terre-mère maltraitée par l’Histoire et qui en réaction n’en finit plus de dévorer sa propre progéniture. 

« quel maintenant{}ne scintille que par{}le vide velouté de la mort{}le temps passe{}avec ses loups{}ses faux fous rires{}ses camions chargés vers les villes je suis sa puanteur qui n’a pas droit aux larmes{}aux obsèques et toutes ces choses dont les morts se foutent pas mal{}je nesuis pas morte{}je vais à ma rencontre »{}Toi est morte. Toi porte le même prénom que sa mère, le même prénom que sa grand-mère, le même prénom que la mère de sa grand-mère, femmes interchangeables au fil des générations que les hommes achètent violent dressent engrossent battent quittent, assassinent parfois. Toi la rebelle est morte et sera la narratrice de ‘L’Ombre Animale’, livrant ses confidences de cadavre, entraînant le lecteur dans un long poème macabre mais flamboyant pourtant, posant son regard désormais détaché et enfin lucide sur son pays, cette île des possibles kidnappés. Toi se souvient de son village d’avant les loups (hommes de main des militaires, des néo-duvaliéristes ? Ultra-libéraux étrangers ? Les uns supportant de toute manière les autres), des travaux des champs, de l’église et de son curé viandard ne croyant guère en ce qu’il racontait (plus occupé à sélectionner les jeunes vierges - ah, le culte marial ! - qu’à faire disparaître la pratique du vaudou comme exigé par sa hiérarchie conquérante). De l’odeur d’oignon frit de la mort aussi elle s’en rappelle, Toi, la mort cette rôdeuse familière qui frappait déjà quand et qui bon lui semblait, les génies en devenir de préférence. Nostalgie de l’enfance ? Non, Toi n’a pas eu d’enfance.« du moins je ne me souviens pas de grand-chose, autour de moi tout était silencieux et féroce, des jours qui s’écoulaient, s’écroulaient au même rythme, sans l’affection des parents, sans jouets, sans amis, je n’ai jamais su céder aux rituels de la camaraderie, en un mot j’ai grandi comme une bête en cage, quelquefois Toi me racontait des histoires d’invisibles, de forces surnaturelles, elle disait aussi qu’il fallait être bénie des dieux pour mourir vieille »De son amour inconcevable pour son frère Orcel elle ne cache rien (Toi est un corps inerte, une ombre animale : qui pour juger de ses pensées incestueuses désormais ?), Orcel ce jeune homme trop sensible réfugié dans la contemplation de la mer. Ni de ses rapports avec son rustre père Makenzy, tyran domestique aux mains baladeuses : le haïssait-elle vraiment ? L’accoutumance et l’affection, à force, se confondent (toxique mais courant chevauchement). Quant à Toi, sa mère : elle« n’avait jamais tenté de s’affranchir de la prison conjugale, de la servilité continue etrépugnante à laquelle elle était réduite, à croire que les femmes sont vraiment faites pour souffrir, rester malgré tout dans le mariage, sans aucun contrôle sur elle-même, elle s’épuisait à garder la tête hors de l’eau, à échapper à l’ennui, avoir une attache, attendre un événement qui ne se produirait pas et dont elle ignorerait la nature et l’ampleur »La famille éclatera avec l’arrivée des loups, venus pour chasser les paysans de leurs terres, récupérer celles-ci pour y implanter une usine dans laquelle tous les villageois zombifiés viendront trimer jusqu’à la fin de leur misérable existence. 

Fuir vers la capitale, se réfugier chez la parentèle installée, la Famille Lointaine, cette tante ou cousine (personne ne se rappelle avec exactitude des liens), chez elle et ses trois cacas-sans-savon tous de pères différents, pute ou indic (un peu des deux), loin des loups mais proche des gueules bientôt fatales d’autres prédateurs assoiffés, jamais repus, dans un de ces bidonvilles colorés de Port-au-Prince (dissimuler la misère à grands coups de pinceaux, ficelle grossière mais les cartes postales des humanitaires demeurent charmantes)

« tout au long du parcours, je t’assure, tu vas tomber sur toutes sortes de choses, la guerre, la famine, la prostitution, les enfants soldats, les chiens les plus déjantés de la planète adossés au mur des deux côtés du passage, les yeux à peine visibles, à moitié aveuglés par leur casquette ou la fumée de leur saloperie, de leur retranchement ils ne sortent que pour foutre la merde, rançonner, tout en étant prêts à foutre le camp dans l’éventualité où l’Inspecteur et ses hommes seraient dans les parages, tu continues comme si de rien n’était, en évitant de croiser leurs regards, ensuite au tournant d’un autre corridor tu vas voir une vendeuse de café au lait avec un mouchoir sale enroulé autour de la tête, toujours le même mouchoir depuis digue d’antan qu’on la connaît, cette grosse pute je me demande pour qui elle se prend » 

‘L’Ombre Animale’, fenêtre sur Haïti, mosaïque de vies, enchevêtrement d’histoires est probablement le livre le plus féministe de Makenzy Orcel (il est d’ailleurs dédié à sa mère). Les hommes-coqs, immatures à jamais, gamins vieillis et égoïstes dépassant sans forcer les frontières de la monstruosité boivent trahissent tuent et quittent, semblant n’avoir tous comme point d’horizon que les abîmes. De toute façon ceux trop sensibles périssent vite terrassés. Éventrés, littéralement. Tandis que les femmes, femmes-baobabs, souvent résistent, même si pour survivre elles doivent se soumettre ou se donner (ce qui revient au même), abandonner les restes de leurs illusions. Terrible portrait d’Haïti ? Terrible portrait de l’humanité, plutôt. Orcel n’a pas son pareil pour distinguer les loas, les esprits de l’île, les regarder en face et les exposer aux yeux du monde (un monde pas étranger à ce déchaînement des passions, à ce chaos organisé), habiter chacun de ses cent personnages jusqu’à leur abandonner son nom, mais malgré la violence permanente qui irrigue ‘L’Ombre Animale’ (et plus généralement toute son œuvre), lumineux est le mot qui vient à l’esprit lorsqu’on repose l’ouvrage.

Orcel invente une langue, sa langue, mélange de poésie révélant son attachement viscéral à Haïti, de phrases très travaillées mais jamais superflues saisissant les ombres, fleuve de mots charnels, atmosphère onirique envoûtante/effrayante puis soudain de brusques accélérations argotiques, mots épicés de la rue, rythme échevelé qui retranscrit les existences chaotiques de ses héros qui courent pour semer mort ou mémoire.

Un ouvrage majeur dans l’oeuvre de cet auteur qui, décidément, ne se lasse pas de surprendre et de repousser les limites de l’incarnation. 

 

[‘L’Ombre Animale’ a reçu le Prix Littérature-Monde et le Prix Louis Guilloux en 2016]

— ´L’Ombre Animale’, de Makenzy Orcel - éditions Zulma 2016 - ré-édition en 2018 chez Points ed. 

’Maître-Minuit’ : Haïti, terre damnée. Survivre au Baron Samedi

Poto est un petit garçon bâti sur des fondations pourries déambulant dans un pays livré à la peur et au chaos. Même sa mère, Marie Élitha Démosthène Laguerre, n’est pas vraiment sa mère. Elle l’a kidnappé à la maternité pour avoir un gosse sous le bras quand elle fait la manche. Il a grandi, alors il reste dans ses parages guettant un éventuel signe d’intérêt, tel un chien errant attendant un os jeté. À défaut de mieux. Tandis qu’elle se détruit à la colle, indifférente à ce bambin devenu inutile, semblant se transformer peu à peu, au fil de sa déchéance, en Lwa (esprit vaudou), Poto tente de tenir debout en s’accrochant comme à la vie à ce sac à dos qu’il ne quitte jamais. Ce sac plein d’espoir qui cache ses précieux dessins. Car Poto a un don. Et un regard. Tout ce que les dictateurs haïssent.

’tandis que je faisais les cent pas dans mes pensées, le maître - un cochon en costume - m’interpella, toi Poto, et puis c’est quoi ce nom débile ? allez, mets-toi debout et dis-nous haut et fort où se trouve notre chère Haïti. dans l’archipel des Antilles, monsieur, répondis-je sans hésiter. toute la classe se mit à rire. le genre de rire qu’on entend encore même après la mort. et le maître, fort déçu, me regarda avec mépris, comme si j’étais une punaise qu’il fallait écraser tout de suite avant qu’elle n’empeste la race. d’un brusque geste du bras, il pointa l’index vers la sortie. en douze ans de carrière, il n’avait jamais vu un élève aussi bête. un autre à qui il avait posé la même question répondit : notre chère Haïti se trouve dans la main bienveillante du Roi Papa-à-vie. toute la classe a applaudi.’ 

Haïti, île francophone des Caraïbes peuplée d’anciens esclaves africains, ancienne colonie française et première République noire indépendante de l’histoire (jamais vraiment démocratique). L’un des pays les plus pauvres au monde, considéré par les États-Unis comme leur arrière-cour, proximité de Cuba la rouge oblige. Les mulâtres (descendants des affranchis), minorité possédante. Les autres, les Noirs, survivants du quotidien qui n’émeuvent guère un monde qui préfère zieuter ailleurs (sauf catastrophes naturelles, l’occasion de se racheter une conscience). Le terrain était propice à l’apparition de dictateurs mafieux prêts à opposer les membres d’une société déjà divisée, soutenus en sous-main par la première puissance mondiale (certains chefs des tontons macoutes et autres Léopards travaillant aussi pour une C.I.A bien...intrusive). Ah cette fameuse Realpolitik... Elle en aura piétiné des principes et des vies !

’Papa-à-vie’. Jamais, dans le somptueux roman de Makenzy Orcel, ‘Maître-Minuit’ aux éditions Zulma, le nom des tyrans n’est énoncé, si ce n’est sous leurs surnoms inspirant à tous à la fois fausse proximité et véritable terreur. Comme si les livres d’histoire n’apportaient déjà que trop de postérité à ces psychopathes déchus avides de pouvoir, du sang et des richesses de leur peuple. Peuple d’anonymes exsangues, abattus pour un sourire ou un regard dans la rue ; zombifiés par la drogue et la faim, mutilés devant leur famille, torturés dans les geôles infâmes du régime, asservis dans l’indifférence coupable des grandes nations occidentales, elles, pourtant toujours promptes à agiter les Droits de l’Homme quand leurs intérêts marchands ou géopolitiques sont en jeu ; quand l’impérieux besoin de se refaire une virginité publique se fait sentir. Chacun pourtant de reconnaître les sinistres Papa Doc (François Duvalier, président-à-vie de 1964 à 1971) puis Baby Doc, son héritier (Jean-Claude Duvalier, président-à-vie de 1971 à 1986) qui pillèrent Haïti, instaurèrent un culte de la personnalité en utilisant avec science les codes du Vaudou (pour terroriser la population majoritairement analphabète, Duvalier père allant jusqu’à se vêtir sur le modèle du Lwa Baron Samedi, esprit de la mort et de la résurrection) et annihilèrent toute opposition via leurs tontons macoutes, terribles miliciens para-militaires tuant, pillant et violant en toute impunité. Duvalier fils ira même, pour remplir la cassette de l’État - la sienne - jusqu’à vendre les organes des enfants de son peuple (les pauvres, bien entendu, enlevés à même la rue) en s’associant à des mafias internationales. Petite parenthèse ici : si les deux sinistres tyrans ont rejoint les esprits démoniaques, l’ancienne femme de Jean-Claude Duvalier, Michèle Bennett (ex-Duvalier), mène toujours grand train à Paris, protégée de toute poursuite, vivant des millions spoliés aux Haïtiens par de telles méthodes innommables. Tout va bien pour elle, merci. Refermons cet aparté car, décidément, la ’raison d’état’ n’est pas faite pour le commun des mortels. 

La dictature Duvalier à terre (1986), une grande période d’instabilité s’installe. Les gangs mènent la danse (macabre), protégés par les pouvoirs successifs (et certains chefs desdits gangs en contact - encore ! - avec l’agence américaine. Les doubles, triples, jeux ne cessent jamais) ; la population, une fois de plus, trinque et enterre ses morts. Une espérance en 1990 : le père Aristide, prêtre défroqué partisan de la théorie de la libération, est élu. Il veut augmenter les salaires, rétablir l’équilibre social. Les États-Unis ne le tolèrent pas (business is business) et soutiennent un coup d’état. Instabilité, à nouveau. Le père reviendra au pouvoir mais, il abandonnera ses velléités de justice et finira triste dictateur, adepte des mêmes méthodes de répression que les Doc. Haïti, terre damnée ? 

‘Maître-Minuit’ n’est pas un livre d’histoire au sens propre. Il ne pose ces pans sombres de l’histoire haïtienne qu’en décorum de la vie triste de ses personnages. Mais il l’est plus que tout autre, un livre d’histoire, car il donne noms, visages et trajectoires à ces milliers de victimes anonymes (40.000 exécutions rien que sous l’ère de Papa Doc). Sous la plume talentueuse d’Orcel, la vieille Grann Julienne qui voit au-delà du visible, Georges Baudelaire rendu fou par son passage dans les terribles prisons du régime, désormais prêt à tuer pour faire taire les voix (quel meilleur emploi, dès lors, que tonton macoute ? Les fleurs du Mal sont récoltées) ; Lamy, honnête mais pleutre commerçant qui tente de passer inaperçu en ne prenant pas parti (il crèvera pourtant assassiné dans d’horribles circonstances. Bien sûr). MOI, caïd trompe-la-mort mégalomane psychopathe qui prendra Poto sous son aile ; Madonna - non pas la chanteuse milliardaire mais l’amour d’enfance du dessinateur - qui ne rêve que d’une autre vie, loin des bas instincts humains, impossible. Sous la plume d’Orcel, tous ces personnages de roman prennent vie, crèvent parfois comme des chiens en quelques lignes alors qu’on commençait à s’y attacher. Énergie vitale, folle, d’un peuple bafoué portée par la colère sourde de l’écrivain. Ils représentent les mille et une façons de survivre dans ce pays alors miné par la corruption et la violence, par l’injustice et l’inextinguible soif de sang des Baron Samedi. Les mille et une manières de mourir, sans l’avoir vu venir. Ils incarnent ces anonymes de chair soumis aux pires tortures de l’histoire, dans l’indifférence générale, méconnus ou vite oubliés.

Poto, lui, pour dépasser l’espérance de vie qui se situait alors autour de vingt-cinq ans à Port-au-Prince, jouera au dément. Le fou au sac-à-dos. Avant que, par un sale coup du sort... Et pendant ce temps, l’esprit géant de Maître-Minuit de continuer sa ronde nocturne sur Haïti, enjambant la folie des hommes, indifférent certes mais, toujours là, lancé dans une marche immuable et, sans doute dès lors, rassurante. De quoi, et surtout comment rêver au pays du Baron Samedi ?

‘Maître-Minuit’ traite d’une période abominable, ne cache aucune des exactions du régime (un collier de testicules au cou d’une cheffe zélée des croquemitaines...). Il s’en dégage pourtant une lumière que l’on peut qualifier de rare. Probablement car Makenzy Orcel s’est attaché à décrire l’humanité, les troubles, les doutes, peurs et espérances (l’espoir ne meurt jamais totalement. C’est notre nature) de chacun de ses personnages. Un roman, disons-le, absolument bouleversant, plein de poésie et d’images, magnifique, qui trouve toute sa place dans la collection des éditions Zulma, téméraire maison qui se propose de nous décrasser le bulbe, en cette sordide période de repli identitaire, avec des auteurs, des couvertures illustrées et des histoires venus de tous horizons (‘Friday et Friday’, exemple parmi d’autres, d’Antonythasan Jesuthasan) qui ne manquent jamais d’interroger notre vision du monde. Avouez qu’en ce moment, ce n’est pas du luxe. 

 

‘Maître-Minuit’ de Makenzy Orcel : un roman d’apprentissage envoûtant à ne pas manquer. 

 

 ‘Maître-Minuit’, de Makenzy Orcel, aux [éditions Zulma]

‘Une boîte de nuit à Calcutta’, de Makenzy Orcel & Nicolas Idier : frères de plume

« Pour ma part, je préfère celui qui plonge le nez de son lecteur dans la plaie à celui qui se donne pour mission de l’éduquer, ou l’amuser. » 

Voilà qui donne le ton.

Deux écrivains : Nicolas Idier (‘La musique des pierres’, ‘Shanghai’), auteur érudit, sinologue, cumulant les postes à responsabilité en Chine, en Inde, à Angoulême ; Makenzy Orcel (‘Les Immortelles’, ‘Maître-Minuit’), figure majeure de la littérature haïtienne, intense, imprévisible, Colère et Poésie réunies. Deux globe-trotters invétérés, par obligation professionnelle, oui, mais aussi sans doute guidés chacun par le besoin impérieux d’embrasser les soubresauts perpétuels du monde, de les ressentir intimement, les transmuer. Ils se retrouvent - pour une fois statiques au même endroit - dans une discothèque bondée de l’ancienne capitale indienne. Mais la foule électrisée, la musique criarde, l’ambiance festive empêchent ce soir-là l’échange attendu. Qu’à cela ne tienne ! Ce qu’ils ne se sont pas dit cette nuit-ci, ils se l’écriront demain. L’idée d’un livre commun, basé sur la correspondance à venir. Une œuvre épistolaire (par courrier électronique, plus pratique aujourd’hui même si moins poétique, certes, que la lettre papier) qui ne cachera rien de leurs doutes, leurs démons ; leurs interrogations sur l’écriture, sur ce qui les pousse à créer, à raconter. La littérature, leurs influences. La folie de l’homme, les injustices subies par les peuples ; les bonheurs inattendus de la vie qui permettent de tenir, de se fixer un but quand à force de marcher au bord du gouffre (car on ne joue pas avec les mots impunément), la tentation de se laisser choir (re)surgit. Et puis le sourire des enfants ; les leurs ou ceux du bout de la Terre. La force des femmes ; les aimées, les mères avec lesquelles on ne s’entend pas ou celles qui vont bientôt partir, les putes, les divas... toutes les autres. Peintures sans niaiserie (ce qui est rare). 

En somme, raconter à travers cette correspondance sans filet tout ce qui les unit, leur vérité, à coups de pinceau irréguliers.

« La plaie, la blessure, est une ouverture, et la littérature permet de traverser la blessure, ses propres blessures. La fiction dit toujours plus que la vérité. » 

Avec sincérité et toujours pudeur, les deux hommes se répondent à distance. Se livrent, se découvrent. Ils se supportent élégamment, lorsque l’un des deux vacille. Tantôt avec un conte (que feriez-vous si vous vous réveilliez avec une petite bouche trop bavarde, un tantinet dominatrice, sur la paume ?), tantôt une confidence. Un texte poétique (« mer en cavale dans mon sang / regards allés vers quoi encore / d’où ne venait qu’un néant / à remplir d’illusions de secours »), un autre plus personnel, sur une cicatrice brûlante, jamais guérie, et parfois même à nouveau franchement purulente. Ainsi Nicolas Idier, sur la mort de son père :

« Il y aura eu des blessures inguérissables, de celles qui restent toujours un peu sensibles même si la peau s’est remise dessus et que la vie a passé. Des trahisons aussi, discrètes, malignes, sans grandes conséquences mais qui, accumulées les unes aux autres, ajoutées, empilées, emmêlées au reste, enfouies sous d’autres sourires, d’autres gestes, d’autres paroles finissent par prendre la forme d’une grande montagne d’ordures comme on en trouve en périphérie des grandes villes jusqu’au jour où la montagne tremble et s’effondre. La mort. Quand on meurt, on ne peut plus rien dire. »

Et puis de but en blanc, comme pour éloigner les Loas, des scènes qui font sourire, sur le milieu germanopratin ou sur celui des médias.

« Il y a deux jours j’ai partagé un plateau radio avec un écrivain très connu, prix Goncourt. Chacun devait parler de son nouveau livre. Le journaliste faisait son show ! Une paresse intellectuelle...! Pour l’auteur primé des questions complètement incompréhensibles (si on comprend rien, c’est que c’est intelligent). Pour moi, d’entrée de jeu, comment va Haïti depuis le tremblement de terre ? Je ne sais plus ce que j’ai répondu (mais qu’est-ce qu’on peut répondre à ça), mais je me rappelle que je luttais contre moi-même pour ne pas m’énerver. De toute façon, je n’avais pas grand-chose à dire, j’avais déjà tout mis dans mon livre. N’est-ce pas pour ça qu’on écrit, tuer le silence en nous, ou faire silence autour de nous ? Contre l’oubli ? J’avais envie de quitter ce studio en courant. C’est quoi ce jeu infantile consistant à répondre à un tas de questions dès qu’on publie un truc ? La littérature est un acte manqué, un lapsus. Mais il y en a qui aiment bien, en font une passion : répondre à toutes les questions comme un coupable. Cet auteur par exemple, ça se voyait qu’il maîtrisait l’affaire. C’était à la fois déroutant et drôle de voir comment il arrivait sans peine, par des phrases soutenues et pesées, sans une once d’hésitation et d’incertitude, à parler de son livre, comme s’il avait préparé ce moment toute sa vie, il ne fallait pas que son livre soit plus brillant que lui. »

À son image, Makenzy Orcel y est indifférent. Les inimitiés que pourraient faire naître ses confidences désormais publiées, il s’en contrefiche. Car s’il n’oubliait pas ses futurs lecteurs, il ne pourrait pas écrire. Du moins, écrire sans tricher ; écrire vraiment. S’agacer du passage obligé de la promotion (l’auteur se métamorphosant en « une sorte de toupie dans la main d’un enfant perturbé »), révéler ses frayeurs de petit garçon (« mon éditrice ne m’aime pas »), ses insécurités sociales : nul sujet n’est tabou. 

De même pour Nicolas Idier, qui de ses séjours en Chine et en Inde n’a pas retenu que les brillants auteurs :

« Jour après jour, je me sens plus politique, et j’ai une conception de la littérature qui le devient aussi. J’ai vu trop de misère ces derniers temps pour ne pas ressentir l’insurrection grandir en moi, comme si une petite armée intérieure (celle de la mauvaise conscience) avait percé le front et pilonné les tranchées de mon cœur (les tranchées de la bonne conscience). »

Comment pourrait-elle ne pas être politique, désormais, la littérature ? D’une manière ou d’une autre. Ce n’est pas Makenzy Orcel avec son ‘Maître-Minuit’ qui le contredira. 

‘Une boîte de nuit à Calcutta’ est ainsi : difficilement résumable, rythmé par l’inspiration, les maux, les joies des deux écrivains, les attentions de l’un envers l’autre. Intime, donc, mais empli de réflexions pertinentes, universelles, nées justement de la solidité de leur relation (la parole libérée, la confiance) et de leurs expériences vécues. 

« Les enfants (...) ne sauront bientôt plus ce qu’est un livre, ni la vie privée. Ce sont les deux cibles nouvelles des conquérants actuels : en finir avec le livre (ou le réduire à des produits d’hyper-marketing, type ‘Cinquante nuances de Grey’), rendre la vie de tout le monde transparente et accessible possible (...) Le lien entre le livre et la vie privée est la construction d’une mémoire que l’on peut tenir cachée. »

Au fil des chapitres, le lien se solidifie, l’amitié se mue en fraternité, de pensées en anecdotes, de souvenirs en création de nouvelles inspirées. Et, avant que le lecteur ne se sente gêné, ne se demande tout de même si sa présence ne relève pas de l’intrusion, il est déjà trop tard. L’évocation passionnée de Jean-Claude Charles, de son concept de l’enracinerrance, le récit du chauffeur de rickshaw pris d’une passion qui s’ignore encore pour une femme perdue ; l’apparition du sphinx Sollers au milieu de tout, au milieu de rien, œil laser et pétillant ; une soirée arrosée chez la bouillonnante Pia Petersen avant une digression savante sur un dénommé Kang Youwei ; puis cette petite bouche intenable, pleine de coke, s’acharnant sans permission sur la culotte d’une jolie juriste, cet auteur bruyant et noctambule qui emmerde ses voisins du côté de Vincennes ou encore la vision de dévots venus chercher la rédemption de l’âme dans les eaux du Gange : il est trop tard ! Le lecteur est déjà entraîné. Ne lui manque plus qu’une bouteille de Barbancourt à portée de main. 

Il se trouve, lui aussi, installé dans ‘Une boîte de nuit à Calcutta’.

 

 ‘Une boîte de nuit à Calcutta’, de Nicolas Idier & Makenzy Orcel, éditions Robert Laffont

P.-S.

En logo ©Makenzy Orcel.

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