Introduction
Après le franciscain Jean du Plan Carpin, premier voyageur occidental à visiter l’Asie orientale en 1245-7, Guillaume de Rubrouck fut à son tour envoyé pour proposer aux Tartares la conversion au christianisme. Alors que Plan Carpin avait été envoyé par le pape Innocent IV — dont la morgue déplut au Grand Khan — Guillaume de Rubrouck reçut de Louis IX — dit Saint Louis — la mission non officielle d’y porter la parole évangélique mais surtout d’observer les us et coutumes des Tatars (Tartares). Son témoignage, rédigé en latin et directement adressé au roi de France est des plus précieux. (Régis Poulet)
CHAPITRE I
Notre départ de Constantinople, et notre arrivée à Soldaïa, première ville des Tartares.
Vous saurez, s’il vous plaît, sire, qu’étant parti de Constantinople le 7 de mai de l’an 1253, nous entrâmes en la mer du Pont, que les Bulgares appellent la Grande Mer, laquelle, selon ce que j’ai appris des marchands qui y trafiquent, a environ mille milles, ou deux cent cinquante lieues d’étendue en sa longueur de l’orient à l’occident, et est comme séparée en deux. Vers le milieu il y a deux provinces : l’une vers le midi, nommée Sinope, d’une forteresse de ce nom qui est un port du soudan de Turquie : l’autre vers le nord, que les chrétiens latins appellent Gazarie, et les Grecs qui y demeurent Cassaria, comme qui dirait Césarée. Elle a deux promontoires ou caps, qui s’étendent en mer vers le midi et le pays de Sinope ; il y a bien trois cents milles entre Sinope et Gazarie ; de sorte que de ces pointes jusqu’à Constantinople on compte sept cents milles, tant vers le midi que vers l’orient, où est l’Ibérie, qui est une province de la Géorgie. Nous vînmes donc au pays de Gazarie, qui est en forme de triangle, ayant à l’occident une ville appelée Kersona, où saint Clément, évêque d’Ancyre, fut martyrisé ; et, passant à la vue de la ville, nous aperçûmes une île, où est une église qu’ils disent avoir été bâtie de la main des anges.
Au milieu et comme à la pointe vers le midi est la ville de Soldaïa [1], qui regarde de côté celle de Sinope : c’est là où abordent tous les marchands venant de Turquie pour passer vers les pays septentrionaux ; ceux aussi qui viennent de Russie et veulent passer en Turquie. Les uns y portent de l’hermine et autres fourrures précieuses ; les autres des toiles de coton, des draps de soie et des épiceries. Vers l’orient de ce pays-là est une ville appelée Matriga, où s’embouche le fleuve Tanaïs (le Don) en la mer du Pont (mer Noire, ancien Pont-Euxin) ; ce fleuve, à son embouchure a plus de douze milles de large : car, avant qu’il entre en cette mer, il fait comme une autre mer vers le nord, qui s’étend en long et en large quelque sept cents milles [2], et sa plus grande profondeur ne va pas à six pas ; de sorte que les grands vaisseaux n’y peuvent aller. Mais les marchands venant de Constantinople à Matriga envoient de là leurs barques jusqu’au fleuve Tanaïs, pour acheter des poissons secs, comme esturgeons, thoses, barbotes et une infinité d’autres sortes.
Cette province de Gazarie est environnée de mer de trois côtés, à savoir : à l’occident, où est la ville de Kersona ; au midi, où est Soldaïa, où nous abordâmes, et où est la pointe du pays ; et à l’orient, où est Materta ou Matriga et l’embouchure du Tanaïs. Au delà est la Zichie, qui n’obéit pas aux Tartares, et les Suèves et Ibériens à l’orient, qui ne les reconnaissent pas aussi. Après, vers le midi, est Trébizonde, qui a un seigneur particulier, nommé Guion, qui est de la race des empereurs de Constantinople et obéit aux Tartares ; puis Sinope qui est au soudan de Turquie, qui leur obéit aussi ; de plus la terre de Vastacius ou Vatace, dont le fils, appelé Astar, du nom de son aïeul maternel, ne reconnaît point les Tartares. Depuis l’embouchure du Tanaïs, tirant vers l’occident jusqu’au Danube, tout est sujet aux Tartares, et même au delà du Danube vers Constantinople. La Valachie, qui est le pays d’Assan, et toute la Bulgarie jusqu’à Solinia leur payent tribut. Ces années passées, outre le tribut ordinaire, ils ont pris de chaque feu une hache et tout le blé qu’ils ont pu trouver. Nous arrivâmes donc à Soldaïa le 21 mai, où étaient venus avant nous certains marchands de Constantinople, qui avaient fait courir le bruit que des ambassadeurs de la Terre Sainte, qui allaient vers le Tartare Sartach, y devaient bientôt venir ; et toutefois j’avais dit publiquement à Constantinople, prêchant dans l’église de Sainte-Sophie, que je n’étais envoyé ni par Votre Majesté [3] ni par aucun autre prince, mais que seulement je m’en allais de moi-même prêcher la foi à ces infidèles, suivant les statuts de notre ordre. Quand je fus donc arrivé là, ces marchands m’avertirent de parler discrètement, parce qu’ils avaient dit que j’étais envoyé vers eux, et que je me gardasse bien de me désavouer pour tel, car autrement on ne me laisserait pas passer. Je dis donc à ceux qui y commandaient en l’absence des chefs (qui étaient allés porter le tribut à Baatu et n’étaient pas de retour), que nous avions entendu dire en la Terre Sainte de Sartach, leur seigneur, qu’il était chrétien, dont tous les chrétiens de delà s’étaient grandement réjouis, et surtout le très chrétien roi de France, qui était en pèlerinage en ces pays-là et combattait contre les Sarrasins et infidèles, pour leur ôter les Saints Lieux d’entre les mains. Que pour moi, mon intention était d’aller vers Sartach et lui porter des lettres du roi mon seigneur, par lesquelles il lui donnait avis de tout ce qui concernait le bien du christianisme. Ils nous reçurent fort honnêtement, et nous donnèrent logement en l’église épiscopale. L’évêque du lieu, qui avait été vers Sartach, nous en dit beaucoup de bien, que depuis nous ne trouvâmes guère véritable. Alors ils nous donnèrent le choix de prendre des charrettes à bœufs, pour porter nos hardes, ou bien des chevaux de somme ; les marchands de Constantinople me conseillaient de ne point prendre de leurs charrettes, mais que j’en achetasse moi-même en particulier de couvertes, comme celles dont les Russiens se servent pour porter les pelleteries, et que je misse dedans tout ce que nous aurions besoin de tirer tous les jours ; d’autant que si je prenais des chevaux, je serais sujet de les faire décharger en chaque hôtellerie pour en prendre d’autres, et d’aller lentement à cheval, en suivant le train des bœufs. Je suivis leur conseil, qui ne se trouva pas toutefois si bon, d’autant que nous fûmes deux mois entiers à aller vers Sartach, ce que nous eussions pu faire en un mois avec des chevaux.
J’avais fait provision à Constantinople de fruits secs, de vin muscat et de biscuit fort délicat, par le conseil de ces marchands, pour faire présent aux premiers capitaines tartares que nous trouverions, afin d’avoir le passage plus libre : car ces gens-là ne regardent pas de bon œil ceux qui ne leur donnent rien. Je mis donc tout cela en un chariot, et, n’ayant trouvé là aucun des capitaines de la ville, ils me dirent tous que si je pouvais faire porter le tout jusqu’à Sartach, il en serait fort aise. Nous commençâmes à prendre notre chemin le 1er juin avec quatre chariots couverts, et deux autres qu’ils nous donnèrent pour porter nos lits et matelas à reposer la nuit, outre cinq chevaux de selle pour nous, car nous étions autant de compagnie, à savoir : mon compagnon frère Barthélemy de Crémone, Gozet, porteur des présents, un bonhomme turcoman, ou interprète, un garçon nommé Nicolas, que j’avais acheté de nos aumônes à Constantinople, et moi. Ils nous avaient aussi donné deux hommes pour mener les chariots et avoir soin des bœufs et des chevaux. Il y a de grands promontoires ou caps sur cette mer depuis Kersona jusqu’aux embouchures du Tanaïs, et environ quarante châteaux entre Kersona et Soldaïa, dont chacun a sa langue particulière ; il y a aussi plusieurs Goths, qui retiennent encore la langue allemande. Ayant passé les montagnes vers le nord, on trouve une belle forêt en une plaine remplie de fontaines et de ruisseaux ; après quoi se voit une campagne de quelque cinq journées, jusqu’à bout de cette province, qui s’étrécit vers le nord, ayant la mer à l’orient et l’occident, qui est comme une grande fosse ou canal d’une mer à l’autre.
Cette campagne était habitée par les Comans, avant la venue des Tartares ; et ils contraignaient toutes les villes susdites, châteaux et villages de leur payer tribut ; mais quand les Tartares y arrivèrent, une si grande multitude de ces Comans s’épandit par le pays en fuyant vers le rivage de la mer, qu’ils se mangeaient par grande nécessité les uns les autres presque tous en vie, ainsi qu’un marchand qui l’avait vu me l’a conté : ils déchiraient à belles dents et dévoraient la chair des corps morts, ainsi que les chiens font les charognes.
Aux extrémités de ce pays, il y a de fort grands lacs, sur le bord desquels se trouvent plusieurs sources d’eaux salées : sitôt que la mer est entrée dedans, elle se congèle en un sel dur comme la glace. De ces salines Baatu et Sartach tirent de grands revenus : car de tous les endroits de la Russie on y vient pour avoir du sel, et pour chaque charretée on donne deux pièces de toile de coton. Par mer il vient aussi plusieurs navires pour charger de ce sel, et on paye selon la quantité qu’on en prend.
Après être partis de Soldaïa, au troisième jour nous trouvâmes les Tartares ; et quand je les eus vus et considérés, il me sembla que j’entrais en un nouveau monde. Mais avant que de poursuivre mon voyage, je représenterai à Votre Majesté la façon de vie et mœurs de ces gens-là le mieux qu’il me sera possible.
CHAPITRE II
De la demeure des Tartares.
Les Tartares n’ont point de demeure permanente et ne savent où ils doivent aller habiter le lendemain : car ils ont partagé entre eux toute la Scythie, qui s’étend depuis le Danube jusqu’au dernier Orient, et chaque capitaine, selon qu’il a plus ou moins d’hommes sous soi, sait les bornes de ses pâturages et où il doit s’arrêter selon les saisons de l’année. L’hiver approchant, ils descendent aux pays chauds vers le midi ; l’été ils montent aux régions froides vers le nord. En hiver ils se tiennent aux pacages destitués d’eaux, quand il y a des neiges, à cause que la neige leur sert d’eau. Les maisons où ils habitent pour dormir sont fondées sur des roues et des pièces de bois entrelacées et aboutissent en haut à une ouverture comme une cheminée, faite de feutre blanc, qu’ils enduisent de chaux ou terre blanche, ou de poudre d’ossements, pour la faire reluire, quelquefois aussi de couleur noire ; cette couverture de feutre par le haut est embellie de diverses couleurs de peinture. Au-devant de la porte ils pendent aussi un feutre tissu de diverses couleurs, qui représentent des ceps de vignes, des arbres, des oiseaux et autres bêtes. Ils ont de ces maisons-là de telle grandeur qu’elles ont bien trente pieds de long : j’ai pris la peine quelquefois d’en mesurer une qui avait bien vingt pieds d’une roue à l’autre ; et quand cette maison était posée dessus, elle passait au delà des roues. Chacun des côtés avait pour le moins cinq pieds de large, et j’ai compté jusqu’à vingt-deux bœufs pour traîner une de ces maisons, onze d’un côté et onze de l’autre. L’essieu entre les roues était grand comme un mât de navire, avec un homme à la porte pour guider les bœufs. Ils font aussi comme de grands coffres ou caisses de petites pièces de bois en carré, qu’ils couvrent de même matière en dôme, et à l’un des bouts il y a une petite porte ou fenêtre ; ces petites maisonnettes sont couvertes de feutre enduit de suif ou de lait de brebis, afin que la pluie ne les puisse percer, et qu’ils ornent de diverses, peintures et broderies. Ils y serrent tous leurs ustensiles, leurs trésors et richesses, puis les lient fortement sur des roues et des espèces de chariots ou de traîneaux, qu’ils font tirer par des chameaux, afin de traverser les plus grandes rivières. Ils n’ôtent jamais ces coffres ou maisonnettes de dessus leurs traîneaux. Quand ils posent leurs maisons roulantes en quelque endroit, ils tournent toujours la porte vers le midi, et à côté, deçà ou delà, à environ demi-jet de pierre, ils mettent aussi ces grands coffres, de sorte que leur maison est située entre deux rangs de ces chariots et coffres, comme entre deux murailles. Leurs femmes font elles-mêmes de ces chariots très bien construits. Il se trouve de riches Moals [4] ou Tartares qui ont bien cent et deux cents de ces chariots et cabanes. Baatu a seize femmes, dont chacune à une grande maison accompagnée de plusieurs de ces petites, qui sont comme des pavillons séparés où demeurent les filles et les servantes ; de sorte que chacune de ces grandes a plus de deux cents petites qui en dépendent. Et quand ils assoient ces maisons pour s’arrêter en quelque lieu, la première des femmes fait poser sa petite cour vers l’occident, puis toutes les autres en font de même chacune en son rang : si bien que la dernière se trouve à l’orient, et l’espace d’entre elles est environ un jet de pierre ; de sorte que la cour d’un de ces riches Tartares semble un gros bourg, où il y a toutefois bien peu d’hommes. La moindre de leurs femmes aura vingt et trente de ces chariots et cabanes à sa suite ; ce qui leur est aisé à transporter, tout le pays étant plain et uni. Ils lient ces chariots avec leurs bœufs ou chameaux, les uns à la suite des autres, avec une femme au-devant qui conduit les bœufs, et toutes les autres la suivent. S’ils se trouvent en quelque pays fâcheux à traverser, ils délient ces chariots et les font passer séparément, car leur marche est aussi lente que le pas d’un bœuf ou d’un mouton.
CHAPITRE III
De leurs lits, de leurs idoles et cérémonies avant de boire.
Après qu’ils ont posé leurs maisons la porte au midi, ils mettent le lit du maître vers le septentrion ; l’habitation des femmes est toujours à l’orient, c’est-à-dire au côté gauche du maître, qui est dans son lit, le visage tourné vers le midi ; mais le lieu des hommes est de l’autre côté droit à l’occident. Quand ils entrent dans ces maisons, ils ne pendent jamais leurs arcs et carquois du côté des femmes. Au-dessus de la tête du maître il y a toujours une petite image comme une poupée faite de feutre, qu’ils appellent le frère du seigneur de la maison ; et une autre de même sur la tête de la femme, qu’ils appellent aussi frère de la maîtresse, et cela attaché à la muraille. Entre ces deux, un peu plus haut, il y en a une autre petite, fort maigre, qu’ils tiennent comme la gardienne de la maison. La maîtresse du logis a coutume de mettre à son côté droit aux pieds du lit, en lieu assez éminent, une peau de chèvre pleine de laine, ou autre matière, et auprès une petite image qui regarde ses femmes et servantes. Près de la porte, et du même côté de la femme, est une autre image avec un pis de vache pour les femmes qui ont la charge de traire les vaches, car cet office leur appartient. De l’autre côté de la porte, vers les hommes, est une autre petite idole, avec un pis de jument pour les hommes qui traient ces bêtes-là. Lorsqu’ils s’assemblent pour boire et se divertir, la première chose qu’ils font, c’est d’asperger de leur boisson cette image qui est sur la tête du maître, et en font de même à toutes les autres par ordre ; il vient ensuite un garçon qui sort de la maison avec une tasse pleine, et en répand trois fois vers le midi, en ployant le genou à chaque fois, et cela à l’honneur du feu ; puis il en fait autant vers l’orient pour l’air ; vers l’occident pour l’eau ; et enfin vers le nord pour les morts. Quand le maître tient la tasse, avant que de boire il en répand une portion à terre ; que s’il boit étant à cheval, il en jette avant que de boire sur le col ou les crins du cheval. Après que le garçon a ainsi fait son effusion vers les quatre parties du monde, il retourne au logis, et deux garçons avec leurs tasses et deux soucoupes présentent à boire au maître et à sa femme assise sur le lit au-dessus de lui.
CHAPITRE IV
De leur boisson et de quelle manière ils invitent et excitent les autres à boire.
En hiver ils composent une très bonne boisson de riz, de mil et de miel, qui est claire comme du vin ; car pour le vin on le leur apporte d’assez loin. Mais l’été ils ne se soucient que de boire du koumis [5] dont il y a toujours une provision auprès de la porte ; et près de là il y a un joueur d’instruments avec sa guitare. Je n’y ai point vu de nos cistres et violes, mais ils ont beaucoup d’autres sortes d’instruments de musique que nous n’avons point. Quand ils commencent à boire, un des serviteurs crie tout haut ce mot : Ha ! et aussitôt le joueur d’instruments commence ; mais quand c’est une grande fête, ils frappent tous des mains et dansent au son de la guitare, les hommes devant le maître et les femmes devant la maîtresse. Après que le maître a bu, l’échanson s’écrie comme auparavant, et le joueur se tait ; alors tous les hommes et les femmes boivent à leur tour, quelquefois à qui mieux mieux. Quand ils veulent inviter quelqu’un à boire, ils le prennent par les oreilles, qu’ils tirent bien fort pour lui faire ouvrir la bouche et le gosier, puis battent des mains et dansent avec lui. Quand ils veulent faire une grande fête et témoigner une grande joie, un prend la coupe pleine, et deux autres se mettent à ses côtés, et vont ainsi tous trois en chantant, jusqu’à celui à qui ils doivent présenter le gobelet, puis chantent et dansent devant lui ; et sitôt qu’il a étendu la main pour prendre la tasse, les autres la retirent, puis incontinent la représentent, ce qu’ils font trois ou quatre fois par galanterie, lui donnant et ôtant la coupe jusqu’à ce qu’il soit de bonne et gaie humeur et qu’il ait grande envie de boire ; enfin ils lui laissent la coupe, en dansant, chantant et trépignant jusqu’à ce qu’il ait bu.
CHAPITRE V
De leur nourriture et manière de manger.
Ils mangent indifféremment de toutes sortes de chairs mortes ou tuées ; car entre tant de troupeaux de bêtes qu’ils ont, il n’est pas possible qu’il n’en meure beaucoup d’elles-mêmes ; toutefois en été, tant que leur koumis ou vin de jument dure, ils ne se soucient pas d’autre nourriture ; de sorte que si alors il arrive que quelque bœuf ou cheval meure, ils le sèchent, coupé par petites tranches, le pendant au soleil et au vent ; ainsi la chair se sèche sans sel ni sans aucune mauvaise senteur. Ils font des andouilles de boyaux de cheval, meilleures que celles qui se font de pourceau, et mangent cela tout fraîchement, gardant le reste des chairs pour l’hiver. Des peaux de bœufs ils font de grandes bouteilles, qu’ils sèchent bien à la fumée, et du derrière de la peau du cheval ils font de très belles chaussures. De la chair d’un mouton ils donnent à manger à cinquante, et même cent personnes ; ils la coupent fort menue en une écuelle, avec du sel et de l’eau, qui est toute leur sauce ; puis avec la pointe du couteau ou de la fourchette, qu’ils font exprès pour cela, et avec quoi ils mangent des poires et pommes cuites au vin, ils en présentent à chacun des assistants une bouchée ou deux, selon le nombre des conviés ; pour le maître, comme on lui a servi la chair du mouton, il en prend le premier ce que bon lui semble ; s’il en veut donner à quelqu’un un morceau, il faut que celui-là le mange tout seul, et aucun autre ne lui en oserait présenter. Que s’il ne peut achever tout seul, il faut qu’il emporte le reste, ou le donne à son valet, pour le lui garder, ou bien qui le serre en « saptargat », c’est-à-dire en son escarcelle ou bourse carrée, qu’ils portent sur eux pour mettre de telles choses ; ils y serrent aussi les os, quand ils n’ont pas eu le temps de les bien ronger et curer, afin de les achever après tout à leur aise de peur que rien ne s’en perde.
CHAPITRE VI
Comme Ils font leur boisson de koumis.
Leur koumis ou vin de jument se fait de cette sorte : ils étendent sur la terre une longue corde tendue à deux bâtons, à laquelle ils attachent environ trois heures durant trois jeunes poulains des juments qu’ils veulent traire, lesquelles demeurant ainsi près de leurs poulains se laissent traire fort paisiblement ; que s’il s’en rencontre quelqu’une plus farouche que les autres, ils lui approchent son poulain, afin qu’il la puisse téter un peu, puis, le retirent promptement et lui font venir celui qui a charge de la traire. Quand ils ont amassé ainsi une grande quantité de ce lait, qui est doux comme celui de vache lorsqu’il est fraîchement tiré, ils le versent dans une bouteille de cuir ou autre vaisseau, où ils le battent et remuent très bien, avec un bois propre à cela, qui est gros par en bas comme la tête d’un homme, et concave par-dessous. L’ayant ainsi bien remué ; il commence à bouillir comme du vin nouveau et à s’aigrir comme du levain ; ils le battent jusqu’à ce qu’ils en aient tiré le beurre. Cela fait, ils en tâtent, et quand ils le trouvent assez piquant, ils en boivent ; car cela pique la langue comme fait le râpé quand on le boit. Lorsqu’on a achevé de boire, on garde sur la langue un goût d’amande, qui réjouit beaucoup le cœur, et même enivre parfois ceux qui n’ont pas la tête bien forte. Ils en font d’une autre sorte, qui est noire et qu’ils appellent « cara koumis », pour l’usage des grands, et le font de cette manière : Le lait de jument ne se caille point. Ils remuent ce lait jusqu’à ce que le plus épais aille au fond du vaisseau, comme fait la lie de vin, et le plus pur et subtil demeure dessus comme du lait clair ou du moût blanc, car les lies en sont fort blanches : ils les donnent à leurs serviteurs, ce qui les fait fort dormir. Mais il n’y a que les maîtres qui boivent celui qui est clarifié, et certainement c’est une boisson fort agréable et qui a de grandes vertus.
Baatu a trente métairies en son quartier, qui s’étend environ une journée ; il tire tous les jours de chacune le lait de cent juments, ce qui revient à trois mille. De même qu’en Syrie les paysans apportent et rendent à leurs maîtres la troisième partie de leurs fruits, aussi ceux-ci rendent le lait du troisième jour. Quant au lait de chèvre, ils en tirent premièrement le beurre, puis le font bouillir jusqu’à parfaite cuisson, et après ils le serrent dans des peaux de chèvres pour le conserver ; ils ne salent point leurs beurres, et toutefois ils ne se gâtent point, par suite de cette grande cuisson ; ils gardent cela pour l’hiver. Quant au reste du lait demeuré après le beurre, ils le laissent aigrir autant que possible, puis le font bouillir, d’où vient du caillé, qu’ils dessèchent au soleil, qui le fait devenir dur, et ils le gardent en des sacs pour l’hiver ; et quand en cette saison le lait leur manque, ils prennent de ce caillé dur et aigre, qu’ils appellent « gri-ut », le mettent dans une bouteille de cuir, jettent par-dessus de l’eau chaude, et battent le tout en sorte que cela devient un liquide aigrelet dont ils usent pour leur boire au lieu de lait, car ils se gardent bien de boire de l’eau toute pure.
CHAPITRE VII
Des animaux dont ils se nourrissent, de leurs habillements et de leurs chasses.
Les grands seigneurs tartares ont des métairies et lieux pour leur provision vers le midi, qui les fournissent de millet et de farines durant l’hiver ; les pauvres s’en pourvoient par échange de moutons et de peaux ; pour ce qui est de leurs esclaves, ils se contentent de boire de l’eau fort épaisse et fort vilaine. De tous les animaux dont ils se nourrissent ils ne mangent d’aucune sorte de rats à longue ou courte queue. Ils ont beaucoup de petits animaux qu’ils appellent « sogur », qui s’assemblent vingt ou trente ensemble en une grande fosse l’hiver, où ils dorment six mois durant ; ils en prennent une grande quantité. Ils ont aussi des lapins à longue queue, dont le bout est garni de poils noirs et blancs, et plusieurs autres sortes de petites bêtes bonnes à manger. Je n’y ai point vu de cerfs, peu de lièvres, mais force gazelles ; j’y ai vu grand nombre d’ânes sauvages, qui sont comme des mulets, et une autre sorte d’animal qu’ils appellent « artak », qui a le corps justement comme un bélier et les cornes torses, mais de telle grandeur qu’à peine d’une main en pouvais-je lever deux [6]. De ces cornes ils font de grandes tasses. Ils ont aussi des faucons, des gerfaux et des cigognes en quantité. Ils portent ces oiseaux de proie sur la main droite et mettent au faucon une petite longe sur le cou, qui lui pend jusqu’à la moitié de l’estomac, et quand ils le lâchent à la proie, ils baissent avec la main gauche la tête et l’estomac de l’oiseau, de peur qu’il ne soit battu du vent, et emporté en haut. La plus grande part de leurs vivres vient de chasse.
Pour ce qui est de leurs vêtements, Votre Majesté saura que toutes les étoffes de soie, d’or et d’argent et de coton, dont ils s’habillent en été, leur viennent du Cathay, de la Perse et autres pays d’Orient et du Midi. Mais pour les fourrures précieuses dont ils se couvrent en hiver, de plusieurs sortes que je n’ai jamais vues dans notre pays, ils les font venir de Russie, de la Grande Bulgarie, de Pascatir, qui est la grande Hongrie, de Kersis, et autres pays pleins de forêts, qui sont tous au nord ou à côté, et qui leur obéissent. L’hiver ils portent toujours deux pelisses au moins, l’une dont le poil est contre la chair et l’autre dont le poil est en dehors contre le vent et la neige ; celles-ci sont ordinairement de peaux de loup ou de renard ; et quand ils demeurent au logis, ils en ont d’une autre sorte, plus délicate encore. Les pauvres se servent de peaux de chiens et de chèvres pour le dessus.
Quand ils veulent chasser, ils s’assemblent en grand nombre aux environs d’un pays ou quartier où ils savent qu’il y a des bêtes, et s’approchent ainsi peu à peu pour les entourer, comme dans des toiles ; alors ils les tuent à coups de flèches. Ils se font aussi des chausses et caleçons de ces peaux. Les riches fourrent encore leurs habits d’étoupes de soie ou peluche, qui est fort douce, légère et chaude ; mais les pauvres ne les doublent que de toile, de coton et de laine la plus déliée qu’ils peuvent tirer : de la grosse ils font le feutre pour couvrir leurs maisons, leurs coffres et leurs lits. Ils font leurs cordes de laine et d’un tiers de crins de cheval. Les feutres leur servent aussi à couvrir des bancs et des chaises, et à faire des capes et cabanes contre la pluie, de sorte qu’ils dépensent beaucoup de laines à ces divers usages.
CHAPITRE VIII
De la façon dont les hommes se rasent et des ornements des femmes.
Les hommes se rasent un petit carré sur le haut de la tête et font descendre leurs cheveux du haut jusque sur les tempes de part et d’autre. Ils se rasent aussi les tempes et le col, puis le front jusqu’à la nuque, et laissent une touffe de cheveux, qui leur descend jusque sur les sourcils ; par côté au derrière de la tête ils laissent des cheveux dont ils font des touffes, qu’ils laissent pendre jusque sur les oreilles.
L’habillement des filles ne diffère guère de celui des hommes, sinon qu’il est un peu plus long ; mais le lendemain qu’une fille est mariée, elle se coupe les cheveux du milieu de la tête jusque sur le front, et porte une tunique comme celle de nos religieuses, mais un peu plus longue et plus large de tout sens, tendue par devant, et attachée sous le côté droit. En cela les Tartares sont différents des Turcs : car ceux-ci attachent toujours leurs vestes du coté gauche, et les Tartares toujours du droit. Les femmes ont un ornement de tête appelé « botta », fait d’écorce d’arbre ou autre matière, la plus légère qu’ils peuvent trouver ; cette coiffure est grosse et ronde, tant que les deux mains peuvent embrasser ; sa longueur est d’une coudée et plus, carrée par le haut comme le chapiteau d’une colonne. Elles couvrent cette coiffure, qui est vide en dedans, d’un taffetas ou autre étoffe de soie fort riche. Sur le carré ou chapiteau du milieu elles mettent comme des tuyaux de plumes ou de cannes fort déliées, de la longueur d’une coudée et plus ; elles enrichissent cela par le haut de plumes de paon, et tout à l’entour de petites plumes de queues d’oiseau aussi bien que de pierres précieuses. Les grandes dames mettent cet ornement sur le haut de la tête, qu’elles serrent fort étroitement, avec une certaine coiffe qui a une ouverture en haut, et là elles ramassent tous leurs cheveux depuis le derrière de la tête jusqu’au sommet, en forme de nœud, puis les mettent sous cette coiffure, qu’elles attachent bien serrée par-dessous le menton. Si bien que quand on voit de loin ces femmes allant à cheval en cet habillement de tête, il semble que ce soient des gens d’armes, portant le casque et la lance levés. Elles vont à cheval comme les hommes, jambe de-çi, jambe de-là ; elles lient leurs robes retroussées sur les reins avec des rubans de soie de couleur de bleu céleste et d’une autre bande ou ceinture, les serrent au-dessous du sein, attachant une autre pièce blanche au-dessous des yeux, qui leur descend jusqu’à la poitrine. Elles sont toutes fort grasses ; celles qui ont le plus petit nez sont estimées les plus belles : cette graisse les rend difformes, du visage principalement.
CHAPITRE IX
Des ouvrages des femmes et de leurs mariages.
L’emploi des femmes est de conduire les chariots, de poser dessus les maisons ambulantes, de les décharger aussi, de traire les vaches, de faire le beurre et le gri-ut, ou lait sec, d’accommoder les peaux des bêtes, les coudre ensemble avec du fil de cordes, qu’elles séparent en petits filets et retordent après à longs filets. Elles font aussi des souliers, des galoches, et toutes autres sortes d’habillements. Jamais elles ne lavent les robes, disant que Dieu se courrouce et envoie des tonnerres quand on les suspend pour les faire sécher ; et quand elles aperçoivent quelqu’une qui les lave, elles les leur ôtent de force et les battent bien fort. Ils craignent tous beaucoup le tonnerre ; quand ils l’entendent, ils chassent de leurs maisons tous les étrangers et s’enveloppent en des feutres ou draps noirs, où ils demeurent cachés jusqu’à ce que le bruit soit passé. Les femmes ne lavent jamais non plus les écuelles, et quand la chair est cuite, elles lavent la vaisselle avec du bouillon chaud tiré de la marmite qu’ensuite elles reversent dedans.
Les femmes s’adonnent aussi à faire des feutres, et en couvrent leurs cabanes et maisons.
Les hommes s’amusent seulement à faire des arcs, des flèches, des mors, brides, étriers, des selles de chevaux, des chariots et des maisons, pansent les chevaux, traient les juments, battent le lait pour en faire le koumis, font aussi des bouteilles et vaisseaux pour l’y mettre, ont soin des chameaux, les chargent et déchargent quand il est besoin. Pour les brebis et les chèvres, les hommes et les femmes en ont soin, tantôt les uns, tantôt les autres, comme aussi de les traire. Ils préparent et accommodent leurs peaux du lait de brebis épaissi. Quand ils veulent se laver les mains ou la tête, ils remplissent leur bouche d’eau, puis la versent peu à peu dessus et se lavent ainsi les mains, la tête et les cheveux.
Pour ce qui est de leurs mariages, il faut savoir que personne n’a de femme s’il ne l’achète ; de sorte que quelquefois les filles demeurent longtemps à marier, leurs père et mère les devant garder jusqu’à ce que quelqu’un les vienne acheter. Ils observent les degrés de consanguinité, à savoir le premier et second seulement, mais ils ne savent ce que c’est que l’affinité, qu’ils ne gardent en aucune sorte, car ils peuvent avoir ensemble ou successivement deux sœurs pour femmes. Les veuves et veufs ne se marient jamais entre eux, d’autant qu’ils ont tous cette croyance que celles qui les ont servis en cette vie les serviront encore dans l’autre, et que les veuves par conséquent retourneront toujours à leurs premiers maris ; de là arrive entre eux cette vilaine coutume qu’un fils, après la mort de son père, épouse toutes ses femmes, excepté celle dont il est fils ; car la famille du père et de la mère échet toujours au fils, si bien qu’il est obligé de pourvoir à toutes les femmes que son père a laissées. Quand donc quelqu’un est demeuré d’accord avec un autre d’acheter et prendre sa fille en mariage, le père de la fille fait un banquet, et la fille s’enfuit se cacher vers ses parents les plus proches ; alors le père dit à son gendre que sa fille est à lui, qu’il la cherche et la prenne partout où il la pourra trouver. Ce que l’autre fait et la cherche diligemment avec tous ses amis, et l’ayant trouvée, la saisit et la mène ainsi comme par force en sa maison.
CHAPITRE X
De leur justice, jugements, de leurs morts et sépultures.
Pour ce qui est de leur manière d’administrer la justice, leur coutume est que quand deux hommes sont en débat de quelque chose, personne n’ose s’en entremettre, le père même ne peut assister son fils ; mais celui qui se sent offensé en appelle à la cour de justice du seigneur ; et si après cela quelqu’un attente quelque chose contre lui, il est mis à mort sans rémission. Mais il faut que cela se fasse promptement et sans délai, et que celui qui a souffert l’injure mène l’autre comme prisonnier. Ils ne punissent personne de mort s’il n’a été surpris sur le fait ou qu’il l’ait confessé lui-même. Mais quand quelqu’un est accusé par d’autres, on ne laisse pas de lui donner la torture pour le faire avouer. Ils punissent de mort l’homicide, et le grand et notable larcin ; mais pour une moindre chose, comme pour un mouton, pourvu qu’on n’y ait point été surpris plusieurs fois, ils battent cruellement et donnent cent coups ; il faut que ce soit avec autant de bâtons divers, et cela par sentence du juge. Ils font mourir aussi ceux qui se disent messagers et envoyés par quelque prince et ne le sont pas, comme aussi les sacrilèges, c’est-à-dire sorciers ou sorcières.
Quand quelqu’un vient à mourir entre eux, ils le pleurent fort, avec de grands cris et hurlements ; alors ils sont exempts de payer tribut pour toute cette année-là. Que si quelqu’un se trouve présent à la mort d’un autre déjà grand et homme fait, il demeure un an entier sans oser mettre le pied dans le palais du Grand Khan. Que si ce n’est qu’un enfant mort, il n’y peut entrer qu’après une lunaison. Ils ont coutume de laisser auprès de la sépulture du défunt une de ses maisons ou cabanes. S’il est de race seigneuriale (comme est celle de Cingis, qui fut le premier seigneur et roi entre eux), on ne sait pas bien l’endroit de sa sépulture ; mais il y a toujours aux environs du lieu où ils enterrent leurs nobles une loge pour retirer ceux qui la gardent. Je n’ai pas su s’ils enterrent des trésors avec les morts. Pour les Comans, ils ont coutume d’élever une butte de terre sur la sépulture du mort et lui dressent une statue, la face tournée à l’orient et tenant une tasse à la main. Aux riches et grands ils dressent des pyramides ou petites maisons pointues, et j’ai vu en des endroits de grandes tours de brique, et en d’autres des maisons bâties de pierres, encore qu’en ces quartiers-là on n’y en trouve point. J’y ai vu aussi une sépulture où ils avaient suspendu seize peaux de cheval sur de grandes perches, quatre à chaque face du monde, puis ils y avaient laissé du koumis pour boire et de la chair pour manger ; cependant ils disaient que ce mort-là avait été baptisé. J’ai remarqué d’autres sépultures formées de très grands carrés bâtis de pierres, les unes rondes les autres carrées, puis quatre pierres longues dressées aux quatre coins du monde (points cardinaux) à l’entour de cet espace. Quand quelqu’un devient malade, on met un signal sur sa maison, pour dire qu’il se trouve mal et que personne n’aille le voir ; car les malades ne sont visités de personne sinon de celui qui les sert. Quand aussi quelque grand seigneur est malade, ils posent des gardes bien loin à l’entour de sa cour ou palais, afin d’empêcher qu’aucun ne s’avance pour passer ces bornes-là, craignant que quelque esprit malin ou le vent n’entre aussi avec eux. Entre eux les devins leur servent de prêtres. Voilà ce que je pus alors remarquer de leurs mœurs et façons de vivre.
CHAPITRE XI
De notre entrée sur les terres des Tartares.
Quand nous commençâmes d’entrer parmi ces peuples barbares, il me fut avis, comme je l’ai déjà dit, que j’arrivais en un autre monde. Ils nous environnèrent tous à cheval, après qu’ils nous eurent fait attendre longtemps, pendant qu’ils étaient assis à l’ombre de leurs chariots noirs. La première chose qu’ils nous demandèrent fut si nous n’avions jamais été parmi eux ; et ayant su que non, ils commencèrent à nous demander effrontément de nos vivres : nous leur donnâmes de nos biscuits et du vin que nous avions apporté du lieu d’où nous étions partis, et en ayant vidé une bouteille, ils en demandèrent encore une autre, disant par risée qu’un homme n’entre pas en une maison avec un pied seul ; ce que nous leur refusâmes toutefois, nous excusant sur le peu que nous en avions. Alors ils s’enquirent d’où nous venions et où nous voulions aller : je leur répondis, comme j’ai dit ci-dessus, que nous avions ouï dire du prince Sartach qu’il était chrétien, que j’avais dessein d’aller le trouver, d’autant que j’avais à lui présenter les lettres de Votre Majesté : sur quoi ils me demandèrent fort si j’y allais de mon propre mouvement ou si j’étais envoyé par quelqu’un ; je répondis que personne ne m’avait contraint d’y aller et que je n’y fusse pas venu si je n’eusse pas voulu ; tellement que c’était de moi-même et de la volonté et permission de mon supérieur, car je me gardai bien de dire que je fusse envoyé par Votre Majesté. Après cela ils s’enquirent de ce que nous avions sur nos charrettes, si c’était de l’or ou de l’argent ou de riches habillements que je portais à Sartach. Je répondis que Sartach verrait lui-même ce que nous lui portions, quand nous serions parvenus où il était, et que ce n’était pas à eux de savoir cela ; mais que seulement ils me fissent conduire vers leur chef, afin qu’il me fit mener vers Sartach s’il voulait, sinon que je pusse m’en retourner. En cette contrée-là il y avait un proche parent de Baatu, nommé Scacatay, pour lequel j’avais des lettres de recommandation de l’empereur de Constantinople, qui le priait de me permettre le passage ; alors ils consentirent de nous donner des chevaux et des bœufs et deux hommes pour nous conduire ; et nous renvoyâmes ceux qui nous avaient amenés.
Mais avant que de nous donner cela, ils nous firent longtemps attendre, nous demandant de notre pain pour leurs petits enfants, et de tout ce qu’ils voyaient que portaient nos garçons, comme couteaux, gants, bourses, aiguillettes, et autres choses ; ils admiraient tout et le voulaient avoir. Sur quoi je m’excusais qu’ayant un grand chemin à faire nous ne devions pas nous priver des choses nécessaires pour un si long voyage ; mais ils me disaient que j’étais un conteur. Il est bien vrai qu’ils ne me prirent rien par force, mais c’est leur coutume de demander avec cette importunité et effronterie tout ce qu’ils voient, et tout ce qu’on leur donne est perdu entièrement. Ils sont fort ingrats, d’autant que, s’estimant les seigneurs du monde, il leur semble que l’on ne doit rien leur refuser ; et quoi qu’on leur donne, si l’on a besoin de leurs services en quelque chose, ils s’en acquittent très mal.
Ils nous donnèrent à boire de leur lait de vache, qui était fort aigre, car on en avait tiré le beurre ; et ils l’appellent « apra ». Enfin nous les quittâmes, et il me semblait bien que nous étions échappés des mains de vrais démons ; le lendemain nous arrivâmes vers leur capitaine. Depuis que nous partîmes de Soldaïa jusqu’à Sartach, en deux mois entiers nous ne couchâmes en aucune maison ou tente, mais toujours à l’air ou sous nos chariots ; et en tout ce chemin nous ne trouvâmes aucun village ni vestige d’aucuns bâtiments, si ce n’était des sépultures des Comans en grand nombre.
Un jour le garçon qui nous guidait nous donna à boire du koumis, mais en le buvant je tressaillis d’horreur pour la nouveauté de la boisson, d’autant que jamais je n’en avais goûté ; mais une seconde fois je le trouvai d’assez bon goût.
CHAPITRE XII
De la cour de Scacatay ; difficulté que les chrétiens font de boire du koumis.
Le matin nous rencontrâmes les chariots de Scacatay, chargés de maisons et de cabanes ; je crus voir une grande ville ; j’admirais aussi le grand nombre de leurs bœufs, chevaux et brebis, avec si peu d’hommes pour les conduire. Je demandais combien il avait d’hommes avec lui, et on me dit qu’il n’en avait pas plus de cinq cents ; sur cela le garçon qui nous conduisait me dit qu’il fallait présenter quelque chose à Scacatay ; il fit arrêter toute notre troupe et s’en alla devant annoncer notre arrivée. C’était environ sur les neuf heures ; ils posèrent leurs maisons le long d’une rivière, et un truchement vint nous trouver, qui, ayant appris de nous que nous n’étions jamais venus chez eux, nous demanda de nos vivres ; nous lui en donnâmes ; il demandait aussi quelque habillement, parce qu’il devait nous présenter à son seigneur et parler pour nous ; mais, nous excusant de cela, il s’enquit de ce que nous portions à son maître ; nous tirâmes alors une bouteille de vin, un panier de biscuits, et un petit plat plein de pommes et autres fruits ; mais cela ne lui plaisait pas ; il eût voulu que nous lui eussions porté quelques riches étoffes. Nous ne laissâmes pas de passer ainsi et de venir près de Scacatay dans une grande crainte et confusion. Il était assis sur son lit, tenant une guitare en main ; et sa femme était auprès de lui. Je pensai, à la vérité, tant elle était camuse, qu’on lui avait coupé le nez ; elle semblait n’en avoir, pas du tout, et elle s’était frottée à cet endroit-là d’un onguent fort noir, comme aussi les sourcils, ce qui était fort laid et difforme à regarder. Je dis à Scacatay les mêmes choses que j’ai dites ci-dessus : car il nous fallait toujours redire les mêmes paroles, comme nous en avions été bien instruits par ceux qui avaient été parmi eux, de ne changer jamais notre discours. Je le suppliai aussi de daigner recevoir notre petit présent, m’excusant sur ce que j’étais religieux, et que notre ordre ne nous permettait de posséder ni or, ni argent, ni riches habillements, dont je ne pouvais lui faire aucun présent, mais qu’il lui plût prendre de nos vivres par manière de bénédiction. Alors il fit prendre ce que nous lui offrions, et distribua aussitôt tout à ses gens, qui étaient assemblés pour boire. Je lui remis aussi les lettres de l’empereur de Grèce (cela fut à l’octave de l’Ascension), lesquelles il envoya à Soldaïa pour les faire traduire, à cause qu’elles étaient écrites en grec, et qu’il n’y avait personne qui sût cette langue. Il nous demanda si nous voulions du koumis ; d’autant que les chrétiens grecs, russiens et alains [7] qui sont entre eux et qui font profession de garder étroitement leur loi, n’en veulent pas goûter, et ne s’estimeraient plus chrétiens s’ils en avaient seulement goûté ; de sorte qu’il faut que leurs prêtres les réconcilient de cela comme s’ils avaient abjuré la foi chrétienne. Je lui répondis donc que nous avions assez de quoi boire encore, et que quand cela viendrait à nous manquer, nous étions prêts à boire de ce qui nous serait présenté. Il s’informa de ce que contenaient les lettres que Votre Majesté envoyait à Sartach : je lui dis qu’elles étaient cachetées et qu’il n’y devait avoir que de bonnes et amiables paroles ; il nous demanda ce que nous avions à dire à Sartach : je répondis que ce n’était que des choses concernant la foi chrétienne, à quoi il répliqua qu’il serait bien aise de les entendre. Alors je lui déclarai du mieux qu’il me fut possible par notre truchement, qui avait fort peu d’esprit et d’éloquence, tout ce qui était du symbole de la foi. Ce qu’ayant écouté, il branla la tête sans dire autre chose. Après il nous donna deux hommes pour nous garder et avoir soin de nos bœufs et chevaux, et nous dit de nous en aller avec lui dans nos chariots, jusqu’à ce que celui qu’il avait envoyé pour faire interpréter les lettres de l’empereur de Constantinople fût retourné. Nous fûmes toujours avec lui en voyage jusqu’au lendemain de la Pentecôte.
CHAPITRE XIII
Comme les Alains vinrent devers nous la veille de la Pentecôte.
La veille de la Pentecôte vinrent vers nous certains Alains qu’ils appellent Acias, ou Akas, qui sont chrétiens à la grecque, ont le langage grec et des prêtres grecs, et cependant ne sont point schismatiques comme les Grecs ; mais, sans acception de personne, ils honorent toutes sortes de gens faisant profession du christianisme ; ils nous présentèrent de la chair cuite et nous prièrent d’en manger et de prier pour l’âme d’un des leurs qui était défunt ; je leur dis qu’étant la veille d’une si grande fête, je ne pouvais pas manger de la viande ce jour-là, et leur fis une petite exhortation sur cette solennité, dont ils furent fort contents : car ils ignorent tout ce qui est des cérémonies de la religion chrétienne, et ne connaissent rien que le nom de Christ. Ils s’enquirent aussi de nous, comme aussi firent plusieurs autres chrétiens russiens et hongrois, comment ils se pourraient sauver en buvant du koumis, mangeant de la chair des bêtes mortes, et tuées par les sarrasins et autres infidèles ; ce que les prêtres grecs et russiens estiment comme choses impures et immolées aux idoles, disant aussi qu’ils ignoraient les temps de jeûne, et que difficilement ils pourraient les garder quand ils les sauraient. À cela je leur répondis et les instruisis du mieux que je pus, les exhortant à la foi. Quant à la chair qu’ils nous avaient apportée, nous la réservâmes pour le jour de la fête ; car là on ne trouvait rien à acheter pour or ni pour argent, si ce n’était pour des toiles et des draps, dont nous n’avions point. Quand nos serviteurs leur offraient de la monnaie, ils la frottaient entre leurs doigts et l’approchaient du nez pour sentir si c’était du cuivre ; ils ne nous donnaient aucune sorte de nourriture, si ce n’était du lait de vache fort aigre et puant. Le vin commençait déjà à nous manquer et les eaux étaient toutes gâtées et troublées par les chevaux, de sorte qu’il n’y avait pas moyen d’en boire, et sans le biscuit que nous avions, et surtout la grâce du bon Dieu qui nous assistait, nous fussions tous morts de faim.
CHAPITRE XIV
D’un sarrasin qui disait se vouloir faire baptiser et de certains hommes qui semblent être lépreux.
Le jour de Pentecôte vint vers nous un certain sarrasin, auquel nous donnâmes quelque exposition de la foi ; et lui, entendant les grands bienfaits de Dieu envers les hommes, en l’incarnation de Christ, la résurrection des morts et le jugement final, et que les péchés étaient lavés et effacés par le baptême, il nous fit entendre qu’il désirait être baptisé ; et comme nous étions tout prêts à le faire, il monta aussitôt à cheval, disant qu’il s’en allait chez lui et voulait consulter de cette affaire avec sa femme. Étant revenu le lendemain, il nous dit qu’il n’osait se faire baptiser, parce qu’il ne pourrait plus boire de koumis, selon l’opinion des chrétiens de ce pays-là, et que sans un tel breuvage il lui serait impossible de vivre en ces déserts, et jamais je ne lui pus ôter cette opinion, quoi que je lui susse remontrer. Ce qui fait voir combien ils sont détournés de la foi par cette fantaisie que leur ont donnée les Russiens, qui sont en grand nombre parmi eux. Ce même jour, Scacatay nous donna un guide pour nous mener à Sartach, et deux autres hommes pour nous conduire jusqu’au plus proche logement, qui était à cinq journées de là, selon que nos bêtes pouvaient marcher. Ils nous donnèrent une chèvre pour manger et plusieurs bouteilles pleines de lait de vache, avec un peu de koumis, parce qu’il est fort cher et précieux entre eux.
Prenant donc notre chemin vers le nord, il me sembla que nous passions par une des portes d’enfer ; et les garçons qui nous menaient commençaient à nous dérober tout ouvertement, parce qu’ils voyaient que nous n’y prenions pas fort garde, mais reconnaissant notre perte, nous en eûmes un peu plus de soin.
Nous vînmes enfin au bout de cette province, qui est fermée d’un grand fossé qui s’étend d’une mer à l’autre. Il y avait au delà un logement où ceux chez qui nous entrâmes nous semblèrent tous comme des ladres, tant ils étaient hideux ; c’étaient tous pauvres et misérables gens qu’on y avait mis pour recevoir le tribut de ceux qui venaient chercher du sel de ces salines dont nous avons parlé. De là ils disaient que nous avions à cheminer quinze journées entières sans trouver personne. Nous bûmes avec eux du koumis, et nous leur donnâmes un panier plein de fruits et du biscuit. Ils nous donnèrent huit bœufs, une chèvre et quelques bouteilles pleines de lait de vache, pour un si grand chemin. Ainsi ayant changé de bœufs, nous nous mîmes en chemin, et en dix jours nous arrivâmes en un autre logement, et ne trouvâmes point d’eau en tout ce chemin, sinon en quelques fosses creusées en des lieux bas, et deux petits ruisseaux seulement que nous rencontrâmes. Nous cheminions toujours droit à l’orient, depuis que nous fûmes une fois sortis du pays de Gazarie, ayant la mer au midi et de grands déserts au nord, qui durent quelquefois plus de vingt journées d’étendue, et où on ne trouve que des forêts, des montagnes, avec des pierres. L’herbe y est très bonne pour les pâturages. C’était là que vivaient les Comans et qu’ils tenaient leurs troupeaux : ils s’appelaient Capchat, et selon les Allemands Valans, et leur pays Valanie ; Isidore l’appelle Alanie, depuis le Tanaïs jusqu’aux Méotides et le Danube. Tout ce pays en sa longueur, depuis le Danube jusqu’au Tanaïs, qui sépare l’Asie de l’Europe, est de plus de deux mois de chemin pour un homme de cheval allant vite, comme font les Tartares, et tout cela est habité par les Comans Capchat, et même depuis le Tanaïs jusqu’à l’Étilia ou Volga, y ayant entre ces deux fleuves environ dix grandes journées. Au nord de ce pays-là est la Russie, toute pleine de bois, qui s’étend depuis la Pologne et la Hongrie jusqu’au Tanaïs ; elle a été toute ravagée par les Tartares, qui la ruinent et désolent encore tous les jours, à cause qu’ils préfèrent les sarrasins aux chrétiens tels que sont les Russiens. Quand ces pauvres gens ne peuvent plus donner ni or ni argent, ils les emmènent avec leurs enfants comme des troupeaux de bêtes, pour leur faire garder les leurs. Au delà de la Russie, en tirant au nord, est la Prusse, que depuis peu les chevaliers teutoniques ont subjuguée entièrement ; ils pourraient en faire autant et bien aisément de toute la Russie, s’ils voulaient s’y employer. Car si les Tartares savaient que notre grand pontife, le pape, fît croiser les peuples contre eux, ils s’enfuiraient tous bien vite et s’iraient cacher dans leurs déserts.
CHAPITRE XV
Des souffrances et incommodités que les nôtres endurèrent en ce voyage et de la sépulture des Comans.
Nous allions donc toujours vers l’orient, ne trouvant rien en notre chemin que ciel et terre, et quelquefois à main droite la mer qu’ils appellent mer du Tanaïs, et çà et là des sépultures de Comans, que nous découvrions de deux lieues loin : car les enterrements de toute une famille et parenté se font en un même endroit. Tant que nous cheminions parmi ces déserts, nous étions assez bien, au prix du mal que nous avions quand nous arrivions en un de leurs logements, lequel était si grand que je ne le saurais exprimer. Notre guide voulait qu’à chaque capitaine que nous trouvions nous lui fissions un présent, à quoi nous ne pouvions pas fournir, d’autant que nous étions huit personnes qui vivions tous de nos provisions, sans compter les serviteurs tartares qui voulaient manger comme nous. Nous étions cinq maîtres, puis les trois qui nous conduisaient, deux qui menaient les charrettes, et un qui venait avec nous jusqu’à Sartach. Les viandes qu’ils nous donnaient ne nous suffisaient pas, et nous ne trouvions rien à acheter avec notre argent. Lorsque nous étions assis sous nos charrettes à l’ombre, à cause de la grande chaleur qu’il faisait alors, ils nous importunaient extrêmement, se venant jeter sur nous, nous tourmentant et pressant pour voir tout ce que nous portions. J’étais fort chagrin de voir que quand je leur voulais dire quelque parole d’édification, notre truchement me disait : « Vous ne me ferez pas prêcher aujourd’hui ; je n’entends rien de tout ce que vous dites. » Il disait vrai : car depuis je compris fort bien, lorsque je commençai à entendre un peu la langue, que quand je lui disais une chose il en rapportait une autre à sa fantaisie. Voyant donc qu’il ne servait de rien de lui dire quelque chose pour le répéter, j’aimai mieux me taire. Nous cheminâmes ainsi de logement en logement, avec grande peine et travail ; de sorte que peu de jours avant la fête de la Madeleine, nous arrivâmes au grand fleuve de Tanaïs (le Don) qui fait la borne de l’Europe et de l’Asie, comme le Nil est celle de l’Asie et de l’Afrique. En ce lieu où nous arrivâmes, Baatu et Sartach ont fait faire un logement de Russiens sur la rive orientale de ce fleuve, pour faire passer les ambassadeurs et marchands avec de petites barques. Ils nous y passèrent les premiers, ensuite nos chariots, mettant une roue en une barque et une autre roue en une autre, et attachant bien ces barques les unes aux autres, ils nous firent passer cette rivière. Notre guide s’y comporta fort mal, car sur ce qu’il crut que ceux du logement nous dussent fournir de chevaux, il renvoya les bêtes qui nous avaient portés ; et comme nous leur en demandions d’autres, ils nous répondaient fort bien que Baatu leur avait donné un privilège qui les exemptait de cela, qu’ils n’étaient destinés qu’à passer et repasser ceux qui allaient et venaient ; et même ils prenaient un gros droit des marchands pour cela. Nous demeurâmes ainsi trois jours entiers sur le bord de la rivière. Le premier jour ils nous donnèrent un grand poisson appelé barbote, tout frais ; le second jour du pain de seigle et quelque peu de chair, qu’un officier de ce bourg-là avait été prendre de maison en maison ; et le troisième jour des poissons secs, dont ils ont en abondance.
Au reste, ce fleuve était large en ce lieu-là, comme est la Seine à Paris. Avant que d’y arriver, nous avions passé plusieurs autres rivières très belles et poissonneuses ; mais les Tartares ne savent pêcher ni ne se soucient pas du poisson, s’il n’est si grand qu’ils en puissent manger et s’en rassasier comme on fait du mouton. Ce fleuve est la borne orientale de la Russie et prend sa source en des marais qui s’étendent jusqu’à l’océan Septentrional, mais il a son cours vers le midi et s’embouche en une grande mer de sept cents milles d’étendue avant que d’arriver à la grande mer ; toutes les eaux que nous passâmes vont de ce côté-là.
Ce fleuve traverse à l’occident une grande forêt, et les Tartares ne montent jamais au delà vers le nord, parce qu’en ce temps-là, qui est environ vers le commencement du mois d’août, ils reprennent leur chemin vers le midi. Si bien qu’ils ont un logement plus bas, par où les ambassadeurs passent en temps d’hiver. Nous étions donc là en une grande peine, ne pouvant trouver ni bœufs ni chevaux pour notre argent ; à la fin, après que je leur eus fait connaître le travail que j’avais entrepris pour le bien commun du christianisme, ils nous accommodèrent de bœufs et d’hommes ; mais pour nos personnes, il nous fallut aller à pied. C’était au temps qu’ils coupaient les seigles, car le froment n’y vient pas bien ; mais ils ont du millet en abondance. Les femmes russiennes ornent leurs têtes ainsi que les nôtres, et bordent leurs robes depuis le bas jusqu’aux genoux de bandes de vair et d’hermine. Les hommes portent des manteaux comme les Allemands ; mais ils se couvrent la tête de certains bonnets en feutre pointus et fort hauts. Nous cheminâmes trois jours entiers sans trouver aucune habitation, étant fort las, et nos bœufs aussi, ne sachant où nous pourrions trouver les Tartares ; il nous arriva deux chevaux qu’on nous avait envoyés en diligence, dont nous fûmes fort réjouis. Notre guide et notre truchement montèrent dessus pour aller découvrir de quel côté nous pourrions trouver quelque logement. Enfin, au quatrième jour, nous en trouvâmes avec autant de joie que ceux qui après la tempête arrivent au port. Ayant pris là des chevaux et des bœufs, selon que nous avions besoin, nous poursuivîmes notre chemin de logement en logement, tant que nous parvînmes le dernier jour de juillet jusqu’à celui de Sartach.
CHAPITRE XVI
Du pays où était Sartach et des peuples qui lui obéissent.
Tout le pays au delà du Tanaïs est très beau, rempli de forêts et de fleuves du côté du nord. Il y a de grands bois qui sont habités de deux sortes d’hommes. Les uns s’appellent Moxel, qui n’ont aucune loi, et sont entièrement idolâtres. Ils n’ont point de villes ni de villages, mais seulement quelques cabanes çà et là dans les bois. Ceux de cette nation avec leur seigneur avaient été tués la plupart en Allemagne. Les Tartares les y avaient menés ; et ils ont conservé de l’estime pour les Allemands, et s’attendent bien d’être un jour délivrés par eux de la servitude des Tartares. Quand quelque marchand étranger arrive chez eux, il faut que celui chez qui il descend le pourvoie de tout ce qui lui sera nécessaire tant qu’il y demeurera. Ils ont quantité de pourceaux, de miel, de cire, de riches fourrures et de faucons. Il y a proche d’eux d’autres peuples qui s’appellent Merclas ; les Latins les appellent Mardes ; ils sont sarrasins. Au delà d’eux est le fleuve Étilia (Volga), qui est le plus grand que j’aie jamais vu : il vient du nord et de la Grande-Bulgarie [8] ; il va droit au midi, pour tomber dans un grand lac ou mer (Caspienne), qui a plus de quatre mois de circuit, et dont je parlerai ci-après. La distance de ces deux fleuves du Tanaïs et d’Étilia n’est pas grande dans les endroits et pays du nord, où nous avons passé plus de dix journées, mais vers le midi ils sont bien plus éloignés. Car le Tanaïs s’embouche dans les Palus-Méotides, et l’Étilia dans ce grand lac qu’il fait, avec plusieurs autres fleuves qui s’y rendent de Perse. Au midi nous avions de très grandes montagnes où habitent les Kergis (Kirghis), et les Alains ou Acas, qui sont chrétiens et combattent encore tous les jours contre les Tartares. Après eux, vers ce grand lac ou mer, sont des sarrasins, qu’on appelle Lesges, qui sont sujets des Tartares ; puis on trouve la Porte de fer [9] que, dit-on, le grand Alexandre fit faire pour empêcher les Barbares d’entrer en Perse ; j’en parlerai encore ci-après, d’autant que j’y passai à mon retour. En tous les pays qui sont entre ces deux fleuves, par où nous avons passé, habitaient autrefois les Comans avant que les Tartares eussent occupé cette région.
CHAPITRE XVII
De la cour de Sartach et de sa magnificence.
Nous trouvâmes Sartach à trois journées du fleuve Étilia, et sa cour nous sembla fort grande : car il a six femmes, et son fils aîné, qui habite proche de lui, en a deux ou trois, et chacune d’elles a une grande maison ou habitation, qui contient plus de deux mille chariots. Notre guide s’adressa à un certain chrétien nestorien [10] nommé Coyat, qui est un des principaux de cette cour ; il nous fit aller bien loin vers un seigneur nommé Janna : c’est ainsi qu’ils appellent celui qui a la charge de recevoir les ambassadeurs. Ce Coyat nous ordonna de le venir trouver vers le soir. Là-dessus notre guide s’enquit de nous, quels présents nous avions à lui faire ; et il s’offensa fort quand il vit que nous n’apportions rien pour cela. Étant introduits vers ce seigneur, nous le trouvâmes assis en sa pompe et magnificence, faisant jouer d’une guitare et danser devant lui. Je lui exposai comment j’étais venu pour voir son seigneur, et le priai qu’il nous aidât à lui faire voir nos lettres. Je m’excusai de ne lui apporter aucuns présents, ni à son maître, sur ce que j’étais religieux, ne possédant ni ne recevant rien, et ne touchant même ni or, ni argent : ni aucune chose précieuse, excepté quelques livres et une chapelle (ornements sacerdotaux) pour le service divin ; de sorte qu’ayant quitté mon bien propre je ne pouvais être porteur de celui d’autrui. Lui, là-dessus, me répondit assez bénignement que je faisais bien, étant religieux, de garder ainsi mon vœu, et qu’il n’avait point de besoin au nôtre, mais qu’il nous donnerait plutôt du sien, si nous en avions besoin. Après cela, il nous fit seoir et boire de leur lait ; puis il nous pria de faire la bénédiction pour lui, ce que nous fîmes. Entre autres choses il nous demanda qui était le plus grand seigneur entre les Francs ou chrétiens occidentaux ; je lui répondis que c’était l’Empereur, s’il jouissait paisiblement de tout ce qui lui appartient ; mais il me répliqua que non, et que c’était plutôt le roi de France. Car il avait ouï parler de Votre Majesté par monseigneur Baudouin de Hainaut. Je trouvai là aussi un des frères chevaliers du Temple, qui avait été à Chypre et lui avait conté tout ce qu’il avait vu.
Cela fait, nous retournâmes en notre logement. Le lendemain je lui envoyai un flacon de vin muscat, qui s’était fort bien conservé le long du chemin, avec un panier plein de biscuit, ce qu’il eut très agréable, et il retint nos serviteurs ce soir-là avec lui. Le jour suivant, il m’envoya dire que je vinsse à la cour et que j’apportasse les lettres du roi avec ma chapelle et mes livres, d’autant que son seigneur voulait voir le tout. Ce que nous fîmes, faisant porter une charrette pleine de nos livres et des ornements de notre chapelle, avec une autre de pain, de vin et de fruits. Étant arrivés devant lui, il nous fit exposer tous nos livres et ornements ; il y avait à l’entour de nous force Tartares, chrétiens et sarrasins, tous à cheval. Ayant bien regardé tout, il nous demanda si nous voulions faire présent de cela à son maître ; je fus fort étonné de cette parole, et, dissimulant le mieux que je pouvais mon déplaisir, je lui répondis que je le suppliais de faire en sorte que son seigneur voulût nous faire l’honneur de recevoir ce pain, ce vin et ces fruits, non comme un présent, étant si peu de chose, mais par manière de bénédiction, afin de ne venir les mains vides en sa présence ; qu’il pourrait voir les lettres du roi mon seigneur et y apprendrait la cause pourquoi nous étions venus vers lui, et qu’alors nous attendrions son commandement et sa volonté. Que pour les ornements de la chapelle, c’était chose sacrée, qu’il n’était permis qu’aux prêtres de toucher. Alors il nous commanda de nous en revêtir et d’aller ainsi trouver son seigneur : ce que je fis, après m’être revêtu des riches ornements et chapes que nous avions, tenant en main une fort belle Bible, que Votre Majesté m’avait donnée, et un psautier très riche, qui était un présent de la reine, où il y avait de très belles enluminures ; mon compagnon portait le missel et la croix, et notre clerc, vêtu d’un autre parement, prit l’encensoir, et nous arrivâmes en cet équipage vers son seigneur Sartach. Ils levèrent une pièce de feutre qui était pendue devant la porte, afin qu’il nous pût voir arriver en cette cérémonie. Alors ils commandèrent au clerc et au truchement de fléchir le genou par trois fois ; ce qu’ils ne requirent pas de nous. Puis ils nous avertirent de prendre soigneusement garde en entrant ou sortant de ne toucher pas le seuil de la porte, et que nous chantassions quelques cantiques de bénédiction pour leur seigneur. Nous entrâmes donc entonnant un Salve regina. À l’entrée de la porte il y avait un banc, sur lequel était du koumis et des tasses. Toutes ses femmes y étaient venues ; et ses Moals ou Tartares nous pressaient fort en entrant avec nous. Là Coyat prit l’encensoir en main et le présenta à Sartach, qui le regarda fort en le touchant ; il lui fit voir le psautier, qu’il considéra bien aussi avec sa femme, qui était assise auprès de lui ; après il lui montra la Bible et demanda si c’était l’Évangile ; je lui répondis que ce livre contenait la sainte Écriture ; et voyant une image, il s’informa si c’était celle de Jésus-Christ, et je lui dis que oui ; car il faut remarquer que les chrétiens nestoriens et arméniens ne mettent jamais de figure de crucifix sur leurs croix ; et il semble par là qu’ils ne croient pas bien à la passion du Fils de Dieu ou qu’ils en aient honte. Après quoi il fit retirer tous ceux qui étaient alentour de nous afin de mieux voir tous nos ornements. Alors je pris l’occasion de lui présenter les lettres de Votre Majesté, avec les interprétations en arabe et en syriaque ; car je les avais fait traduire en ces langues et caractères, étant à Acre, où il y avait des prêtres arméniens, qui savaient le turc et l’arabe, et le chevalier templier entendait le syriaque, le turc et l’arabe. Cela fait, nous sortîmes pour laisser nos ornements et nous en dépouiller, et les interprètes vinrent avec Coyat pour déchiffrer nos lettres. Sartach, ayant entendu ce qu’elles portaient, reçut notre présent de pain, de vin et de fruits, et nous fit rendre nos ornements et nos livres ; tout cela fat le jour de Saint-Pierre-aux-liens.
CHAPITRE XVIII
Comment nous reçûmes commandement d’aller trouver Baatu, père de Sartach.
Le lendemain matin, un certain prêtre, frère de Coyat, vint demander un petit vase où il y avait du chrême, parce que Sartach le voulait voir, comme il disait, et nous le lui donnâmes, et sur le soir Coyat nous fit appeler, disant que le roi notre maître avait écrit une lettre civile et honnête à son maître, mais qu’il y avait certaines choses difficiles à faire, à quoi il n’osait toucher sans le conseil de son père Baatu ; qu’ainsi il nous le fallait aller trouver, et cependant lui laisser les deux chariots, avec tous les ornements et les livres, que son seigneur Sartach voulait voir plus particulièrement et à loisir. Ce qu’ayant entendu, je soupçonnai aussitôt qu’il y avait quelque mauvais dessein caché là-dessous ; et sur cela je lui dis que nous laisserions sous sa garde non seulement les deux chariots qu’il demandait, mais aussi les deux autres que nous avions encore. Il nous répondit qu’il ne demandait pas ceux-là, que nous en fissions ce que nous voudrions. Je lui dis que cela ne se pouvait séparer ainsi, mais que nous lui laisserions le tout à sa disposition ; alors il nous demanda si nous voulions demeurer en ce pays-là ; je lui dis que s’il avait bien entendu les lettres du roi mon maître, il pouvait juger que c’était notre intention ; sur quoi il nous avertit que, cela étant, nous avions besoin d’être fort humbles et patients ; et ainsi nous le quittâmes ce soir-là. Le lendemain il nous envoya un prêtre nestorien pour les chariots, et nous les lui fîmes mener tous quatre. Le frère de Coyat vint au-devant de nous et sépara toutes nos hardes d’avec ce que nous avions porté le jour précédent à la cour, qu’il prit comme étant à soi, à savoir les livres et les vêtements ; Coyat avait commandé que nous portassions avec nous tous les vêtements sacrés dont nous nous étions revêtus devant Sartach, afin de nous en vêtir aussi devant Baatu, s’il était besoin. Cependant le prêtre nous ôta tout de force, disant que puisque nous avions apporté tout cela à Sartach, pourquoi le voulions-nous porter encore à Baatu ? Comme je lui en voulais rendre raison, il me dit que je n’en parlasse pas davantage : ce qu’il nous fallut souffrir patiemment, n’ayant aucun accès près de Sartach, et personne qui nous en fit justice. Je craignais assez de mon truchement qu’il n’eût rapporté quelque chose autrement que je ne l’avais dit ; outre que je savais bien qu’il eût bien désiré que nous eussions fait un présent à Sartach du tout. Mais je me consolai en une chose, c’est qu’aussitôt que je reconnus leur désir, je retirai secrètement la Bible et quelques autres livres que j’aimais le mieux. Pour le psautier de la reine, je ne pus pas en faire de même, d’autant qu’on l’avait trop remarqué pour ses dorures et belles enluminures. Nous retournâmes donc en notre logement avec nos deux chariots de reste. Incontinent après cela arriva celui qui venait pour nous mener vers Baatu ; il voulait qu’en diligence nous nous missions en chemin. Mais je lui dis que je ne voulais en aucune manière mener nos chariots ; ce qu’ayant rapporté à Coyat, il nous envoya dire que nous les lui laissassions avec notre garçon ; ce que nous fîmes.
Nous prîmes notre route vers l’orient pour aller trouver Baatu, et en trois journées nous vînmes au fleuve Étilia, dont voyant les grosses eaux, je m’étonnai fort qu’il en pût venir du nord en aussi grande abondance. Avant que de partir de la cour de Sartach, je fus averti par Coyat et par plusieurs autres de cette cour que je me gardasse bien de dire que Sartach fût chrétien, mais Moal ou Tartare seulement ; ils croient que le nom de chrétien et chrétienté est un nom de pays et de nation, et ces gens-là sont montés à une telle arrogance, que, encore que peut-être ils aient quelque créance de Jésus-Christ, ils ne veulent pas toutefois être appelés chrétiens, mais Moals seulement, qui est le nom qu’ils veulent exalter par-dessus toutes choses ; ils ne veulent pas non plus qu’on les appelle Tartares, d’autant que les vrais Tartares ont été un autre peuple, comme je le dirai plus loin, suivant ce que j’en ai appris.
CHAPITRE XIX
L’honneur que Sartach, Mangu-Khan, et Ken-Khan font aux chrétiens ; l’origine de Cingis et des Tartares.
Du temps que les Français prirent la ville d’Antioche (en 1097), il y avait pour monarque, en ces parties septentrionales, un prince nommé Ken-Khan : Ken était son nom propre, et Khan un titre de dignité, qui a la même signification que devin, car ils appellent tous les devins khan ; de là leurs princes ont pris ce nom, parce que leur charge est de gouverner les peuples par le moyen des augures ; de sorte qu’on lit aux histoires d’Antioche que les Turcs envoyèrent demander secours à Ken-Khan contre les Franks, d’autant que les Turcs sont eux-mêmes venus de ces pays-là. Ce Ken-Khan était roi du Cara-Cathay, c’est-à-dire « noir Cathay » (« cara » signifie noir, et « Cathay » est un nom de pays), pour le distinguer d’un autre Cathay (la Chine) qui est vers l’orient, le long de la mer, dont je parlerai ci-après. Ce Cathay-là est au dedans de certaines montagnes par où j’ai passé, avec une grande campagne où était autrefois un grand prêtre nestorien, qui était seigneur d’un peuple nommé Nayman, tous chrétiens nestoriens. Ce Ken-Khan étant mort, ce prêtre nestorien s’éleva et se fit roi. Tous les nestoriens l’appelaient le roi Prêtre-Jean, et disaient de lui des choses merveilleuses, mais beaucoup plus qu’il n’y avait en effet. Car c’est la coutume des nestoriens venant de ces pays-là de faire un grand bruit de peu de chose, ainsi qu’ils ont fait courir partout que Sartach était chrétien, aussi bien que Mangu-Khan [11] et Ken-Khan, pour cela seulement qu’ils font plus d’honneur aux chrétiens qu’à tous les autres ; toutefois il est très certain qu’ils ne sont pas chrétiens.
Ce Prêtre-Jean était fort renommé partout, quoique, quand je passai par son pays, personne sinon quelques nestoriens ne savait qui il était. En ces pacages habitait Ken-Khan ; j’y ai passé aussi à mon retour. Prêtre-Jean avait un frère fort puissant, prêtre comme lui, nommé Unc, ou Vut, qui habitait au delà des montagnes de Cara-Cathay ; il y avait entre ces deux cours environ trois semaines de chemin. Ce frère était seigneur d’une habitation ou logement nommé Caracorum, et avait sous sa domination une nation de nestoriens appelée Krit-Merkit. Mais leur prince, ayant abandonné la foi de Christ, devint idolâtre, tenant près de soi des prêtres des idoles, qui sont tous sorciers et qui invoquent les diables. Au delà de ce pays, à environ douze ou quinze journées, étaient les pâturages des Moals, pauvres et misérables gens, sans chef, sans loi, ni religion aucune, sinon celle des augures et sortilèges, à quoi tous les peuples de ces régions-là sont fort adonnés. Près de ces Moals habitaient d’autres peuples aussi misérables, appelés Tartares. Le roi Prêtre-Jean étant mort sans enfants, son frère Unc lui succéda et se fit appeler Khan. En ce temps il se trouva un certain homme de Moal, nommé Cingis [12], maréchal de son métier, qui se mit à courir sur les terres de Unc-Khan, et en emmena force troupeaux de bêtes ; si bien que les pâtres allèrent s’en plaindre à leur maître, qui aussitôt assembla une grande armée et entra dans les terres de Moal pour attraper Cingis ; mais celui-ci s’enfuit parmi les Tartares, où il demeura caché quelque temps. Vut fit un grand butin sur les terres de Moal et des Tartares, puis s’en retourna chez soi. En ces entrefaites Cingis, homme adroit, parla souvent à ceux de Moal et aux Tartares, leur remontrant comme quoi, étant sans chef, leurs voisins en venaient aisément à bout et les opprimaient. Ces peuples, considérant cela et y prenant goût, l’élurent pour leur capitaine, qui amassa aussitôt quelques troupes, et s’alla jeter sur les terres de Vut, qu’il vainquit en bataille et contraignit de se retirer au Cathay. Cingis prit une des filles de Vut qu’il donna pour femme à un de ses fils, qui devint ainsi père du grand khan Mangu, qui règne aujourd’hui. Ce Cingis donc envoya de tous côtés ses Tartares pour faire la guerre, ce qui a rendu leur nom si célèbre partout ; mais la plupart enfin y périrent ; de sorte que maintenant ceux de Moal veulent faire perdre la mémoire de ce nom-là et y substituer le leur. Le pays où ils parurent premièrement et où est encore maintenant la principale cour de Cingis-Khan, s’appelle Mancherule ; mais parce que la Tartarie est proprement le pays d’où ils commencèrent à faire leurs conquêtes partout aux environs, ils tiennent maintenant cette région-là pour la plus considérable de leur domination ; et c’est là où ils font l’élection de leur Grand Khan.
CHAPITRE XX
De Sartach, des Russiens, Hongrois et Alains et de la mer Caspienne.
Pour ce qui est de Sartach, je ne saurais réellement dire s’il est chrétien ou non. Ce que je sais bien, c’est qu’il ne veut pas être appelé chrétien, et il me semble bien plutôt qu’il se moque des chrétiens et qu’il les méprise. Il fait sa demeure en un lieu par où les chrétiens, les Russiens, Bulgares, Soldains, Kerkis, Alains et autres passent, quand ils vont porter des présents à la cour de son père Baatu ; c’est alors qu’il fait plus de cas d’eux ; mais s’il y passe des Sarrasins qui en portent davantage, il les expédie bien plutôt et leur fait plus de faveurs. Il tient aussi près de soi des prêtres nestoriens, qui chantent leur office et font autres dévotions à leur mode. Il y a un autre capitaine sous Baatu, nommé Berka on Berta, qui a ses pâturages vers la Porte de fer, où est le grand passage de tous les Sarrasins qui viennent de Perse et de Turquie, pour aller vers Baatu et lui porter des présents ; mais il est sarrasin, car il ne permet pas en toutes ses terres qu’on mange de la chair de pourceau. À notre retour, Baatu lui avait commandé de changer de demeure et d’aller se mettre au delà d’Étilia vers l’orient, ne voulant pas que les ambassadeurs des Sarrasins passassent par ses terres, à cause de l’intérêt qu’il y avait.
Les quatre jours que nous demeurâmes en la cour de Sartach, nous n’eûmes aucune provision de manger ni de boire, sinon une seule fois qu’on nous donna un peu de koumis. Comme nous étions en chemin pour aller vers son père, nous fûmes en grande appréhension. Les Russiens, Hongrois et les Alains leurs sujets, dont il y a bon nombre parmi eux, se mettent ensemble par bandes de vingt et trente à la fois ; ils vont courant la campagne avec leurs arcs et flèches, tuent tous ceux qu’ils rencontrent la nuit, se cachant de jour ; et quand ils sentent que leurs chevaux sont trop harassés, ils vont la nuit en prendre d’autres qui paissent par la campagne, et en emmènent chacun un ou deux, afin de s’en repaître en un besoin, s’ils ont faim. Notre guide craignait la rencontre de cette canaille-là, et je crois que nous fussions morts de faim en ce voyage, si nous n’eussions porté avec nous un peu de biscuit, qui nous servit bien.
Enfin nous arrivâmes au grand fleuve Étilia, qui est quatre fois plus grand que la Seine, très profond, et vient de la Grande-Bulgarie, qui est vers le nord, pour se rendre en un grand lac, ou plutôt mer, qu’ils appellent de Hircan [13], à cause d’une certaine ville ainsi nommée, qui est située sur son rivage du côté de la Perse. Mais Isidore de Séville (chroniqueur du septième siècle) l’appelle mer Caspienne, d’autant que les monts Caspiens et la Perse la bornent au midi, et qu’elle a à l’orient les montagnes de Musihet ou des Assassins [14], qui sont contigus aux Caspiens. Au nord elle a cette grande solitude où sont maintenant les Tartares. C’est de ce côté-là qu’elle reçoit l’Étilia, qui croît et inonde le pays en été, comme le Nil fait l’Égypte. Elle a à l’occident les montagnes des Alains, les Portes de fer et les montagnes des Géorgiens. Cette mer est donc environnée de montagnes de trois côtés, mais au nord elle n’a que de rases campagnes. On peut en faire le tour en quatre mois de chemin. Ce qu’en dit Isidore, que ce soit un golfe venant de la mer, n’est pas vrai, car elle ne touche l’Océan en aucun endroit, mais elle est toute environnée de terre [15].
CHAPITRE XXI
De la cour de Baatu et comment il nous reçut.
Tout ce pays-là, depuis le côté occidental de cette mer, où sont la Porte de fer et les montagnes des Alains, jusqu’à l’océan Septentrional, et les Palus-Méotides, où entre le Tanaïs, s’appelait anciennement Albanie, où, au rapport d’Isidore, il y avait des chiens si grands et si furieux qu’ils résistaient aux taureaux et tuaient les lions. Ce qui se trouve encore véritable aujourd’hui (ayant entendu de ceux qui y ont voyagé), c’est que vers la mer Septentrionale ils se servent de chiens comme de bœufs pour tirer leurs charrettes, tant ces animaux sont forts et puissants. En cet endroit donc, où nous arrivâmes sur la rivière d’Étilia, il y a un logement tout neuf que les Tartares y ont fait, et où quelques Russiens sont mêlés avec eux, afin de servir au passage des ambassadeurs allant et venant à la cour de Baatu, qui est située par le rivage opposé.
Nous descendîmes dans une barque depuis ce logement jusqu’à sa cour, et depuis ce lieu-là jusqu’aux bourgs et villages de la Grande-Bulgarie, vers le nord, il y a cinq journées. Je me suis souvent étonné comment le diable y avait porté la fausse loi de Mahomet : car depuis la Porte de fer, qui est à l’extrémité de la Perse, il y a plus de trente journées de marche, en montant les déserts le long d’Étilia, jusqu’en ces pays de Bulgarie la Grande, où il ne se trouve aucun village, sinon quelques cabanes et hameaux, là où l’Étilia entre dans la mer. Ces Bulgares sont de très méchants mahométans, et plus opiniâtres en leur loi que tous les autres. Quand nous arrivâmes à la cour de Baatu, je fus surpris de voir sa maison seule étendue comme une très grande ville, et une multitude de peuples occupant plus de trois ou quatre lieues. Et comme autrefois le peuple d’Israël savait chacun de quel côté il devait dresser ses tabernacles, aussi ceux-ci savaient en quel endroit des environs de la cour ils se devaient poser, quand ils arrêtaient leurs cabanes et maisons roulantes. Si bien que cette cour, ou maison principale du seigneur, s’appelle en leur langue « curia orda », c’est-à-dire la cour du milieu, à cause qu’elle est toujours au milieu de tous leurs hommes, quoique personne n’ose loger à son midi, qui est laissé complètement libre, d’autant que ses portes s’ouvrent de ce côté-là ; mais ils s’étendent tous à droite ou à gauche tant qu’il leur plaît, selon que les lieux le permettent, pourvu qu’ils ne se mettent point devant ni à l’opposite de la cour. Nous fûmes conduits vers un certain sarrasin, qui ne nous fit point donner de vivres. Le lendemain nous allâmes à la cour, où Baatu avait fait élever une grande tente, parce que la maison n’était pas capable de tenir tant d’hommes et de femmes qui y étaient rassemblés.
Notre guide nous avertit de ne dire rien jusqu’à ce que Baatu nous le commandât, et qu’alors nous pourrions parler, mais en peu de mots. Il nous demanda si Votre Majesté avait déjà envoyé des ambassadeurs en son pays ; je lui répondis que vous en aviez envoyé vers Ken-Khan, et que vous n’en eussiez envoyé aucun ni vers lui ni vers Sartach, si vous n’eussiez cru qu’ils étaient chrétiens. Que si vous nous y aviez envoyés, ce n’était point par crainte d’eux, mais pour les féliciter sur ce que vous aviez entendu qu’ils étaient bons chrétiens. Alors il nous mena en son pavillon, et on nous avertissait toujours de nous garder bien de toucher les cordes qui tenaient cette tente attachée, parce qu’ils l’estiment comme le seuil de la maison. Nous demeurâmes là nu-pieds, en notre habit, la tête découverte, et en spectacle, à la vue de tous. Après, nous fûmes introduits jusqu’au milieu de cette tente, sans qu’on exigeât de nous que nous fissions aucune révérence en fléchissant le genou, comme les ambassadeurs envoyés vers eux ont coutume de faire.
Nous demeurâmes en la présence de Baatu environ la longueur d’un Miserere, et tous gardaient un grand silence. Baatu était assis sur un haut siège ou trône de la grandeur d’un lit et tout doré, auquel on montait par trois degrés ; près de lui était une de ses femmes ; les autres hommes étaient assis à droite et à gauche de cette dame. Comme les femmes n’étaient pas assez pour remplir un des côtés (car il n’y avait là que celles de Baatu), les hommes remplissaient le reste de la place. À l’entrée de la tente était un banc, sur lequel il y avait du koumis et de grandes tasses d’or et d’argent enrichies de pierres précieuses. Baatu nous regardait fort, et nous le considérions aussi avec attention. Il me parut qu’il était d’assez grande taille. Son visage était un peu rougeâtre. Enfin il me fit commandement de parler ; alors notre conducteur nous avertit de fléchir les genoux et de lui parler ainsi. Je pliai donc un genou en terre, comme devant un homme, mais il me fit signe que je les pliasse tous deux : ce que je fis, n’osant lui désobéir en cela ; sur quoi m’imaginant que je priais Dieu, puisque je fléchissais ainsi les deux genoux, je commençai ma harangue par ces paroles : « Monseigneur, nous prions Dieu, de qui tous biens procèdent, et qui vous a donné tous ces avantages temporels, qu’après cela il lui plaise vous donner aussi les célestes, d’autant que les uns sont inutiles et vains sans les autres. » Il écouta cela fort attentivement. J’ajoutai de plus : « Vous devez savoir, monseigneur, lui dis-je, que vous n’aurez jamais ces derniers si vous n’êtes chrétien ; car Dieu a dit lui-même que qui croira et se fera baptiser sera sauvé, mais qui ne croira pas sera condamné. » À ces mots il sourit modestement, et tous les Moals commencèrent à frapper des mains et à se moquer de nous ; de quoi mon truchement eut grande crainte, lui qui me devait encourager à n’avoir point de peur. Après qu’on eut fait silence, je lui dis que « j’étais venu vers son fils, parce que nous avions ouï dire qu’il était chrétien, et que je lui avais apporté des lettres de la part du roi de France, mon souverain seigneur ». Ayant ouï cela, il me fit lever debout, s’enquit du nom de Votre Majesté, de ceux de mes compagnons et de moi, et mon interprète les lui fit mettre par écrit. Il me dit encore qu’il avait entendu que Votre Majesté était sortie de son pays avec une armée pour faire la guerre. Je lui répondis qu’il était vrai, mais que c’était pour la faire aux Sarrasins qui occupaient la sainte cité de Jérusalem, et qui profanaient la maison de Dieu. Il me demanda aussi si jamais vous lui aviez envoyé des ambassadeurs. Je lui dis que non. Alors il nous fit seoir et donner de leur lait à boire, ce qui est considéré comme une grande faveur. Comme je regardais fixement en terre, il me commanda de lever les yeux, voulant nous mieux considérer, et peut-être était-ce par sortilège et superstition. Car c’est un mauvais, présage pour eux quand quelqu’un assis devant eux demeure triste et la tête baissée, surtout quand il appuie la tête sur sa main. Après cela, nous sortîmes de là, et peu après notre guide vint, qui nous mena à notre logement, et nous dit qu’il savait que le roi mon maître demandait que nous demeurassions en ces pays-là ; mais que Baatu n’osait rien faire de cela sans le su et la permission de Mangu-Khan ; de sorte qu’il était nécessaire que mon truchement et moi l’allassions trouver, et que mon compagnon, avec notre garçon, retourneraient vers Sartach ; pour attendre notre retour. Alors mon bonhomme de truchement se mit à pleurer et se plaindre, se tenant comme perdu. D’un autre côté mon compagnon protestait qu’il se laisserait plutôt tuer que de se séparer de moi. Je dis aussi que je ne pouvais pas aller sans lui, et que nous avions bien besoin de deux serviteurs avec nous ; que s’il arrivait qu’un de nous devînt malade, je ne pourrais pas demeurer seul. Notre truchement retourna à la cour, et rapporta le tout à Baatu, qui commanda que les deux prêtres, à savoir mon compagnon et moi, allassions ensemble, avec notre interprète, et que le clerc retournât vers Sartach. Cela nous étant rapporté, je voulais insister pour notre clerc aussi, afin qu’il vînt avec nous ; mais le truchement me dit qu’il n’en fallait pas parler davantage, puisque Baatu l’avait ainsi ordonné, et qu’il n’oserait plus retourner à la cour pour cela. Pour le clerc, nommé Goset, il avait eu seulement vingt-six pièces de monnaie par aumône, et rien de plus : il en retint dix pour lui et pour son garçon, et les autres seize nous furent apportées par le truchement. Nous nous séparâmes de la sorte, avec force larmes de par et d’autre, lui s’en retournant vers Sartach, et nous demeurant là pour achever notre voyage.
CHAPITRE XXII
De notre voyage à la cour de Mangu-Khan.
Notre clerc retourna à la cour de Sartach, où il arriva la veille de l’Assomption, et le lendemain les prêtres nestoriens ne manquèrent pas de se revêtir de nos ornements sacerdotaux, en la présence de Sartach, ainsi que nous sûmes depuis. Pour nous, on nous fit aller en un autre logement, où on devait nous pourvoir de vivres et de chevaux ; mais d’autant que nous n’avions rien de quoi donner au maître du logis, il s’en acquittait fort mal. Nous suivîmes Baatu avec nos chariots le long de l’Étilia cinq semaines durant ; quelquefois mon compagnon était si pressé de la faim, qu’il me disait, en pleurant, qu’il pensait ne trouver jamais de quoi manger. Le marché suit toujours la cour de Baatu ; mais il était si loin de nous, que nous ne pouvions y aller ; car nous étions contraints d’aller à pied, faute de chevaux. Alors nous rencontrâmes certains Hongrois [16] qui avaient été clercs, et dont l’un d’eux savait encore beaucoup de chants d’Église par cœur. Les autres Hongrois le prenaient pour un prêtre et le faisaient venir au service de leurs morts. Un autre était assez bien instruit en la grammaire et entendait tout ce que nous disions en latin, mais il ne savait pas bien répondre. Ces bonnes gens nous furent d’une grande consolation, nous donnant du koumis à boire, et quelquefois de la chair à manger. Ils nous demandèrent quelques livres, mais nous n’en avions point à donner, car il ne nous était resté que notre Bible et notre bréviaire ; de sorte que je fus fort contristé de ne pouvoir satisfaire à leur désir ; je leur dis que, s’ils me voulaient donner du papier, je leur écrirais beaucoup de choses tant que nous serions là ; ce qu’ils firent, et je leur écrivis tout l’office de la Vierge et celui des Morts. Certain jour un Coman se joignit à nous, qui nous salua en paroles latines. Je lui rendis son salut, m’étonnant fort de cette rencontre, et lui demandai de qui il avait appris cette langue ; il me répondit qu’il avait été baptisé en Hongrie par un de nos frères, qui lui avait appris le latin. Il nous dit aussi que Baatu s’était fort enquis de lui qui nous étions, et qu’il lui avait conté au long tout ce qui regardait notre ordre et nos statuts.
Un jour je vis Baatu et tous ses gens à cheval, et tous les seigneurs et principaux aussi à cheval avec lui ; ils n’étaient pas en tout plus de cinq cents chevaux, selon que j’en pus juger. Enfin vers la fête de l’Exaltation de la sainte Croix, un des riches et principaux de Moal vint à nous dont le père était chef de mille hommes, ce qu’ils appellent « millénaire », condition très élevée ; il nous dit qu’il avait charge de nous conduire vers Mangu-Khan, et qu’il y avait bien quatre mois de chemin à faire, et en un temps où le froid était si grand que souvent il faisait fendre les arbres et les pierres ; qu’ainsi nous considérassions si nous pourrions bien le supporter. Je lui répondis que j’espérais, avec la grâce de Dieu, que nous pouvions bien supporter ce que les autres hommes enduraient. Alors il nous dit que si nous ne pouvions le souffrir, il nous laisserait par les chemins ; à quoi je répondis que cela ne serait pas juste, puisque nous n’allions pas là de nous-mêmes, mais par ordre de son maître qui nous y envoyait ; et que partant il ne devait pas nous abandonner, puisque nous lui étions donnés en charge. Là-dessus il nous dit que nous n’eussions point de souci, et que tout irait bien. Après quoi, il se fit montrer tous nos vêtements, hardes et bagages, et il fit laisser en garde ce qui lui sembla le moins nécessaire, entre les mains de notre hôte. Le lendemain on nous fit apporter à chacun une grosse casaque fourrée de peaux de mouton, et des chausses de même, avec des bottes à leur mode, des galoches de feutre et des manteaux de même fourrure, comme ils ont coutume de les porter en campagne. Le lendemain de la Sainte-Croix nous nous mîmes en chemin tous à cheval, avec trois guides, et allâmes toujours vers l’orient jusqu’à la Toussaint, et par tous ces pays-là habitaient les Cangles, que l’on dit être venus des anciens Romains. À main gauche, vers le nord, nous avions la Grande-Bulgarie, et au midi, à droite, la mer Caspienne.
CHAPITRE XXIII
Du fleuve Jagag et de divers pays et nations de ce côté-là.
Ayant cheminé environ douze journées depuis le fleuve Étilia, nous trouvâmes une autre grande rivière, nommée Jagag, qui vient du septentrion et du pays de Pascatir, et s’embouche en cette mer [17]. Le langage de ceux de Pascatir et des Hongrois est le même ; ils sont tous pâtres, sans aucunes villes ni bourgades ; du côté de l’occident ils touchent à la Grande-Bulgarie. Depuis ce pays-là vers l’orient, en ce côté septentrional, on ne trouve plus aucune ville ; de sorte que la Petite-Bulgarie est le dernier pays où il y en ait. C’est de ce pays de Pascatir que sortirent autrefois les Huns, qui depuis furent appelés Hongrois, et cela est proprement la Grande-Bulgarie.
Nous cheminâmes par la terre des Cangles depuis la Sainte-Croix jusqu’à la Toussaint, et chaque journée était comme depuis Paris jusqu’à Orléans, selon que j’en puis juger, et quelquefois plus encore, selon la commodité des chevaux que nous trouvions à changer. Quelquefois nous en changions deux et trois fois par jour, et d’autres fois aussi nous allions deux et trois journées sans en pouvoir trouver de frais, parce qu’il n’y avait aucune habitation ; alors nous allions plus lentement. Le plus souvent les chevaux n’en pouvaient plus avant que de pouvoir arriver à quelque autre logement ; c’était alors à nous à fouetter et frapper nos chevaux, à charger nos hardes d’un cheval sur un autre, à changer nous-mêmes de chevaux, et quelquefois même d’aller deux sur le même.
CHAPITRE XXIV
De la faim, de la soif et des autres misères que nous souffrîmes en ce voyage.
Il est impossible de dire combien en tout ce chemin nous endurâmes de faim, de soif, de froid et de lassitude : car ils ne nous donnaient à manger que sur le soir ; le matin ils ne donnaient que peu à boire avec un peu de millet. Le soir ils nous donnaient de la viande, à savoir quelque épaule de mouton avec les côtes, et du potage par petite mesure ; et le boire en proportion. Quand nous avions du potage de chair, nous étions bien traités, et ce boire-là me semblait très doux, très agréable et fort nourrissant.
Les vendredis je jeûnais jusqu’à la nuit sans rien avaler, et j’étais contraint de manger en tristesse et douleur des chairs à demi cuites, et quelquefois presque crues, parce que le bois manquait pour faire du feu, lorsque nous nous arrêtions à la campagne et que nous descendions de nuit, d’autant que nous ne pouvions pas bien ramasser les fientes des chevaux et des bœufs, et que difficilement nous trouvions d’autres matières propres à faire du feu, sinon par hasard quelques épines de-ci ou de-là. Il se trouve aussi quelquefois du bois le long des rivières, mais il est fort rare. Au commencement notre conducteur nous méprisait tous et se fâchait de mener de si chétives et misérables personnes. Mais après qu’il nous eut un peu mieux connus, il nous ramenait par les cours et logements des plus riches Moals, qui nous obligeaient de prier Dieu pour eux.
Touchant ce Cingis dont j’ai déjà parlé, et qui fut leur premier khan ou roi, il faut savoir qu’il eut quatre fils, desquels sont sortis plusieurs princes et chefs, qui tous ont aujourd’hui de grandes cours, et tous les jours étendent de plus en plus leurs habitations dans cette vaste solitude, qui est comme une grande mer.
Notre conducteur nous faisait donc passer par les cours de plusieurs de ces seigneurs, qui tous s’étonnaient de ce que nous ne voulions recevoir ni or, ni argent, ni riches vêtements. Ils nous demandaient entre autres choses de notre grand pape, s’il était si vieux que l’on leur disait : car on leur donnait à entendre qu’il avait plus de cinq cents ans. De plus s’il y avait beaucoup de brebis, bœufs et chevaux dans notre pays. Quand nous leur parlions de la grande mer Océane, ils ne pouvaient comprendre comment elle n’avait point de bout.
La veille de la Toussaint, nous laissâmes le chemin vers l’orient, et au septième jour nous découvrîmes certaines montagnes très hautes vers le midi, et entrâmes dans une campagne qui était arrosée d’eaux comme un jardin, et y trouvâmes des terres bien cultivées. À l’octave de la Toussaint nous arrivâmes à un logement et bourgade des Sarrasins, nommée Ken-kat, dont le capitaine sortit dehors pour venir au-devant de notre guide, avec de la cervoise et des tasses : c’est leur coutume que de toutes les villes et bourgs sujets du Khan on sort au-devant des gens de Baatu et Mangu-Khan, pour leur présenter à boire et à manger. Ils allaient sur la glace, et avant la fête de saint Michel (29 septembre), nous avions vu de la gelée dans le désert. Je demandai à nos gens le nom de ce pays-là ; mais ce territoire étant bien éloigné du leur, ils ne me surent rien dire que le nom de la ville, qui était fort petite. Là un grand fleuve venant des montagnes arrosait tout le pays, et ils s’en servaient selon qu’ils en avaient besoin, pour en conduire les eaux où ils voulaient ; et ce fleuve ne se rendait en aucune mer, mais se perdait en terre, et faisait force marécages. Je vis là des vignes et bus de leur vin.
CHAPITRE XXV
De la mort de Ban et de l’habitation des Allemands en ces pays-là.
Le jour suivant nous arrivâmes à un autre logement plus proche des montagnes ; j’appris aussi qu’alors nous avions passé la mer où entre l’Étilia. Je m’enquis aussi de la ville de Talas, où il y avait des Allemands sujets de Bury, dont j’avais ouï parler par l’un de nos frères ; je m’en étais aussi informé aux cours de Sartach et de Baatu, mais je n’en avais pu apprendre autre chose, sinon que leur seigneur Ban avait été tué à cette occasion. Il n’était pas en un trop bon pacage [18], et un jour étant un peu chargé de boisson, il disait aux siens : « Ne suis-je pas de la race de Cingis-Khan aussi bien que Baatu (dont il était le neveu ou le frère), et pourquoi ne puis-je aller aux pacages d’Étilia comme lui ? « Ces paroles lui ayant été rapportées, Baatu écrivit aux hommes de Ban qu’ils ne manquassent pas de lui amener leur maître lié et garrotté, ce qu’ils firent ; et Baatu, le voyant, lui demanda s’il était vrai qu’il eût dit cela : ce qu’il confessa, en s’excusant qu’il était ivre alors, car leur coutume est de pardonner aisément aux ivrognes. Mais Baatu, sans rien considérer, après lui avoir reproché comment il avait été si hardi de proférer son nom en son ivresse, lui fit couper la tête sur-le-champ.
Nous allâmes ensuite vers l’orient droit à des montagnes, et dès lors nous commençâmes à entrer parmi les gens de Mangu-Khan, qui, partout où nous passions, venaient chanter et battre des mains devant notre conducteur, d’autant qu’il était envoyé par Baatu, Ils se rendent cet honneur les uns aux autres, en sorte que les gens de Mangu reçoivent de cette manière ceux qui viennent de Baatu, et ceux de Baatu en font de même à ceux de Mangu ; toutefois ceux de Baatu semblent tenir le dessus et n’obéissent pas si bien à tout que les autres.
Peu de jours après nous entrâmes dans les montagnes où habitaient ceux de Cara-Cathay, et là nous trouvâmes un grand fleuve, qu’il nous fallut passer dans une barque ; de là nous descendîmes en une vallée, où je vis un château ruiné ; les murs n’étaient que de terre, et le pays était cultivé. Nous trouvâmes une ville appelée Equius, où étaient des Sarrasins qui parlaient persan, encore qu’ils fussent fort loin de la Perse. Le jour suivant, ayant achevé de traverser ces montagnes, qui étaient une branche des plus grandes vers le midi, nous entrâmes en une très belle plaine qui avait de hautes montagnes à main droite, et comme une mer ou grand lac de quinze journées de circuit à gauche [19]. Cette plaine était arrosée à plaisir d’eaux descendant de ces montagnes, et qui toutes se vont rendre dans ce grand lac. L’été nous retournâmes par le côté septentrional de cette mer, où il y avait aussi de grandes montagnes. Il y avait autrefois en cette campagne plusieurs villes et habitations ; mais pour la plupart elles avaient été détruites par les Tartares, qui ont là des pâturages très bons et très gras.
Nous y trouvâmes encore une grande ville, nommée Céalac ou Cailac, où il y avait un grand marché, que beaucoup de marchands fréquentaient. Nous nous y arrêtâmes environ quinze jours, attendant un certain secrétaire de Baatu, qui devait être compagnon de notre conducteur pour l’expédition des affaires. Ce pays-là, appelé Organum en la cour de Mangu, a un langage et des lettres particulières. Les nestoriens de ces quartiers se servent de cette langue et de ces caractères pour leur service ecclésiastique. Le nom d’Organum leur a été donné à cause que ceux de ce pays étaient autrefois de très bons musiciens, ainsi qu’on nous le donnait à entendre. Ce fut là où premièrement je trouvai des idolâtres, dont il y a plusieurs et diverses sectes par tout l’Orient.
CHAPITRE XXVI
Du mélange des nestoriens, sarrasins et idolâtres.
Les premiers entre ces idolâtres sont les Jugures, qui sont voisins et contigus à cette terre d’Organum, entre les montagnes devers l’orient. En toutes leurs villes les nestoriens et sarrasins sont mêlés. En la ville de Cealac, ou Cailac, il y avait trois sortes d’idolâtres ; j’entrai en deux de leurs assemblées, pour voir leurs sottes cérémonies. Dans la première je trouvai un homme qui avait une croix peinte avec de l’encre sur la main, ce qui me fit présumer qu’il était chrétien, il me répondait aussi comme un chrétien à tout ce que je lui demandais. Et m’étant informé pourquoi il n’avait pas sur la croix l’image de Jésus-Christ ; il me répondit que ce n’était pas la coutume ; ce qui me fit croire qu’ils étaient bien chrétiens, mais que, faute d’instruction, ils n’avaient pas cette image. Je vis aussi comme un coffre qui leur servait d’autel, sur lequel ils allument des cierges et font des oblations, puis je ne sais quelle figure qui avait des ailes comme saint Michel, et d’autres qui étendaient les doigts de la main comme pour faire la bénédiction ; en ce jour-là je ne pus apprendre autre chose d’eux, d’autant que les sarrasins les fuient tellement qu’ils ne veulent même pas parler avec eux ; et comme je m’enquérais d’eux aux sarrasins touchant leurs cérémonies et religion, ils s’en scandalisaient beaucoup. Le lendemain, qui était le premier jour du mois et la pâque des sarrasins, nous changeâmes de logis, si bien que nous fûmes logés auprès d’un autre lieu d’idolâtres.
Étant entré dans leur assemblée, j’y trouvai un de leurs prêtres d’idoles : car le premier jour du mois ils ont coutume d’ouvrir leurs temples ; les prêtres se revêtent et offrent les oblations du peuple, qui sont de pain et de fruits. Je décris premièrement en général à Votre Majesté toutes les cérémonies de ces idolâtres, ensuite celles de ces Jugures en particulier, qui est une fête comme séparée des autres. Tous adorent vers le septentrion, en frappant des mains et se prosternant le genou à terre et mettant la main sur le front ; de sorte que les nestoriens de ces pays-là, pour ne point faire comme les idolâtres, ne joignent jamais les mains en priant, mais les étendent sur leur poitrine. Leurs temples sont étendus de l’orient à l’occident, et au côté du nord ils y ont connue une chambre qui sort en dehors ; si le temple est carré, ils font cette chambre au milieu vers le septentrion, au lieu du chœur. Là ils posent un grand coffre en forme de table, derrière laquelle, vers le midi, ils logent leur principale idole. J’en ai vu à Caracorum une qui était aussi grande que nous faisons le saint Christophe. Et un certain prêtre nestorien, qui était venu du Cathay, me dit qu’en ce pays-là il y a une idole si grande et si haut élevée, qu’on la peut voir de deux journées loin. Ils ont d’autres idoles bien dorées, qu’ils mettent à l’entour. Sur cette table ou autel ils posent des chandelles et des oblations. Toutes les portes de leurs temples sont tournées au midi, au contraire des sarrasins qui les ont au nord.
Ils ont des cloches comme nous, et assez grandes ; c’est pour cela, je crois, que les chrétiens d’Orient n’en ont point voulu avoir ; mais les Russiens et les Grecs de Gazarie en ont aussi.
CHAPITRE XXVII
De leurs temples et idoles et comment ils se comportent au service de leurs dieux.
Tous leurs prêtres ont la tête rase et la barbe coupée ; ils sont vêtus de couleur jaune, et se tiennent cent et deux cents ensemble en une même congrégation ; les jours où ils vont au temple ils s’assoient sur deux bancs vis-à-vis du chœur, ayant à la main des livres, que quelquefois ils posent sur ces bancs ; ils demeurent la tête découverte tant qu’ils sont au temple, lisant tout bas, et gardant exactement le silence ; de sorte qu’étant un jour entré dans un de leurs oratoires et les ayant trouvés assis de la sorte, j’essayai plusieurs fois de les faire parler, mais je n’en pus jamais venir à bout. Ils portent toujours, partout où ils vont, une certaine corde de cent ou deux cents grains enfilés, de même que nous portons des chapelets, et disent toujours ces paroles en leur langue : Ou mam hactavi (Seigneur, tu le connais, ainsi qu’un d’entre eux me l’interpréta) : ils en attendent une récompense de Dieu.
À l’entour de leurs temples ils font toujours un beau parvis environné d’une bonne muraille ; la porte est vers le midi, fort grande, où ils s’assoient pour parler et discourir entre eux. Au-dessus de cette porte ils élèvent une longue perche dont le bout peut être vu de toute la ville ; par là on reconnaît que c’est un temple d’idoles. Cela est commun à tous les idolâtres. Quand donc j’entrai, comme j’ai dit, en une de leurs synagogues, je trouvai les prêtres assis à la porte au dehors, et il me sembla voir des religieux de notre pays, ayant tous la barbe rasée. Ils portaient des mitres de papier sur la tête. Tous les prêtres de ces Jugures ont cet habit partout où ils vont, savoir des tuniques jaunes assez étroites, et ceintes par-dessus, comme ceux de France ; avec un manteau sur l’épaule gauche, qui descend par plis sur l’estomac, et par derrière au côté droit, comme nos diacres, quand ils portent la chape en carême.
Les Tartares commencent leur écriture par en haut, qui, comme une ligne, va finir en bas, qu’ils lisent de même façon, et ils rangent leurs lignes de gauche à droite. Ils se servent fort de billets et caractères pour des sortilèges ; de sorte que leurs temples sont tout remplis de ces sortes de billets suspendus.
Ils brûlent leurs morts, comme les anciens, et en gardent les cendres, qu’ils mettent sur de hautes pyramides. M’étant assis avec ces prêtres dans leur temple et ayant vu leur multitude d’idoles grandes et petites, je leur demandai quelle idée ils avaient de Dieu ; ils me répondirent qu’ils ne croyaient qu’en un seul Dieu. M’informant s’ils croyaient que Dieu fût un esprit ou quelque substance ayant corps, ils me dirent qu’ils le croyaient être un esprit ; et, leur ayant demandé s’ils croyaient que ce Dieu eût jamais pris nature humaine, ils me répondirent que non.
Ils ne croient qu’un Dieu seul, et toutefois ils font des images de feutre de leurs morts, les vêtent de riches habillements et les mettent sur un ou deux chariots, que personne n’ose toucher ; mais ils sont donnés en garde à leurs devins. Ces devins demeurent toujours devant la tente de Mangu-Khan et des autres princes, et seigneurs riches ; les pauvres n’en ont point, à moins qu’ils soient de la race de Cingis.
Quand les grands doivent voyager, les devins vont devant, comme faisait la colonne de nuée devant les enfants d’Israël. Ils considèrent bien la place où il faut asseoir le camp ; puis ils posent leurs maisons, et après eux tout le reste de la cour en fait de même. Quand c’est un jour de fête, ou le premier du mois, ils tirent dehors ces belles images et les mettent par ordre tout à l’entour dans leur maison ; les Moals viennent, entrent dedans, s’inclinent devant ces images et les adorent ; il n’est permis à aucun étranger d’entrer dedans ; comme une fois je voulais y entrer, ils me grondèrent et repoussèrent bien rudement.
CHAPITRE XXVIII
Des diverses nations de ces endroits-là ; et de ceux qui avaient la coutume de manger leur père et leur mère.
Ces Jugures, qui, comme j’ai dit, sont mêlés de chrétiens et de sarrasins avaient été réduits, à ce que je crois, par nos fréquentes disputes et conférences, à ce point-là de croire qu’il n’y a qu’un Dieu. Ces peuples habitaient de tout temps dans des villes et cités qui après furent sous l’obéissance de Cingis-Khan, qui donna une de ses filles à leur roi. La ville de Caracorum [20] est peu éloignée de ce pays-là, environné de toutes les terres du Prêtre-Jean et de son frère Vut. Ceux-ci étaient aux campagnes et pâturages vers le nord, et les Jugures aux montagnes vers le midi ; de là est venu que ceux de Moal se sont formés à l’écriture, car ils sont grands écrivains ; et presque tous les nestoriens ont pris leurs lettres et leur langue. Après eux sont les peuples de Tanguth vers l’orient, entre les montagnes ; hommes forts et vaillants, qui prirent Cingis en guerre ; mais étant délivré et ayant fait la paix avec eux, il les attaqua après et les subjugua. Ils ont des bœufs fort puissants, qui ont des queues pleines de crin comme les chevaux, et ont le ventre et le dos couverts de poils ; mais aussi sont-ils plus petits de jambes que les autres et néanmoins très furieux. Ils tirent les grandes maisons roulantes des Moals, et ont les cornes fort menues, longues, pointus et fort piquantes, si bien qu’il les faut toujours rogner par le bout. Les vaches sont aussi du naturel du buffle : quand elles voient quelqu’un vêtu de rouge, elles lui courent sus pour le tuer.
Après ces peuples-là sont ceux de Tebeth [21], dont l’abominable coutume était de manger leur père et leur mère morts ; ils pensaient que ce fût un acte de piété de ne leur donner point d’autre tombeau que leurs propres entrailles ; mais maintenant ils l’ont quittée, car ils étaient en abomination à toutes les autres nations. Toutefois ils ne laissent pas de faire encore de belles tasses du test (crâne) de leurs parents, afin qu’en buvant cela les fasse ressouvenir d’eux en leurs réjouissances. Cela me fut raconté par un qui l’avait vu. Leur pays est abondant en or, si bien que celui qui en a besoin n’a qu’à fouir en terre et en prendre tant qu’il veut, puis y recacher le reste. S’ils le serraient en un coffre ou cabinet pour en faire un trésor, ils croiraient que Dieu leur ôterait l’autre, qui est dans la terre.
Outre tous ces peuples, il y en a encore d’autres plus loin, à ce que j’ai entendu, que l’on appelle Muc, qui ont des villes, mais ils n’ont point de troupeaux de bêtes en particulier, bien qu’il y en ait en abondance chez eux. Personne ne les garde ; mais quand un d’eux a besoin de quelque animal, il ne fait que monter sur un tertre ou une colline ; il crie, et alors toutes les bêtes à l’environ qui peuvent entendre ce cri viennent aussitôt à lui, se laissent toucher et prendre comme si elles étaient domestiques et privées. Que si quelque ambassadeur ou autre étranger vient en ce pays-là, ils l’enferment en une maison et lui fournissent de tout ce qu’il a besoin, jusqu’à ce que l’affaire pour laquelle il est venu soit achevée, d’autant que s’il allait dehors par pays, ces bêtes le sentant étranger s’enfuiraient et deviendraient sauvages. Au delà de ce pays de Muc est le grand Cathay [22], où habitaient anciennement, comme je crois, ceux que l’on appelait Sères : car de là viennent les bons draps de soie, et le nom de Sères vient à cause de leur ville capitale, ainsi nommée.
L’Inde est entre la grande mer et eux. Ces Cathayans (Chinois) sont de petite stature et parlent du nez ; et communément tous ces Orientaux ont de petits yeux. Ils sont excellents ouvriers en toutes sortes de métiers, et leurs médecins, fort experts en la connaissance des vertus et propriétés des simples, jugent bien des maladies par le pouls ; mais ils n’ont aucune connaissance des urines. Ce que je sais pour avoir vu plusieurs de ces gens-là à Caracorum. C’est aussi la coutume que les pères enseignent toujours à leurs enfants le même métier et office qu’ils ont exercé ; c’est pourquoi ils payent autant de tribut l’un que l’autre. Les prêtres des idoles de ce pays-là portent de grands chapeaux ou coqueluchons jaunes ; et il y a entre eux, ainsi que j’ai ouï dire, certains ermites ou anachorètes qui vivent dans les forêts et les montagnes, menant une vie très surprenante et austère. Les nestoriens qui sont là ne savent rien du tout ; ils disent bien le service et ont les livres sacrés en langue syriaque, mais ils n’y entendent chose quelconque. Ils chantent comme nos moines ignorants et qui ne savent pas le latin : de là vient qu’ils sont tous corrompus et méchants, surtout fort usuriers et ivrognes.
CHAPITRE XXIX
De ce qui nous arriva en allant au pays des Naymans.
Nous partîmes de la ville de Cailac le jour de Saint-André, 30 de novembre ; à trois lieues de là nous allâmes à un château au village des nestoriens. Étant entrés en leur église, nous y chantâmes hautement et avec joie un Salve Regina, parce qu’il y avait fort longtemps que nous n’avions vu d’église. Au partir de là nous arrivâmes en trois jours aux confins de cette province, où est le commencement de cette grande mer, ou lac, qui nous sembla aussi tempétueux que le grand Océan, et y vîmes une grande île au milieu ; mon compagnon s’en approcha et y mouilla quelque linge pour en goûter de l’eau, qu’il trouva un peu salée, mais telle toutefois qu’on en pouvait boire. Il y avait de l’autre côté vis-à-vis une grande vallée entre de hautes-montagnes vers le midi et le levant, et au milieu des montagnes un autre grand lac. Une rivière passait par ladite vallée d’une mer à l’autre. De là il soufflait continuellement des vents si forts et si puissants, que les passants couraient risque que le vent ne les emportât et précipitât en la mer. Au sortir de cette vallée, en allant vers le nord, on trouve un pays de montagnes toutes couvertes de neige. De sorte que passant là le jour de Saint-Nicolas, nous y eûmes une très grande peine et y souffrîmes fort. Nous ne trouvions par le chemin aucune autre sorte de gens que ceux qu’ils appellent « jani », qui sont des hommes établis de journée en journée, pour recevoir et conduire les ambassadeurs ; d’autant que ce pays, étant montagneux, est aussi fort étroit et difficile, et il s’y rencontre peu de campagnes et de passages.
Entre le jour et la nuit, nous trouvions deux de ces jani, si bien que de deux journées nous n’en faisions qu’une et cheminions plus de nuit que de jour, mais dans un froid si extrême que nous fûmes contraints de nous couvrir de leurs grandes mantes ou robes de peaux de chèvres, dont le poil était en dehors.
Le second dimanche de l’Avent, qui était le 7 de décembre, sur le soir, nous passâmes par un certain endroit, entre d’effroyables rochers, où notre guide nous pria de faire quelques prières pour nous garantir de ce danger, et des démons qui ont accoutumé d’emporter souvent des passants, dont depuis on n’a plus de nouvelles. Il s’est trouvé qu’une fois ils enlevèrent le cheval, laissant l’homme ; une autre fois ils tirèrent les entrailles du corps des personnes et laissèrent les carcasses toutes vides sur le cheval, avec mille autres étranges et horribles histoires qu’ils nous contaient y être arrivées. Nous commençâmes donc à chanter le Credo in Deum, etc., et par la grâce de Dieu nous passâmes tous sans aucun danger ni inconvénient.
CHAPITRE XXX
Du pays des Naymans ; de la mort de Ken-Khan, de sa femme et de son fils aîné.
Après cela, nous entrâmes dans une campagne où était la cour de Ken-Khan, qui habitait ordinairement au pays des Naymans, qui avaient été proprement les sujets du Prêtre-Jean.
Je ne vis pas alors cette cour, mais seulement à mon retour ; cependant je ne laisserai pas de dire à Votre Majesté ce qui advint de lui, de ses femmes et enfants. Ken-Khan étant venu à mourir, Baatu désirait que Mangu fût élu khan ; je ne pus rien savoir alors sur sa mort, laquelle, à ce qu’on me contait, était arrivée par le moyen d’un certain breuvage que l’on lui donna et que l’on soupçonnait et croyait être du conseil de Baatu ; mais j’en ai depuis ouï parler autrement dans le pays. Ken-Khan avait envoyé sommer Baatu de lui venir rendre hommage comme à son souverain ; Baatu, avec de grands préparatifs et un beau train, commença à se mettre en devoir de faire ce voyage ; mais, ayant quelque appréhension, il envoya devant un de ses frères, nommé Stichen. Arrivé vers Ken-Khan, comme Stichen le servait à table et lui donnait sa coupe, ils entrèrent tous deux en discussion, et de là en telle contestation qu’ils s’entre-tuèrent l’un et l’autre. Depuis, la veuve de ce Stichen nous retint un jour entier chez elle pour lui donner la bénédiction et prier Dieu pour elle.
Ken-Khan étant mort de la sorte, Mangu fut élu en sa place, par le consentement de Baatu. Or Ken avait un frère nommé Sirémon, qui, par le conseil de sa femme et de ses vassaux, s’en alla avec grand train vers Mangu comme pour lui rendre hommage, mais ayant le dessein de le mettre à mort et d’exterminer et détruire toute sa lignée.
Comme il approchait de la cour de Mangu et qu’il n’en était plus qu’à une ou deux journées, il advint qu’un de ses chariots se rompit par le chemin, et pendant que le charron s’occupait à le refaire, un des serviteurs de Mangu arriva, qui, lui aidant à raccommoder son chariot, s’informa adroitement de lui du sujet du voyage de son maître, et suit entretenir cet homme si finement que l’autre lui révéla tout ce que son maître Sirémon avait proposé de faire à Mangu ; sur quoi ce serviteur, sans faire semblant de rien, prit un bon cheval, et, se détournant du chemin, s’en alla en diligence droit à Mangu, auquel il rapporta tout ce qu’il avait entendu. Mangu aussitôt fit rassembler les siens, puis environner la cour par des gens de guerre, afin que personne ne pût y entrer ou en sortir à son insu et sans sa permission ; il en envoya d’autres au-devant de Sirémon, qui se saisirent de lui, lorsqu’il ne pensait pas que son dessein eût été découvert ; il fut amené devant Mangu avec tous les siens ; et aussitôt que Mangu lui eut parlé de cette affaire, il confessa tout, et avec son fils aîné Ken-Khan fut mis à mort, et trois cents de leurs gentilshommes. On envoya quérir ses femmes, qui furent bien battues pour leur faire confesser le crime ; après quoi elles furent aussi condamnées à mort et exécutées. Son dernier fils Khen, qui ne pouvait être coupable de cette conjuration à cause de sa jeunesse, eut la vie sauve. On lui laissa le palais de son père avec tous ses biens. À notre retour nous passâmes par là, et nos guides ne pouvaient, allant ou revenant, s’empêcher d’y passer, d’autant que « la maîtresse des nations était là en deuil et en tristesse, n’ayant personne pour la consoler ». (Jérémie, chap. II.)
CHAPITRE XXXI
De notre arrivée à la cour de Mangu-Khan.
Nous poursuivîmes notre chemin dans le haut pays vers le nord, et enfin le jour de Saint-Étienne (26 décembre) nous entrâmes en une grande plaine, qui semblait, à la voir de loin, comme une grande mer, car on n’y voyait pas une seule montagne ni colline : le lendemain, jour de Saint-Jean l’Évangéliste, nous arrivâmes en vue de la cour du Grand Khan [23]. Mais comme il n’y avait pas plus de quatre ou cinq journées pour que nous y fussions, celui chez qui nous avions logé nous voulait faire prendre un plus long chemin et détour qui eût duré plus de quinze jours. Son dessein était, comme je m’aperçus bien, de nous faire passer par Onam Cherule, qui est le propre pays où était autrefois la cour de Cingis-Khan. D’autres disaient que c’était afin de nous faire mieux voir la puissance et grandeur du monarque, ayant accoutumé d’user de la sorte envers ceux qui viennent de loin, et qui ne sont pas de leurs sujets. Là-dessus, notre guide eut bien de la peine à faire que nous pussions tenir le droit chemin ; et sur cette contestation, ils nous amusèrent une partie de la journée.
Enfin nous arrivâmes en cette cour, où notre guide eut une grande maison qu’on lui avait donnée pour son logement ; pour nous autres trois, nous n’eûmes qu’un petit logis, si étroit qu’à peine y pouvions-nous mettre nos hardes, dresser nos lits et faire un peu de feu. Plusieurs venaient visiter notre guide et lui apportaient à boire d’un breuvage fait de riz (saki) qu’ils mettaient dans de grandes et longues bouteilles ; ce breuvage était tel que je ne l’eusse jamais su discerner d’avec le meilleur vin d’Auxerre, sinon qu’il n’en avait pas la couleur. Nous fûmes appelés aussitôt et examinés sur ce qui nous avait fait venir en ce pays-là ; je répondis que nous avions ouï dire que Sartach était chrétien, et que sur cela le voulant venir voir, le roi de France nous avait chargés d’en paquet de lettres pour lui, que lui nous avait envoyés à son père Baatu, et Baatu nous avait fait venir là. Après, ils nous demandèrent si nous avions envie de faire la paix et une alliance avec eux ; à quoi je fis réponse que le roi mon maître avait écrit à Sartach, sur l’assurance qu’il fût chrétien, que s’il ne l’eût ainsi cru, il n’eût jamais songé à lui écrire. Que pour ce qui était de la paix, vu que Votre Majesté ne leur avait jamais fait aucun tort ni déplaisir, quel sujet aurait-elle de la leur demander ? et quelle raison auraient-ils de faire la guerre, à vous ou à vos sujets ?
Le jour suivant on nous mena à la cour, où je pensai que je pouvais aller nu-pieds comme j’avais accoutumé en notre pays ; ainsi je laissai mes souliers et sandales. Ceux qui viennent à la cour se mettent à pied environ à un trait d’arbalète loin du palais du Khan, et les chevaux demeurent avec quelqu’un pour les garder. Sur quoi, comme nous fûmes descendus de cheval et que nous allions droit au palais avec notre guide, un garçon hongrois se trouva là, qui nous reconnut à l’habit de notre ordre. Comme le monde nous voyait passer, on nous regardait avec étonnement, comme si nous eussions été des monstres, et d’autant principalement que nous étions nu-pieds. Ils nous demandaient comment nous pouvions marcher ainsi, et si nous n’avions que faire de nos pieds, puisque nous faisions si peu d’état de les conserver ; mais ce garçon hongrois leur en disait la raison, en leur faisant entendre que cela était selon la règle et les statuts de notre profession. Le premier secrétaire, qui était chrétien nestorien, et par le conseil de qui tout se faisait en cour, nous vint voir, et nous regardant attentivement il appela le garçon hongrois, à qui il fit plusieurs demandes. Cependant on nous fit savoir que nous eussions à nous en retourner en notre logement.
CHAPITRE XXXII
D’une chapelle chrétienne, et de la rencontre d’un faux moine nestorien nommé Sergius.
Comme nous retournions de la cour vers l’orient, environ à deux traits d’arbalète du palais, j’aperçus une maison sur laquelle il y avait une petite croix, ce dont je fus fort réjoui, supposant par là qu’il y avait quelque sorte de christianisme. J’entrai dedans et trouvai un autel assez bien paré, où il y avait en toile d’or les figures en broderie de Notre-Seigneur et de la bienheureuse Vierge et de saint Jean-Baptiste, avec deux anges, et tout cela enrichi de perles. Il y avait aussi une croix d’argent, avec des pierres précieuses aux bouts et au milieu ; puis autres riches parements, et une lampe ardente à huit chandeliers, avec de l’huile. Devant l’autel était assis un moine arménien, assez noir et maigre, vêtu d’une robe noire en forme de cilice, fort rude jusqu’à mi-jambes, et d’un manteau par-dessus fourré de peaux noires et blanches ; il était ceint sur cela d’une ceinture de fer. Étant donc ainsi entrés, avant que de saluer le moine nous nous mîmes à genoux, chantant Ave, Regina cœlorum, etc., et lui se levant, se mit à prier avec nous. Après l’avoir salué, nous nous assîmes auprès de lui, qui avait un peu de feu dans un petit chaudron, et lui dîmes la cause de notre voyage et de notre arrivée en ce pays-là ; et lui, sur cela, commença de nous consoler et encourager, disant que nous pouvions parler hardiment, puisque nous étions les messagers de Dieu, qui est plus grand que tous les hommes, quelque grands et puissants qu’ils soient.
Après il nous apprit comment il était venu en ces pays-là, un mois seulement avant nous, qu’il était ermite de la Terre Sainte de Jérusalem, et que Notre-Seigneur lui était apparu par trois fois, lui commandait toujours d’aller trouver le prince des Tartares ; et comme aux deux premières fois il différait d’obéir, à la troisième Dieu le menaça de le faire mourir s’il n’y allait ; ce qu’enfin il avait fait, et avait dit à Mangu-Khan que s’il se voulait faire chrétien tout le monde lui rendrait obéissance ; que les Français et le grand pape même lui obéiraient aussi, et qu’il me conseillait de lui en dire autant ; à quoi je répondis, en l’appelant mon frère, que très volontiers je persuaderais le Khan de devenir chrétien, d’autant que j’étais venu là avec ce dessein, et de prêcher les autres à en faire de même ; que je lui promettrais aussi que se faisant baptiser, les Franks et le pape s’en réjouiraient grandement et le reconnaîtraient et tiendraient pour frère et ami, mais non pas que pour cela ils devinssent ses sujets et lui payassent tribut, comme font les autres nations : car en parlant ainsi, ce serait contre la vérité, ma conscience et ma commission. Cette réponse fit taire le moine, et nous allâmes ensemble au logis, que nous trouvâmes fort froid et mal en ordre. Comme nous n’avions rien mangé de tout ce jour-là, nous fîmes cuire un peu de viande pour notre souper. Notre guide et son compagnon faisaient bien peu d’état de nous ; mais ils étaient bien en cour, où ils faisaient bonne chère.
En ce même temps les ambassadeurs de Vastace [24], que nous ne connaissions point, étaient logés bien près de nous. Le lendemain, ceux de la cour nous firent lever au point du jour, et je m’en allai nu-pieds avec eux aux logis de ces ambassadeurs, auxquels ils demandèrent s’ils nous connaissaient. Un soldat grec d’entre eux se ressouvint de notre ordre et de mon compagnon, qu’il avait vu à la cour de Vastace avec notre ministre ou provincial, frère Thomas et ses compagnons ; celui-là rendit bon témoignage de nous. Alors ils nous demandèrent si nous avions paix ou guerre avec le prince Vastace ; je leur dis que nous n’avions ni l’un ni l’autre, et comme ils insistaient comment cela se pouvait faire, je leur en rendis la raison, que les pays étant bien éloignés les uns des autres, nous n’avions rien à démêler ensemble.
Sur quoi, ces ambassadeurs de Vastace m’avertirent qu’il valait mieux dire que nous avions la paix ensemble, ainsi qu’ils le firent entendre ; à quoi je ne répliquai rien. Ce matin-là j’avais tant mal aux ongles des pieds, qui étaient gelés de froid, que je ne pouvais plus aller nu-pieds, d’autant que ces pays-là sont extrêmement froids et d’un froid très âpre et cuisant. Depuis qu’une fois il a commencé de geler il ne cesse jamais jusqu’au mois de mai, et même en ce mois-là toutes les matinées sont très froides et sujettes à la gelée ; mais, sur le midi il y fait chaud, la glace se fondant par la force du soleil, mais tant que dure l’hiver elle ne fond point ; et si les vents régnaient en ces pays-là comme ils font aux nôtres, on n’y pourrait du tout vivre. L’air y est resté toujours calme jusqu’en avril, que les vents commencent à s’y élever. Lorsque nous y étions, qui était environ Pâques, le froid et le vent recommençant ensemble, il y mourut force bestiaux de froid. Durant l’hiver il n’y eut guère de neige ; mais vers Pâques et sur la fin d’avril, il y tomba tant de neige que les rues de la ville de Caracorum en étaient toutes couvertes, si bien qu’ils furent contraints de les faire vider et emporter avec des tombereaux. Alors ils nous envoyèrent de la cour des hauts-de-chausses et des pourpoints de peaux de mouton avec des souliers. Ce que mon compagnon et notre truchement prirent fort bien ; mais pour moi, je crus n’en avoir aucun besoin, car la pelisse que j’avais eue de Baatu me suffisait.
Environ à l’octave des Innocents, ou quatrième de janvier, on nous mena au palais, où nous trouvâmes un prêtre nestorien, qui vint droit à nous ; je ne pensais pas qu’il fût chrétien ; il me demanda vers quel endroit du monde nous adorions, je répondis que c’était vers l’orient. Il me fit cette demande sur ce que, nous étant fait raser la barbe, par le conseil de notre interprète, afin de comparaître devant le Khan à la mode de notre pays, ils croyaient que nous fussions tuiniens, c’est-à-dire idolâtres [25]. Ils nous firent aussi expliquer quelque chose de la Bible, puis nous demandèrent quelle révérence nous ferions au Khan étant venu devant lui, et si ce serait à la façon de notre pays ou du leur. À cela je répondis que nous étions prêtres dédiés au service de Dieu, que les princes et seigneurs de notre pays ne permettaient pas que les prêtres se missent à genoux devant eux, pour l’honneur qu’ils portaient à Dieu ; néanmoins que nous étions prêts et disposés de nous soumettre à tout pour l’amour de Notre-Seigneur ; que nous étions venus de pays fort éloignés, et que s’il leur plaisait, nous rendrions premièrement grâces à Dieu, qui nous avait amenés et conduits de si loin en bonne santé, et qu’après cela nous ferions tout ce qu’il plairait à leur seigneur, pourvu qu’il ne nous commandât rien qui fût contre l’honneur et le service de Dieu. Ce qu’ayant entendu de nous, ils entrèrent incontinent au palais, pour faire rapport au Khan de tout ce que nous avions dit, dont il fut assez content.
Nous fûmes ensuite introduits en ce palais, et, le feutre qui était devant la porte étant levé, nous entrâmes dedans ; et comme nous étions encore au temps de Noël, nous commençâmes à entonner l’hymne À solis ortus cardine, etc.
CHAPITRE XXXIII
Description du lieu de l’audience et ce qui s’y passa.
L’hymne étant achevée, ils se mirent à nous fouiller partout, pour voir si nous ne portions point de couteaux cachés, et contraignirent même notre interprète à laisser sa ceinture et son couteau au portier. À l’entrée de ce lieu il y avait un banc, et dessus du koumis ; auprès de là ils firent mettre notre interprète tout debout, et nous firent asseoir sur un banc vis-à-vis des dames. Ce lieu était tout tapissé de toile d’or ; au milieu il y avait un réchaud plein de feu, fait d’épines et de racines d’absinthe qui croît là en abondance : ce feu était allumé avec de la fiente de bœufs. Le Grand Khan était assis sur un petit lit, vêtu d’une riche robe fourrée et fort lustrée, comme la peau d’un veau marin. C’était un homme de moyenne stature, d’un nez un peu plat et rabattu, âgé d’environ quarante-cinq ans. Sa femme, qui était jeune et assez belle, était assise auprès de lui, avec une de ses filles, nommée Cyrina, prête à marier, et assez laide, avec plusieurs autres petits enfants, qui se reposaient sur un autre lit proche de là. Ce palais où ils étaient appartenait à une dame chrétienne, que Mangu avait fort aimée et épousée, dont il avait eu cette grande fille, nonobstant qu’il eût une autre jeune femme ; tellement que cette fille était dame et maîtresse et commandait à tous ceux de ce palais, qui avait appartenu à sa mère.
Alors le Khan nous fit demander ce que nous voulions boire, si c’était du vin ou de la cérasine, qui est un breuvage fait de riz, ou du caracosmos, qui est du lait de vache tout pur, ou du ball, qui est fait de miel. Car ils usent l’hiver de ces quatre sortes de boissons. À cela je répondis que nous n’étions pas gens qui se plussent beaucoup à boire, que toutefois nous nous contenterions de tout ce qu’il plairait à Sa Grandeur de nous faire donner. Alors il commanda de nous donner de cette cérasine faite de riz, qui était aussi claire et douce que du vin blanc, dont je goûtai un peu pour lui obéir ; mais notre interprète, à notre grand déplaisir, s’était abouché avec le sommelier, qui l’avait tant fait boire qu’il ne savait ce qu’il faisait et disait. Après cela le Khan se fit apporter plusieurs sortes d’oiseaux de proie, qu’il mit sur le poing, les considérant assez longtemps. Après il nous commanda de parler. Il avait pour son interprète un nestorien, que je ne pensais pas être chrétien comme il était ; nous avions aussi le nôtre, comme j’ai dit, très incommodé du vin qu’il avait bu.
Nous étant donc mis à genoux, je lui dis que nous rendions grâces à Dieu de ce qu’il lui avait plu nous amener de si loin pour venir voir et saluer le grand Mangu-Khan, à qui il avait donné une grande puissance sur la terre, mais que nous suppliions aussi la même bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui nous vivions et mourions tous, qu’il lui plût donner à Sa Majesté heureuse et longue vie (car c’est tout leur désir que chacun prie pour leur vie). J’ajoutai à cela que nous avions ouï dire en notre pays que Sartach était chrétien, ce dont tous les chrétiens avaient été fort réjouis, et spécialement le roi de France, qui sur cela nous avait envoyés vers lui avec des lettres de paix et d’amitié, pour lui rendre témoignage de ce que nous étions, et qu’il voulût nous permettre de nous arrêter en son pays, d’autant que nous étions obligés par les statuts de notre ordre d’enseigner aux hommes comment il faut vivre selon la loi de Dieu ; que Sartach sur cela nous avait envoyés vers son père Baatu, et Baatu vers Sa Majesté impériale, à laquelle, puisque Dieu avait donné un grand royaume sur la terre, nous lui demandions bien humblement qu’il plût à Sa Grandeur de nous permettre la demeure sur les terres de sa domination, afin d’y faire faire les commandements et le service de Dieu et prier pour lui, pour ses femmes et ses enfants ; que nous n’avions ni or, ni argent, ni pierres précieuses, mais seulement notre service et nos prières, que nous ferions continuellement à notre Dieu pour lui ; mais qu’au moins nous le suppliions de nous pouvoir arrêter là jusqu’à ce que la rigueur du froid fût passée ; d’autant même que mon compagnon était si las et si harassé du long chemin que nous avions fait, qu’il lui serait impossible de se remettre sitôt en voyage ; de sorte que sur cela il m’avait contraint de lui demander licence de demeurer là encore pour quelques jours : car nous doutions bien qu’il nous faudrait bientôt retourner vers Baatu, si de sa grâce et bonté spéciale il ne nous permettait de demeurer là.
À cela le Khan nous répondit que tout ainsi que le soleil épand ses rayons de toutes parts, ainsi sa puissance et celle de Baatu s’étendaient partout. Que pour notre or et notre argent il n’en avait que faire aussi. Jusque-là j’entendis notre interprète ; mais du reste je ne pus rien comprendre autre chose sinon qu’il était bien ivre, et, selon mon opinion, que Mangu-Khan même était un peu chargé de boisson. Néanmoins il me sembla bien que dans son discours il témoignait du mécontentement de ce que nous étions venus trouver Sartach plutôt que de venir droit à lui. Alors, voyant le manquement de mon interprète, je jugeai qu’il était plus à propos de me taire ; seulement je suppliai Sa Grandeur de ne prendre en mauvaise part si j’avais parlé d’or et d’argent ; que ce n’était pas que je pensasse qu’il le désirât, mais seulement pour témoigner que nous lui voulions porter et rendre toute sorte d’honneur et de respect, aussi bien dans les choses temporelles que spirituelles.
– Après cela, il nous fit lever, puis rasseoir, et, après quelques paroles de compliment et de devoir envers lui, nous sortîmes de sa présence avec ses secrétaires. Un de ses interprètes, qui gouvernait une de ses filles, s’en vint avec nous, pour la curiosité qu’ils avaient de savoir des nouvelles du royaume de France, s’enquérant s’il y avait force bœufs, moutons et chevaux, comme s’ils eussent déjà été tout prêts d’y venir et emmener tout. Plusieurs fois je fus contraint de dissimuler ma colère et mon indignation, leur disant qu’il y avait plusieurs belles et bonnes choses en France qu’ils pourraient voir, si par hasard ils en prenaient le chemin. Après cela ils nous laissèrent un homme pour avoir soin de nous, et nous nous en allâmes vers le moine. Comme nous étions sur le point de sortir pour aller à notre logis, l’interprète vint qui nous dit que Mangu-Khan avait pitié de nous et nous accordait deux mois de séjour pendant lesquels le froid se passerait ; et nous mandait aussi que près de là il y avait une ville nommée Caracorum, où, si nous voulions nous transporter, il nous ferait fournir tout ce dont nous aurions besoin ; mais que si nous aimions mieux demeurer là où nous étions, il nous ferait aussi donner toutes choses nécessaires ; néanmoins que ce nous serait une très grande peine et fatigue de suivre la cour partout. À cela je répondis que je priais Notre-Seigneur de vouloir conserver Mangu-Khan et lui donner bonne et longue-vie ; que nous avions trouvé là un moine arménien, lequel nous croyions être un saint homme, que c’était par la volonté et inspiration de Dieu qu’il était venu en ces quartiers-là ; et pour cela nous eussions bien désiré de demeurer avec lui, d’autant qu’étant religieux comme lui, nous pourrions prier Dieu ensemble pour la vie et prospérité du Khan. Sur quoi l’interprète, ne répondant rien, s’en alla, et nous retournâmes à notre logis, où nous sentîmes un très grand froid, sans y trouver aucune douceur ni consolation, ni même moyen de faire du feu, bien qu’il fût déjà nuit et que nous fussions encore à jeun. Alors celui à qui nous avions été donnés en charge nous fit provision de quelque peu de bois pour faire du feu, et aussi de quelques vivres.
Pour notre guide, il était tout prêt de s’en retourner vers Baatu, et désirait avoir de nous un certain tapis qu’il nous avait fait laisser en cette cour-là ; ce qu’ayant obtenu de nous, il nous quitta avec civilité et fort content, nous baisant la main droite et nous demandant pardon, s’il nous avait laissés souffrir la faim et la soif par le chemin ; nous lui pardonnâmes de bon cœur, nous excusant même de toute espèce de déplaisir que nous avions pu lui causer.
CHAPITRE XXXIV
D’une femme de Lorraine et d’un orfèvre parisien, que nous trouvâmes en ce pays-là.
Nous rencontrâmes là une certaine femme de Metz en Lorraine, nommée Pasca ou Paquette, qui avait été prise en Hongrie, et qui nous fit la meilleure chère qu’elle put. Elle était de la cour de cette dame chrétienne dont j’ai fait mention ci-dessus, et nous conta les étranges et incroyables misères et pauvretés qu’elle avait souffertes avant que de venir à la cour et au service de cette dame ; mais que pour lors, grâce à Dieu, elle était à son aise et avait quelques moyens, ayant un jeune mari russien, dont elle avait trois beaux enfants, et qui s’entendait fort aux bâtiments, qui est un art bien estimé et requis entre les Tartares. Elle nous donna encore avis qu’à Caracorum il y avait un orfèvre parisien, nommé Guillaume Boucher, dont le père s’appelait Laurens, et qu’elle croyait qu’il avait encore un frère nommé Roger, qui demeurait sur le Grand-Pont à Paris. Elle nous dit, de plus, que cet orfèvre avait amené avec lui un jeune garçon qu’il tenait comme son fils, et qui était un très bon interprète ; : que Mangu-Khan avait donné une grande quantité d’argent à cet orfèvre, savoir quelque trois cents jascots, en leur manière de parler, qui valent trois mille marcs, avec cinquante ouvriers, pour lui faire une grande pièce d’ouvrage ; qu’elle craignait à cause de cela qu’il ne lui pût envoyer son fils ; d’autant qu’elle avait ouï dire à quelques-uns de la cour que ceux qui venaient de notre pays étaient tenus gens de bien, et que Mangu-Khan se plaisait fort de parler avec eux, mais qu’ils manquaient d’un bon truchement ; ce qui la mettait en peine à nous en trouver en qui fût tel qu’il fallait. Sur cela j’écrivis à cet orfèvre pour lui faire savoir notre arrivée en ce pays-là, et que si sa commodité le lui permettait, il nous voulût faire le plaisir de nous envoyer son fils, qui entendait fort bien la langue du pays. Mais il nous manda qu’il ne pouvait encore nous l’envoyer de cette lune-là, et que ce serait à la suivante, son ouvrage devant être alors achevé.
C’est pourquoi nous demeurâmes là attendant l’occasion avec d’autres ambassadeurs. Je dirai en passant qu’en la cour de Baatu les ambassadeurs sont bien traités d’une autre sorte qu’en celle de Mangu. Car près de Baatu il y a un jani pour l’Occident, qui a la charge de recevoir tous ceux qui viennent des parties occidentales, et aussi un autre pour les autres endroits du monde. Mais à la cour de Mangu, de quelque côté qu’ils viennent, ils sont tous sous un même jani, de sorte qu’ils ont le moyen de se visiter les uns les autres. Ce qui ne se peut pas faire chez Baatu, où ils ne se voient ni ne se connaissent point pour ambassadeurs, parce qu’ils ne savent pas le logis l’un de l’autre et ne se voient jamais qu’à la cour ; quand l’un y est appelé, l’autre peut-être ne l’est pas, et ils n’y vont point si on ne les envoie quérir. Nous rencontrâmes là un certain chrétien de Damas, se disant envoyé par le soudan de Montréal, qui désirait se rendre ami et tributaire des Tartares.
CHAPITRE XXXV
De Théodolus, clerc d’Acre, et autres.
L’année avant que nous fussions arrivés là, il y eut un certain clerc de la ville d’Acre, qui se faisait nommer Raymond, mais son vrai nom était Théodolus. Étant interrogé du sujet de son arrivée, il répondit qu’il demeurait en son pays avec un saint évêque, auquel Dieu avait envoyé du ciel certaines lettres écrites en caractères d’or, lui commandant et enjoignant expressément de les envoyer à l’empereur des Tartares, pour lui faire savoir de sa part qu’il devait être un jour seigneur de la terre universelle, et qu’il persuaderait toutes les nations du monde de faire la paix avec lui. Alors Mangu lui dit que s’il était vrai qu’il eût apporté ces lettres venues du ciel avec celles de son maître, qu’il soit le très bien venu. Il répondit à cela qu’il était bien vrai qu’il les avait apportées ; mais qu’étant avec ses autres hardes sur un cheval farouche, qui s’était échappé et enfui par les montagnes et les bois, tout s’était ainsi perdu. Sur cela Mangu lui demanda le nom de cet évêque, et il répondit qu’il se nommait Odon et était de la ville de Damas.
Le Khan s’informa encore en quel pays c’était : il répondit que c’était au pays de France, voulant faire croire, qu’il était des serviteurs de Votre Majesté. Il dit de plus au Khan que les Sarrasins étaient entre le pays de France et les siens, ce qui avait empêché qu’il pût envoyer vers lui, mais que si le chemin eût été libre, il n’eût manqué d’envoyer ses ambassadeurs pour avoir la paix avec Sa Hautesse. Mangu lui ayant demandé s’il pourrait bien conduire ses ambassadeurs vers ce roi et cet évêque, il répondit que oui, et, au pape aussi, s’il en était besoin. Sur quoi Mangu se fit apporter un arc qu’à peine deux hommes pouvaient bander de toute leur force, avec deux flèches d’argent remplies de trous, qui en les tirant faisaient un bruit comme si c’eût été un sifflet. Il commanda à un Moal de s’en aller avec ce Théodolus, qui le mènerait vers le roi de France, auquel il présenterait de sa part cet arc, et lui dirait que s’il voulait faire la paix avec lui ; il conquerrait toutes les terres des Sarrasins jusqu’à son pays, et qu’il lui ferait don de tous les autres au delà jusqu’en Occident. Que s’il ne voulait avoir l’a paix avec lui, que le Moal lui rapportât cet arc et ces flèches, et dit à ce roi que Mangu savait en tirer de loin, et faire bien du mal. Alors il fit retirer ce Théodolus de devant lui, et son interprète (qui était le fils de Guillaume l’orfèvre) entendit alors, ainsi qu’il nous conta depuis, que Mangu dit à ce Moal : « Vous irez avec cet homme, et remarquerez bien tous les chemins pays, villes, châteaux, hommes, armes et munitions. » Sur quoi le jeune homme interprète fit à part une bonne réprimande à ce Théodolus, lui disant qu’il avait tort de prendre la conduite de ces ambassadeurs tartares, qui n’étaient envoyés à autre dessein que pour épier les pays traversés. Mais Théodolus lui répondit qu’il mettrait ce Moal sur mer, afin qu’il ne pût reconnaître d’où il était venu et par où il retournerait. Mangu donna aussi à ce Moal ses tablettes d’or, qui sont une plaque d’or large comme la main et longue de demi-coudée, où son ordre était gravé [26]. Celui qui porte cela peut demander et commander tout ce qui lui plaît, et tout est exécuté sans délai.
Ainsi Théodolus partit et vint vers Vastace, voulant aller jusqu’au pape pour le tromper, comme il avait trompé Mangu. Vastace lui demanda s’il avait des lettres pour le pape, puisqu’il était son ambassadeur et qu’il avait entrepris de conduire les ambassadeurs des Tartares vers lui. Mais lui, ne pouvant montrer ces lettres, fut pris et dépouillé de tout ce qu’il avait, et de là jeté en une obscure prison ; quant au Moal, il tomba malade et mourut ; mais Vastace renvoya les tablettes à Mangu par les serviteurs du Moal, que je rencontrai en m’en retournant à Assaron, sur les confins de la Turquie, qui me contèrent aussi ce qui était arrivé à ce Théodolus. De pareils imposteurs courant par le monde, quand ils sont découverts par les Tartares, sont mis à mort sans rémission.
Au reste, l’Épiphanie ou jour des Rois s’approchant, ce moine arménien, nommé Sergius, me dit qu’il devait baptiser Mangu-Khan à cette fête-là ; je le priai de faire en sorte que j’y pusse être présent, afin de rendre témoignage en temps et lieu de ce que j’aurais vu. Ce qu’il me promit.
CHAPITRE XXXVI
De la fête de Mangu-Khan, et comment sa principale femme et son fils aîné sa trouvèrent aux cérémonies des nestoriens.
Le jour de la fête étant venu, le moine ne m’appela point, mais on m’envoya quérir de la cour dès six heures du matin, et je le trouvai qui en revenait avec ses prêtres, l’encensoir et le livre des évangiles. Ce jour-là Mangu fit un festin, suivant la coutume qui est qu’à tels jours de fête, selon que ses devins ou les prêtres nestoriens le lui ordonnent, il fait un banquet, et quelquefois les prêtres chrétiens s’y trouvent. À ces fêtes-là ils y viennent les premiers avec leurs ornements, priant pour le Khan, bénissant sa coupe. Après qu’ils s’en sont allés, les prêtres sarrasins viennent, qui font de même, puis les prêtres idolâtres ; ces derniers en font autant. Le moine me donnait à entendre que le Khan croyait aux chrétiens seulement ; que néanmoins il veut que tous prient pour lui ; mais tout cela n’était que mensonge : il ne croit à personne de tous ceux-là, comme Votre Majesté pourra le reconnaître. Toutefois, tant les uns que les autres suivent sa cour, comme les mouches à miel vont aux fleurs : car il donne à tous, et chacun lui désire toutes sortes de biens et de prospérités, croyant être de ses plus particuliers amis.
Nous nous arrêtâmes devant la cour, mais assez loin toutefois, et là on nous apporta de la viande à manger. Mais je leur dis que nous ne mangions pas là, et que s’ils nous voulaient donner quelque chose, il fallait que ce fût à notre logis. Sur cela ils nous répondirent que nous nous en allassions donc chez nous, puisque nous n’étions invités pour autre chose que pour manger. C’est pourquoi nous retournâmes avec le moine, qui était tout honteux d’avoir inventé la menterie du baptême du Khan qu’il m’avait contée. Ce qui fut cause que je ne lui parlai point de toute cette affaire ; cependant quelques nestoriens me jurèrent qu’il avait été baptisé, mais je leur dis que je ne le croyais pas, ni que jamais je ne le rapporterais ailleurs, puisque je n’en avais rien vu.
Nous revînmes en notre logis, où il faisait grand froid et où tout manquait ; on nous y prépara quelques lits et couvertures et de quoi faire du feu. On nous apporta aussi quelques quartiers d’un mouton fort petit et fort maigre, qui nous devait servir de vivres pour six jours à trois que nous étions, et chaque jour un peu de millet pour faire cuire avec notre viande ; une quarte de bière faite de millet, et une chaudière avec son trépied pour cuire la viande. Le peu qu’ils nous donnaient nous eût pourtant suffi s’ils nous eussent laissé en paix et à notre liberté ; mais parmi eux il y a tant de pauvres gens qui meurent de faim et ne trouvent rien à manger, qu’aussitôt qu’ils voyaient apprêter quelque viande pour nous ils entraient hardiment et en voulaient manger leur part ; alors je reconnus bien quelle misère et martyre c’est de donner en sa pauvreté. Comme le froid recommençait, Mangu nous envoya des vêtements faits de peaux, dont ils mettent le poil en dehors : ce que nous reçûmes avec grands remerciements ; il nous fut aussi demandé de sa part comment nous étions pourvus du manger ; à quoi je répondis que peu de vivres nous suffiraient, pourvu que nous eussions un logis où nous puissions prier en repos pour Mangu-Khan ; que le nôtre était si petit que nous ne pouvions presque pas y demeurer debout, et aussitôt que nous faisions un peu de feu nous ne pouvions lire dans nos livres à cause de la fumée. Cela étant rapporté à Mangu, il envoya savoir du moine si notre compagnie lui serait agréable ; à quoi il répondit gaiement que oui.
Depuis cela nous fûmes toujours mieux logés, demeurant avec lui proche de la cour, en un lieu où personne ne logeait que nous. Les devins avaient leurs logements plus près, devant le palais de la plus grande dame et nous à côté vers l’occident, vis-à-vis du palais de la dernière femme. Vint le jour de devant l’octave de l’Épiphanie. Sur le matin, le jour même de l’octave, tous les prêtres nestoriens s’assemblèrent en leur chapelle, où ils chantèrent solennellement matines, puis se revêtirent de leurs ornements et préparèrent l’encensoir avec l’encens. Comme ils attendaient ainsi sur le matin, la principale femme de Mangu, nommée Cotota Caten (Cotota était son nom propre, et Caten c’est à dire dame), vint en la chapelle avec plusieurs autres dames, son fils aîné, nommé Baltou, et plusieurs autres petits enfants nés d’elle. Ils se couchèrent tous touchant du front la terre, à la mode des nestoriens ; ils touchaient les images avec la main droite qu’ils baisaient après ; ils touchèrent aussi les mains de tous ceux qui étaient présents, ainsi que font les nestoriens quand ils entrent en l’église.
Pendant que nous nous en allions à notre logis, Mangu-Khan vint lui-même à cette église, où on lui apporta un lit doré, sur lequel il s’assit avec la reine sa femme vis-à-vis de l’autel ; alors on nous envoya quérir, ne sachant pas que le Khan y fût allé. À l’entrée l’huissier nous fouilla partout de peur que nous n’eussions quelque couteau caché ; mais je ne portais en mon sein que mon bréviaire avec une Bible ; étant entré dans l’église, je fis premièrement la révérence devant l’autel, puis à Mangu-Khan. Ainsi passant auprès de lui, nous demeurâmes entre le moine et l’autel. Alors il nous fit chanter à notre mode, et entonnâmes cette prose : Veni, sancte Spiritus. Puis Mangu se fit apporter nos livres, à savoir la Bible et le bréviaire, et demandant ce que signifiaient les images qui y étaient, les nestoriens répondirent ce que bon leur sembla et que nous n’entendîmes pas, car notre interprète n’était pas entré avec nous. Quand je me trouvai la première fois en sa présence, j’avais aussi ma Bible, qu’il voulut voir et considéra fort. Mangu s’en étant allé de là, la dame y demeura, faisant plusieurs dons à tous les chrétiens ; elle ne donna au moine qu’un jascot, et à l’archidiacre nestorien autant. Elle fit étendre devant nous un nassic, qui est une pièce de drap de soie, large comme une couverture, avec un bougran ; sur notre refus, elle l’envoya à notre interprète, qui garda tout pour lui et apporta ce nassic en Chypre, où il le vendit quatre-vingts besans ou sultanins de Chypre ; mais par le chemin il s’était fort gâté. Après on nous apporta à boire de la cervoise faite de riz, et du vin clairet semblable à du vin de la Rochelle, avec du koumis. La dame, prenant la coupe toute pleine en la main, se mit à genoux en demandant la bénédiction ; pendant que les prêtres chantaient, elle la but, et d’autant que mon compagnon et moi ne voulûmes point boire, on nous fit chanter à haute voix lorsque tous les autres étaient à demi ivres. On nous apporta à manger quelques pièces de mouton, qu’ils dévorèrent aussitôt avec de grandes carpes, mais tout cela sans pain et sans sel ; moi je mangeai bien peu. Cette journée, jusqu’au soir, se passa ainsi. Enfin la dame, étant ivre comme les autres, s’en retourna dans son chariot chez elle, les prêtres ne cessant toujours de chanter, ou plutôt de hurler en l’accompagnant.
CHAPITRE XXXVII
Du jeûne des nestoriens, d’une procession que nous fîmes au palais de Mangu et de plusieurs visites.
Environ le samedi, veille de la Septuagésime, qui est le temps de la pâque des arméniens, nous allâmes en procession, le moine, les prêtres et nous, au palais de Mangu, où on ne laissa pas de nous fouiller, le moine, mon compagnon et moi, pour voir si nous ne portions point quelque couteau ; et comme nous entrions, il sortit un serviteur portant des os d’épaule de mouton brûlés au feu et noirs comme du charbon, ce dont je fus étonné ; leur ayant demandé depuis ce que cela voulait dire, ils m’apprirent que jamais en ce pays-là rien ne s’entreprenait sans avoir premièrement bien consulté ces os. Ils ne permettent à aucun d’entrer dans le palais avant d’avoir pris le sort ou l’augure de cette manière. Quand le Khan veut faire quelque chose, il se fait apporter trois de ces os, qui n’ont pas encore été mis au feu, et, les tenant entre les mains, il pense à l’affaire qu’il veut exécuter, si elle pourra se faire ou non ; il donne après ces os pour les brûler. Il y a deux petits endroits près du palais du Khan où on les brûle soigneusement. Étant bien passés par le feu et noircis, on les rapporte devant lui, qui les regarde fort curieusement pour voir s’ils sont demeurés entiers et si l’ardeur du feu ne les a point rompus ou éclatés : en ce cas ils jugent que l’affaire ira bien ; mais si ces os se trouvent rompus de travers et que de petits éclats en tombent, cela veut dire qu’il ne faut pas entreprendre la chose.
Étant donc allés vers le Khan et arrivés en sa présence, où on nous avertit de nous garder bien de toucher le seuil de la porte, les prêtres nestoriens lui présentèrent l’encens, et lui l’ayant mis dans l’encensoir, ils l’encensèrent et firent la bénédiction sur sa coupe ; après eux le moine fit aussi la sienne, et nous tous les derniers fûmes obligés à en faire autant. Comme il aperçut que nous tenions la Bible en notre sein, il se la fit porter, pour la regarder fort attentivement.
Après qu’il eut bu et que le premier l’eut servi en lui donnant sa coupe, on fit boire tous ces prêtres. Après cela étant sortis, mon compagnon demeura un peu derrière, et se tournant vers Mangu pour lui faire la révérence, comme il nous voulait suivre promptement, il choppa par hasard au seuil de la porte. Comme nous nous hâtions d’aller vers le logis de Baltou, fils aîné du Khan, ceux qui prenaient garde à la porte voyant que mon compagnon avait ainsi choqué contre le seuil, l’arrêtèrent et le firent mener devant Bulgay, qui est le grand secrétaire et juge criminel ou grand prévôt de la cour. Je ne savais rien de cela : car bien que je ne le visse point nous suivre, je croyais qu’on l’eût arrêté seulement pour lui donner quelques habits un peu plus légers que les siens, qui le fatiguaient extrêmement et l’empêchaient presque de marcher à cause de leur pesanteur et incommodité.
Quand il revint vers nous, il nous dit qu’on l’avait tancé fortement pour s’être ainsi mépris à toucher le seuil de la porte du palais ; et le lendemain matin le juge Bulgay vint lui-même s’enquérir de nous, si on nous avait avertis, comme c’était entre eux un grand crime et offense de toucher à une certaine pièce de bois qui est au seuil de la porte, à l’occasion de quoi mon compagnon avait été arrêté ; je lui répondis que notre interprète n’étant pas avec nous alors, nous ne pouvions pas en avoir eu avis ; sur quoi il pardonna à mon compagnon cette faute, et depuis, à cause de cela et de peur d’inconvénients, je ne voulus plus qu’il vînt avec nous en aucune des maisons de Mangu-Khan.
CHAPITRE XXXVIII
Comment la dame Cotta fut guérie par le faux moine Sergius.
Il arriva ensuite, environ la Septuagésime, que la seconde femme de Mangu, nommée Cotta, devint fort malade, et Mangu, voyant que les devins et idolâtres ne savaient rien faire qui lui profitât, il envoya vers le moine lui demander ce qui se pourrait faire pour sa guérison ; il répondit assez indiscrètement qu’il se soumettait à perdre la tête s’il ne la guérissait bientôt ; et cela dit, il nous vint trouver et nous conta cette affaire avec beaucoup de larmes, nous conjurant de vouloir veiller cette nuit en prières avec lui ; ce que nous fîmes. Il avait une certaine racine qu’on appelait rhubarbe, qu’il coupa par morceaux, puis la mit en poudre dans de l’eau, avec une petite croix où il y avait un crucifix, nous disant que par ce moyen il connaissait si la malade se porterait bien ou si elle devait bientôt mourir ; car mettant cette croix sur l’estomac de la malade, si elle y demeurait comme collée et attachée, c’était signe qu’elle réchapperait ; mais si elle n’y tenait point du tout, cela montrait qu’elle en devait mourir. Pour moi, je croyais toujours que cette rhubarbe était quelque sainte relique qu’il eût apportée de Jérusalem. Il donnait hardiment à boire de cette eau à toutes sortes de malades. Il ne se pouvait faire qu’ils ne fussent beaucoup émus par une si amère potion, et le changement que cela faisait en eux était réputé pour miracle. Je lui dis qu’il devait plutôt faire de l’eau bénite, dont on use dans l’Église romaine, qui a une grande vertu pour chasser les malins esprits. Il le trouva bon, et à sa requête nous fîmes de cette eau bénite, qu’il mêla avec la sienne de rhubarbe où avait trempé son crucifix toute la nuit. Je lui dis de plus que, s’il était prêtre, l’ordre de prêtrise avait grand pouvoir contre les démons. Il me répondit que vraiment il l’était, mais il mentait : car il n’avait aucun ordre. Il ne savait rien, et n’était, comme j’appris depuis, qu’un pauvre tisserand en son pays, par où je passai en m’en retournant.
Le lendemain, sur le matin, lui et moi avec deux prêtres nestoriens allâmes chez cette dame malade, qui était dans un petit logis derrière son grand ; y étant entrés, elle se mit sur son séant dans son lit et adora la croix, qu’elle fit poser honorablement sur une pièce de soie auprès d’elle et but de cette eau bénite mêlée de rhubarbe et s’en lava aussi l’estomac. Alors le moine me pria de vouloir lire sur elle un évangile, ce que je fis. Je lui lus la passion selon saint Jean ; si bien qu’enfin elle se trouva mieux, et se fit apporter quatre jascots, qu’elle mit premièrement aux pieds de la croix, puis en donna un au moine, et m’en voulait donner un autre, que je ne voulus pas prendre ; mais le moine le prit fort bien pour lui ; elle en donna à chaque prêtre autant, le tout se montant à quarante marcs. Outre cela, elle fit apporter du vin pour faire boire les prêtres, et je fus contraint de boire aussi de sa main en l’honneur de la très sainte Trinité. Elle voulut aussi m’apprendre leur langue, me reprochant en riant que j’étais muet, car alors, n’ayant point d’interprète avec moi, j’étais contraint de ne dire mot.
Le matin du jour suivant, nous retournâmes encore chez elle, et Mangu, ayant su que nous y étions, nous fit venir devant lui. Il avait appris que la dame se portait mieux ; nous le trouvâmes mangeant d’une certaine pâte liquide propre à réconforter le cerveau, accompagné de peu de domestiques, et ayant devant lui des os de mouton brûlés ; il prit la croix en sa main, mais je ne vis pas qu’il la baisât ni adorât ; la regardant seulement, il fit quelques demandes que je n’entendis pas. Le moine le supplia de lui permettre de porter cette croix sur une lance, comme je lui en avais dit quelque chose auparavant ; à quoi Mangu répondit qu’il la portât comme il voudrait. Puis prenant congé de lui, nous retournâmes vers cette dame, que nous trouvâmes saine et gaillarde, buvant toujours de cette eau bénite du moine ; nous lûmes encore la passion sur elle. Ces pauvres misérables prêtres ne lui avaient jamais rien appris de notre créance, ni ne lui avaient pas parlé même de se faire baptiser. J’étais en grande peine de ne lui pouvoir rien dire, ne sachant point leur langue, qu’elle tâchait toutefois de m’apprendre. Ces prêtres ne la reprenaient jamais de croire aux sortilèges. Entre autres je vis là quatre épées à demi tirées de leurs fourreaux, l’une au chevet du lit de la dame, l’autre aux pieds, et les deux autres à chaque côté de la porte. J’y aperçus aussi un calice d’argent, qui peut-être avait été pris en quelqu’une de nos églises de Hongrie ; il était pendu contre la muraille et était plein de cendres, sur lesquelles il y avait une grande pierre noire ; de quoi jamais ces prêtres ne l’en avaient reprise, comme de chose mauvaise ; au contraire, eux-mêmes en font autant et l’apprennent aux autres.
Nous la visitâmes trois jours durant depuis sa guérison. Après cela le moine fit une bannière toute couverte de croix, et trouvant une canne longue comme une lance, la mit dessus et la portait ainsi. Pour moi, j’honorais cet homme comme un évêque, savant dans la langue du pays, encore que d’ailleurs il fît plusieurs choses qui ne me plaisaient pas. Il se fit faire une chaire qui se pliait, comme celle de nos prélats, avec des gants et un chapeau de plumes de paon, sur quoi il fit mettre une croix d’or, ce que je trouvais bon par rapport à la croix ; mais il avait les pieds tout couverts de gales et d’ulcères, qu’il frottait avec des huiles et des onguents ; il était aussi très fier et orgueilleux en paroles. Les nestoriens disaient certains versets du psautier (comme ils nous donnaient à entendre) sur deux verges jointes ensemble, que deux hommes tenaient, et le moine était présent à plusieurs autres semblables superstitions et folies qui me déplaisaient beaucoup ; toutefois nous ne laissions pas de demeurer en sa compagnie pour l’honneur de la croix, laquelle nous portions partout chantant hautement le Vexilla Regis prodeunt, etc., de quoi les sarrasins étaient aussi étonnés que peu satisfaits.
CHAPITRE XXXIX
Description des pays qui sont aux environs de la cour du Khan ; des mœurs, monnaies et écriture.
Depuis que nous fûmes arrivés à la cour de Mangu-Khan, il n’alla que deux fois vers les parties du midi, et après il commença de retourner au septentrion, à savoir vers Caracorum. Je pris bien garde à tout ce chemin, remarquant entre autres choses ce dont m’avait autrefois parlé, étant à Constantinople, M. Baudouin de Hainaut, qui y avait été : c’est qu’en allant en ce pays-là, on montait presque toujours sans jamais descendre. Toutes les rivières vont de l’orient à l’occident, ou directement ou indirectement, c’est-à-dire tournant un peu vers le midi ou le septentrion. Je m’enquis de cela aux prêtres qui venaient du Cathay, qui me témoignaient la même chose. De ce lieu où je trouvai Mangu-Khan jusqu’au Cathay, il pouvait y avoir la distance de vingt journées en allant entre le midi et l’orient ; et jusqu’à Mancherules (ou Onancherule), qui est le propre et vrai pays de Moal, où était la cour de Cingis, il y a environ dix journées droit à l’orient. En ces quartiers d’orient on ne trouve aucune ville, mais seulement quelques habitations de peuples surnommés Su-Moal, c’est-à-dire Moals des eaux, car « su » signifie eau en tartare. Ces gens-là ne vivent que de poisson et de chasse et n’ont point de bestiaux.
Vers le nord il y a d’autres pays qui sont aussi sans villes et cités, où n’habitent que de pauvres gens qui nourrissent des troupeaux et se nomment Kerkin. Il y a aussi les Orangey ou Orengay, qui portent de petits os bien polis attachés aux pieds ; et avec cela ils courent si vite sur la glace et la neige qu’ils prennent les bêtes à la course, et les oiseaux mêmes. Il y a encore plusieurs autres pauvres peuples du côté du nord, qui sont aux confins vers l’occident des terres de Pascatir, qui est la grande Hongrie, dont j’ai parlé ci-dessus. Les limites de ce pays du côté du septentrion sont inconnues à cause de l’extrême froid et des grands monceaux de neige qu’on y trouve [27]. Toutes ces nations, encore que pauvres et chétives, s’ont toutefois contraintes de servir en quelque métier aux Moals, suivant le commandement de Cingis, que nul ne fût exempt de servir en quelque chose, jusqu’à ce que le grand âge les empêchât de pouvoir travailler.
Un jour je fus accosté par un certain prêtre du Cathay, vêtu de rouge, et lui ayant demandé d’où venait la belle couleur qu’il portait, il me dit qu’aux parties orientales du Cathay il y avait de grands rochers creux, où se retiraient certaines créatures qui avaient en toutes choses la forme et les façons des hommes, sinon qu’elles ne pouvaient plier les genoux, mais elles marchaient çà et là, et allaient, je ne sais comment, en sautant ; qu’ils n’étaient pas plus hauts qu’une coudée et tous couverts de poil, habitant dans des cavernes dont personne ne pouvait approcher ; que ceux qui vont pour les prendre portent des boissons les plus fortes et enivrantes qu’ils peuvent trouver ; font des trous dans les rochers en façon de coupes ou bassins, où ils en versent pour les attirer. Car au Cathay il ne se trouvait point encore de vin, mais aujourd’hui ils commencent à y planter des vignes, et font leur ordinaire d’une boisson de riz.
Ces chasseurs donc demeurant cachés, ces animaux ne voyant personne sortaient de leurs trous et venaient tous ensemble goûter de ce breuvage, en criant Chin-Chin (dont on leur a donné le nom de Chin-Chin) et en devenaient si ivres qu’ils s’endormaient ; les chasseurs survenant là-dessus les attachaient pieds et mains ensemble, leur tirant trois ou quatre gouttes de sang de dessous la gorge, puis les laissaient aller. C’est de ce sang-là dont il me dit qu’ils teignaient cette écarlate ou pourpre si précieuse [28]. Ce même prêtre m’assurait aussi une chose, que je ne croyais pas toutefois volontiers, qu’au delà et bien plus avant que le Cathay, il y a une province où les hommes, en quelque âge qu’ils soient, demeurent jusqu’à ce qu’ils en sortent au même âge qu’ils avaient quand ils y entrèrent.
Le Cathay aboutit au grand Océan, et Guillaume Parisien me contait de certains peuples qui habitent dans les îles, et dont la mer d’alentour est gelée en hiver (si bien qu’alors les Tartares les peuvent aller envahir aisément par le mois des glaces), qu’ils avaient envoyé des ambassadeurs au Khan lui offrir deux mille tumen de jascots de tribut par an, pour les laisser vivre en paix [29].
La monnaie commune de Cathay est faite de papier de coton, grande comme la main, et sur laquelle ils impriment certaines lignes et marques faites comme le sceau du Khan [30]. Ils écrivent avec un pinceau fait comme celui des peintres, et dans une figure ils font plusieurs lettres et caractères, comprenant un mot chacun. Ceux du pays de Thébeth écrivent comme nous, de la gauche à la droite, et usent de caractères à peu près semblables aux nôtres. Ceux de Tanguth écrivent de la droite à la gauche, comme les Arabes, et en montant en haut multiplient leurs lignes. Les Jugures écrivent de haut en bas. Pour les Russiens, la monnaie qui a cours entre eux est de petites pièces de cuir, marquetées de couleurs.
Comme nous retournâmes vers le moine, il nous avertit charitablement que nous nous abstinssions de manger de la chair ; et que nos serviteurs la mangeraient avec les siens, promettant de nous donner de la farine, de l’huile et du beurre. Nous fîmes ainsi qu’il voulut, de quoi mon compagnon n’était pas fort content, à cause qu’il était assez faible et débile ; notre pitance donc était du millet et du beurre, ou de la pâte cuite dans de l’eau, avec du beurre ou du lait un peu aigre et du pain sans levain, cuit sur du feu fait de fiente de chevaux et de bœufs.
CHAPITRE XL
Du second Jeûne des peuples d’Orient en carême.
La Quinquagésime, où commence le carême de tous les Orientaux, étant venue, la plus grande dame Cotota avec ses femmes jeûna cette semaine-là et venait chaque jour à notre oratoire, donnant à manger aux prêtres et à tous les autres chrétiens, dont plusieurs viennent là pour entendre l’office de cette semaine. Cette dame nous fit présent à mon compagnon et à moi, chacun d’un pourpoint et haut-de-chausses de samit, doublés de certaines étoffes de poil d’étoupe fort rude. Car mon compagnon s’était fort plaint de la pesanteur de ses habillements. Je ne voulus pas refuser ce présent, pour son soulagement, en m’excusant toujours néanmoins que je ne désirais pas porter de tels habits ; et je donnai ma part à notre interprète. Les portiers et huissiers de la cour voyant que tous les jours il venait une si grande multitude de personnes à l’église, qui était dans le pourpris [31] et enclos de la cour, envoyèrent un des leurs vers le moine, lui dire qu’ils ne voulaient plus souffrir que tant de gens s’assemblassent ainsi dans cet enclos du palais ; à quoi le moine répondit assez rudement qu’il voulait savoir si c’était Mangu qui l’eût ainsi commandé, y ajoutant quelques menaces, comme s’il se voulait plaindre d’eux au Khan ; mais eux, irrités de cela, le prévinrent et l’allèrent accuser devant le prince, disant qu’il était trop fier et orgueilleux en paroles, et qu’il amassait tous les jours une quantité de monde auprès de lui pour l’ouïr discourir.
En suite de quoi, le premier dimanche de carême, nous fûmes tous appelés à la cour, et le moine entre autres, qui fut honteusement fouillé, pour voir s’il ne portait point de couteau, de sorte qu’il fut contraint aussi de quitter ses souliers. Arrivés devant le Khan, nous le trouvâmes tenant de ces os brûlés en la main, selon leur coutume, et les regardant fort, comme s’il y eût lu quelque chose ; se tournant tout d’un coup vers le moine, il le reprit aigrement de ce qu’il aimait tant à assembler le monde pour l’ouïr parler, puisque sa profession n’était que de prier Dieu. Pour moi, je demeurais derrière, la tête nue, et le Khan continuant lui demanda pourquoi il ne se tenait pas découvert, comme faisait le Frank ; en disant cela, il me fit signe d’approcher de lui ; lors le moine, bien étonné et honteux, se découvrit, élevant son bonnet à la façon des Grecs et des Arméniens. Après que Mangu lui eut ainsi parlé aigrement, nous nous retirâmes, et en sortant le moine me donna la croix à porter en notre oratoire ; il était encore si transporté de frayeur et de chagrin, qu’il n’eût su la soutenir. Peu de temps après, il refit sa paix avec le Khan, en lui promettant d’aller trouver le pape, et de faire venir sous son obéissance toutes les nations de l’Occident. Étant de retour à l’oratoire, après ce discours avec le Khan, il commença à s’enquérir curieusement de moi touchant le pape ; et si je ne croyais pas qu’il pût lui parler s’il fallait trouver de la part de Mangu, et s’il lui voudrait fournir des montures pour le voyage de Saint-Jacques en Galice. Alors je l’avertis de bien prendre garde de ne donner aucune menterie à Mangu, qu’en ce cas la dernière faute serait pire que la première, et que Dieu n’avait que faire de nos mensonges.
La première semaine du jeûne étant passée, la dame ne venait plus à l’oratoire et ne nous donnait plus à boire et à manger, comme à l’ordinaire. Le moine ne permettait pas qu’on en apportât, disant que leur boisson était mêlée avec de la graisse de mouton, et elle ne nous donnait de l’huile que bien peu ; ainsi nous n’avions guère à manger que du pain bis cuit sous la cendre, et de la pâte bouillie dans de l’eau, pour faire du potage ; et même toute l’eau que nous avions n’était que de neige et de glace fondue ce qui était fort malsain, et mon compagnon en était fort ennuyé. Je parlai à David, le précepteur du fils du Khan, et lui remontrai notre nécessité, ce qu’il fit entendre au prince, qui aussitôt commanda de nous apporter du vin, de la farine et de l’huile.
CHAPITRE XLI
De l’ouvrage de Guillaume l’orfèvre, et du palais au Khan à Caracorum.
Vers la mi-carême, le fils de Guillaume l’orfèvre dit à Mangu-Khan que l’ouvrage qu’il avait commandé de faire, et dont j’ai déjà parlé ci-dessus, était achevé. Il faut savoir que Mangu a à Caracorum un très grand terrain près les murailles de la ville, qui est ceint d’un mur de brique ainsi qu’un cloître de nos monastères. En ce lieu il y a un grand palais, où il festoie solennellement deux fois l’an ; d’abord au printemps, quand il passe par là, et puis en été, à son retour ; cette seconde fois est la plus grande fête ; alors tous les seigneurs et gentilshommes éloignés de plus de deux mois de chemin de la cour s’y trouvent, et le Khan leur fait à tous des présents d’habits et autres choses, en quoi il montre sa gloire et sa magnificence. Près de ce palais il y a plusieurs autres logis spacieux, comme des granges, où l’on garde les vivres, les provisions et les trésors. Et parce qu’il n’eût pas été bienséant ni honnête de porter des vases pleins de lait ou d’autres boissons en ce palais, ce Guillaume lui avait fait un grand arbre d’argent, au pied duquel étaient quatre lions aussi d’argent, ayant chacun un canal d’où sortait du lait de jument. Quatre vases étaient cachés dans l’arbre, montant jusqu’au sommet et de là s’écoulant en bas. Sur chacun de ces muids ou canaux il y avait des serpents dorés, dont les queues venaient à environner le corps de l’arbre. De l’une de ces pipes coulait du vin, de l’autre du caracosmos ou lait de jument purifié, de la troisième du ball ou boisson faite de miel, et de la dernière de la téracine faite de riz. Au pied de l’arbre, chaque boisson avait son vase d’argent pour la recevoir. Entre ces quatre canaux, tout au haut, était un ange d’argent tenant une trompette, et au-dessous de l’arbre il y avait un grand trou, où un homme se pouvait cacher, avec un conduit assez large qui montait par le milieu de l’arbre jusqu’à l’ange. Ce Guillaume y avait fait au commencement des soufflets pour faire sonner la trompette, mais cela ne donnait pas assez de vent.
Au dehors du palais, il y a une grande chambre où ils mettent leurs boissons, avec des serviteurs tout prêts à les distribuer, sitôt qu’ils entendent l’ange sonnant la trompette. Les branches de l’arbre étaient d’argent, comme aussi les feuilles et les fruits qui y pendaient. Quand donc ils voulaient boire, le maître sommelier criait à l’ange qu’il sonnât la trompette, et celui qui était caché dans l’arbre soufflait bien fort dans ce vaisseau ou conduit allant jusqu’à l’ange, qui portait aussitôt sa trompette à la bouche et sonnait hautement ; ce qu’entendant les serviteurs et officiers qui étaient dans la chambre du boire, faisaient en un instant couler la boisson de leurs tonneaux, qui était reçue dans ces vaisseaux d’argent d’où le sommelier la tirait pour porter aux hommes et aux femmes qui étaient au festin. Le palais du Khan ressemble à une église ayant la nef au milieu, et aux deux côtés deux ordres de colonnes ou piliers, et trois grandes portes vers le midi ; vis-à-vis la porte du milieu était planté ce grand arbre ; le Khan était assis au côté du nord en un lieu haut élevé, pour être vu de tous. Il y a deux escaliers pour monter à lui, par l’un desquels monte celui qui lui apporte sa viande et sa coupe ; il descend par l’autre. L’espace du milieu entre l’arbre et ces escaliers est vide, car là se tiennent ceux qui lui portent son manger, comme aussi les ambassadeurs qui apportent des présents au Khan, qui est là élevé comme un Dieu. Au côté droit, vers l’occident, sont tous les hommes, et au gauche à l’orient les femmes, car le palais s’étend en longueur du septentrion au midi. Du côté droit, près des piliers, il y a des places élevées en forme de théâtre, où se mettent les fils et frères du Khan, et à gauche il y en a d’autres pour ses femmes et filles. Il n’y a qu’une de ses femmes qui soit assise auprès de lui, mais un peu moins haut qu’il est lui-même.
Quand donc le Khan sut que cet ouvrage de l’arbre était achevé, il commanda à Guillaume de l’accommoder en sa place. Et environ le dimanche de la Passion, le Khan s’en alla vers Caracorum, avec ses petites maisons ou pavillons, laissant ses grandes derrière. Le moine et nous le suivîmes, et il nous envoya une autre bouteille de vin. En allant il passa par des pays fort montagneux, où il faisait de grands vents et un froid bien âpre, et il y tomba abondance de neige. Sur quoi il nous envoya sur la minuit pour nous demander des prières à Dieu, pour que le vent et le froid cessassent, d’autant que tous les bestiaux du pays étaient en grand danger de périr, car alors les mères étaient prêtes de faire leurs petits. Le moine aussitôt lui envoya de l’encens pour qu’il le mît lui-même sûr les charbons pour l’offrir à Dieu. Je ne sais s’il le fit ou non, car je n’en vis rien ; mais je sais bien que la tempête, qui avait duré deux jours entiers, cessa aussitôt.
À la veille du dimanche des Rameaux nous approchions de Caracorum, et sur le point du jour nous bénîmes des rameaux où il n’y avait point encore de verdure ; puis, environ sur les neuf heures du matin, nous entrâmes dans la ville, portant la croix haute, élevée avec la bannière.
Le soir s’approchant, Guillaume nous emmena en sa maison pour souper et nous reçut là avec grande joie ; sa femme était fille d’un sarrasin et, née en Hongrie, parlait bon français. Nous trouvâmes aussi là un autre homme, nommé Basile, fils d’un Anglais, né aussi en Hongrie, et parlant plusieurs langues ; Après souper on nous ramena en notre petit logement, que les Tartares nous avaient donné auprès de l’église et de l’oratoire du moine. Le lendemain le Khan entra dans son palais, où le moine, les prêtres et moi le fûmes visiter ; mais ils n’en voulurent jamais permettre l’entrée à mon compagnon, à cause de l’inconvénient qui lui était une fois arrivé de marcher sur le seuil de la porte. J’avais fort consulté en moi-même si j’y devais aller ou non, craignant d’un côté d’offenser et scandaliser les chrétiens si je les eusse quittés, et d’autre part de déplaire au Khan ; j’appréhendais que le bon dessein que j’avais et dont j’espérais venir à bout ne fût empêché. Je résolus donc d’y aller, encore que d’autre part je ne remarquasse parmi eux qu’actions pleines de sorcellerie et d’idolâtrie. À cause de cela ailleurs je ne faisais autre chose que prier continuellement et à haute voix pour l’Église chrétienne et pour le Khan même, qu’il plût à la bonté divine de le convertir et amener à la voie du salut.
Nous entrâmes en ce palais, qui était en bon ordre et bien paré. En été on y fait venir des eaux par des canaux de tous les côtés pour l’arroser et rafraîchir. Ce lieu était plein d’hommes et de femmes, et nous, nous présentâmes devant Mangu-Khan, ayant derrière nous ce grand arbre d’argent avec tous les vaisseaux et ornements qui occupaient une bonne partie de la salle. Les prêtres lui apportèrent deux petits pains et des fruits dans un bassin d’argent qu’ils bénirent en les lui présentant ; et le sommelier les prit, et les donna au Khan assis en un lieu fort élevé ; il commença à manger de l’un de ces pains et envoya l’autre à son fils et à un de ses frères le plus jeune, que les nestoriens instruisaient. Ce frère savait quelque chose de l’Évangile et envoya quelquefois quérir ma Bible pour la voir. Après les prêtres, le moine fit ses prières aussi, et moi après lui ; le Khan nous promit alors de venir le lendemain en notre église, qui était assez grande et belle, car elle était toute tapissée de draps d’or et de soie ; mais le lendemain il s’en alla de Caracorum, priant les prêtres de l’excuser s’il n’allait en leur église, et qu’il n’osait y entrer, parce qu’il avait été averti qu’on y avait porté des corps morts. Pour le moine, les autres prêtres et moi, nous ne laissâmes pas de demeurer à Caracorum, afin d’y pouvoir célébrer la fête de Pâques.
CHAPITRE XLII
Célébration de la fête de Pâques.
Guillaume l’orfèvre nous avait fabriqué un fer pour faire des hosties. Il possédait de certains ornements qu’il avait fait accommoder pour lui, car il avait quelque connaissance des bonnes lettres et faisait la fonction de clerc en l’église. Il avait fait faire aussi une image de la Vierge en sculpture, à la façon de France, et à l’entour toute l’histoire de l’Évangile, bien et artistement gravée, avec une boîte d’argent pour garder le saint-sacrement, et dans les côtés il y avait de petites cellules faites avec beaucoup d’art, où il avait mis des reliques. Il fit faire aussi un oratoire sur un chariot très beau et bien peint d’histoires saintes. Je bénis ses ornements et fis faire des hosties à notre mode, et les nestoriens m’assignèrent, pour officier, le lieu de leur baptistère, où il y avait un autel. Je célébrai donc le jeudi saint et le jour de Pâques, je donnai la communion au peuple, avec la bénédiction de Dieu, et la veille de Pâques plus de soixante personnes furent baptisées en très bel ordre et cérémonie, ce dont il y eut grande réjouissance entre tous les chrétiens.
CHAPITRE XLIII
De la maladie de Guillaume l’orfèvre, et du prêtre Jonas.
Il arriva que Guillaume l’orfèvre fut fort malade ; comme il commençait à se mieux porter et à recouvrer peu à peu sa santé, le moine, l’étant venu visiter, lui donna une potion de rhubarbe, ce qui le pensa faire mourir. Le voyant changé si subitement, je lui demandai ce qu’il pouvait avoir mangé ou bu qui l’eût mis en si piteux état ; il me dit que c’était le moine qui lui avait fait prendre deux écuelles pleines de breuvage, qu’il avait pris pour eau bénite. Je fus trouver le moine, et lui dis assez nettement ou qu’il allât, comme un apôtre, faire des miracles par la vertu des prières et de la grâce du Saint-Esprit, ou qu’il se comportât en médecin seulement et selon la science de la médecine, lui reprochant d’avoir donné une si forte et si dangereuse boisson à un malade sans y être préparé, comme si c’eût été une chose sacrée et bénite ; que si cela venait à la connaissance du monde, il en serait fort blâmé. Depuis cela il fut plus réservé et se garda plus de moi que jamais.
Environ ce même temps, le prêtre ou archidiacre Jonas devint aussi fort malade, et ses parents et amis envoyèrent quérir un devin sarrasin, qui leur dit qu’un certain homme maigre qui ne buvait, ni ne mangeait, ni ne couchait en un lit était fâché contre lui, et que si le malade pouvait obtenir sa bénédiction, il recouvrerait sa santé ; ils jugèrent aussitôt que celui-là que le devin avait désigné était le moine ; et environ la minuit, sa femme, sa sœur et son fils le vinrent trouver, le priant et conjurant de venir donner sa bénédiction au malade ; ils nous éveillèrent aussi, afin que nous le priions d’y aller ; mais le moine nous dit de le laisser en repos et de ne nous point mêler de cela, d’autant que ce prêtre avec trois autres avaient de mauvais desseins contre nous, ayant résolu d’aller à la cour pour obtenir de Mangu-Khan que nous fussions tous chassés de ce pays-là. Toutefois, aussitôt qu’il fut jour, je ne laissai pas d’aller voir ce pauvre prêtre, qui avait un grand mal de tête et crachait le sang. Je lui dis que ce devait être un apostume, et lui conseillai alors, le voyant en si mauvais état, de reconnaître que le pape était le père et le chef de tous les chrétiens ; ce qu’il fit aussitôt, promettant devant tous que, si Dieu lui rendait la santé, il irait lui-même baiser les pieds du pape, et ferait de bonne foi tout son pouvoir afin que le saint-père voulût envoyer sa bénédiction au Khan. Je l’avertis aussi que s’il pensait avoir quelque chose en sa possession qui appartînt à autrui, il la restituât. Il me répondit qu’il ne pensait pas avoir rien de semblable. Se trouvant un peu mieux, il me pria d’aller quérir le moine, ce que je fis. Le moine, pour la première fois, n’y voulut pas venir ; mais quand il sut que le malade se portait un peu mieux, il y alla avec la croix, et moi je lui portai dans la boîte de Guillaume le corps de Notre-Seigneur, lequel j’avais réservé depuis le jour de Pâques, à la prière de notre bon orfèvre. Le moine, étant arrivé, commença de frapper le malade avec ses pieds, pendant que le malade les embrassait avec grande humilité. Et moi je lui dis que c’était la coutume de l’Église romaine que le malade reçût le saint-sacrement, comme un viatique, pour se munir contre les efforts et les embûches de Satan ; il reçut de mes mains le sacrement, à la façon de l’Église romaine. Après le moine demeura auprès de lui, et, en mon absence, lui donna je ne sais quelle potion ; mais le lendemain il commença à ressentir les tourments de la mort.
Après que nous eûmes chanté et dit sur lui les prières pour les mourants, le moine me donna avis de nous retirer, à cause que si je me fusse trouvé présent à cette mort, je n’eusse plus pu entrer en la cour de Mangu-Khan par l’espace d’un an entier ; et tous les assistants me dirent que cela était ainsi, me priant de m’en aller, pour n’être privé d’une telle faveur. Aussitôt que ce pauvre homme fut trépassé, le moine me dit que je ne me misse en peine de rien, et que lui l’avait fait mourir par ses prières, d’autant qu’il nous était contraire, que lui seul était savant entre eux, tout le reste n’étant que des ignorants, que dorénavant Mangu-Khan et tous ses sujets nous obéiraient mieux ; et sur cela il me déclara la réponse qu’avait faite le devin ; à quoi n’ajoutant guère de foi, je m’enquis des prêtres amis du défunt, si cela était ainsi ou non ; ce qu’ils m’assurèrent être très vrai, mais qu’ils ne savaient pas s’il avait été averti premièrement de cela ou non. En suite de quoi je remarquai que le moine fit venir en son oratoire ce devin et sa femme, et leur fit cribler de la poudre pour faire une sorte de sortilège ; il avait aussi avec lui un certain diacre de Russie, qui lui servait à ces sortilèges-là. Ce qu’ayant aperçu, je fus grandement étonné, et eus horreur de la méchanceté de cet homme, et lui dis doucement, en l’appelant mon frère et mon ami, qu’un homme rempli du Saint-Esprit, et qui prêchait les autres, ne devait pas consulter ainsi les devins, puisque tout cela était défendu sous peine d’excommunication. Alors il se mit à s’excuser, comme n’ayant jamais usé de ces choses. J’avais grand déplaisir de ne le pouvoir quitter, à cause que j’avais été logé avec lui par le commandement du Khan, si bien que sans une permission spéciale du prince je ne pouvais m’en séparer comme j’eusse désiré.
CHAPITRE XLIV
Description de la ville de Caracorum, et comment Mangu-Khan envoya ses frères contre diverses nations.
Pour ce qui est de la ville de Caracorum, Votre Majesté saura qu’excepté le palais du Khan, elle ne vaut pas la ville de Saint-Denis en France, dont le monastère est dix fois plus considérable que tout le palais même de Mangu. Il y a deux grandes rues : l’une dite des Sarrasins, où se tiennent les marchés et la foire ; plusieurs marchands étrangers y vont trafiquer à cause de la cour, qui y est souvent, et du grand nombre d’ambassadeurs qui y arrivent de toutes parts. L’autre rue s’appelle de Cathayens, où se tiennent tous les artisans. Outre ces deux rues, il y a d’autres grands lieux ou palais, où est la demeure des secrétaires du prince. Là sont douze temples d’idolâtres de diverses nations, et deux mosquées de sarrasins, où ils font profession de la secte de Mahomet, puis une église de chrétiens au bout de la ville, qui est ceinte de murailles faites de terre, où il y a quatre portes. À celle d’Orient l’on vend le millet et autres sortes de grains, qui d’ailleurs sont rares. À la porte d’Occident se vendent les brebis et les chèvres ; à celle du Midi les bœufs et les chariots, et à celle du Nord les chevaux.
Or, suivant toujours la cour, nous y arrivâmes le dimanche avant l’Ascension, et le lendemain nous fûmes appelés devant Bulgay, le principal secrétaire et juge de la cour : à savoir le moine et toute sa suite, nous et tous les autres ambassadeurs et étrangers qui fréquentaient le logis du moine. Chacun fut introduit en particulier, et l’un après l’autre : le moine premièrement, puis nous, qui fûmes exactement interrogés par ce secrétaire, d’où nous venions, pourquoi et à quelle fin, en un mot à quoi nous étions propres et ce que nous désirions d’eux. Cette recherche si curieuse fut faite parce qu’on avait rapporté au Khan qu’environ quatre cents assassins ou meurtriers secrets étaient venus sous divers habits pour le tuer. La veille de l’Ascension nous allâmes par tous les palais du Khan ; je vis que quand il voulait boire on versait du koumis sur ses idoles de feutre.
Mangu-Khan a huit frères, trois du côté de sa mère et cinq du côté de son père. Il avait envoyé l’un de ses frères [32] utérins au pays des Assassins, lui commandant d’exterminer toute cette race de gens-là. Il en a envoyé un autre vers la Perse, où il est entré maintenant, pour de là aller, comme l’on croit, en Turquie, et conduire une armée contre Baldach et Vastace. Il en dépêche un autre vers Cathay, contre certains rebelles. Le plus jeune du côté maternel est retenu auprès de lui, et on rappelle Arabucha ; il se tient au palais de sa mère, qui était chrétienne, et au service de laquelle a été Guillaume l’orfèvre, qui fut pris en Hongrie par des frères paternels de Khan, lorsqu’il envahit la ville de Belgrade, où était aussi un évêque normand de Belleville, près de Rouen, avec un neveu, que j’ai vu à Caracorum. Entre les prisonniers se trouva donc cet honnête Guillaume, qui fut donné à la mère de Mangu, parce qu’elle désirait grandement de l’avoir à son service. Quand cette dame fut morte, le sieur Guillaume fut au service d’Arabucha, avec tout le reste de ce qui était à la cour de sa mère, et, par le moyen de cet Arabucha, il vint à la connaissance de Mangu-Khan, qui lui fit faire ce grand ouvrage d’argent dont nous avons parlé, et pour lequel il lui avait donné tant de marcs d’argent.
Le Khan était allé visiter sa mère à quelque distance de sa ville de Caracorum. Le lendemain il s’en retourna à son palais, mais par un autre chemin, selon l’instruction de leurs devins et sorciers, qui ne veulent jamais que l’on retourne par la même voie qu’on est venu. D’ailleurs, pendant que la cour était là et après qu’elle se fut retirée, personne n’osait passer ni à pied ni à cheval par où elle avait demeuré, tant que l’on y apercevait quelque reste de feu ou de fumée.
Le même jour, quelques sarrasins se trouvèrent avec le moine, disputant contre lui ; et quand il vit qu’il ne pouvait se défendre par raisons contre eux et qu’ils se moquaient de lui, il ne put se tenir de leur décharger quelques coups d’un fouet qu’il tenait en main ; ce qui excita une telle rumeur, que cela vint jusqu’aux oreilles de Mangu, qui aussitôt nous fit faire commandement de ne plus demeurer à la cour, au lieu où nous avions accoutumé d’être.
Pour moi, j’avais toujours espérance de la venue du roi d’Arménie, aux environs de Pâques ; quelques gens arrivèrent de Bolac, où habitent quelques Flamands ou Allemands, que j’avais grand désir d’aller voir. Ils me dirent qu’un prêtre allemand devait venir à la cour. C’est pourquoi je n’osai pas demander à Mangu-Khan quelle était sa volonté sur notre demeure à la cour ou sur notre départ. Au commencement il ne nous avait donné que le terme de deux mois pour nous y arrêter, mais cinq mois entiers s’étaient écoulés, car nous étions à la fin de mai, et nous y avions toujours demeuré depuis le mois de janvier.
Mais enfin, voyant qu’il n’y avait aucune nouvelle de ce roi d’Arménie ni de ce prêtre flamand dont on nous avait parlé, et craignant d’être contraints de nous en retourner en hiver, dont nous avions déjà éprouvé les rigueurs excessives, je fis demander au Khan quelle serait sa volonté à notre égard ; que nous eussions été bien contents de demeurer là si tel était son plaisir ; mais que si nous avions à nous en retourner, il serait plus à propos et commode pour nous que ce fût en été et non en hiver. Le Khan me fit répondre là-dessus que je ne m’éloignasse point de lui et qu’il avait envie de me parler le lendemain. Mais je répliquai, si sa volonté était telle, que je le suppliais bien humblement d’envoyer quérir le fils de Guillaume, d’autant que notre interprète n’était pas assez capable. Celui qui me vint parler de la part de Sa Majesté était sarrasin, il avait été ambassadeur vers Vastace, et, gagné par argent, il avait donné conseil à ce Vastace d’envoyer des ambassadeurs vers le Khan : car, lui avait-on dit, les Tartares devaient entrer sur ses terres ; Ayant donc envoyé ses ambassadeurs, quand il connut les forces des Tartares, il les méprisa et ne se soucia plus de faire la paix avec eux, qui n’étaient point venus en son pays, selon leur premier dessein. Car il faut remarquer que jamais ces gens-là ne prennent aucun pays par la force des armes, mais seulement par ruses et tromperies, si bien qu’ils ont subjugué et détruit la plupart du monde sous un beau semblant et prétexte de paix et d’amitié.
CHAPITRE XLV
Comment ils furent examinés plusieurs fois, et leurs conférences et disputes avec les idolâtres.
Le lendemain, qui fut le dimanche avant celui de la Pentecôte, je fus appelé et mené à la cour, où le premier secrétaire me vint trouver avec un de ceux qui versaient à boire au Khan, et plusieurs sarrasins, qui me demandèrent encore de la part du Khan pourquoi j’étais venu en ce pays-là ; à quoi je fis la même réponse que j’avais toujours faite, à savoir que j’étais venu vers Sartach, et de Sartach à Baatu, qui m’avait envoyé là : partant, que je n’avais rien à leur dire de la part de qui que ce fût, sinon leur prêcher la parole de Dieu, si c’était leur plaisir de l’écouter ; et qu’ils savaient bien ce que Baatu leur en avait écrit. À ces mots, ils me demandèrent quelles paroles de Dieu je leur voulais annoncer, estimant que je leur voulusse prédire quelques succès heureux, ainsi que plusieurs le font d’ordinaire. Je leur répondis que s’ils voulaient, je leur dirais quelle est cette parole de Dieu, pourvu qu’ils me fissent venir un bon interprète. Ils me dirent qu’ils en avaient déjà envoyé quérir un ; que cependant je ne laissasse pas de dire, le mieux que je pourrais, par celui qui était là, et qu’ils m’entendraient bien ; et comme ils me pressaient fort là-dessus, je leur dis : « Voici quelle est la parole de Dieu : Celui à qui on a donné plus de choses en charge, c’est celui de qui on en redemande davantage, et celui-là est le plus aimé à qui on remet plus de choses. » Et sur cela je fais savoir à Mangu-Khan que Dieu lui a donné beaucoup de biens : car de toute la grandeur, puissance et richesse qu’il possède, il n’en a rien reçu des idoles, mais d’un seul Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui tient en sa main tous les royaumes du monde et les transporte d’une nation à l’autre à cause des péchés. C’est pourquoi, s’il aimait Dieu, – rien ne lui manquerait ; mais que s’il faisait autrement, il devait tenir pour assuré que Dieu lui redemanderait compte de tout ce qu’il avait, jusqu’au dernier denier.
À cela un des sarrasins dit : « Y a-t-il personne au monde qui n’aime Dieu ? » Je lui répondis que Dieu disait que quiconque l’aimait gardait ses commandements et qui ne gardait ses commandements ne l’aimait pas. Lors ils me demandèrent si j’avais été au ciel pour savoir quels sont ses commandements. « Non pas, dis-je, mais il les a donnés du ciel aux gens de bien ; et lui-même est descendu du ciel pour les enseigner à tout le monde ; nous avons toutes ses paroles dans les saintes Écritures, et nous reconnaissons par les œuvres des hommes s’ils les gardent ou non. – Mais, me répliquèrent-ils, direz-vous que Mangu-Khan ne garde pas les commandements de Dieu ? » Je répondis que quand leur interprète serait venu, alors en la présence du Khan même, je réciterais, s’il lui plaisait, tous les commandements de Dieu, et il jugerait lui-même s’il les gardait ou non. Ainsi se départirent-ils de moi et rapportèrent au Khan que je disais qu’il était tuinien ou idolâtre et qu’il ne gardait pas les commandements de Dieu.
Le jour suivant il m’envoya son secrétaire, qui me dit de sa part qu’il y avait chez eux des chrétiens, des sarrasins et tuiniens, et que chacun d’eux disait que sa foi était meilleure que celle des autres ; et pour cela il nous commandait de venir tous ensemble devant lui et que chacun mît par écrit ce qu’il était de sa loi, pour voir laquelle était la plus véritable. Je rendis grâces à Dieu de ce qu’il lui avait plu toucher le cœur du Khan et le porter à ce bon dessein, et comme il est écrit que le serviteur de Dieu doit être doux et facile envers un chacun et non contentieux et injurieux, je dis que j’étais tout prêt de rendre compte de ma profession de foi chrétienne à quiconque me la demanderait. Le secrétaire mit tout par écrit, ce qui fut représenté au Khan ; il fut fait alors le même commandement aux nestoriens, à savoir de mettre par écrit tout ce qu’ils voudraient dire et de même aux sarrasins et tuiniens aussi.
Le lendemain, ce secrétaire nous fut envoyé derechef pour nous dire que le Khan désirait fort savoir la cause de notre venue en ce pays-là ; à quoi je répondis qu’il le pouvait apprendre des lettres de Baatu ; mais ils me dirent que les lettres de Baatu étaient perdues et qu’il ne se souvenait plus de ce qu’il en avait écrit ; c’est pourquoi il voulait que nous le lui dissions nous-mêmes. Alors je m’enhardis de lui faire entendre que c’était entre autres choses le devoir de notre religion de prêcher l’Évangile à tout le monde, et qu’ayant ouï la renommée des peuples de Moal, j’avais eu un grand désir de les venir voir, et que durant cette résolution j’avais ouï dire aussi que Sartach était chrétien ; ce qui m’avait fait prendre mon chemin droit vers lui, et que mon souverain seigneur le roi de France lui avait écrit des lettres d’amitié et avec des paroles obligeantes, par lesquelles aussi il l’assurait de notre état et profession, le priant qu’il nous voulût permettre de demeurer parmi les peuples de Moal ; que sur cela Sartach nous avait envoyés à son père Baatu, et Baatu à Mangu-Khan, lequel derechef nous suppliions bien humblement de nous permettre la demeure en ses pays.
Tout cela fut écrit et rapporté au Khan, qui alors nous fit dire que nous demeurions trop longtemps en ses pays et que sa volonté était que nous nous en retournassions au nôtre, et qu’il demandait si nous voulions mener son ambassadeur avec nous. Je répondis à cela que je n’oserais pas me charger de mener son ambassadeur, d’autant qu’entre son pays et le nôtre il y avait de fortes et puissantes nations, de grandes mers et plusieurs fâcheuses montagnes à passer, et enfin que je n’étais qu’un pauvre religieux qui ne pouvais me charger de cela. Ce discours fini, il fut mis par écrit.
Avant notre départ toutefois le Khan désira qu’il y eût une conférence entre nous tous qui représentions les diverses croyances.
Nous nous assemblâmes donc la veille de la Pentecôte en notre oratoire, et Mangu-Khan nous envoya trois de ses secrétaires, pour être juges de nos différends, à savoir, l’un chrétien, l’autre sarrasin, et le troisième tuinien. Avant toutes choses, il fut proclamé de la part du Khan que son commandement, qui devait être reçu, était comme le commandement de Dieu même, qu’aucun n’eût à faire injure ou déplaisir à l’autre, ni n’excitât aucune rumeur et trouble qui pût en façon quelconque empêcher cette affaire, et cela sous peine de mort. Alors il se fit un très grand silence, bien qu’il y eût une fort grande assemblée, car chacun des partis y avait convié les plus habiles et sages de la secte, outre plusieurs autres encore qui s’y trouvèrent.
(Nous croyons pouvoir supprimer la longue discussion théologique qui s’engage entre les représentants des divers dogmes, conférence qui d’ailleurs n’a d’autre conclusion qu’une large buverie où les nestoriens, les sarrasins et les idolâtres noient à qui mieux mieux la dissidence de leurs idées.)
Cette conférence ainsi achevée, les nestoriens et sarrasins chantaient ensemble à haute voix, mais les tuiniens ne disaient rien du tout. Après cela ils burent tous largement.
CHAPITRE XLVI
Comme ils furent appelés devant le Khan à la Pentecôte ; de la confession de foi des Tartares, et comme il fut parlé de leur retour.
Le jour de la Pentecôte, Mangu-Khan, à qui l’on avait rapporté que je le tenais pour idolâtre, me fit appeler devant lui avec un tuinien contre qui j’avais disputé, et avant que d’entrer au palais, le fils de Guillaume, mon interprète, m’avertit de la résolution qu’on avait prise de nous en faire retourner en notre pays, et que je me gardasse bien de contredire. Étant arrivé en la présence du Khan, il me fallut mettre à genoux, et le tuinien aussi près de moi, avec leur interprète. Le Khan, se tournant vers moi, me parla ainsi : « Dites-moi la vérité, si quand je vous ai envoyé mes secrétaires vous avez dit que j’étais tuinien. – Monseigneur, lui répondis-je, je n’ai jamais tenu de telles paroles, mais s’il plaît à Votre Majesté impériale de m’écouter, je vous rapporterai les mots mêmes que j’ai prononcés. » Ce que je lui récitai de point en point ; alors il me dit qu’il croyait bien que je n’avais pas ainsi parlé, ni que je le dusse faire aussi, mais que la faute devait venir à l’interprète, qui l’avait mal expliqué ; et sur cela il tourna son bâton ou sceptre vers moi, disant que je ne craignisse point ; et moi, en souriant, je dis tout bas que si j’eusse eu de la crainte, je ne fusse pas venu là [33]. Alors il demanda à mon interprète ce que je disais. On le lui rapporta mot pour mot. Après cela il commença à me faire comme une profession de foi.
« Nous autres Moals, me dit-il, nous croyons qu’il n’y a qu’un Dieu, par lequel nous vivons et mourons, et vers lequel nos cœurs sont entièrement portés.
– Dieu vous en fasse la grâce, monseigneur, lui dis-je ; car sans grâce cela ne peut être. »
Il demanda encore ce que j’avais dit, et l’ayant su il ajouta que comme Dieu avait donné aux mains plusieurs doigts, ainsi avait-il ordonné aux hommes plusieurs chemins pour aller en paradis. Que Dieu nous avait donné l’Écriture sainte à nous autres chrétiens, mais que nous ne la gardions et ne l’observions pas bien, et que nous n’y trouverions pas qu’aucun de nous doive blâmer les autres.
« Y trouvez-vous cela ? dit-il.
– Non, dis-je, mais je vous ai déclaré dès le commencement que je ne voulais point avoir de contention ni de dispute avec personne.
– Je ne parle pas, dit-il, pour vous ; vous n’y trouvez pas non plus que par argent on doive faire rien contre le droit et la justice.
– Non, sire, répondis-je, et à la vérité ne suis-je pas venu en ce pays pour gagner or ni argent, mais plutôt ai-je refusé ce que l’on me présentait. » Là était présent un des secrétaires, qui témoigna que j’avais refusé un jascot et des pièces de soie qu’on m’avait voulu faire prendre.
« Je ne parle pas, reprit le Khan, de cela ; mais je dis que Dieu vous a donné les Écritures saintes et que vous ne les gardez pas ; mais à nous, il nous a donné des devins et nous faisons ce qu’ils nous commandent, et vivons ainsi en paix. »
Avant que d’achever ce discours, il but quatre fois, ce me sembla ; et comme j’écoutais fort attentivement, attendant toujours qu’il me confessât quelque chose de plus de sa foi, il commença à me parler de mon retour, disant que nous étions demeurés là trop longtemps, et que sa volonté était que nous nous en retournassions dans notre pays.
Et puisque nous disions que nous ne pouvions pas mener ses ambassadeurs avec nous, il nous demanda si nous voulions bien nous charger de ses paroles et de ses lettres.
Depuis lors je n’eus plus ni temps, ni lieu, ni moyen de l’instruire en la foi chrétienne : car personne n’osait lui dire que ce qui lui plaisait, si ce n’était un ambassadeur ; qui lui pouvait librement représenter tout ce qu’il voulait.
On ne me permit donc pas de parler davantage, mais seulement d’écouter et de répondre s’il me demandait quelque chose. Il demanda si j’avais autre chose à dire. Alors je lui dis que s’il plaisait à Sa Grandeur de me faire savoir sa volonté et me donner ses lettres, que je les porterais bien volontiers, selon mon faible pouvoir. Puis il me demanda si je voulais de l’or ou de l’argent ou de riches habillements ; je lui dis que nous ne prenions rien de tout cela, mais que nous avions besoin seulement de quelque peu de chose pour notre dépense et frais du voyage, et que sans son assistance nous ne pouvions pas sortir des terres de son empire. Il nous fit réponse à cela, qu’il nous ferait pourvoir de toutes les choses nécessaires jusqu’à ce que nous fussions hors des lieux de sa domination, et si nous voulions encore davantage que cela. Je lui dis que c’était assez pour moi. Il me demanda jusqu’à quel lieu nous voulions être conduits ; je lui répondis que sa seigneurie et domination s’étendant jusqu’aux terres du roi d’Arménie, ce serait assez si nous pouvions aller jusque-là. Il dit qu’il ferait en sorte que nous y fussions conduits en toute sûreté ; et qu’après nous eussions soin de nous et fissions ce que nous pourrions. Il ajouta encore ces paroles : « Il y a deux yeux en tête, et bien qu’ils soient deux, ils n’ont toutefois qu’un même regard, et où l’un porte son rayon l’autre y dresse aussi le sien ; vous êtes venus de devers Baatu, et par là faut-il aussi que vous vous en retourniez. »
Sur cela je lui demandai la permission de parler encore. « Parlez, » dit-il.
« Sire, lui dis-je, nous ne sommes pas gens de guerre ; nous désirons que ceux-là aient la domination ici-bas qui se voudront gouverner avec plus de justice, suivant la volonté du Dieu souverain ; notre charge est seulement d’enseigner aux hommes à vivre selon ses commandements ; c’est le seul sujet qui m’a fait venir ici, où j’eusse volontiers désiré demeurer, s’il vous eût plu ; mais puisque votre volonté est que nous nous en retournions, nous sommes prêts d’obéir à Votre Majesté et de porter vos lettres comme nous pourrons, suivant votre commandement. » Il ne répondit rien à cela et fut longtemps à penser en soi-même sans dire mot, et mon interprète me défendait de parler davantage ; mais désirant avoir réponse sur cela, j’attendais toujours en grand souci ce qu’il me voudrait dire. Enfin il me dit qu’ayant un long voyage à faire nous devions nous bien pourvoir de tout ce qui nous serait utile pour retourner en notre pays. Et sur cela il me fit boire, et je pris congé de lui, pensant bien que si Dieu m’eût donné le don de faire les miracles comme à Moïse, peut-être l’aurais-je converti.
CHAPITRE XLVII
Des sorciers et devins qui sont parmi les Tartares.
Les prêtres des Tartares sont leurs devins, et tout ce que ces gens-là commandent est exécuté sans délai. Je dirai ici à Votre Majesté quelle est leur charge, selon que je l’ai appris de Guillaume et de plusieurs autres qui m’en ont dit des choses assez vraisemblables. Ils sont plusieurs et ont un chef ou supérieur, qui est comme leur patriarche, et qui est toujours logé devant le palais du Khan, loin d’environ un jet de pierre. Il a sous sa garde les chariots qui portent leurs idoles, comme j’ai déjà dit ; derrière le palais il y en a d’autres en certains lieux qui leur sont ordonnés ; et ceux d’entre eux qui ont quelque connaissance plus grande en cet art sont consultés de tous ceux du pays. Quelques-uns d’eux sont fort experts et versés en l’astrologie judiciaire, et principalement leur supérieur. Ils savent prédire les éclipses du soleil et de la lune, et quand cela arrive, tout le peuple les fournit de vivres et de provisions en abondance, si bien qu’ils n’ont que faire alors de sortir de leurs maisons pour en chercher : quand l’éclipse paraît, ils commencent à battre des tambours et bassins avec grand bruit, criant à haute voix ; et lorsqu’elle est passée, ils se mettent à faire bonne chère et à boire en grande réjouissance.
Ils annoncent aussi les jours heureux et malheureux, pour toutes sortes d’affaires. C’est pourquoi ils n’ont garde de faire aucune levée de gens de guerre ni n’entreprennent aucune expédition militaire sans le conseil et direction de ces gens-là. Il y aurait longtemps qu’ils fussent retournés en Hongrie si leurs devins le leur eussent permis. Tout ce qui s’envoie à la cour est premièrement passé au feu par eux, et ils ont leur part et portion de tout. Ils purifient aussi par le feu tous les meubles des défunts. Aussitôt que quelqu’un est mort, tout ce qui lui appartenait est séparé des autres meubles, et on ne les mêle point avec ce qui est de la cour, jusqu’à ce que tout soit purgé par le feu. J’en ai vu user de la sorte au logis d’une certaine dame qui mourut pendant que nous y étions.
Leur coutume est aussi d’assembler au neuvième de la lune de mai toutes les juments blanches qui se trouvent dans leurs haras et de les consacrer à leurs dieux. Et à tout cela les prêtres chrétiens étaient contraints d’assister avec leurs encensoirs. Ils épandent de leur nouveau koumis par terre et font une grande fête quand ils commencent à en boire de frais fait ; ainsi qu’en quelques lieux parmi nous, quand on goûte du vin aux fêtes de saint Barthélemy et de saint Sixte, et que l’on goûte des fruits le jour de Saint-Jacques et de Saint-Christophe.
Ces devins sont aussi appelés à la naissance des enfants pour prédire leurs destinées ; quand quelqu’un tombe malade, on les envoie quérir aussitôt, afin qu’ils usent de leurs charmes sur le malade ; ils disent si la maladie est naturelle ou si elle vient de sortilège. Sur quoi cette dame de Metz, dont j’ai parlé ci-dessus, m’apprit une chose étrange arrivée de cette sorte : c’est qu’un jour on avait présenté à sa maîtresse, qui était chrétienne, comme j’ai dit, des fourrures fort précieuses que les devins passèrent aussitôt par le feu ; mais ils en retinrent pour leur part plus qu’il ne leur en fallait ; une certaine femme qui avait la charge des riches meubles de cette dame les en accusa, ce dont la dame leur fit un grand reproche ; mais il arriva peu de jours après que cette dame devint grièvement malade et souffrait de très grandes douleurs en tous les endroits de sa personne. Sur quoi ces maîtres devins furent appelés, et, s’étant assis un peu éloignés de la malade, ils commandèrent à une de ses femmes de mettre la main à l’endroit où était sa plus grande douleur, et si elle y trouvait quelque chose d’attaché, de l’en arracher aussitôt. Ce que l’autre fit et y trouva une petite pièce de drap ou feutre, qu’ils lui firent jeter contre terre ; et soudain cela commença à faire bruit et ramper, comme si c’eût été quelque chose de vivant ; puis l’ayant mis dans de l’eau, cela se changea aussitôt en forme de sangsue ; sur cela ils prononcèrent hardiment que cette dame avait été ensorcelée et que cela venait du fait de cette autre femme qui avait découvert leur larcin, qu’ils accusèrent d’être sorcière ; de sorte que, sur un faux rapport, cette pauvre femme fut menée hors les tentes, et là sept jours durant battue et tourmentée en diverses sortes pour lui faire avouer le crime qu’on lui imputait.
Pendant cela la dame mourut, et cette femme l’ayant su, elle supplia qu’on la fit mourir aussi, afin de pouvoir accompagner sa maîtresse, à qui elle protestait n’avoir jamais fait ni procuré aucun mal ni déplaisir, et ne confessa jamais autre chose. Ce que Mangu-Khan ayant entendu, il commanda que l’on la laissât vivre. Ces méchants sorciers, voyant qu’ils ne pouvaient venir à bout de leur dessein, accusèrent encore la nourrice de la fille de cette dame chrétienne dont j’ai parlé, et de qui le mari était un des principaux prêtres entre les nestoriens. On mena donc cette pauvre femme avec une de ses servantes au lieu de l’exécution pour en tirer la vérité ; la servante confessait bien que sa maîtresse l’avait envoyée un jour parler à un cheval pour avoir réponse de quelque chose, et la nourrice même avouait aussi qu’elle avait donné quelque charme à sa maîtresse pour gagner ses bonnes grâces, mais qu’elle n’avait rien fait qui lui pût porter dommage ni préjudice. Étant aussi interrogée si son mari ne savait rien de tout cela, elle répondit que non, et qu’elle était soigneuse de brûler tous les caractères et billets dont elle usait, afin qu’il n’en pût découvrir rien. Elle fut condamnée à mort et exécuté [34] ; et pour le prêtre son mari, le Khan l’envoya, vers son évêque, qui était pour lors résidant au Cathay, pour être son juge, quoiqu’il ne fût coupable de rien.
Environ ce même temps, il arriva qu’une des principales femmes de Mangu-Khan mit au monde un fils, et aussitôt les devins furent appelés pour prédire ce qui arriverait à l’enfant ; ils lui promirent tous une fort longue vie et beaucoup de prospérités, et qu’il serait un très grand monarque ; mais peu de jours après l’enfant vint à mourir ; la mère désespérée fit venir les devins et leur reprocha leur fausse prédiction ; mais ils lui donnèrent à entendre pour excuse que cela venait de cette sorcière la nourrice de Chirina, qui avait été exécutée à mort peu de jours auparavant ; qu’elle avait fait mourir cet enfant par ses sortilèges, et qu’ils avaient fort bien vu comme cette magicienne l’emportait avec elle.
Cette pauvre femme avait laissé un fils et une fille déjà grands dans les tentes ; lors cette dame, devenue furieuse par ces paroles, commanda aussitôt, ne se pouvant plus venger sur la mère, que le jeune homme son fils fût mis à mort par un homme et la fille par une femme, en vengeance de la mort de son fils, que les devins assuraient avoir été tué par leur mère. Un peu de temps après cela, Mangu-Khan vint à songer une nuit de ces enfants de la nourrice, qu’on avait ainsi fait mourir ; le lendemain il demanda ce que l’on en avait fait ; mais ses serviteurs ne lui en osèrent rien dire. Il insista, demandant plus instamment ce qu’ils étaient devenus, d’autant qu’il les avait vus en songe la nuit d’auparavant. Enfin on lui en dit la vérité ; sur quoi, plein de colère et d’indignation, il fit venir sa femme, lui reprochant comment elle avait eu l’audace de donner sentence de mort sans le consentement et permission de son mari ; et en même temps la fit enfermer dans un cachot pendant sept jours durant, sans lui faire donner à boire ni à manger pendant ce temps-là ; et pour celui qui avait exécuté le jeune homme il lui fit couper la tête, ordonnant que cette tête serait attachée au col de la femme qui avait tué la fille, puis qu’elle fût fouettée et battue par tous les carrefours avec des tisons de feu, et après mise aussi à mort. Il eût fait faire aussi la même exécution sur sa propre femme sans la considération des enfants qu’il avait eus d’elle ; mais il la fit sortir de la cour, où elle ne retourna que plusieurs mois après.
Mais, pour revenir à ces devins et sorciers, ils prétendent savoir, quand il leur plaît, troubler l’air avec leurs charmes ; et comme le froid est extrêmement violent vers le temps de Noël, quand ils voient qu’ils n’y peuvent apporter de remède avec tous leurs sorts, ils s’avisent d’accuser quelques-uns de la suite de la cour, comme étant cause de ces excessives froidures ; et ceux-là sont mis à mort sur-le-champ.
Peu de jours avant que je partisse de là, une des femmes du Khan devint fort malade et était en une grande langueur ; si bien que les devins, y étant appelés, murmurèrent quelques paroles de sort sur une certaine esclave allemande qu’elle avait. Cette esclave fut endormie l’espace de trois jours entiers, au bout desquels s’étant réveillée, ils lui demandèrent ce qu’elle avait vu durant son dormir ; elle répondit qu’elle avait vu plusieurs sortes de personnes, qu’ils jugèrent devoir mourir bientôt ; et comme elle dit n’avoir pas vu sa maîtresse parmi ces gens-là, ils prononcèrent hardiment qu’elle ne mourrait pas de cette maladie. Je vis depuis cette fille, qui se sentait encore fort mal à là tête de ce long sommeil.
Quelques-uns d’entre eux se mêlent aussi d’invoquer les diables, pour apprendre d’eux ce qu’ils désirent savoir. Quand ils veulent avoir réponse pour quelque chose que le Khan leur demande, ils mettent la nuit au milieu de la maison des pièces de chair bouillie ; puis celui qui fait l’invocation commence à murmurer ses charmes, et tenant un tambourin en la main, le frappe fort contre terre et se démène, en sorte qu’il devient comme hors de soi et commence à rêver ; après quoi il se fait lier bien serré ; alors le diable vient durant l’obscurité de la nuit et lui donne à manger de ces chairs, et leur fait la réponse sur ce qu’ils demandent.
Une fois, comme je l’appris de Guillaume, un certain Hongrois s’était caché en leur maison pour voir ces horribles mystères, et, comme ils faisaient leurs invocations, on entendait les cris et hurlements du démon sur le faîte de la maison, qui se plaignait de n’y pouvoir entrer à cause qu’il y avait un chrétien parmi eux ; ce que le Hongrois ayant ouï, il s’enfuit vitement, car les autres commençaient déjà à le chercher pour lui faire du mal. Ils font d’ordinaire toutes ces choses et plusieurs autres encore, qui seraient trop longues à rapporter.
CHAPITRE XLVIII
D’une grande fête, et des lettres que le Khan envoya au roi de France saint Louis.
Les fêtes de la Pentecôte étant passées, le Khan ordonna de préparer les lettres qu’il voulait envoyer par nous. Cependant le Khan retourna à Caracorum, où il fit une grande fête et solennité environ l’octave de la Pentecôte, qui était le quinzième de juin, et voulut que tous les ambassadeurs s’y trouvassent. Le dernier jour il nous envoya quérir aussi, mais j’étais alors allé à l’église pour y baptiser trois enfants d’un pauvre homme allemand que nous avions trouvé là.
Au reste, Guillaume fut le premier échanson de ce festin, car il commandait aux trois autres qui versaient à boire. Toute l’assistance faisait grande fête et réjouissance, dansait et battait des mains devant le Khan, qui après cela leur fit une harangue, dont la substance était : « Qu’il avait envoyé ses frères en divers pays fort éloignés et parmi de grands dangers et difficultés ; que maintenant il fallait faire voir ce que ceux qui étaient présents sauraient faire quand il les enverrait aussi pour le bien et l’agrandissement de l’État. » Tous ces quatre jours que dura la fête, tous changeaient d’habits chaque jour, que l’on leur donnait de même couleur depuis les pieds jusqu’à la tête. Je vis là entre autres l’ambassadeur du calife de Baldach (Bagdad), qui se faisait porter en cour dans une litière par deux mules ; quelques-uns disaient qu’il avait traité la paix avec eux sous condition de leur fournir dix mille chevaux pour leur armée. Mais d’autres disaient que le Khan ne voulait entendre à aucune paix, s’ils ne ruinaient toutes leurs forteresses, et que cet ambassadeur lui avait répondu que quand ils auraient ôté la corne du pied de leurs chevaux, alors ils démoliraient tous leurs forts.
Je vis encore là des ambassadeurs d’un soudan des Indes, qui avait amené huit lévriers instruits et faits à se tenir sur la croupe des chevaux, comme font les léopards. Quand je leur demandais en quelle partie du monde était cette Inde, ils me montraient le côté de l’occident. Je m’en retournai avec eux, et nous cheminâmes ensemble environ trois semaines toujours vers le couchant.
Je vis aussi l’ambassadeur du Soudan de Turquie, qui apporta encore de riches présents, et dit, à ce que j’appris, qu’ils n’avaient pas faute d’or ni d’argent, mais seulement d’hommes, et pour ce suppliait le Khan de leur fournir des gens de guerre. La fête de saint Jean étant venue, le Khan se mit à tenir grande fête en buvant et faisant bonne chère, faisant traîner après lui cinq cents chariots, et quelque quatre-vingt-dix chevaux tous chargés de lait de vache. Et de même en fit-il le jour de Saint-Pierre et de Saint-Paul.
Enfin, les lettres pour Votre Majesté étant prêtes et nous les ayant envoyées, on nous fit interpréter et entendre tout ce qu’elles contenaient, à savoir : que les commandements du Dieu éternel sont tels : qu’il n’y a qu’un Dieu éternel au ciel, et en terre qu’un souverain seigneur Cingis-Khan, fils de Dieu et de Temingu Tin-gey, ou Cingey, c’est-à-dire le son du fer (car ils appellent ainsi Cingis, à cause qu’il était fils d’un maréchal ou serrurier, et comme leur orgueil s’est accru, ils l’appellent maintenant fils de Dieu). Voici les paroles que l’on vous fait savoir. Nous tous qui sommes en ce pays, soit Moals, soit Naymans, soit Mekrit, soit Musulmans, partout où oreilles peuvent entendre et où chevaux peuvent aller, vous leur fassiez savoir que quand ils auront entendu et compris mes commandements et ne les voudront pas croire ni observer, mais plutôt entreprendront de mettre armées en campagne contre nous, vous verrez et entendrez qu’ils auront des yeux et qu’ils ne verront pas ; et quand ils voudront manier quelque chose, ils n’auront point de mains, et quand ils désireront marcher, ils ne pourront, n’ayant point de pieds. Et voici les commandements du Dieu éternel, et tout cela sera accompli par la puissance de ce Dieu éternel et du dieu d’ici-bas, seigneur des Moals. Ce commandement est fait par Mangu-Khan à Louis roi de France, et à tous les autres seigneurs et prêtres, et à tout le grand peuple du royaume de France, afin qu’ils puissent entendre mes paroles et les commandements du Dieu éternel faits à Cingis-Khan, et depuis lui ce commandement n’est encore parvenu jusqu’à vous. Deux moines sont venus de votre part vers Sartach, qui les a envoyés à Baatu et Baatu ici, à cause que Mangu-Khan est le plus grand roi et empereur des Moals. Mais maintenant, afin que tout le monde, tant prêtres que moines et tous autres, puissent vivre en paix et se réjouir que les commandements de Dieu s’entendent parmi eux, nous eussions bien voulu envoyer nos ambassadeurs vers vous avec vos prêtres ; mais ils nous ont fait entendre qu’entre ci et là il y a plusieurs pays de guerre, des nations fort belliqueuses et des chemins difficiles et dangereux ; si bien qu’ils craignaient que nos dits ambassadeurs ne pussent aller seulement jusque-là ; mais qu’ils s’offraient de porter nos lettres, contenant nos commandements au roi Louis. Ainsi donc nous vous avons envoyé les commandements du Dieu éternel par vos prêtres ; et quand vous les entendrez et croirez, si vous vous disposez à nous obéir, vous nous enverrez vos ambassadeurs pour nous assurer si vous voulez avoir paix ou guerre avec nous. Et quand, par la puissance du Dieu éternel, tout le monde sera uni en paix et en joie, alors on verra ce que nous ferons. Et si vous méprisez les commandements de Dieu et ne les voulez pas ouïr ni les croire, en disant que votre pays est bien éloigné, vos montagnes bien hautes et fortes et vos mers bien grandes et profondes, et qu’en cette confiance vous veniez faire la guerre contre nous pour éprouver ce que nous savons faire, celui qui peut rendre les choses difficiles bien aisées, et qui peut approcher ce qui est éloigné ; sait bien ce que nous pourrons faire. » Voilà à peu près la substance de leurs lettres [35].
Mon compagnon ayant su qu’il nous fallait retourner par les déserts de Baatu et que l’on nous donnerait un Moal pour guide, s’en alla sans m’en rien dire trouver le secrétaire Bulgay, auquel il fit entendre par signes, du mieux qu’il put, qu’il mourrait assurément s’il lui fallait retourner par ce chemin-là.
Le jour étant venu que nous devions prendre congé, à savoir environ quinze jours après la Saint-Jean, nous fûmes appelés à la cour, et le secrétaire dit à mon compagnon que la volonté de Mangu-Khan était que pour moi je retournasse vers Baatu, mais pour lui, qui se disait être malade, comme il paraissait assez à son visage, s’il voulait retourner avec moi qu’il le fit à la bonne heure, mais que peut-être ne trouverait-il pas par le chemin quelqu’un qui le pourvût de ce qu’il aurait besoin, si par hasard il était contraint de s’arrêter en quelque lieu ; et partant qu’il avisât à demeurer encore s’il voulait ou le jugeait nécessaire, jusqu’à ce qu’il se présentât occasion de quelques ambassadeurs avec qui il s’en pût retourner tout à loisir à petites journées, et par des pays de villes et villages bien habités. À cela mon compagnon répondit qu’il remerciait bien humblement Sa Majesté le Khan, auquel il priait que Dieu voulut donner un heureux succès à tous ses desseins ; qu’il demeurerait donc là, puisqu’il le trouvait bon. Alors, entendant tout cela, je dis à mon compagnon : « Mon frère, regardez bien ce que vous faites, car je ne vous quitte pas.
– Vous ne me quittez pas, répondit-il, mais c’est moi qui suis contraint de vous laisser, parce que si je m’en retourne avec vous je me vois en danger et du corps et de l’âme, et ma mort tout assurée, étant impossible que je puisse supporter de nouveau des incommodités comme celles que j’ai déjà souffertes. »
Après cela il nous fut apporté trois habillements ; comme nous ne voulions prendre ni or ni argent, on nous dit que puisque nous avions fait là force prières pour le Khan, qu’au moins nous voulussions recevoir de sa part chacun un habillement, afin de ne pas partir les mains vides de sa présence. Il nous fallut donc accepter, par honneur et respect ; car ils trouvent fort mauvais quand on refuse leurs présents, ce qui est les mépriser. Avant cela ils nous demandèrent fort souvent ce que nous désirions d’eux, et toujours nous avions répondu de même ; à savoir que notre seul désir était que les chrétiens fussent estimés et mieux regardés chez eux que les autres, qui ne demandent jamais que des dons et des présents ; mais ils nous répliquaient que nous étions des fous, et que si le Khan leur eût voulu donner son palais et tous ses trésors, ils l’auraient volontiers accepté, et feraient sagement. Nous reçûmes donc les habits qu’ils nous présentaient, nous priant de faire quelques oraisons et prières pour le Khan.
Ayant ainsi pris congé d’eux, nous nous en allâmes à Caracorum.
CHAPITRE XLIX
Comme ils partirent de Caracorum pour aller vers Baatu, et de là à la Tille de Saray.
Pendant que nous étions au logis de sieur Guillaume, mon guide vint me trouver, apportant dix jascots de la part du Khan, dont il en fit donner cinq, afin de servir aux nécessités du père et du frère de Guillaume, s’ils en avaient besoin ; les autres cinq pour être donnés au bonhomme mon interprète, pour les frais et nécessités de notre voyage, suivant l’ordre que le sieur Guillaume y avait donné, sans que nous en sussions rien. Je fis aussitôt changer un de ces jascots en monnaie, que je distribuai aux pauvres chrétiens qui étaient là et qui n’avaient autre espérance qu’en nous ; nous en employâmes un autre pour acheter ce qui nous était nécessaire pour le voyage, comme vêtements et autres petites commodités ; l’interprète se servit du troisième pour se pourvoir de certaines choses qui lui profitèrent fort par les chemins ; nous dépensâmes le reste en notre voyage. Car depuis que nous fûmes entrés en Perse, on ne nous fournissait plus ce qui nous était nécessaire, ni même parmi les Tartares ; et nous ne trouvions que fort rarement quelque chose à vendre.
Notre bon ami Guillaume, qui a été autrefois bourgeois et habitant de votre ville de Paris, envoie par nous à Votre Majesté une ceinture où est une pierre précieuse, dont ils se servent ici contre le tonnerre, et salue Votre Majesté de tout son cœur et affection, priant tous les jours le bon Dieu pour sa santé et prospérité. Il faut que j’avoue que je ne saurais assez reconnaître le bien et l’honneur que nous avons reçu de lui, et dont je rends grâces à Dieu. Nous baptisâmes quelques enfants, puis nous prîmes congé les uns des autres, non sans beaucoup de larmes. Mon compagnon est demeuré auprès de Guillaume, et moi je m’en suis retourné avec mon interprète, un serviteur seulement et notre guide, qui avait charge de nous donner tous les quatre jours un mouton pour le vivre ordinaire de nous quatre. Nous avons employé deux mois et six jours à aller de Caracorum jusqu’à Baatu, et durant tout ce temps-là nous n’avons trouvé ni ville, ni village, ni même aucun vestige de maisons ni d’habitations, mais seulement des sépultures et tombeaux, excepté un seul village fort mauvais, où nous ne pûmes même trouver du pain.
En tout ce chemin de deux mois et plus, nous n’eûmes qu’un seul jour de repos, et encore parce que ce jour-là nous ne pûmes trouver des chevaux ; nous avons repassé par la plupart des pays que nous avions déjà vus en venant, et par plusieurs autres encore. Nous y avions passé durant l’hiver, et nous y sommes repassés en été, suivant toujours les plus éloignées parties des pays septentrionaux, excepté qu’il nous a fallu aller quinze jours durant et côtoyant le rivage d’une rivière entre les montagnes, ne trouvant herbe ni fourrage que le long de ce fleuve. Nous demeurions quelquefois deux et trois jours sans avoir d’autre nourriture que du koumis ; une fois entre autres nous fûmes en grand danger de mourir de faim.
Quand nous eûmes marché environ vingt jours, nous eûmes nouvelles que le roi d’Arménie était passé pour aller au-devant de Sartach, que nous rencontrâmes sur la fin du mois d’août. Il alla trouver Mangu-Khan, avec une partie de sa cour, ses troupeaux, ses femmes et enfants, le reste avec ses grandes maisons étant demeuré entre les fleuves de Tanaïs et Étilia ou Volga. Je fis mon devoir envers lui, le saluant bien humblement et lui disant que j’eusse bien désiré demeurer en ces pays-là ; mais que Mangu-Khan avait voulu que je m’en retournasse et portasse ses lettres ; il ne me répondit autre chose sinon qu’il fallait contenter Mangu-Khan.
Nous arrivâmes à la cour de Baatu le même jour que l’année d’auparavant, à savoir le jour de l’Exaltation de la sainte Croix. Je trouvai nos gens en bonne santé, grâce à Dieu, et néanmoins ils avaient été en de grandes nécessités et avaient souffert beaucoup, ainsi que j’appris de l’un d’eux ; et sans le roi d’Arménie qui en passant les avait soulagés et recommandés à Sartach, ils fussent tous morts misérablement ; d’autant qu’ils croyaient tous que je le fusse aussi, et déjà les Tartares leur avaient demandé s’ils savaient bien garder les troupeaux et traire les juments ; sans notre retour ils eussent été contraints de demeurer en cette dure servitude.
Baatu me fit commander de le venir trouver et me fit interpréter les lettres que Mangu envoie à Votre Majesté. Mangu lui avait écrit qu’il eût à y ajouter, ôter ou changer tout ce que bon lui semblerait ; alors il me dit : « Vous porterez ces lettres et les ferez interpréter à votre roi ; » puis il me demanda par quel chemin nous nous en irions, par mer ou par terre ; je lui répondis que la mer étant déjà fermée à cause de l’hiver, il me fallait aller par terre ; aussi que je croyais que Votre Majesté serait encore pour lors en Syrie [36] ; et si j’eusse su qu’elle fût déjà retournée en France, j’eusse passé par la Hongrie pour y être plus tôt, et par un chemin plus court et plus aisé que par la Syrie.
Ayant trouvé le provincial de mon ordre à Nicoscé, il m’a emmené avec lui à Antioche… De là je fus envoyé par lui pour résider au couvent d’Acre, et il n’a jamais voulu me permettre d’en partir, pour aller vous saluer ainsi que je le désirais ; mais il m’a commandé de vous écrire par le porteur des présentes ; à quoi je n’ai osé désobéir. J’ai tâché de vous rendre compte et raison de tout mon voyage le moins mal qui m’a été possible ; suppliant très humblement votre incomparable clémence, si je ne me suis si bien acquitté de ma commission que je le devais, et si j’ai dit quelque chose mal à propos et indiscrètement. Votre Majesté aura égard, s’il lui plaît, à mon peu d’esprit et d’intelligence ; car je ne suis accoutumé et stylé à raconter comme il faudrait tout ce que nous avons vu et ce qui nous est arrivé en ce voyage. La paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence et connaissance des hommes, veuille éclairer de sa lumière votre cœur et votre entendement…