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Week-End à Saigon — à propos de Saigon Samedi de Đỗ Kh 

mercredi 19 mars 2014, par Phạm Tùng Cương

Voici qu’après une chevauchée quelque peu déjantée à travers le Cambodge, avec Khmer Boléro, où le Vietnam fut régulièrement évoqué en filigrane sans pour autant faire partie du décor, Đỗ Khiêm a repris son souffle pour nous entraîner dans une autre chevauchée non moins délurée, le temps d’une fin de semaine, cette fois-ci, à Saigon même, au mois de Janvier 1975, avec Saigon Samedi.

Ce “voyage au bout de la nuit” (“cette histoire, heureusement elle se passe beaucoup la nuit”) sert de prétexte pour nous dérouler une galerie de personnages pittoresques dans leur huis clos existentialiste (Hùng, un des deux participants de la chevauchée, est qualifié de sartrien par son ami Dzũng) et tragique qui jette quelques lumières bien aiguisées sur la société Sud vietnamienne dans ce début des années 1970 (“Les décennies chez nous sont plutôt de courte durée, il leur manque souvent une moitié... ”) : société inégalitaire où prospère un mélange de magouilles, de combines, de désœuvrement, de cynismes, de jalousie, de gentillesses quotidiennes, d’humanité, de solidarité et de réalisme.

Prenons Dzũng, progéniture d’une famille certainement aisée et éduquée (téléphone dans sa chambre à coucher – n’oublions pas que nous sommes à Saigon en 1975 -, moto de grosse cylindrée, sous-vêtements de marque, parlant français et anglais, fréquentant la fille d’un général, se prétendant nietzschéen). C’est un garçon sûr de lui, fantaisiste, cynique, sans trop de repères, toutefois fidèle en amitié (d’aucuns pourraient la qualifier de “solidarité de classe”). Dzũng, malgré son assurance, traîne en secret un ennui existentiel (“Qu’est-ce que l’on fait, quand il va être minuit ? ”) et semble mener une vie d’oisif privilégié.

Hùng, l’alter ego (“C’est un sartrien, mon pote, et moi je suis nietzschéen, c’est pour ça que l’on fait la paire ! ”) et ami de Dzũng et appartenant sans aucun doute à la haute bourgeoisie saïgonnaise (Dzũng et lui connaissent le Cercle Sportif Saïgonnais comme leurs poches non trouées), est un intellectuel d’actions (?) égaré dans l’armée mais suffisamment débrouillard pour saisir la première occasion qui passe pour aller faire la fête avec son ami.

Le seul personnage d’origine étrangère est Frank, l’Américain. Frank évoque l’image d’Alden Pyle, “the Quiet American”. En effet, comme Pyle, Frank a fait “une bonne université du Nord-Est” (Harvard ?), travaille pour la CIA et croit à l’émergence d’une “Troisième Force” politique au Vietnam.

Il y a aussi Cathy, “un joli tableau placé de travers sur un mur mal fait” et vendeuse dans une parfumerie, qui s’est fait traiter de “traînée”, à cause de son élégance vestimentaire, par Tuyết, laquelle exerce avec nonchalance le plus vieux métier du monde.

Il y aussi Muoi, le milicien dont l’innocence et le dévouement tout paysan nous émeuvent.

Il y a aussi….

Dans cette ambiance chargée de mort (mort de soldats, de gangsters, activités à l’Hôpital militaire), se révèlent des pulsions de vie (et parfois de mort) exceptionnelles. “La vérité de ce monde, c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir”. Les différents personnages de Saigon Samedi choisissent, meurent et mentent. Eh oui, à Saigon, comme à Zuydcoote, la même absurdité de la guerre, de la vie et de la mort plane lourdement, même le temps d’un week-end.

La narration s’appuie avec bonheur sur certaines techniques cinématographiques avec des flashbacks et arrêts sur image, couplées de descriptions parfois d’une grande précision du Saigon de l’époque et de la vie quotidienne des gens. L’auteur semble s’amuser avec son texte (... et le lecteur aussi en le lisant) car il le parsème de blagues ayant des références précises : “Tuyet en aurait mis un dans ses cheveux comme on le ferait pour aller à San Francisco” (Hello Scott McKenzie “If you’re going to San Francisco, Be sure to wear some flowers in your hair”1), “Des roquettes, des roquettes, oui, mais de Tbilissi” (Hello Panzani), “L’envers… L’envers, c’est les autres ! ” (Hello “Jean Sol Partre”)…. 

Il est regrettable, à mon avis, que l’auteur n’ait pas plus exploré et exploité le personnage du chanteur ambulant avec ses cotés à la François Villon pour apporter plus de clarté, de précision et d’ironie acerbe et cynique au récit. Il aurait pu, par exemple, donner des pistes sur les raisons qui ont poussé Hùng, garçon éduqué avec des lettres, venant sans aucun doute d’une famille bien en vue, à s’engager dans l’armée comme simple soldat alors que d’autres s’évertuent à échapper à la conscription. En effet être sartrien est loin d’en être une bonne raison (cf. la vie de JP Sartre pendant l’Occupation).

Résumant le schéma critique de Paul Nizan, Michel Onfray a écrit dans “Les Consciences Réfractaires” ceci : “Toute littérature réaliste, soucieuse du peuple, du prolétariat, du progrès, de la dénonciation du capitalisme, est bonne ; toute littérature qui n’est pas bonne est mauvaise.

Malgré son attention non-explicite au prolétariat et sa dénonciation feutrée du capitalisme sauvage de l’époque, Saigon Samedi fait partie de la bonne littérature. Après Khmer Boléro, Đỗ Khiêm n’a pas perdu son souffle. Ayons l’espoir qu’il lui en reste suffisamment pour nous offrir dans un proche avenir d’autres bonnes littératures.

Février 2014 Holmdel, NJ USA

P.-S.

Le logo est une photographie de Pery Burge (source).

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