La scène qui me vient en cet instant s’est probablement répétée à plusieurs reprises. Un début d’après-midi, après le repas. La chaleur cogne aux volets clos de la bâtisse. A l’intérieur c’est la pénombre, le souffle ample de la sieste dans les fauteuils du salon. Dehors dans le jardin, en contrebas de la grande terrasse, joue un enfant solitaire. Il se tient à côté de la source, à l’ombre du lilas des indes aux drôles d’efflorescences roses. Son jeu se résume à une observation attentive. Il scrute les mousses et les minuscules crevettes du ruisseau, les lézards qui progressent le long du muret par saccades furtives, les rosiers en apparence immobiles. Personne ne le surveille. Il n’est plus sous le joug d’aucune vigilance et, en échappant ainsi à l’attention de tous, il peut enfin être présent à tout. C’est alors qu’un son entre en scène. Au départ lointain, ténu, mais qui s’amplifie peu à peu. Un son continu, ronronnement régulier, un peu rauque, qui soudain confère une autre tonalité au monde. L’enfant s’interrompt. Son regard n’est plus dirigé vers les petites choses qui l’entourent car l’espace s’est élargi et il est dépassé. La vie est trop vaste, vaste, vaste et la gravité l’envahit. Passé, présent, avenir se condensent jusqu’au vertige dans le passage de ce son qui vient de très loin et s’enfonce en lui très profondément, entre le réel et les rêves, emportant toute l’existence dans son sillage. C’est le moteur d’un avion, ou d’un tracteur. Lentement il s’éloigne, s’estompe dans l’azur et laisse l’enfant dans une solitude cette fois bien plus grande. Pendant quelques minutes, plus rien ne lui semble totalement familier. Et pourtant tout est tranquille et il ne ressent aucune angoisse ni douleur. Même s’il n’en a pas conscience, dorénavant il porte en lui tout ce qui est absent, tout ce qui est parti, tout ce qui est ailleurs ou n’est plus, ainsi que les peines, les joies, les regrets et les espoirs fragiles qui ont cours dans l’immensité. Son enfance est désormais vieille comme le monde et sa vie est trop vaste, vaste, vaste.
L’enfant qui a l’air de tout porter. Danielle Collobert a donné ce titre à un court texte à la fois étrange et terrible. C’est surtout ce titre qui m’est resté. L’enfant qui a l’air de tout porter. Il résonne en moi depuis lors, faisant écho à cette scène d’enfance, à ce son. Et ici dans l’église du Gesù, alors que Kali Malone interprète ses compositions sur le grand orgue de 1864, parfois accompagnée par Stephen O’Malley, je retrouve dans ces harmoniques longuement tenues, étirées à satiété, cette gravité et cette beauté si bouleversantes. C’est une liturgie séculière où sont narrées des histoires sans âge, indicibles. Depuis la tribune éclairée où la verticalité des tourelles monumentales est une exhortation à l’élévation, la musique s’élance dans la pénombre pour emplir tout l’espace de son souffle et de son flux. La simplicité des motifs amène à littéralement plonger dans toute la complexité sonore, à en être traversé jusqu’à perdre les repères du réel et le fil du temps. Enchaînées, les compositions forment des cycles qui imprègnent avec lenteur la conscience comme l’inconscient. Dans cet état d’étourdissement, entre veille et sommeil, des souvenirs arrivent par vagues contre les paupières closes. Le vécu s’entremêle à ce qui aurait pu être, au non advenu. Des basses orageuses, omineuses, se résolvent d’un coup en éclatante lumière. Des harmonies s’épanouissent jusqu’à saturation totale des corps et de l’espace. Pourtant tout est tranquille, je ne ressens ni trouble ni angoisse. Seulement cette gravité omniprésente et sans mesure que laissent entendre les pièces,
car décidément la vie est trop vaste,
vaste,
vaste.
Eglise du Gesù, jeudi 2 octobre 2025, concert de Kali Malone et Stephen O’Malley, Festival Les Orgues, en partenariat avec le GMEA dans le cadre du Festival Riverrun.
Programme du concert :