Une écoute sélective, passionnée, obsessionnelle...
Entretien avec Marc Namblard, audio-naturaliste
Il est avec son frère aîné. Ils se tiennent côte à côte, corps légèrement penchés vers l’avant, oreilles attentives, à l’écoute d’enregistrements sonores familiaux. Un sourire se dessine parfois sur leur visage, en réaction à une parole prononcée, une exclamation, quelques mots échangés, des situations qu’ils reconnaissent. Les voix qui résonnent sont celles de leurs parents et aussi les leurs, alors qu’ils n’étaient encore que des enfants. Personne, dans ces enregistrements, ne parle au micro ou dans le micro. Le micro est oublié et c’est simplement la vie en train de se vivre qu’il permet de capter. J’ai beaucoup aimé cette scène de L’esprit des lieux, magnifique documentaire sur l’audio-naturaliste Marc Namblard réalisé par Serge Steyer et Stéphane Manchematin. En écoutant ces enregistrements réalisés par leur père, Marc et Olivier ne font pas que se replonger dans des souvenirs qui appartiennent au passé, car c’est le présent de ces voix qui est restitué, diffusé à travers les haut-parleurs. Il y a là une forme de reviviscence que seul le son a le pouvoir de provoquer. Une coexistence de plusieurs temporalités, expérience troublante et touchante où un présent redevient actuel en surgissant, en remplissant l’espace en dépit de l’absence. Une photographie a les limites de son cadre, comme un film est circonscrit à l’écran de son visionnage. Le son lui, existe, au sens étymologique. Il sort de l’absence, il abolit la distance.
Ryoko Sekiguchi l’a parfaitement décrit dans un essai intitulé La voix sombre. « Enregistrez la voix de ceux qui vous sont chers », nous exhorte-t-elle. Lorsque des voix s’éteignent ce sont des timbres, des grains, des intonations sans pareil qui disparaissent. Et tout un univers de pensées, d’émotions, de sentiments qui ne s’exprimera plus. Leur enregistrement constitue bien davantage que de simples traces. Car la voix enregistrée reste. Intacte.
Le père de Marc et Olivier l’avait bien compris, il déclenchait souvent son enregistreur au cours de leurs vacances dans les Cévennes, saisissant des fragments du quotidien qui, par ce simple geste de captation, devenaient d’inestimables joyaux. Des instants de vie, toujours plus précieux à mesure que le temps passe. Devant cette intimité (le présent des voix, le présent des frères qui les écoutent, leur complicité) nous n’éprouvons nulle gêne ni embarras. Au contraire, ces scènes nous semblent étrangement familières, nous semblent aussi parler pour nous, de nous.
Puis le cercle familial s’est ouvert au chant du monde.
Chants of frozen lakes, Brames et autres mouvements d’automne, Lorraine, ondes et lumières, Cévennes bien sûr, Guyane… En tant qu’audio-naturaliste, Marc Namblard nous donne à entendre les paysages, les animaux, les phénomènes naturels dans toute leur puissance à la fois sensuelle et évocatrice. Il les rend présents à nous, et nous rend présents à eux, au vivant. Avec ses éditions le monde sauvage, à l’espace sans cesse menacé, sali, amoindri, regagne un peu de territoire sonore en surgissant entre nos murs. Il se rappelle alors à nous dans toute sa diversité, réveille notre curiosité, nous met à l’affût. Saisissement du son émis en l’absence de sa source. Soit parce que familier il nous replonge dans une expérience vécue, soit parce qu’inouï il ouvre un champ imaginaire infiniment vaste. Ce n’est donc pas un hasard si Marc Namblard aime collaborer avec d’autres artistes, compositeurs de musique concrète notamment.
Je suis chez moi à Marseille, casque sur les oreilles, et me laisse envelopper par l’ampleur d’une nuit cévenole. Dans la chambre rien ne bouge, je me tiens immobile moi aussi. Pourtant autour de moi tout se met à vibrer, à se mouvoir, les fréquences s’entremêlent, les rythmes aussi… crissements, croassements, pépiements, frémissements…
Dans la chambre rien ne bouge et cependant tout cela se produit, ici et maintenant. L’esprit des lieux est de passage. Je ressortirai de cette écoute l’ouïe aiguisée, plus à même de percevoir ces sons qui, dès lors qu’on leur prête l’oreille, deviennent événements. Je ressortirai de cette écoute avec l’envie d’arpenter les sentiers et de protéger tout ce qui se trouve de part et d’autre de leur tracé.
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Entretien avec Marc Namblard, artiste de la patience, de l’attention portée, de l’immersion au plus près des vraies richesses :
Comment décrirais-tu l’écoute d’un audio-naturaliste ? Comment développe-t-on une telle écoute ?
La pratique audio-naturaliste se définit par l’observation des phénomènes sonores que l’on rencontre dans la nature, dans toutes sortes de milieux. « Observation » étant à prendre au sens large : il est possible d’observer avec l’ensemble de nos sens. L’action qui consiste à enregistrer ces phénomènes, à l’aide d’enregistreurs et de micros, se situe en prolongement de ce travail d’observation. L’écoute est centrale dans l’activité de l’audio-naturaliste. Et c’est pour cette raison notamment que j’apprécie ce qualificatif pour désigner cette pratique. Ce néologisme inventé par Fernand Deroussen, au début des années 2000, met très justement l’accent sur l’écoute, l’attention accordée aux sujets d’écoute, plutôt que sur l’aspect technique, l’ingénierie du son, même si la maîtrise des outils est importante. Cette écoute sélective, passionnée, obsessionnelle souvent, se développe et s’affine au fil des années. Elle s’appuie surtout sur l’expérience. Le temps passé au contact des éléments, des animaux, des espaces sonores. Elle est par ailleurs modelée par notre sensibilité. Par nos rêves, nos projections, nos fantasmes... Elle évolue en permanence tout en conservant certaines constantes, propres à chaque praticien...
Comment appréhendes-tu ces phénomènes sonores ? Comment les restituer dans toute leur diversité et leur complexité ?
Lorsqu’on évoque les sons de la nature, on pense d’emblée aux émissions sonores d’origine animale, qui occupent une place considérable dans certains de nos paysages, mais il ne faut pas oublier les plantes ainsi que, bien sûr, toutes les manifestations sonores produites par les « éléments » : l’eau, dans ses différents états, les déplacements d’air, les orages, le feu, les mouvements tectoniques, les volcans, etc. Cela fait beaucoup de sujets de travail... de quoi avoir le vertige. Et cette sensation de vertige est encore décuplée lorsqu’on prend conscience que la grande majorité de ces phénomènes se déclinent en variations infinies... Dans le monde animal, ces variations s’expriment par exemple à l’échelle des communautés mais aussi des individus. Quand vous enregistrez le chant d’un rouge-gorge, vous enregistrez un individu, avec toute sa singularité. Ce qu’il produit est unique et ne sera jamais produit exactement de la même façon par aucun autre rouge-gorge. Il y a bien entendu une unité générale de timbre, de structure, qui nous indique que nous sommes en présence de l’espèce rouge-gorge (de la même manière que chaque espèce de digitigrade, par exemple, présente des empreintes aux formes caractéristiques), mais chaque individu possède sa propre signature acoustique.
C’est quelque chose que l’on repère assez aisément chez la plupart des mammifères avec lesquels nous vivons... mais cela s’applique bien entendu à de nombreux autres animaux qui utilisent les sons pour communiquer. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les sons traversent des espaces et que ces espaces ajoutent forcément du son au son. Chaque auditeur de ce monde, dès lors qu’il se situe en-dehors de toute chambre anéchoïque, a toujours affaire non seulement à des sons mais aussi à des lieux dans lesquels ces sons résonnent. Ce qu’il entend est forcément la combinaison de deux catégories d’ondes sonores : l’onde incidente du son « originel » et l’onde réfléchie de sa résonance dans le lieu. Un même chant de rouge-gorge ne « sonnera » pas de la même manière, par exemple, dans une pessière et dans une hêtraie. Et bien entendu il existe tout un vocabulaire spécifique pour désigner la qualité de ces ondes réfléchies, que l’on peut retrouver dans bon nombre d’ouvrages ou de répertoires, comme le petit lexique des effets sonores du CRESSON, qui fait référence. Toutes ces variations liées aux lieux m’intéressent tout autant que les émissions sonores elles-mêmes. C’est notamment pour cette raison que je travaille principalement avec des micros d’ambiance et peu finalement avec des micros très directifs, qui cherchent à réduire autant que possible les phénomènes de réverbération par exemple.
Tu as collaboré à plusieurs reprises avec des compositeurs de musique concrète, notamment Christian Zanesi et Christine Groult. Pourrais-tu nous parler de ces expériences et de ce qu’elles t’ont apporté ? Que ce soit sur le terrain ou bien par la suite en studio, t’arrive-t-il d’oublier la source des sons que tu écoutes pour ne plus les percevoir que comme musique, ou supports à la rêverie et l’imagination, un peu à la manière de quelqu’un qui écouterait une composition de musique concrète ?
D’un point de vue purement chronologique, j’ai commencé à réaliser des enregistrements dans un esprit essentiellement ludique et contemplatif, dès l’enfance, puis dans une démarche de plasticien, lorsque j’ai intégré les Beaux-arts dans les années 90. Même si l’approche naturaliste domine largement aujourd’hui dans mon travail, la sensibilité du plasticien n’est jamais très loin. Ce n’est d’ailleurs absolument pas antinomique : il est indéniable que bon nombre de naturalistes sont également des artistes. Mais il s’agit parfois d’artistes qui s’ignorent... C’est le cas de certains de mes « collègues » qui, selon moi, vivent dans le mythe de la représentation objective du monde et qui confondent parfois leur sujet d’écoute avec le résultat de leur interprétation. Selon moi, l’enregistrement d’un oiseau, ce n’est pas un oiseau en train de chanter. S’il est très important, bien entendu, de respecter l’oiseau, de le protéger, de veiller à son intégrité, je ne comprends pas pourquoi ces considérations devraient être étendues aux représentations de l’oiseau, qu’elles soient sonores ou autres. J’éprouve un immense plaisir à utiliser mes enregistrements au « service », en quelque sorte, des sujets et des animaux qui me touchent et me passionnent, mais j’aime également voir mes réalisations circuler, provoquer des envies, nourrir d’autres imaginaires. J’aime l’idée qu’elles puissent se métamorphoser pour devenir autre chose. Il m’arrive de le faire un peu moi-même, très ponctuellement, sur certains projets, mais d’autres personnes le font bien mieux que moi. Christian Zanési et Christine Groult, par exemple. J’ai conscience de ma chance de pouvoir travailler avec de tels artistes... c’est un vrai honneur. Ces compositeurs, qui arrivent à se détacher totalement des sources sonores, n’ont aucune hésitation à modifier les sons dans leur intimité profonde, à produire des assemblages ou des télescopages auxquels je n’aurais jamais pensé pour révéler des formes musicales remarquables, ou pour inventer des créatures et des paysages improbables. Je trouve ça tout à fait passionnant.
Certains photographes naturalistes, comme Vincent Munier, sont mus par le rêve de saisir tel ou tel animal rare (la panthère des neiges par exemple). Pour ce faire ils sont capables de se lancer dans de véritables quêtes. Est-ce que toi aussi tu fonctionnes parfois de cette manière, avec des sons que tu rêves de pouvoir capter ?
J’ai eu cette tendance à un moment donné, mais je ressens de moins en moins la nécessité de capter des sons d’animaux ou de situations rares. Je suis content de pouvoir le faire, mais je suis tout aussi content de réaliser un bel enregistrement d’un animal tout à fait commun. C’est très sincère. L’émotion que je ressens à l’écoute d’un enregistrement que je trouve réussi n’a pas forcément de lien avec l’indice d’abondance d’une espèce ou la fréquence d’un phénomène. Un bel enregistrement d’orage, par exemple – sujet commun mais particulièrement difficile à traiter – peut me procurer un immense plaisir. De même qu’un bel enregistrement de mésange charbonnière chantant dans mon jardin. Je connais Vincent Munier pour travailler régulièrement avec lui et ce que j’apprécie notamment chez lui, c’est qu’il est capable de s’émerveiller devant un spectacle très ordinaire comme devant une splendeur rare et lointaine. D’ailleurs lorsque nous nous voyons, nous ne parlons pas vraiment de panthère ni de loup arctique mais de blaireau, de grand-duc ou de pic épeichette. Nous partageons tous les deux une grande passion pour l’incroyable diversité du vivant, éprouvons tous les deux le même vertige devant le « trésor inépuisable des couleurs et des sons, des formes et des rythmes » que nous offre la nature, pour citer Olivier Messiaen. J’ai d’ailleurs la chance d’accompagner Vincent dans son nouveau projet cinématographique, qui sera consacré aux vieilles forêts, avec de nombreux animaux tout à la fois communs et extraordinaires. Le son tiendra une place très importante dans ce film, sans doute davantage encore que dans le précédent, car Vincent y est très sensible. On peut même dire qu’il a rejoint la communauté des audio-naturalistes, puisqu’il ne cesse désormais de poser des enregistreurs sur son vaste terrain, dans les Hautes-Vosges, et commence à disposer d’une belle sonothèque aussi de son côté…
Un double CD intitulé Sylves — empreintes sonores des forêts du grand-est paraîtra prochainement. Pourrais-tu en dire quelques mots ?
La forêt est vraiment mon milieu de prédilection. Elle me fait rêver depuis l’enfance. J’ai grandi en passant mes week-ends dans les vastes futaies de la forêt d’Orléans. Puis j’ai découvert la forêt vosgienne en arrivant à Épinal pour mes études au début des années 90. J’en suis évidemment tombé amoureux. Je n’ai eu alors de cesse de l’explorer avec mes micros... et cette idée d’édition consacrée à l’univers des forêts de l’est, avec une double entrée (à la fois contemplative et pédagogique), a fini par s’imposer tout naturellement. Un projet de double CD a tout d’abord été porté par une collectivité locale mais a finalement été abandonné pour des raisons administratives, alors que les masters étaient quasiment prêts, les textes rédigés et traduits en anglais. J’ai donc proposé au label allemand Gruenrekorder, qui a produit mon précédent disque, de prendre le relai. L’adhésion de Lasse-Marc Riek a été immédiate mais il nous faut désormais récolter des fonds pour pouvoir lancer la production. Si tout se passe comme prévu, cette publication devrait être disponible d’ici la fin de l’année ou durant le premier semestre 2023.
Introduction et entretien réalisés par Yann Leblanc en mai 2022.
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