En avril 2003 aura lieu à Drouot-Richelieu la vente aux enchères - c’est-à-dire aux mieux-disants, c’est-à-dire aux mieux-offrants, c’est-à-dire aux mieux-payants - de la collection personnelle d’André Breton, soit : 400 tableaux, dessins et sculptures, 1500 photos, 1500 objets d’art océaniens et amérindiens, 3500 ouvrages, 500 dossiers de manuscrits et quantité d’autres merveilles dont une Petite cuillère d’amour. Tous ces objets se trouvaient dans un deux-pièces du 42 de la rue Fontaine, Paris 9e, France, où André Breton a vécu jusqu’à sa mort en 1966. Dans les années 1920, ce quatrième étage couronnait la maison d’un cabaret, Le Ciel et l’Enfer, dont les serveurs portaient des ailes ou des cornes. En face, un autre cabaret : Le Néant.
C’est à un autre néant qu’on veut aujourd’hui renvoyer la collection constituée durant des décennies par André Breton : le néant de l’argent. J’ai entendu certains dire : Cette vente, mais quelle importance ? Il faut bien que ça circule librement… Sauf qu’on se demande ce qui circulera encore quand les œuvres de Marcel Duchamp, de Man Ray, d’Yves Tanguy, de Victor Brauner, quand les livres dédicacés par Guillaume Apollinaire et Léon Trotsky, quand les manuscrits de Nadja et des Cadavres exquis surréalistes auront été achetés par des particuliers qui n’auront pas même besoin de se rendre dans la salle des ventes (il leur suffira de faire téléphoner par leur avocat ou leur chargé d’affaires) pour les acquérir et les exposer ensuite dans leur salon privé (ou le coffre de leur banque) et, s’ils le souhaitent (ça sera à eux), les revendre un peu plus cher dans quelques mois.
Alors, est-ce cela, ladite libre circulation des œuvres d’art : une dispersion aux quatre vents de l’internationale monétaire ? puis une immobilisation en circuit interne ? une appropriation en coupe réglée, vous vouliez dire ? Une soustraction et une disparition de la mémoire du XXe siècle, plutôt, non ?
J’aurais plus volontiers imaginé que c’étaient ceux qui les regardent, ces œuvres d’art, que c’étaient ceux qui les lisent, ces manuscrits, qui devaient avoir la liberté de circuler, de se rendre dans un musée, ou une fondation, ou une bibliothèque, ou une maison comme il en existe dans le monde entier, du musée Trotsky à Mexico à la tour de Hölderlin à Tübingen en passant par l’atelier de Delacroix à Paris et qui, loin d’être des mouroirs de la pensée et de la poésie, sont, pour reprendre ce qu’a écrit Julien Gracq à propos de l’appartement d’André Breton, un « refuge contre tout le machinal du monde ».
Une réprobation unanime, profonde s’élève depuis le début du mois de janvier, en France, en Europe, aux États-Unis. Elle est le fait de lecteurs, d’écrivains, de poètes, d’universitaires, de bibliothécaires et d’intellectuels, d’associations professionnelles et de particuliers, plus largement, plus ouvertement, de tous ceux qui veulent continuer à circuler et à aimer librement les œuvres d’art, les livres, les manuscrits, les idées qui appartiennent à tous, qui sont notre héritage, nous qui sommes ce que nous sommes aujourd’hui, qui faisons ce que nous faisons aujourd’hui parce que avant nous, oui, il y a eu André Breton et le Surréalisme.
L’œuvre d’André Breton a été aimée par nous d’un amour fou. On l’a déclamée devant l’hôtel des Grands Hommes, sur le boulevard Magenta et sur les quais de la Seine, on a erré la nuit, on a aimé, on a voyagé, on a écrit d’amour fou.
On a tout fait d’amour fou.
On descend encore dans la rue d’amour fou.
Et cet amour fou serait à vendre ?
Non, on ne veut pas qu’on le vende.
Et on ne veut pas l’acheter puisqu’il est déjà à nous.
Alors on veut quoi ?
On veut que cet amour fou continue d’appartenir à tous, même à ceux qui ne savent pas qu’il les hante.
Un amour fou ne se remplace pas, ne s’efface pas, ne s’oublie pas. Un amour fou ne meurt jamais, un autre amour fou lui succède, c’est tout. Et nous sommes faits de tous ces amours fous, de leur coexistence, de leurs strates, on aura beau creuser en nous, on ne trouvera jamais que de l’amour fou.