Illusion : l’agonie seule les couvre, ceux qui ploient en avril dans le deuil du printemps ; ceux dont l’exode est infernal portent des manteaux lourds, plus glacés que la neige. Ce que leurs pas gravent on ne saurait le dire, on ose à peine le lire, traces sanglantes sur les sentiers où les vieillards chancellent, se traînent et meurent, où les hommes ne savent qui porter du père ou de l’enfant, eux qui trébuchent déjà sous le ciel désastreux aux nuages de neige, sous le ciel très pur des matins de gel que découpent les avions qui déchirent le silence et qui les précipitent qui dans un fossé, qui sous une roche en surplomb, ou qui les laissent stupéfiés, fauchés par la mitraille à chaque piqué de l’hélicoptère. Ils sont maigres de tout, ils boivent l’eau trouble des glaciers qui mord leurs mains crevassées d’engelures, qui tord leurs ventres de crampes.
On leur avait pourtant promis, on leur avait fourgué les vieilles histoires avec les mots du jour, périmètre de sécurité, zone sanctuaire, parallèle sacré. On avait traduit dans leur langue. On avait garanti la paix, on avait proposé des terres. Ils sont là pour l’avoir cru. Or personne pour tenir sa parole, ni pour ouvrir les eaux, ni pour creuser la montagne, et la colère de Pharaon les frappe, car les vieilles histoires ne se reproduisent pas : les vieux fous peuvent bien cogner sur la rocaille, rien à sourdre, et bientôt le bâton se casse, qui ne les soutiendra plus. La manne promise, elle ne saurait tomber dans le soir abrupt des parois couleurs d’ardoise. Les familles alors se dispersent sur les pentes à ramasser le bois rare qui permettra peut-être de survivre à la nuit. Ces feux indigents qui luisent n’attirent le regard de personne. Les bourreaux se reposent, et aucun dieu n’est assez attentif. Manquent l’aile des anges, les couvertures de la croix rouge. Les feux meurent bien avant l’aube. Eux se sont endormis à même le sol mi-gelé, mi-fangeux. Le matin les surprend embrassant des cadavres. Morts dans la nuit, des enfants sur qui la neige ne fond plus, enfants bleus, enfants gris, enfants figés des glaciers qui les ravalent. Une mère gémit sans excès, semble imiter le rite, feindre la douleur, mourant même au deuil. Doucement, on lui prend la dépouille, que l’homme -père, oncle, frère, celui qui reste, peu importe - couvre d’un linge et tâchera d’ensevelir dans la terre ramollie de midi, sous les pierres si la terre ne dégèle pas. Il dira vite les prières, la mère voudra rester, il faudra la forcer, pour repartir. Au nord la frontière, dont ils ne savent rien, et c’est parce qu’ils n’en savent rien qu’ils s’y dirigent, tant tout ce qu’ils connaissent les voue à la mort. Au nord la frontière que rien ne manifeste, sinon d’autres barrages sur d’autres pistes, d’autres forces sous d’autres uniformes, peut-être moins hostiles. Peut-être la paix, au moins un peu de calme. Au nord la frontière, et, qui sait, l’aile des anges. Se répètent les pas, les jours, les chutes, les bombardements, les nuits, les morts et la cérémonie du matin où les familles se comptent avant de reprendre la marche sous la chape du ciel, le rideau des averses, sur la crête des roches bitumeuses, jusqu’au prochain bivouac sur la pente meuble d’une vallée sanguine où l’on bande les pieds meurtris, les orteils nécrosés, violets, comme étrangers au reste du corps. De nouveau l’épuisement, l’abandon des vieux, les larmes plus rares, faim, froid, souffrance, détresse sans horizon que la frontière, distante, idéale.
Ils l’atteignent pourtant, qui n’est pas celle qu’ils croyaient : eux-mêmes la forment, entassés dans un no man’s land où leur élan les agglutine, chaque jour plus nombreux, plus denses. Ils sont la frontière misérable que des soldats contiennent, tirant sur la foule lorsqu’elle fait mine d’approcher, quand elle crie trop fort qu’elle ne veut pas mourir ainsi, entre deux feux, comme du gibier rabattu vers d’autres chasseurs. Ils buttent sur la limite que leur impuissance matérialise : elle est puisqu’ils ne peuvent passer. Certes, elle distille bien quelques convois de vivres, comme si, poreuse par l’autre bord, elle exsudait de quoi tenir, la part des anges à défaut de leur aile, la charité faute de justice. Mais les convois sont rares, et autour d’eux, immédiatement, la rage de la disette, c’est l’émeute à leur passage, grappes humaines agrippées, suppliantes, matraquées. On se dispute les paquets, on s’arrache les sacs qui se déchirent et la nourriture se perd de mains en mains, les pains s’émiettent sans se partager, générant la haine dans ces corps démusclés qui se tendent et s’affrontent pour un quignon, une poignée de farine qui s’envole et se fond dans les restes de neige. Où sont les anges, que font-ils ? Les prophètes sont morts, les guides muets. Les vieilles histoires, on n’en ricane même plus, on les remâche, amers : c’est ça l’asile, c’est ça la paix ? La terre promise, une bande étroite entre deux fronts électrifiés. Revient le souvenir des maisons rasées, des villes défaites, des gaz répandus. Revient le nom des absents, certains disent qu’ils les envient : ils ont moins souffert moins subi.
Depuis leurs jeeps azur, ils ne disent pas c’est nous les anges, mais on sent qu’ils le pensent. Très affairés ils organisent la misère, parlent bivouac, dispensaire, veulent parler au chef, il n’y a pas de chef ici, juste une frange de gens au bout du monde, à bout de tout. Ils promettent des élections démocratiques, des campagnes de vaccination, une enquête pour retrouver les criminels. Ils interrogent le peuple de l’exode, ils font des statistiques, il faudrait des responsables, pour évaluer les besoins, il faudrait des interprètes, mais le peuple de l’exode a oublié les langues internationales, et les responsables n’ont jamais été du voyage. Les compétents s’impatientent, mais peu leur répondent : on a trop souffert, on a été trop trompé, on veut des signes, on veut des preuves, des papiers avec des tampons. Les besoins ? Mais on manque de tout, et que peuvent-ils dans leurs jeeps bleues, ces médecins sans médicaments, ces soldats sans nation, ces chariteux en rupture de stock ? Rien. Ils viennent trop tard, il n’y a pas besoin de parler, il n’y a qu’à voir : on meurt ici, dans l’abandon, prétendre redonner l’espoir, c’est cruel et c’est tout.
Lors des briefings, les bonnes consciences se lamentent : ces gens sont résignés, fatalistes, un psychologue parle de dépression collective, de cristallisation victimaire, à croire qu’ils s’y complaisent dans leur malheur de merde, ces gens n’aident pas à être aidés, ces gens sont primitifs, ces gens font chier, ils sont trop détruits, on ne peut rien faire d’eux qui ne croient plus à rien. Les experts pourraient pourtant éviter une catastrophe sanitaire majeure, si les politiques voulaient bien consentir à débloquer des fonds. Il faudrait filmer les engelures d’un enfant, le regard perdu d’un vieux… mais ils ne veulent pas être filmés, ils lancent des pierres sur les journalistes, ils n’ont aucun respect du droit à l’information. Quand on leur demande ce qu’ils veulent, ils disent rendez nous ma mère qui est morte sur le chemin, rendez nous l’enfant qui n’a pu naître, le pied du frère qui n’est que gangrène remplacez le, et décillez les yeux du vieux que les glaciers ont tanné. Nous voulons des miracles disent-ils, nous voulons que l’oncle que les gardes ont abattu près des barbelés revienne faire rire les filles, nous voulons nos maisons et nos prés, nous voulons des troupeaux à mener par les plateaux, nous ne voulons plus de jeeps bleues pleines de militaires mais sans le moindre pain, nous ne voulons plus parler avec vous nous voulons manger, boire dormir sous un toit, avoir des vêtements secs, un dispensaire pour les malades, une école pour les enfants, nous voulons les excuses de dieu, nous voulons des armes pour nous venger des bâtards qui ont ravagé le pays, nous voulons des couteaux pour égorger leurs enfants, et ils pourriront avec les couilles dans la bouche. Les bienfaiteurs blêmes sont repartis sous des bordées d’injures. Ils ne reviennent pas le lendemain, ça n’étonne personne, on vaque à survivre, c’est presque une routine la faim qui ronge le ventre, il reste à chercher des racines, à les mâcher longtemps jusqu’à oublier le suc amer, jusqu’à ce qu’elles n’aient plus de goût du tout, pour en tirer la moindre fibre. C’est à midi qu’un vrombissement rebondit par les vallées, comme le soleil sur les cockpits de plexiglas. D’un coup une armada d’hélicoptères, de bombardiers encombre le ciel, convergeant vers les réfugiés qui s’éparpillent. Ils ressentent déjà la brûlure du napalm, le phosphore leur mordre la peau, les gaz, la cyanose, leur corps incendié. C’est la fin, ça ira vite au moins. Les B.52 défèquent des parachutes kaki qui sombrent lentement vers eux. Ils ferment les yeux au moment de l’impact, les rouvrent, rien, pas d’anéantissement dans l’ombre et la lumière, certains s’approchent des caisses, les ouvrent, découvrent les vivres, les brandissent. Le fret bientôt pleut dru, si dru que plusieurs périssent écrasés sous le poids de la charité. Indigestion céleste en quelque sorte, qui les sauve les tue. Ce n’était pas la solution idéale, conviennent les experts, mais les pertes sont minimes, évaluées à moins de six pour cent des adultes. Pour les enfants, on ne sait pas encore. Quoi qu’il en soit, c’était la seule solution, l’urgence a commandé, chacun comprendra : difficulté d’accès, extrême faiblesse de la population, il faut remercier les pilotes qui ont pris des risques insensés parmi ces montagnes hostiles, volant au ras des pentes pour voir où ils larguaient et ne pas lâcher, si possible, leurs cargaisons sur les tentes. Les réfugiés mangent, qu’on les laisse manger, ils remercieront demain, demain ils diront tout ce qu’on veut entendre, et on pourra les regarder sans que leur maigreur nous insulte, sans que leur odeur nous violente. Anges aux yeux invisibles, on reprendra les avions, on jouira de les voir agenouillés, convertis au Cargo-Culte, on jouira comme il faut : d’en haut.