L’écriture de la rencontre entre le nouveau et l’ancien, le propre et l’étranger est au cœur du territoire qu’explore inlassablement, selon des trajets divers et depuis longtemps Leung Ping-kwan.
Le recueil de poèmes qui vient d’être traduit en français par Annie Curien [1] regroupe des textes issus de quatre volumes chinois : Nourrivages (1997), Goût d’Asie (2004), Dongxi (2000) et Feuilles de lotus en suites (1985-2005). En même temps que recueil, cette publication fait office de catalogue de l’exposition « De ci de là des choses » présentée au monastère de Saorge près de Nice durant l’été 2006 [2]. On l’aura compris, la provenance des poèmes est variée et, cependant, leur caractéristique commune est d’interroger la rencontre.
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Dans la première partie ont été regroupés des poèmes issus de Foodscape (Nourrivages). Leung Ping-kwan y fait de la nourriture une métaphore, et inversement, les images du poème sont offertes à la dégustation. S’emparant ainsi de la populaire boisson hongkongaise faite d’un mélange de thé et de café, le poète se demande avec quelque optimisme si le métissage ou l’hybridité sont des dangers pour le goût ou bien une chance :
« les gargotes de rue
sur les fourneaux quotidiens accumulent le sens commun et la raison des choses
mêlent les huit trigrammes et les savoirs de tous les jours,
avec diligence et quelque anarchie... ineffables saveurs »
Le mélange est au cœur de plusieurs autres poèmes tels que « soupe très efficace », « potage d’orties » ou « goût d’Asie ». La soupe très efficace (à quoi ? cela n’est pas dit mais suggéré) est élaborée à partir de l’anaphore [3] « le plus pimenté » répétée en onze distiques associant des contraires plus ou moins directs. Tout compte fait, la présence de ces vingt-deux ingrédients les plus pimentés n’aboutit-elle pas à la fadeur dont l’esthétique chinoise fait son but [4] ? Tout coexiste, « l’ardent baiser qu’il donne » et « l’insensible froideur qu’elle affiche », « le propos que tu tiens » et « le silence qui est le sien » dans cette soupe existentielle que l’on retrouve aussi dans « Potage d’orties ». La soupe est un monde, ce que confirme le poème « bouillie blanche » :
« celui qui fait du feu dans la faible clarté
est le plus susceptible de réchauffer tes entrailles
il mêle le froid et le chaud le proche et le lointain du disparate
cycle de renaissances dans la vapeur bouillonnante
cuisson du monde jamais interrompue
[...]
dans un bol de bouillie blanche ordinaire ils savourent doucement tous les êtres vivants »
Pourtant la soupe n’est pas que vertu. Sans auteur, sans cuisinier en chef elle n’est qu’un brouet immonde. A l’occasion du tsunami de décembre 2004, Leung Ping-kwan évoque dans « goût d’Asie », avec un interlocuteur inconnu, une nature qui broie, malaxe et fait son potage des hommes et de leur terre :
« [...] tu veux me parler
de la fermentation dans l’obscurité, de la croissance dans le désordre
de l’expérience de la compassion et de la cruauté de la nature lors de multiples voyages
de la façon d’adoucir avec un peu de sucre l’amertume immense de la terre des hommes ? »
Si l’horizon de la métaphore alimentaire que Leung Ping-kwan développe dans ces poèmes est peut-être bien celui de la fadeur, et la quête de l’auteur celle du « jaune d’or des jours » dans le potage de la Grand-mère [5] (à comparer avec « l’or du temps » d’André Breton) - c’est au niveau du corps, sans idéalisme, que se joue :
« une existence fluide une existence tendue
suivie d’une existence morose inconnue »
si bien qu’en posant la question suivante à la Grand-mère :
« tu dis que dans un corps cyanosé un corps robuste a vraiment existé ? »
on devine que l’analogon des « légumes séchés » du titre est le corps. Le poète hongkongais nous en donne ainsi deux exemples avec « sushi pour deux » et « aubergines ». Dans le premier de ces poèmes, l’amour et le désir sont confrontés à la matérialité des corps qui implique un certain canibalisme amoureux dont Leung parle avec un sérieux non dénué d’humour :
« peux-tu supporter les œufs d’oursin brillants sur tout mon corps ?
je t’aime et dois prendre à la suite la seiche, le concombre et le filet de crabe »
Echec : « l’amour n’est plus au moment du dîner seule reste la consommation de la matière ». Dans « aubergines », les corps sont inscrits dans une histoire et la bouche est le lieu où les échanges culturels et amoureux se conjuguent aux recettes régionales :
« étrange qu’au même moment avec ces aliments nous pensions
à des liaisons culturelles, qu’avec les réactions de nos corps et les envies
de nos palais nous pensions aux liens entre l’espace et nous »
L’histoire des individus, nous dit Leung Ping-kwan dans ce poème, est ancré dans leur corps par ce qu’ils mangent, et les rencontres se font autour de la nourriture. Après tout, articulation et dégustation s’opèrent en un même lieu, les mots sont faits pour rencontrer les mets. Ce ne sont pas les Français qui seront difficiles à convaincre...
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Une bonne partie des poèmes de la deuxième partie éponyme, De ci de là des choses, file la même métaphore. Comme il nous l’a précisé dernièrement [6], le titre chinois en est Dongxi : « dong » signifiant « est » et « xi » ouest. La réunion des deux caractères signifie « choses ». Excellente occasion pour le poète d’interroger les rencontres culturelles entre l’Est et l’Ouest.
Le poème « goûter une salade Mao au China Club de Paris » est ainsi l’occasion de questionner le choix du nom de cette salade et, pour le couple de Chinois qui se promène au Jardin du Luxembourg, de se voir en « légumes errants arrachés de leur terre ancestrale [qui] peinent à planter leurs racines / dans la langue d’une terre étrangère ». « Tandis que nous haïssons et louons le monde / que mangeons-nous ? », demande le poète lors du « dîner chez Mary Stephen ». Le rapport géo-gastrique est tel, si l’on nous permet ce néologisme, qu’un « homme d’une autre terre seul devant une belle table » s’y repère comme face à une carte du monde et que le portrait de la « paludine fermentée », ce gastéropode des marais, doit tout bonnement être celui du poète qui songe à son exil passager :
« sortie
qui m’éloigne
de ma géographie et de mon histoire
agrémentée de couleurs exotiques
agrémentée de saveurs étrangères » [7]
Mais cette deuxième partie du recueil présente également les contacts entre cultures par d’autres biais que la nourriture : ainsi accompagnons-nous la girafe donnée par le vice-roi Muhammad Ali à Charles X en gage d’amitié ; nous suivons son étonnement et celui de ceux qui la contemplent : expérience décalée de l’altérité bien dans le goût de Leung Ping-kwan.
Un des plus beaux poèmes du recueil et l’un des plus anciens (1984) est l’« ode à Del Mar ». Le poète sceptique y réfléchit sur les rapports entre le réel et l’idéal dans la peinture, sur la façon dont la pensée et l’action peuvent s’unir, il songe à Brecht et, en fin de compte, la tradition chinoise de Li Bai (Li Po) à Su Dongpo s’impose à lui : il va « composer une ode » [8], puisque pour les classiques comme Su Dongpo « la poésie et la peinture relèvent d’une même discipline » [9]. Ainsi pourrions-nous dire de Leung Ping-kwan, à rebours de Li Bai, que l’indécision concernant le rapport de la peinture au réel est non pas tranchée mais reversée du côté de l’écriture, puisque Huang Tingjian dit : « Li Bai, ne parvenant pas à produire les vers que son inspiration appelait, dilua de l’encre et composa un poème muet. » [10]
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Avec la troisième et dernière partie du recueil, Feuilles de lotus en suite, Leung nous convie à réfléchir en sa compagnie à toutes sortes de rencontres, celle entre une conscience et le monde, celle entre les mots et les choses, celle qui se fait de soi à soi ou de soi à l’autre par l’expérience de l’espace géographique.
Dans le premier de ces poèmes, « feuilles en suites », sans qu’il soit question d’une nature à lire comme un livre ou de préoccupations écologiques, Leung évoque un « développement vers un espace plus réel », non pas celui de la nature, non pas celui de l’être humain, pas plus celui de l’un soumis à l’autre mais - et je le rapprocherais sur ce point du poète celte Kenneth White - par une mise en résonnance de l’un avec l’autre :
« je sais que nous ne pouvons quitter la langue
de ce monde, sans qu’il s’agisse de faire chorus »
Cela demande une certaine empathie avec les « feuilles en peine », mais aussi une capacité d’expression. Constatant que « lotus est un mot défraîchi » et que « nénuphar » ou « nymphéa » lui peuvent être substitués, l’auteur achoppe sur le mutisme de la plante et rejette la solution des « ornements » : « des noms jolis et brillants / ce n’est pas mon affaire, joli et brillant / ça veut dire quoi ? » [11] ; il ne reste qu’à se mettre au diapason : « pour finir je me résous au silence », et peut-être utiliser le pinceau pour peindre...
Les sous-entendus politiques ne sont pas absents quand bien même il est question de lyrisme. On se souvient des « cent fleurs » (écoles de pensée) appelées de ses vœux par Mao en 1957 pour que ses ennemis se dévoilent. Plus modestement, Leung recourt, dans « feuilles à la marge », à l’image des lotus pour dénoncer le centralisme :
« tu regrettes que les substances nutritives n’atteignent pas le bord de la feuille la plus lointaine
la contemplation évidemment se concentre sur les premières fleurs
tu es cœur parfait, le merlon de ton lobe irradie l’histoire officielle
que le pouvoir à multiples reprises a révisée »
C’est d’une attention au réel humain qu’il est question : « les fleurs et les feuilles aux marges ont leurs propres manières », le veines des feuilles sont comme des rues, lorsqu’on y prête attention « elles réfutent le plan arrêté dans ton cœur ». Il nous semble lire une allégorie au pouvoir dans le style classique des mandarins :
« [...] par delà l’expression hautaine
des premières feuilles : au fond de l’eau des racines liées, des feuilles nouvelles dont le cœur roulé tarde à s’épanouir
dans le cœur qui suit le vent le lyrisme voilé requiert une autre écoute »
Mais c’est aussi à une autre vision de l’individu que peut appeler le poète, comme dans « feuilles en rides d’eau » où il décrit les jeux labiles de l’amour à deux entre les feuilles et l’eau, ou seule face à soi comme des « feuilles en attachement ». Souvent la parole humaine est affectée de l’impermanence des eaux : même si « nous avons toujours apprécié les choses stables » [12], le poète constate que « le vent qui passe engendre des mots en rides d’eau » [13] et, par une homologie entre le monde naturel et le monde humain qui remonte, pour l’écriture, au moins à l’invention de ce que nous appelons ‘idéogrammes’ et les Chinois wen, les mots, entre émetteur et récepteur, miment le jeu des forces cosmiques auxquelles il est impossible de se soustraire : ce jeu que les estampes figurent en montagnes (shan) et eau (shui), le poète les donne à entendre :
« impossible de revenir à une page blanche, dès lors qu’on écrit des mots
et qu’on les envoie, on les presse en strates, on les déchire en
monts [...]
lorsqu’on les reçoit les mots ne sont plus les mêmes, ils flottent librement
sur une étendue d’eau, se mouillent dans l’agitation et le débordement des ondes lumineuses
texte dans une bouteille que tu recueilles » [14]
Nous croyons-nous face à un orthodoxe émule des poètes classiques que voici Leung Ping-kwan qui déjoue toute nostalgie et rappelle combien tous les sujets conviennent à la poésie : les « feuilles de passage » que sont les passeports des immigrés dont il se demande :
« traverser des terres prises dans des glaces à la recherche d’un havre de chaleur, et craindre constamment de susciter
des rejets sur l’un et l’autre sols : où donc une feuille peut-elle transporter autant de malheurs ? »
Entre ici et ailleurs, les exils ne sont pas définitifs ni fatals, semble dire Leung, si l’on peut garder une attache avec « la langue et la terre familières », sinon « quand on arrache ses racines on est une oie sauvage de neige ouvrant ses ailes vers le sud » [15].
Entre l’est et l’ouest, des choses donc si diverses que le trajet de la soie de Changan à Rome et les navettes que l’on connaît servent de métaphore pour élargir « les frontières de l’imagination », « tissant de subtils visages inconnus » puisque « le temps infini produit en permanence des fils de soie illusoires » [16].
Ce qu’aime Leung Ping-kwan est la rencontre « par-delà l’océan [de] regards réciproques » [17], les ponts ou les parallélismes entre civilisations : « du bassin du Fleuve jaune regard vers le bassin de l’Euphrate », surmonter les aléas des rencontres (les guerres) et les avanies des voyages. C’est pour finir un message d’espoir qu’il confie à l’onde en nos temps de destruction :
« mes graines flottent au fil de l’eau jusqu’au bout du monde
dans un coin sombre elles germent
font s’ouvrir d’étranges fleurs
le ciel est pâle l’eau coule à flots
le départ est ancien l’ailleurs pas encore trouvé
de part et d’autre d’une multitude de nénuphars, la route passe-t-elle ? » [18]
Nous accueillons ces mots avec l’amour du lointain et toute leur puissance germinative nous lui donnons asile et protection.